Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Slaves dissidentes (Eglises)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 678-704).

SLAVES DISSIDENTES (ÉGLISES). — Le court aperçu qui va suivre sur les Eglises slaves dissidentes se présente comme un complément de l’article Eglisk Ghrcqui, t. II, col. 344-396. Bien que comprises sous la dénomination générale d’Eglise grecque séparée (ou d’Eglise gréco-russe, ou. d’Eglise orientale orthodoxe), ces Eglises méritent, dans ce Dictionnaire, une mention spéciale : i° parce que chacune d’elles constitue un groupe indépendant au point de vue de la juridiction, et séparé, sur certains points de doctrine, de l’Eglise grecque prise au sens restreint du mot ; 2° parce que l’une d’entre elles, l’Eglise russe, avant la guerre de io14t l’emportait à elle seule de beaucoup sur l’ensemble des autocéphalies de langue grecque, tant parle nombre de ses tidèles que par l’influence qu’elle exerçait ; et que, de toutes les Eglises séparées d’Orient ou d’Occident, elle apparaissait comme la principale rivule de l’Eglise catholique ; 3° parce que, depuis la récente guerre et les bouleversements géographiques et politiques qui l’ont suivie, l’extension, laconstitution et la situation intérieure de ces Eglises ont subi des changements importants, voire même radicaux, comme c’est le cas pour l’Eglise russe. Aj moment où s’imprimait l’article Egi.isb (RECO.UB, on comptait sept autocéphalies slaves dissidentes : l’Eglise russe, l’Eglise serbe de Serbie, l’Eglise de Monténégro, les diocèses serbes de

Bosnie-Herzégovine, le patriarcat serbe de Carlovitz, les diocèses serbes de Dalmatie, l’Eglise bulgare. La création du royaume de Yougoslavie a eu pour effet de réduire à l’unité les cinq groupes autonomes de race serbe sous la juridiction d’un patriarche, qui porte le titre d’Ipek. L’Eglise russe souffre actuellement de divisions intestines, qui la morcellent en cinq ou six tronçons rivaux. L’Exarchat bulgare a vu ses frontières restreintes en fait, sinon en droit, aux limites du royaume bulgare. De nouvelles petites autocéphalies 6laves, ou plus ou moins mélangées d’autres éléments ethniques, sont nées au sein des nouveaux Etats créés par les récents traités. Les deux groupes les plus importants sont l’Eglise orthodoxe de Pologne et l’Egli-e orthodoxe de Tchécoslovaquie. De ces autocéphalies minuscules et sans passé, il ne sera pas question dans les lignes qui vont suivre. Nous ne parlerons que de l’Eglise bulgare, de l’Eglise serbe et de l’Eglise russe, en nous attachant uniquement à ce qui peut présenter quelque intérêt pour l’apologiste catholique.

I

L’ÉGLISE BULGARE

1. Court aperçu de V histoire de l’Eglise bulgare.

— II. Le schisme bulgare et l’Oi thodoxie orientale.

— III..Situa ton actuelle de l’Eglise bulgare.

I. Court aperçu de l’histoire de l’Eglise bulgare. — Le territoire aujourd’hui occupé par le royaume bulgare faisait partie, au iv c siècle, de la préfecture d’iltyrie orientale, qui ressoriissait, au point de vue civil, à l’empire d’Occident, et, au point de vue ecclésiastique, au patriarcat romain. Les papes réussirent à maintenir leur juridiction directe sur le pays, même après que Gratien eut cédé l’illyricumà son collègue Théodose, en 389 ; mais ce ne fut pas sans luttes ; car l’évéque de Constantinople, devenu, par une série d’usurpations, le prélat le plus puissant de l’Orient, de simple suffiagant de la métropole d’Héraclée qu’il était d’abord, essaya plus d’une fois de faire cadrer les limites ecclésiastiques avec les frontières politiques. Ce ne fut qu’en 7’ài que Léon l’Isaurien, pour punir le pape saint Grégoire II de sa résistance au décret contre les images, enleva au siège romain les diocèses de l’ancien Illyricum et les rattacha au patriarcat byzantin. Mais Rome ne cessa de protester contre cette violence. Ses revendications furent particulièrement fermes dans la seconde moitié du ix* siècle, époque où les Bulgares, peuplade d’origine turque ou linnoise, réussirent à se tailler un royaume indépendant dans cette région, qu’occupaient depuis longtemps des tribus slaves mêlées aux primitifs Thracolllyriens. Se voyant entouré de tous côtés d’Etats chrétiens, le roi des Bulgares Boris prit le parti d’embrasser et de faire embrasser à son peuple la religion de ses voisins. A la suite d’une campagne victorieuse contre l’empereur byzantin Michel III l’Ivrogne, il se lit baptiser. Michel lui-même fut son parrain, et lui donna son nom. On était à la Un de 864 ou dans les premiers mois de 865, c’est-à-dire en plein schisme photien. Les Bulgares imitèrent, de gré ou de force, l’exemple de leur souverain, et reçurent, eux aussi, le b.iplême. L’Eglise bulgare était née, mais née dans le schisme. Heureusement moins de deux ans après, Boris, mécontent de Photius, qui ne lui avait envoyé que des missionnaires au lieu d’une hiérarchie régulière, se tournait vers le pape saint Nicolas I" r pour lui demander un archevêque et des évoques. Le pape ne satistit i.'ttô

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qu'à demi les désirs du prince : au lieu d'établir du premier coup une hiérarchie détinitive, il se contenta d’envoyer d’abord en Bulgarie, à litre provisoire, les deux évoques Formose de Porto et Paul de Populonia, puis deux autres évêques avec des prêtres. Formose put librement organiser la nouvelle Eglise. Les prêtres de l’intrus Photius furent chassés, et l’on recontirma ceux qu’ils avaient contirmés avec le chrême béni par le schismatique : ce qui ne contribua pas peu à l’exaspérer. Partout le rit latin fut substitué au rit grec. Rome reprenait ainsi possession de l’Illyricum. Mais ce ne fut pas pour longtemps.

Boris s'était pris d’affection pourl'évêque de Porto, et il voulut l’avoir pour archevêque. Nicolas I er se vit obligé de le lui refuser, parce que Formose était déjà pourvu d’un siège, et que le transfert d’un évêque d’un siège à un autre était prohibé par un canon du concile de Sardique. Il était, en effet, fort délicat pour le pape de passer par-dessus cette législation, attendu qu’il en avait appelé aux canons de Sardique pour blâmer l'élévation précipitée du laïc Photius au suprême degré du sacerdoce. Boris réclama ensuite le diacre Marin ; on le lui refusa également. Très mécontent, le prince profita de la réunion du huitième concile œcuménique quatrième de Constantinople (869-870), pour faire régler définitivement la situation de l’Eglise bulgare. La question fut examinée dans une réunion extra-conciliaire, à laquelle assistèrent l’empereur Basile I er, les légats du pape, le patriarche Ignace, les légats des trois patriarches orientaux et les députés bulgares. Malgré les protestations des légats du pape, les Byzantins décidèrent que l’Eglise bulgare devait relever du patriarcat de Constantinople, parce que la Bulgarie avait autrefois appartenu au basileus grec. Les Bulgares se laissèrent convaincre. Boris expulsa les missionnaires latins et les remplaça par l’archevêque Joseph et les dix évêques que lui envoya le patriarche Ignace (870). Le pape Jean VIII (872-882) employa toute son énergie et toute sa diplomatie à faire revenir les Byzantins et les Bulgares sur cette décision. S’il parut un moment (880) obtenir gain de cause auprès des Byzantins, il perdit sa peine auprès de Boris, qui ne voulut rien entendre.

Du reste, le clergé grec lui-même fut bientôt congédié. En 886, se réfugiaient en Bulgarie les nombreux disciples de saint Méthode, chassés de Moravie. Les principaux étaient Gorazd, Nahum, Clément, Sabbas et Angelar. Boris les reçut à bras ouverts ; et comme la population de son royaume était en majorité slave, il prolita de cette occasion pour introduire la langue et la liturgie slavonne constituées par saint Méthode. Gorazd et après lui Clément reçurent le titre d’archevêque de Bulgarie. Sous le successeur de Boris, Syméon (893-927), la nouvelle Eglise prospéra. Les relations avec Rome et Byzance s’améliorèrent et se régularisèrent peu à peu. Déjà avant 92.' ! , le pape avait octroyé à Syméon le titre de tsar, équivalent d’empereur et de basileus, et à l’archevêque de Bulgarie celui de patriarche, comme l’aflirme le roi bulgare Caloian dans sa lettre au pape Innocent III, datée de 1202. J. Assemani, Calen luria Ecclesiæ universae, Rome, 1755, l. III, p. iô|-i r >7 ; t. V, p. 171-174 ; Theinm, Monumenta hislorme Slavorum meridionalium, 1. 1, p. 15, 20. Ce fut aussi une légation romaine qui apporta la couronne impériale au successeur de Syméon, Pierre (927-969). En 9^0, la cour de Byzance reconnut à son tour le titre de tsnr au souverain bulgare, et celui de patriarche à l’archevêque Damien. A partir de cette date jusqu'à la destruction de l’em Tome IV.

pire bulgare par l’empereur byzantin Basilell (ioii|), les relations de la Bulgarie avec le Saint-Siège paraissent avoir été à peu près nulles, sans qu’on puisse parler, du reste, de schisme proprement dit. Il ne faut pas oublier que la papauté traversait alors la période la plus triste de son histoire.

Avec son indépendance politique, la Bulgarie perdit son autonomie religieuse. Le premier patriarcat bulgare, qui avait changé sept fois de siège par suite des vicissitudes politiques, avait été fixé en dernier lieu à Ochrida. Ce fut là que Basile II établit le centre du nouvel archevêché gréco-bulgare autonome, incorporé à l’Eglise byzantine. Il dura sous ce titre de 1020 à 13g3, et subit bien des transformations. L’une des plus importantes eut lieu à la suite de la reconstitution du royaume bulgare (i 1 861393) et de la création du second patriarcat bulgare, dont le siège fut Tirnovo (1204-13g3). Comme ceux du x » siècle et pour des motifs identiques, les prince » bulgares du xm « siècle se tournèrent vers Rome en vue d’en obtenir pour eux la couronne impériale et pour leur Eglise l’autonomie religieuse. Après des négociations assez laborieuses, le pape Innocent III accorda l’une et l’autre, en 120^. Caloïan fut reconnu roi de Valachie et de Bulgarie, et Basile de Tirnovo reçut une juridiction tout à fait patriarcale. Le tout lui payé par l’union officielle à l’Eglise romaine, union bien fragile, qui était déjà rompue en 1232 et que renoua pour quatre ou cinq ans le patriarche Joachim, en adhérant au second concile de Lyon en compagnie du patriarche de Constantinople Jean Beccos (1277). En 13g3, les Turcs s’emparaient du petit royaume bulgare qui subsistait encore, et le patriarcat de Tirnovo disparaissait en même temps. L’Eglise bulgare retombait sous la juridiction religieuse des Grecs. L’archevêché autonome d’Ochrida, qui existait toujours, reçut le titre de patriarcat à partir de 1393, et dura jusqu’en janvier 1767, époque où il fut incorporé au patriarcat de Constantinople. Bien avant cette date, la population bulgare avait eu à se plaindre des excès nationalistes et de la tyrannie des Phanariotes. A partir de 1767, leur joug s’appesantit, et devint bientôt intolérable. On voulut helléniser à toute force un peuple qui, malgré l’asservissement, n’oubliait pas le passé et gardait le sentiment de sa nationalité. Dans la liturgie et l’enseignement, le grec ancien fut partout substitué au slave. Les évêques envoyés de Constantinople déployaient un zèle barbare à détruire tout monument de l’ancienne littérature bulgare. Seul le bas clergé, choisi dans la population, restait Adèle à l’alphabet slavon.

Les Grecs poussèrent si loin leurs mesquines vexations, qu’au début du xixe siècle quelques patriotes bulgares commencèrent contre eux une offensive sur le terrain littéraire. Par le livre et l'école, ils réussirent en quelques années à réveiller partout la conscience nationale. Leur succès fut si rapide et si éclatant que, dès 1860, les Bulgares se crurent en force pour engager la lutte contre le patriarcat œcuménique et réclamer de lui des réformes radicales dans l’administration des diocèses où la population bulgare se trouvait en majorité. Cette lutte fut longue et tenace, traversée d’incidents variés ; car il s’agissait, pour chacun des partis en présence, de gagner à sa cause le gouvernement du Sultan, dont les Bulgares, comme les Grecs, étaient les sujets, et de qui tout dépendait en dernier ressort. Enfin les Bulgares l’emportèrent.

Un Grman impérial, daté du 27 février — Il mars 1870, créait un exarchat bulgare indépendant du patriarcat œcuménique, tout enstipulant que le nom du patriarche serait mentionné à la messe. Le pa 43 1347

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triarcat œcuménique refusa énergiquement de sanctionner cette constitution. Deux ans se passèrent, pendant lesquels on essaya vainement d’arriver à une entente, qui aurait évité le schisme. En septembre 187a, le schisme fut consommé par la décision du concile de Constantinople, que le patriarche Anthime VI voulut rendre œcuménique en y conviant les représentants des diverses autocéphalies orthodoxes. Mais son appel ne fut pas entendu. Seuls y prirent part, en dehors des prélats du patriarcat constantinopolitain, les patriarches d’Alexandrie et d’Antioche > et l’archevêque de Chypre. Après le concile, l’Eglise du royaume de Grèce fut la seule à adhérer à la condamnation des Bulgares.

Au début de la lutte contre le patriarcat œcuménique, un groupe important de Bulgares avaient songé à renouveler le geste de Boris et celui de Caloïan en s’unissant à l’Eglise catholique. Combattu dès l’origine par la Russie, ce mouvement vers Rome n’eut qu’un succès médiocre, et n’aboutit qu'à la création d’une petite communauté de Bulgares unis, comptant quelques milliers de ûdèles.

II. Le schisme bulgare et l’Orthodoxie orientale- — Commencé dès 1860 et officiellement déclaré en 187a, le schisme entre l’Eglise bulgare et les autocéphalies de langue grecque dure encore. Il crée une situation curieuse au sein de l’Orthodoxie orieniale, et met bien en relief le manque d’unité et d’entente entre les divers groupes religieux dont l’ensemble disparate est baptisé du nom d’Eglise gréco-russe ou d’Eglise orthodoxe d’Orient. Les Eglises slaves, en effet, l’Eglise roumaine et les Arabophones de Syrie ont considéré comme non avenue la solennelle condamnation portée contre l’Eglise bulgare par le concile constantinopolitain de 1872, et sont restés en communion avec elle. Jusqu'à ces dernières années, c'était l’Egbsse russe qui fournissait le saint-chrême au Saint-Synode de Sophia. En 1923, c’est l’Eglise roumaine qui a fait cette charité à sa sœur des Balkans. L’unité de communion ecclésiastique n’existe donc pas entre les diverses autocéphalies qui se disent attachées à l’Orth'>xie orientale. Chacune d entre elles constitue au fond une société religieuse indépendante et séparée, qui entretient des rapports d’amitié, ou rompt les relationsavec qui bon lui semble, sans se soucier de se conformer à l’adage : « Les amis de nos amis sont nos amis. >

Il n’est pas sans intérêt d’examiner la raison que fit valoir le concile grec de 1872 pour excommunier les Bulgares et les déclarer schismatiques. Cette raison se trouve clairement formulée dans la sentence de condamnation, qui est ainsi conçue : « Nous réprouvons, nous blâmons et nous condamnons le phylétisme (tiv fujinn^v), c’est-à-dire les distinction a phylét iques, les querelles, les rivalités et les divisions ethniques dans l’Eglise de Jésus-Christ comme opposées à l’enseignement évangilique et aux saints canons de nos bienheureux Pères, qui sont l’appui < !e la sainte Eglise, maintiennent dans l’ordre toute la communauté chrétienne et la dirigent dans la voie de la vraie piété. Conformément aux saints canons, nous déclarons étrangers à l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique, et réellement schismatiques tous ceux qui sont partisans de ce phylétisme, et qui osent fonder sur ce principe des conciliabules pbylétiques jusqu’ici inconnus. En conséquence, nous déclarons schismatiques et

1. Le patriarche d’Antioche fut publiquement désavoué par se » métropolites et ses évêijues réunis en synode h iieyroulh.

étrangers à l’Eglise orthodoxe du Christ tous ceux qui se sont séparés eux-mêmes de l’Eglise orthodoxe qui ont dressé un autel particulier et qui ont formé un conciliabule phylétique. » Mansi-Pbtit. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. XLV, col. 533. Les Bulgares furent donc retranchés de l’Eglise orthodoxe pour cause de phylétisme. Mais qu’est-ce que le phylétisme ? Il n’est pas rare de voir des auteurs le confondre avec le nationalisme et employer les deux termes l’un pour l’autre. La méprise est d’autant plus facile que les Eglises autocéphales d’Orient sont connues comme étant des Eglises nationales. L'étymologic, dans le cas, est de peu de secours. Phylétisme vient du mot grec pu/17, qui signilie : tribu, groupe de familles d’une même race. Le nationalisme est encore plus difficile à définir, témoin une enquête récente, qui a fait sensation. Voir la revue f.es Lettres, année 1923 ; cf. Documentation catholique n os a31-23a. Mais si l’on se place sur le terrain canonique, il y a une différence bien marquée entre le nationalisme et le phylétisme, la même différence qui existe entra la nation, au sens propre du mot, et la race. Phylétisme se traduit bien par le néologisme racisme, qui commence à faire fortune. Le droit canon orthodoxe, de nos jours du moins, s’accommode très bien du nationalisme, c’est-à-dire du principe qui multiplie les Eglises indépendantes ou autocéphalies suivant le nombre des nations pleinement autonomes ou, si l’on veut, des nationalités, au sens juridique du mot. C’est d’après ce principe, contenu en germe dans le fameux a8e canon du concile de Chalcédoine, que naissent de temps en temps de nouvelles Eglises autocéphales, et que d’autres disparaissent. A l’autocéphalisme nationaliste, qui a conquis droit de cité dans l’Orthodoxie orientale, en dépit des longues résistancesdu patriarcat œcuménique, s’oppose l’autocéphalisme phylétique ou raciste, condamné dans les Bulgares, en 1872. Le phylétisme, en effet, assigne comme base à la juridiction ecclésiastique et aux primaties particulières, non la nationalité autonome, mais la race ; non le territoire et les frontières d’un Etat indépendant, mais l’origine ethnique et la langue des fidèles. Pour qu’il concordât en fait avec l’autocéphalisme nationaliste.il faudrait que chaque race fût rassemblée sur un territoire donné en une seule nation jouissant de la pleine indépendance. Ce n'étaii pas le cas pour la race bulgare, en 1872. Elle n'était point constituée alors en nationalité autonome, et ses membres se trouvaient mêlés un peu partout, dans les diocèses de la Turquie d’Europe, à des fidèles de race différente. Le « Bulgares, en vertu de la constitution exarchale délivrée par le Sultan, allèrent jusqu'à établir une communauté phylétique à Constantinople même, tout près du Phanar. Il faut reconnaître que l’application du principe phylétique est un élément de confusion et de morcellement indéfini dans l’organisation de la hiérarchie ecclésiastique. Supposez une grande ville cosmopolite où résident en nombre à peu près égal les représentants d’une dizaine de races différentes : c’est autant d'évêques qu’il faudra donner à ce siège, et chacun d’eux aura un clergé spécial sous sa juridiction. Il y avait donc dans le cas des Bulgares quelque chose d’anormal et d’anticanonique, et la condamnation portée contre eux par le concile conslantinopolitain était justifiée. Ce qui les excusait, c'était l’esprit de domination phylétique manifesté depuis si longtemps à leur égard par le clergé phanariote, et qui avait fini par les exaspérer.

La situation de l’Eglise bulgare par rapport au Phanar a bien changé depuis 187a, et elle pourra se 134’)

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débarrasser, lorsque le gouvernement de Sophia le

voudra, de la lèpre du phylétisme, dont le concile constantinopolitain de 187a l’a solennellement déclarée entachée. Les Bulgares, en effet, sont devenus depuis lors une nation pleinement indépendante. Depuis décembre 1913, leur exarque a quitté Constantinople, où il résidait, et s’est fixé à Sopbia. Ils sont donc en droit de réclamer, au même titre que les Hellènes, les Serbes et les Roumains, le brevet d’autocéphalie pourleurEglise.il leur suffit de renoncer à la création phylétique de l’exarchat, c’est-à-dire à toute juridiction ecclésiastique hors de leurs frontières. Le sacrilice leur est rendu tous les jours plus facile par l’expulsion des derniers chrétiens du territoire de la Jeune Turquie. Leur réconciliation avec la Grande Eglise serait, sans doute, depuis longtemps, un fait accompli, si une politique qui n’a rien d’ecclésiastique ne demeurait à l’arrière-plan de la querelle.

111. Situation actuelle de l’Eglise bulgare-Gomme dans les autres autocéphalies orientales, la forme de gouvernement de l’Eglise bulgare est la forme synodale. Le Saint-Synode, qui réside à Sophia, est la-uprême autorité spirituelle. Il se compose de 1 exarque, qui est le président, et de quatre métropolites élus par leurs collègues pour quatre an ». Son autorité s’étend sur tout ce qui regarde le dogme, la morale, la discipline, la liturgie, l’instruction religieuse. Il sert aussi de cour d’appel pour le* procès ecclésiastiques. C’est lui qui élit les évêques. Chaque éparchie ou diocèse est gouvernée par un métropolite, assisté d’un protosyncelle ou vicaire général et de quatre prêtres du diocèse, qui forment son Conseil. Telles sont les principales dispositions du règlement organique de l’Exarchat, qui fut sanctionné par ukase princier, le 1 3 janvier 1895, et qui est resté en vigueur jusqu’à nos jours. L’organisation primitive de l’Exarchat avait été déterminée par le tirman du 1 1 mars 1870. Elle ne fut jamais réalisée dans son intégrité, et elle a perdu sa raison d’être, depuis qu’il n’y a plus de diocèse bulgare en terre ottomane. Bn voir la traduction dans les Echos d’Orient, t. XIII (1910), p. 356-358. Notons que, par une anomalie assez curieuse dans un Exarchat, on n’a pas encore donné de successeur à l’exarque Joseph, mort le 20 juin 1910. Il est vrai que le rôle de l’exarque au Synode de Sophia n’est que celui d’un prunus inler pares, et qu’on peut, à la rigueur, s’en passer.

Le nombre des fidèles obéissant au Saint-Synode bulgare peut être de nos jouis de quatre millions, car il a dû augmenter par le fait des immigrants de race bulgare chassés des pays voisins. On compte treize diocèses et 2.000 paroisses environ. D’après une statistique de 1907, le bas clergé comprenait 1.099 prêtres, dont 1.433 avaient été instituteurs primaires avant l’ordination, 17a fonctionnaires, 83 commerçants, 301 laboureurs. Tserkoven-Vestnik du an Octobre 1907, p. 509. Un cinquième à peine avaient passé parle grand séminaire de Sophia. Cela n’a pas beaucoup changé depuis. C’est dire l’infériorité de ce clergé au point de vue de la formation ecclésiastique et de la science théologique. Il est marié, comme dans les autres Eglises* orthodoxes », manifeste un esprit frondeur à l’égard des évêques, et réclame avec insistance, depuis quelques années, qu’on lui permette les secondes noces.

L’abandon des pratiques religieuses et l’athéisme pratique ont fait, en ces derniers temps, beaucoup de progrès dans le peuple. Déjà en 1885, l’exarque Joseph déclarait.dans un discours solennel prononcé à Constantinople, que la masse du peuple était

froide et indifférente, et que seule la craintedes Russes empêchait la classe cultivée d’abolir l’Eglise en Bulgarie. Cf. Vladimib Solovikv, La Russie et l’Eglise universelle, ae éd., 1906, p. 69. En 1910, le chroniqueur des Tserkovnyia Viédomosti, organe du Saint-Synode russe, constatait qu’on avait pris l’habitude, en Bulgarie, de communier sans se confesser. Tserkovnyia Viédomosti, 1910, n° 30, p. 1270. Les instituteurs primaires, comme les maîtres de l’enseignement secondaire, qui est gratuit en Bulgarie, n’ont pas peu contribué, par leur indifférence en matière de religion ou leur hostilité déclarée, à cette décadence de la religion chez un peuple à tendances utilitaires et peu idéaliste par lempéramment. Notons cependant que, depuis le concile national de Sophia (192 1-1922), réuni par le dictateur Stambouliski pour réformer l’Eglise, l’Episcopai bulgare fait de louables efforts pour enrayer la vague d’irréligion. Cf. K. TnHRRNoniZRTS, Prodromes de renaissance dans l’Eglise bulgare, Echos d’Orient, t. XXlIl(ig24). P- 461469 ; t. XXIV (iga5), p. 22I-230.

Comme les autres Eglises séparées d’Orient, l’Eglise bulgare a toujours présenté un caractère strictement national sans visées universalistes, et n’a pas échappé à l’emprise du césaro-papisme. On a pu le constater pour le passé par le peu que nous avons dit de son histoire. Ce sont les souverains bulgares qui ont toujours réglé ses rapports soit avec le Saint-Siège, soit avec le patriarcat byzantin, et c’est un sultan infidèle qui lui a donné, au xixe siècle, sa charte d’émancipation et son premier règlement organique. Sans doute, les intrusions du pouvoir civil dans les affaires religieuses sont moins apparentes et moins criantes dans les Statuts de l’exarchat, tels qu’ils furent promulgués en 18g5, que dans la constitution dételle autre autocéphalie ; mais à y regarder de près, on s’aperçoit que la suprême juridiction et décision appartient au pouvoir civil, et que rien d’important ne peut se faire sans son autorisation ou approbation. C’est ainsi que le règlement organique lui-même, qui est une loi de l’Etat, ne peut être modifié en quoi que ce soit sans l’autorisation du ministre des cultes (art. 180). L’approbation du gouvernement est requise pour ratifier l’élection de l’exarque, des évêques, des vicaires généraux, des membres du Conseil diocésain. L’exarque ne peut être destitué sans l’intervention du ministre des cultes. Pour voyager à l’étranger, les évêques ont besoin de la permission de ce dernier. Sous le régime de Stambouliski, l’Episcopat a passé de durs moments. Malgré les protestations du Saint-Synode, ledictateur fit voter la loidu 6 Octobre 1920, qui ordonnait la convocation d’un concile ecclésiastique national. Le concile se réunit en février 1921. Sur les 270 « Pères » qui le composaient, la majorité était constituée par des laïques : fonctionnaires, profe-seurs, juges, écrivains, membres des Conseils paroissiaux. La plus grande partie des autres étaient des archiprètres, des archimandrites ou de simples prêtres. Les évêques, les vrais Pères, au nombre d’une quinzaine, se trouvaient noyés dans cette masse démocratique, et ils eurent beaucoup de peine à défendre leurs prérogatives sacerdotales et canoniques. Ajoutons que l’Assemblée délibéra dans la Chambre même des députés, sous la haute surveillance de trois délégués du ministère des Cultes, et que Stambouliski en personne ouvrit les sessions par un discoursprogramme inouï dans les fastes conciliaires. Voir la traduction de ce discours dans les Echos d’Orient, t. XX (1921), p. 191 sq., ou la Documentation catholique, n° io4 (16 avril 1921).

Les causes de divorce admises par l’Eglise bulgare ont été sanctionnées par la loi du ai mars 1897. 1351

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Elles sont à peu près les mêmes que celles qui ont passé dans la pratique du patriarcat oecuménique de Gonstantinople. C’est dire qu’elles s’élèvent à une quinzaine environ, en dehors du cas d’adultère proprement dit Signalons les principales : Une absence de quatre ans de la part du mari, qui ne donne pas de ses nouvelles, ou qui ne pourvoit pas à la subsistance de son épouse ; la dilapidation delà fortune familiale par l’un des conjoints s’adonnant au vice de l’ivrognerie ; les voies de fait ou menaces de mort entre conjoints ; la sodomie du mari ; une maladie incurable survenant après le mariage, comme la folie, l’épilepsie, l’yliotisme et la syphilis ; la condamnation publique et déshonorante de l’un des conjoints pour vol, débauche ou meurtre ; le refus obstiné de l’épouse, qui s’est séparée sans raison plausible de son mari, de reprendre la vie commune, après trois ans écoulés. Cf. Revue catholique des Eglises, !.. V (1908), p. 177-179.

Bibliographie. I. Sur l’histoire de l’Eglise bulgare.

— (joloubinskh, Précis d’histoire des Eglises orthodoxes bulgare, serbe et roumaine (en russe), Moscou, 187 i : C. Jirkcbk, Geschichte der Bulgaren, Prague, 1876 ; A. Lapôtre, Le pape Jean Vlll, Paris, 1895, p. 100 sq. ; A. Thbiner, Monumenta historiæ Slavorum meridionalium, 1. 1 ; J. Markovitch, Gli slavi ed i Papi, t. II, p. 502 608, Zagreb, 1897 ; H. Gblzbr, Der Patriarchat von Akrida, Leipzig, 1902 ; L. L^mouchb, La Bulgarie dans le passé et dans le présent, Paris, 1892 : V. Lah, De unione Bulgarorurn cuin Ecclesia romana ab anno 120b123b, dans Archiv fur Katholisches Kirchenrecht, t. XC1V (1880), p. i 9 3-256 ; P. Fr. Eus. Fermendgiu, Acta Bulgariæ ecclesiastica ab an. 1565 ad an. 1799, Zagreb, 1887 (t. XVIII de YAcademia scientiarum et artiurn Slavorum meridionalium) ; S. Vailhé, article Bulgarie, dans le Dictionnaire de théologie catholique Vacant-Mangenot, t. ii, 1 174-ia36, où l’on trouvera un aperçu complet et suffisamment développé de l’histoire de l’Eglise bulgare, avec une abondante bibliographie.

II. Sur le conflit grkco-bulgarb (1860-1872) bt la constitution de l’Exarchat. — Les pièces relatives à ce différend ont été réunies par L. Petit, dans le tome XLV de la Collectio Conciliorum de Mansi, col. I-5Ô2 ; Traduction française des Statuts de l’Exarchat, dans les Echos d’Orient, t. XIII, p. 351-355 ; t. XIV, p. 20-24, 170-176, 212216 ; Tkplov, La question gréco-bulgare (d’après les documents inédits, en russe), Saint-Pétersbourg, 1889 ; T. Bourmof, Le conflit ecclésiastique grécobulgare (en bulgare), Sophia, 1902 ; A. d’Avril, La. Bulgarie chrétienne, dans la Revue de l’Orient chrétien, t. 11(1897), p. 271-301 ; M. Jugib, Nationalisme et phylétisme dans l’Eglise gréco-russe, dans les Echos d’Orient, t. XXIV (1925), p. 326 33g ; ARISTARCHI BEY, To ^0’jXya.pix.iv Ç/j^/i/j. » xat où véai

irh/.TC’.Jv.i Tyb TtavffJ.aui’ffjxoD h>’Av « toM (5 volumes de documents), Athènes. 1875-1876.

III. Sur l’organisation et la situation actuelle du l’Eglise bulgare. — S. Zankov, Die Verfassung der bulgarischen orthodoxen Kirche, Zurich, 1920 ; A. Ciiopof, La Bulgarie sous le rapport religieux (en bulgare), Philippopoli, 1889 ; R. Janin, Les Eglises orientales et les rites orientaux, Paris, 1932, p. 308-320 ; V. Serres, Le concile de l’Eglise nationale bulgare, dans les Kchos d’Orient, t. XX (1921), p. 183-194. Sur l’histoire intérieure de l’Eglise bulgare depuis 1898 jusqu’à 1926, voiries chroniques des Eglises orientales parues dans les Echos d’Orient.

II

L’ÉGLISE SERBE

I. Coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise serbe. — II. Situation actuelle de l’Eglise serbe.

I. Coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise serbe.

— On voit généralement dans les Serbes une peuplade slave originaire de l’Europe centrale, dans la région comprise entre le Dniester et les Karpathes. L’empereur Héraclius, débordé par l’invasion des Avares, les appela à son secours. Une première colonie se fixa d’abord près deSalonique, comme l’atteste encore la ville de Servia. Une autre immigration plus nombreuse vint occuper, au nom des Byzantins, la Serbie, le Monténégro, une partie de la Macédoine et la Dalmatie méridionale. S’il faut en croire Constantin Porphyrogénètb, De administrando imperio, c. 31, P. G., t. CX1II, col. 284, Héraclius demanda au pape de leur envoyer des missionnaires, ainsi qu’à leurs frères, les Croates, établis dans la Dalmatie septentrionale et la Croatie actuelle. Mais tandis que les Croates acceptèrent docilement la prédication évangélique et formèrent bientôt une Eglise florissante profondément attachée au Siège romain, les Serbes se montrèrent plus revêches. Les missionnaires romains n’obtinrent auprès d’eux qu’un médiocre succès, et encore ne fut-il pas durable. Au ix c siècle, la conversion des Serbes était une œuvre à recommencer. Elle fut reprise sous le règne de Basile le Macédonien (867-886) par des missionnaires byzantins, qui donnèrent, cela va sans dire, aux nouveaux convertis la liturgie de Constanlinople. L’Eglise serbe fut ainsi entraînée comme fatalement à graviter autour de l’Eglise byzantine.

Du commencement du xe siècle jusqu’à l’avènement d’Etienne Némania, en 115a, les Serbes, partagés en petits Etats ou joupanies, sous l’autorité nominale d’un grand joupan, furent successivement la proie des Bulgares et des Grecs. Quelle fut, pendant cette période, leur situation religieuse ? Il est difficile de répondre avec précision. Il est probable que les princes serbes se tournèrent tantôt vers Rome et tantôt vers Byzance, au gré de leurs intérêts. C’est ce que fait supposer une lettre du pape Grégoire VII adressée, en 1078, à Michel, prince de Dioclée (Monténégro), par laquelle nous apprenons que ce prince obtint du pape la couronne et la dignité royales, Farlati Illjricum sacrum, t. IU, p. 150.

En 115g, le prince de Rascie (Vieille Serbie), Etienne Némania, après avoir chassé les Grecs de la Serbie du Nord, et détrôné Radoslav, roi des Serbes méridionaux, se fit proclamer grand joupan de la Serbie unifiée. Né catholique, ce prince recevait, en 1189, la bénédiction apostolique du pape Clément III ; ce qui fait supposer qu’il resta en relations avec le Saint-Siège. Sesdeux fils : Etiennell, qui hérita du titre de grand joupan, et Vouk, qui fut prince de Monténégro, furent également catholiques, comme en témoigne leur correspondance avec le pape Innocent III. En 1 199, le concile serbe de Dioclée, présidé par deux légats du pape, déclarait, dans son sixième canon, que la Serbie tout entière reconnaissait l’Eglise romaine comme la mère et la maîtresse de toutes les Eglises. Après la prise de Constantinople par les croisés (1204), Etiennell profita de l’occasion pour soustraire complètement l’Eglise serbe à la juridiction byzantine. Il nomma son frère Sabas, qui avait été moine à l’Athos, métropolitain de Serbie, et organisa, de concert avec lui, les diocèses de l’Eglise serbe, qui furent portés au nombre de dix. Il obtint même d’Hono. 135.5

SLAVES DISSIDENTES (ÉGLISES)

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rius III la couronne loyale, que lui avait d’abord refusée Innocent III, en 1199, pour ne pas froisser le roi de Hongrie.

L’union avec Rome dura, tant qu’elle servit les intérêts des rois de Serbie, c’est-à-dire jusqu'à la chute de l’empire latin de Constanlinople. Bien que marié à une princesse catholique, le roi Ouroch I er (124^-1276) fait élever ses deux (ils dans le schisme. Sous ses successeurs de la Un du xni" siècle et du commencement du xiv, la rupture avec le SaintSiège est un fait accompli, et nous voyons plusieurs papes : Nicolas IV en 1288, Benoit XI en 1303, Clément V en 1308, essayer vainement de rétablir l’union rompue. Ouroch III (1321-1333?) esquissa un mouvement de retour, pour des motifs purement politiques. Son successeur, Douchan le Grand (+1355), porta le royaume serbe à son apogée. Il battit successivement les Grecs et les Hongrois, et agrandit considérablement ses Etats à leurs dépens. A ce favori de la victoire le simple titre de roi, de Kral, ne pouvait suffire ; il lui fallait celui d’empereur, de tsar. Et comme un tsar doit être sacré par un patriarche, il lit consacrer patriarche d’Ipek le métropolite serbe Joannice par le patriarche bulgare de Tirnovo et l’archevêque gréco-bulgare d’Ochrida. Joannice sacra ensuite Douchan empereur (13'|6). Ce coup d’audace ne pouvaitplaire au patriarche byzantin. En 135a, Calliste I er excommunia solennellement Douchan, son patriarche et toute la nation serbe. L’anathème ne fut levé qu’en 1370. Il semble que la colère du pape de Constanlinople eût dû tourner le souverain serbe vers le pape de Rome. Il n’en fut rien. Malgré ses pourparlers hypocrites avec la cour romaine, Douchan se montra très hostile à l'égard du catholicisme. D’après l’article 6 de son fameux code, tout sujet serbe imbu de Vhérési& latine, et qui ne veut pas se convertir, doit être puni de mort, « comme cela est écrit dans les ouvrages des saints Pères ». L’article 8 menace de la même peine les ecclésiastiques latins qui chercheraient à faire de la propagande.

L’empire de Douchan ne lui survécut pas longtemps. En 138y, il succombait sous les coups des Turcs, à la bataille de Kossovo. Les sultans n’imposèrent d’abord aux princes serbes qu’un tribut annuel, et laissèrent subsister le patriarcat d’Ipek. Ce ne fut qu’après la prise de Siuérédovo (Semendria, l’i-^j), que Mahomet II réduisit la Serbie en province ottomane et supprima le patriarcat d’Ipek, qui fut rattaché au patriarcat gréco-bulgare d’Ochrida. Lorsque, en 1 458, la veuve de Georges Brancovitch, Hélène Paléologue, voulut offrir la Serbie en fief au pape Calliste III, pour la sauv » r du joug des infidèles, les seigneurs serbes, plutôt que de devoir leur indépendance au Saint-Siège, allèrent faire leur soumission au grand vizir Mahmoud-Pacha.

L’Eglise serbe resta sous la juridiction d’Ochrida de i^ôg à 155^. A cette dernière date, le patriarcat d’Ipek fut rétabli, grâce à l’intervention du grand vizir Mehmed Sokolovitch, renégat serbe, dont le frère, Macaire, fut nommé patriarche. Cette situation se maintint jusqu’en 1766, époque où lesïurcs, poussés par le Phanar, supprimèrent de nouveau le patriarcat d’Ipek au profit de la Grande Eglise. Durant ces deux siècles, l’Eglise serbe eut cruellement à souffrir des guerres entre les Turcs et les Impériaux. En 1690, près de 40. 000 familles passèrent In Save et le Danube pour échapper aux représailles de Keuprulu, et allèrent fonder la métropole serbe de Hongrie, dont le siège, après un nouvel exode de chrétiens (1737), fut fixé à Carlovitz, en 1 7 '1 . Cette métropole constitua une autocéphalie

indépendante avec une organisation spéciale. Le métropolite reçut le titre de patriarche en 18^8. Les Serbes du Monténégro réussirent à maintenir leur indépendance contre les Turcs, et ils formèrent, eux aussi, une petite autocéphalie. En 1873, les deux diocèses serbes de Dalmatie, qui se trouvaient dans l’Autriche proprement dite, étaient soustraits à la juridiction de Carlovitz et incorporés au groupe slavo-roumain de Tchernovitz. Après l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, les diocèses serbes de la région échappèrent à peu près complètement à la juridiction du patriarcat œcuménique, et conflituèrent un groupe autonome, avec un concordât entre le gouvernement autrichien et le Phanar (1880).

Les Serbes restés en Serbie n’eurent guère à se louer des évêques que leur envoya le patriarche œcuménique, de 1766 à 1830. Ceux-ci furent surtout occupés à rançonner leurs ouailles, et pen* dant les deux guerres del’indépendance (1804-1829), ils firent tout ce qu’ils purent pour contrecarrer les plans de Kara-Georges et de Miloch. Après le traité d’Andrinople (1829), les Serbes obtinrent d’avoir des évêques de leur race ; mais on leur refusa la pleine autonomie religieuse. Une convention établie en 1832 régla les rapports de la hiérarchie serbe avec le patriarcat œcuménique jusqu’en 1879, date à laquelle le patriarche Joachim 1Il délivra enfin à l’Eglise de Serbie sa charte ou tomos d’autoeéphalie. Aux termes de ce document, l’Eglise orthodoxe de la principauté serbe était déclarée « canoniquement autocéphale, indépendante, s’administrant elle-même sous l’autorité et présidence de l’archevêque de Belgrade, métropolitain de Serbie, assisté, conformément aux saints canons, d’un synode composé des métropolites de sa circonscription… Afin de conserver vivante et dans toute sa force l’unité qui existe entre la grande Eglise du Christ et les autres Eglises autocéphales, le métropolitain de Serbie doit commémorer les très saints patriarches dans les diptyques sacrés, recevoir le saint chrême de la grande Eglise-mère de Constantinople, envoyer des lettres synodales aux autres Eglises autocéphales, quand il s’agit d’affaires ecclésiastiques d’une portée générale ». Mansi-Pbtit, op. cit., t. XLV, col. 623-626.

Nous n’entrerons pas dans les détails de l’organisation intérieure des cinq autonomies ecclésiastiques serbes, telles qu’elles existaient avant 1918. Le trait commun des règlements organiques, que ces Eglises avaient reçus du pouvoir civil, était la subordination étroite à l’Etat. Dans le patriarcat de Carlovitz, on remarquait, en plus, la prépondérance de l'élément laïque dans l’administration de l’Eglise.

II. Situation actuelle de 1 Eglise serbe. — La constitution du royaume yougoslave parle traité de Versailles, a eu pour effet de réunir en un seul Etat la presque totalité des territoires où se trouvaient les cinq autocéphalies serbes. Aussitôt la paix signée, le gouvernement de Belgrade s’est préoccupe de fondre en une seule Eglise serbe orthodoxe autocéphale, les cinq groupes autonomes, afin qu'à l’unité politique répondît l’unité ecclésiastique. L’unification ne s’est pas faite sans quelques tiraillements ; mais l’Etat a eu raison des tendances particularistes, et il a pu s’appuyer, pour réaliser la réforme, sur le principe de l’autocéphalisme nationaliste, dontnous avons parlé plus haut, à propos de l’Eglise bulgare ; principe que les canonistes « orthodoxes » trouvent formulé dans le 34' canon des Apôtres : « Les évêques de chaque nation doivent reconnaître le premier d’entre eux comme leur chef, et ne rien faire 1355

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d’extraordiuaiie sans son avis. » Le rétablissement du patriarcat d’Ipek, ayant sous sa juridiction tous les Serbes orthodoxes du royaume yougoslave, a donc été décidé, et c’était chose faite, dès la un de 1920. Un décret royal, portant la date du 2^ décembre de cette année, a promulgué les statuts de la nouvelle Eglise serbe uniliée. Le gouvernement yougoslave a tenu à faire reconnaître la nouvelle organisation par le patriarche œcuménique. Après des pourparlers assez longs, le patriarche Mélétios IV Métaxakis a délivré le tomos d’autocéphalie demandé, le 9 mars 192a.

Les statuts du nouveau patriarcat, dont le siège est nominalement Ipek et, dans la réalité, Belgrade, dénotent un progrès sensible sur d’autres règlements organiques antérieurs, par le fait que l’ingérence de l’élément laïque dans la haute administration de l’Eglise est à peu près supprimée. Il n’y a que trois autorités : le patriarche, dont le mode de nomination n’est pas encore déterminé ; le concile des évêques, qui doit se réunir régulièrement une fois par an ; un saint-synode permanent, composéde six évêques choisis par le concile, dont deux sont dits membres suppléants. Le patriarche est le présidentné des deux assemblées, et c’est là à peu près tout son rôle, car il ne peut prendre aucune initiative personnelle sans l’assentiment de ses collègues. On peut l’assimiler à un monarque constitutionnel. Le concile annuel des évêques détient le pouvoir législatif, et le synode a le pouvoir exécutif. Ce sont donc les évêques et les évêques seuls qui gouvernent l’Eglise. Mais si l’élément laïque est exclu du concile et du synode, cela ne signifie point que l’Eglise serbe échappe au contrôle césaro-papiste de l’Etat. Celui-ci, au contraire, est très étroit. Remarquons tout d’abord que c’est l’Etat, et non l’Eglise, qui a promulgué la nouvelle constitution. Puis, à côté des évêques, siège toujours, et avec voix délibérative, un grand fonctionnaire du gouvernement, un laïque, avec le titre de chancelier du patriarcat serbe. Il est le chef de tout le personnel administratif du patriarcat, du concile, du synode et du Conseil administratif suprême, dirige les travaux de comptabilité au concile et au synode, et c’est sous sa surveillance que le secrétaire dresse les procès-verbaux des séances de ces assemblées. Bien que choisi par le concile des évêques, il est nommé par décret royal, sur la proposition du ministre des cultes. Il ne peut être privé de sa charge que dans des cas tout à fait exceptionnels. Il a le rang, le traitement et les autres prérogatives des membres du Conseil d’Etat. Un règlement spécial donne, du reste, des précisions sur ses fonctions et ses droits. Bref, il joue à peu près le rôle de Y Ober-procouror de l’ancien synode russe : il est l’œil du ministre des cultes dans toutes les affaires ecclésiastiques, et son vote indique évidemment aux prélats quelle est, sur les diverses questions traitées au concile ou au synode, l’opinion du gouvernement.

L’Eglise tombe par un autre endroit sous la tutelle du pouvoir civil Dans l’article 10 des statuts, il est dit que « les décisions du concile des évêques se rapportant au for externe ne sont exécutoires qu’après l’approbation du conseil des ministres et sur la proposition du ministre des cultes. » Ainsi on enlève à l’Eglise l’indépendance pour le for externe. Et qu’est-ce que le for exteræ dans le cas ? C’est tout ce qui ne concerne pas directement la foi, les fonctions du culte, l’administration intérieure de l’Eglise. C’est, par exemple, la législation de l’Etat « concernant le sacerdoce et les Eglises, et les organisations relatives au gouvernement extérieur de l’Eglise ». A cette législation, sans doute, le concile des évêques

est invité à coopérer ; mais il n’opère pas tout seul. On l’invite simplement à titre de conseiller. Et s’il veut communiquer officiellement avec le dehors, même avec les autres Eglises " orthodoxes », il sera obligé de passer par le ministre des cultes, et finalement par le ministre des affaires étrangères. Il n’a même pas le pouvoir de légiférer en dernier ressort sur le mode d’élection du patriarche. On lui permet seulement de proposer le mode à suivre.

L’Eglise serbe est actuellement divisée en 26 éparchies ou diocèses, dont l’administration intérieure a encore besoin d’être uniformisée. Le nombre des fidèles se monte à près de 6 millions, soit la moitié environ de la population du royaume yougoslave. C’est une plainte générale que la religion est en décadence parmi le peuple, et que les oflices sont peu fréquentés, même aux jours de fêtes. La moralité n’est pas favorisée par le » nombreuses causes de divorce qui sont admises officiellement, comme dans les autres autocéphalies. La conduite du clergé séculier n’est pas étrangère à cette diminution du sentiment religieux. Il a la réputation d’être frondeur à l’égard de l’autorité épiscopale, ami des discussions politiques et sans grande influence morale sur les fidèles. Parmi les clergés des diverses autocéphalies, il est l’un des plus ardents à réclamer des réformes liturgiques et canoniques, et notamment la faculté de convoler en secondes noces, en cas de veuvage. Certains curés ont, du reste, déjà devancé sur ce dernier point la décision du futur concile œcuménique, qu’on attend toujours, et se sont remariés avec la bénédiction de complaisants confrères. Jusqu’en iyo5, on avait pris l’habitude, dans l’Eglise de l’ancien royaume serbe, de ne prêcher qu’à Noël et à Pâques.

Le monachisme serbe végète misérablement. Ce ne sont pas les monastères, mais les moines, qui manquent, et leur nombre va sans cesse en décroissant. En igo3, on comptait, en Serbie, 53 monastères et 1 1 3 moines. En 1900, le patriarcat de Carlovitz possédait 27 monastères avec 636 habitants. Les monastères du Monténégro étaient vides. Aujourd’hui, on trouve dans l’Eglise serbe unifiée environ 400 moines, répartis en une centaine de monastères. Il n’existe pas de cauvents de religieuses. Faisonsremarquer qu’une des raisons qui font encore naître quelques vocations monastiques est l’appât des hantes charges ecclésiastiques, pour lesquelles le célibat est exigé.

Pour la doctrine théologique, les divers groupes ecclésiastiques serbes ont été tributaires jusqu’ici de la science russe. On a traduit les ouvrages russes, et les quelques manuels originaux publiés par des Serbes reproduisent en général la doctrine de la grande autocéphalie slave. La Dalmntie cependant a eu un canoniste remarquable en la personne de Nicodim Milasoh, évêque de Zara. Cf. M. Jcgib, Theologia dogmalica Christianoram orientalium ab Ecclesia catkolica dissidenlium, t. I, p. 635-037. Un rapport de 1925 sur l’état actuel de l’Eglise serbe signale une tendance- marquée vers l’anglicanisme, depuis la récente guerre. La communicatio in sacris entre les deux confessions a déjà été permise. Cette influence de l’anglicanisme est contrebalancée dans une certaine mesure par celle des ecclésiastiques russes disperses, dont le synode est établi à Carlovitz. Cf. Acte priait conventus pro studiis < 1 irritalibus an. 1925 in urbe Liubliana celebrati, p, 146-158 : Rapport de R. Rogochttch intitulé : l’Eglise serbe. Certaines sectes protestantes, en particulier les Méthodistes, les Adventistes et les Nazaréens, font des prosélytes dans une population restée ignorante. Il se dessine aussi un mouvement religieux suspect, celui des 1357

SLAVES DISSIDENTES (EGLISES)

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Bogomiles, qui se propose de réveiller le sentiment religieux. Les chefs sont des gens sans culture, et les pires errements sont à craindre. Certains ont déjà enseigné la quaternité en Dieu. On est étonné de voir les évoques garder une neutralité bienveillante à leur égard. Cf. Rogochitch, ibiJ. Le rapport auquel nous empruntons ces détails, rédigé par une plume catholique de Yougoslavie, a été déclaré objectif, documenté et complet, basé uniquement sur des documents d’origine pravoslave, par un publiciste serbe, qui a fait remarquer, à cette occasion, la triple cause de la décadence de l’Eglise serbe : i° Le principe du fédéralisme, qui est à la base de l’organisation de l’Eglise orthod >xe orientale : autant d’Etats, autant d’Eglises indépendantes ; donc, manque d’unité, parce qu’il n’y a pas de chef unique ; a° la forme démocratique de l’organisation intérieure de l’Eglise serbe : « le meilleur patriarche n’a pas l’autorité du pire des papes, parce qu’il n’est pas infaillible. L’infaillibilité est une condition aussi nécessaire de l’autorité dans le spirituel que l’hérédité dans le temporel » ; 3° la dépendance absolue de l’Eglise serbe à l’égard de l’Etat. Polititcheski Glasnikde Belgrade, n° 3^, du 15 février 1926. Cf. L’Union des Eglises, n° 18 (mai-juin, 1926), p. 74-75.

Bibliographie. 1. Sur l’histoirr db l’Eqlise serbe.

— Farlati, Illyricum sacrum, 6 vol., Venise, i^511770 ; A. Thbiner, Monumenta historiæ Slavorum meridionalium, t. 1 et 11 ; C. Jirkchbck. Geschichte der Serben, 2 vol., Gotha, 1911-1918 ; Douchitch, Histoire de l’Eglise serbe orthodoxe (en serbe), Belgrade, 1894 ; Miklosich, Monumenta serbica, Vienne, 1858 ; Fbumkndgiu, Starina, t XXV (Recueil de documents anciens) ; Jbvcebig Popovitch, Essai d’histoire ecclésiastique (en serbe), 2 vol., Carlovitz, 1912 ; J. Markovitch, Gli ed i Papi, 1. 1, p. l-641 t. 11, p. 305-56o, Zagreb, 1897 (étudie spécialement les relations des Serbes avec le Saint-Siège ) ; A. d’Avril, La Serbie chrétienne, dans la Revue de l’Orient chrétien, 1896 ; P. Balan, Délie relazioni (ra la Chiesa cattolicae gli Slavi, Rome, 1880 : Radich, Die orthodox-orientalischen Particular-Kirchen in den Land.’rn der ungarischen Kronc, Budapest, i<jo6 ; Nilli-.s, Symbolæ ad illustrandam historiam Ecclesiæ orientalis in terris coronæ sancti Stephani, 2 vol., Inspruck, 1885 ; J. Bois, Eglise de Carlovitz, article dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. II, col. 170/11776 ; A. Palmibri, article Bosnie-Herzégovine, dans le Dictionnaire de Théologie catholique, t. II, col. lo35-Io5ç|i ; A. Ratbl, L’Eglise serbe orthodoxe de Dalmatie, dans les Echos d’Orient, t. V (1902), p. 3Ô2-375 ; Martini, // Monténégro, Rome, 1897 ; E. Goudal, L’Eglise de Serbie, dans les Echos d’Orient, t. X (1907), p. 235-a44.

II. Sur la situation actuelle de l’Eglise serbe.

— R. M. Grouiitch, L’Eglise serbe orthodoxe (en serbe), Belgrade, 1921 ; N. Gkorgevitch, Die Selb*tdndigkeit der serbischen Kirche, Carlovitz, 1922 ; A. Hudal, Die serbisch-orthodoxe National Kirche, Graz et Leipzig, 1922 ; R. Janin, Les Eglises orientales, Paris, 1922, p, 272-320 ; J. Ivanovitch. Statuts du patriarcat s(-rbe (traduction française et commentaire), dans les Echos d’Orient, t. XXI (1922), p. 186-202. R. Rogociiitch, /.Eglise serbe (en slovène), dans les Acta priiui eoaventus pro studiis orientalibus an. 1926 in urbe /.iubliana relcbrati, p. 1 46-1 58. Sur la vie intérieure des divers groupes ecclésiastiques serbes de 1898 à 1 os jours, voir les chroniques parues dans les Echos l’Orient. Voir aussi Silbbrnagl-Scii ! iitzbr, Ver fassung und gegennùrtigr Besland sàmmtlichen Kirchen des Orients, Ratisbonne, 1904.

111

L’ÉGLISE RUSSE

1. Coup d’uil sur l’histoire de l’Eglise russe. — 11. L’orthodoxie russe et l’orthodoxie grecque. — III. L’Eglise russe comparée à l’Eglise catholique. — IV. Situation actuelle de l’Eglise russe.

I. Coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise russe.

— Il nous est impossible de raconter ici, même en abrégé, l’histoire de l’Eglise russe. Nous nous contenterons d’indiquer les grandes divisions et les faits les plus saillants de cette histoire, et de marquer ensuite les caractères généraux du christianisme russe. Disons un mot, auparavant, d’une question qui passionne depuis longtemps les apologistes, tant du côté catholique que du côté « orthodoxe ». Cette question est celle-ci : « La Russie chrétienne est-elle née catholique, ou a-t-elle commencé dans le schisme ? » Considéré en lui-même, le problème a beaucoup moins d’importance qu’on ne semble vouloir lui en attribuer ; mais il est toujours intéressant d’élucider un point d’histoire, dans la mesure où il peut l’être.

Les Russes l’ont leur apparition dans l’histoire durant la seconde moitié du ix* siècle. Ils habitent les bords du Dnieper et ont Kiev pour capitale. Ils sont constitués par le mélange de deux races différentes : une minorité de Varègues (les Bos ou Varangiens des historiens grecs), aventuriers normands venus de la Scandinavie, et une masse slave, qui est le fond de la population. Ce sont les Varègues qui gouvernent, et fournissent la première dynastie. Deux princes varègues, établis à Kiev, Askold et Dir, font une première descente à Constanlinople, en 860. La ville n’échappe aux barbares que par la protection visible de la Mère de Dieu. Voir l’homélie prononcée par Photius, à l’occasion de cette délivrance, dans Aristarchi, $6>tisu /oyoi y.y.’i bftùleu, Constantinople, 1900, t, II. p. 30-07. Cf. aussi Théophane continué, 1, IV, 33, P. G., t. CIX, col. 212 A ; Symbon Logothbtb, Chronique, 1. V, 21, P. G., t. CX, col. io53. En 867, lemème Photius, dans sa fameuse Lettre encyclique aux Orientaux, P. G., t. Cil, col. 736737, nous apprend que les Russes (t » P « ;) ont embrassé le christianisme, et obéissent à un évêque venu de Constantinople. Ce témoignage est confirmé par le Continuateur de Théophane, loc. cit., et 1. V, 76, ibid.y 360, qui ajoute que la conversion eut lieu à la suite d’une ambassade envoyée par les barbares à Constantinople, après leur défaite de 860 : Basile le Macédonien conclut un traité avec eux, leur persuada de se foire baptiser, et leur envoya un archevêque, qui avait été ordonné par Ignace, *cà y.pyjzT.(ix.oT.w Tiv.pv. ts j Tta" : piv.pxov IyvaTi’iJ t/, v j/etperovCav ôtÇ&./ievw SéÇccrôai Tta/jMxeùowt », C’est la première mention de l’introduction du christianisme chez les Russes, et il faut loyalement reconnaître que l’événement se produit en plein schisme photien, entre les années 860-867. Sans doute l’archevêque qui est envoyé aux Kiéviens a reçu l’ordination du patriarche Ignace, mais il est en communion avec Photius. Les longues considérations du P. Verdière pour établir que c’est Ignace qui a envoyé l’évêqueen question manquent de fondement. Vehdikrb, Origines catholiques de l’Eglise russe jusqu’au XII’siècle, dans Etudes de théologie, de philosophie et d’histoire, t. II (18.">7), p. l33-304 ; voir spécialement, p. 149- 161. Comment s’opéra cette première conversion des Russes de Kiev, et quelle en fut l’étendue, nous l’ignorons complète1359

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ment. Ce qui est sur, c’est qu’elle fut éphémère. Oleg, frère de Hourik, premier prince de Novgorod, descendit sur Kiev, s’en empara, et mit à mort Askold, qui fut sans doute le premier prince russe chrétien. Avec lui périrent peut-être l’évêque byzantin et ses prosélytes.

En 907, les Russes qu’Oleg conduit sous les mars de Constantinople sont tous païens ; et lors du traité conclu avec Léon VI, ils jurent par leurs épées, par Voloss et par Péroun. En 9, 4 1, au contraire, lorsque Igor, successeur d’Oleg, fait la paix avec les envoyés de Romain Lécapène à Kiev, il y a, dans cette ville une communauté chrétienne. La Chronique de Nestor raconte, en effet, que lorsde ce traité, certains Russes prêtèrent serment sur la colline de Péroun, tandis que les autres se rendirent à l’église Saint-Elie. Que ces Varègues chrétiens fussent de rite latin

— ce qui nous semble plus probable, — ou de rite byzantin, ils étaient catholiques ; car à ce moment le schisme n’existait pas.

C’est par un prêtre de cette communauté chrétienne que la veuve d’Igor, Olga, fut baptisée vers 954. Les deux premiers chroniqueurs russes : le moine Jacques et Nestor, et les deux historiens byzantins : Cédrénus et Zonaras, affirment bien qu’elle fut baptisée à Constantinople en 957 par le patriarphe Polyeucte ; qu’elle reçut le nom d’Hélène et que Constantin Porphyrogénète fut son parrain. Mais ce récit, quia fait fortune et que l’on trouve partout, ne tient pas devant le témoignage de Constantin Purchyrogénète lui-même. En nous racontant avec détail la visite que lui fit Olga, ce dernier, loin de nous parler de son baptême, laisse clairement entendre que la princesse était déjà chrétienne ; et il donne le nom du chapelain qui l’accompagnait : le prêtre Grégoire, i TT’s.nxi Tpriyopivi. De cerimoniis aulæ in zantinae, 1. If, c. 15, P. G., t. CXII, col. 1107-n 12. C’est avec raison que le grand historien de l’Eglise russe, E. GoLOUBiNSKii, a rétabli sur ce point la vérité historique. Isioriia rousshoï Tserkvi, t. I, 1 re partie, 2e édition, Moscou, 1901, p. 74-84. H est clair qu’Olga fut catholique, et vraisemblablement catholique du rite latin ; car les chroniqueurs allemands nous apprennent qu’elleenvoya uneambassade à l’empereur Othonl er, en 959, pour lui demander un évêque et des prêtres. Le moine Adalbert de Trêves, qui devint plus tard archevêque de Magdebourg, fut consacré évêque des Russes. Mais sa mission auprès d’eux ne réussit pas, et il fut chassé par les idolâtres. Voir les textes des chroniques allemandes réunis par VE » DiÈRE, op. cit., p. 162-165. C’est en vain que certains critiques, comme Assemani et Karamsin, ont mis en doute cet te mission d’Adalbert. Goloubinskii, op. et loc. cit., la regarde comme un fait certain.

L’Hélène russe essaya inutilement de convertir son fils Sviatoslav (964-972) à la religion chrétienne : i Mes hommes se moqueraient de moi », répondait le prince aux supplications de sa mère. La gloire d’amener les Russes au Christ était réservée à son successeur, Vladimir (972-1015). S’il fallait ajouter foi au récit de Nestor, Vladimir, avant d’embrasser le christianisme sous sa forme byzantine, , aurait institué une enquête sur la meilleure des religions, puis il serait allé chercher le baptême, avec la main d’Anne, sœur des empereurs byzantins Basile et Constantin, dans une expédition contre la ville de Kherson, dont il s’empara. C’est à Kherson même qu’il aurait été baptisé par l’évêque Anastase ; puis il serait revenu à Kiev, où les prêtres grecs qu’il avait emmenés auraient baptisé la masse du peuple russe dans les eaux du Dnieper. Ce récit légendaire PSt résolument abandonné par Goloubinskii. qui lui préfère celui du moine Jacques, auteur d’un panégyrique de Vla dimir et d’Olga. Ce moine Jacques est le plus ancien écrivain russe connu. Son panégyrique de Vladimir a précédé d’une quarantaine d’années la chronique de Nestor, puisqu’il acte composé avant 1072. D’après ce document, Vladimir se fit baptiser, lui et toute sa maison, à Kiev par un prêtre varègue, et peu après il Ut baptiser la nation. Ce ne fut que dans la quatrième année après son baptême qu’il se rendità Kherson. En conséquence, Goloubinskii place le baptême du prince en 987, au lieu de 988, date officielle acceptée en Russie ; et l’expédition contre Kherson est reportée à la fin de 989, ou au début de 9go.GoLocBmskh, o^>. cit., p. 127-144 et 942-948. Si le récit du moine Jacques est resté jusqu’ici inconnu des écrivains occidentaux, c’est qu’il est pour les Russes eux-mêmes une nouveauté, découverte au cours du dernier siècle. Le résultat de l’expédition de Kherson, dont le but demeure obscur, fut pour Vladimir son mariageavec la princesse byzantine Anne, sœur des empereurs. Celle-ci dut emmener à Kiev des prêtres de son rite.

Ce que fut l’organisation de l’Eglise russe sous le règne de Vladimir (et même son rite et sa langue liturgique), nous est totalement inconnu, et le champ reste libre pour toutes les hypothèses. Le premier métropolite de Kiev dont parle la chronique de Nestor est le Grec Théopempte, mentionné comme tel en io3g. Il fut précédé d’un métropolite Jean, qui paraît dans les premières années du régne d Iaroslav (io16-io54), et fut sans doute un Bulgare ; car c’est sous Iaroslav que la littérature slavonne, pos ?édée par les Bulgares, pénètre en Russie. Quant aux deux métropolites Michel et Léon ou Léonce, qui se disputent l’honneur d’avoir gouverné l’Eglise russe sous Vladimir, ce sont des personnageslictifs. La chronique primitive de Kiev se tait sur leur compte. Michel a été inventé au x vi° siècle, et Goloubinskii l’abandonne. Léon, qu’il veutretenir à cause de son traité sur les azymes contre les Latins, est aussi à rejeter ; car un traité contre les azymes avant Michel Cérulaire est un anachronisme. L’absence de documents pour cette période est si complète que Goloubinskii va jusqu’à émettre l’hypothèse que l’Eglise russe, sous Vladimir, fut autocéphale.et constitua un archevêché autonome, indépendant de la juridiction de Constantinople. Il se base sur ce fait que le moine Jacques et Nestor donnent indifféremment le titre d’archevêque et de métropolite aux premiers évêques de Kiev. Mais ce titre d’archevêque pourrait tout aussi bien déceler une origine latine. La Russie d’alors était entourée de chrétiens de rite latin. Il y en avait en Russie même, où dès le début du xne siècle, foi varèpue, viéra varagkoi, était synonyme de foi latine. De la Gn du Xe siècle jusqu’au débutduxii’, les missionnaires latins ne manquèrent pas qui travaillèrent à la conversion des tribus slaves ou varègues. L’un do ces missionnaires, le camaldule Brunon (en religion, Boniface)fut l’apôtre des Petchénègues, et reçut de Vladimir la plus cordiale hospitalité, lorsqu’il se rendait chez ces sauvages. Après l’avoir retenu chez lui pendant un mois, le Kniaze l’accompagna pendant deux jours de marche. Brunon fut assez heureux pour convertir quelques Petchénègues et faire conclure un traité entre eux et les Russes. Il revit Vladimir, au retour de sa première mission. C’est Brunon lui-même qui donne tous ces détails dans une lettre adressée en 1007 au futur empereur Henri II et dont on conserve à Cassel une copie sur parchemin du xie siècle. Voir la traduction française de cette lettre dans Verdiùr ». op. cit., p. 199-202. Cf. aussi Piekmno, La Russie et le Saint- Siège, t. I.p.ixsq. Vladimir entretint donc les meilleures relations avec les catholiques 1361

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de rite latin. Il paraît certain aussi qu’il y eut envoi réciproque d’ambassadeurs entre lui et le Saint-Siège pendant les années 989-909, sans qu’on puisse préciser le but et le résultat de ces pourparlers. Les chroniques russes parlent de trois ambassades du pape et d’une ambassade de Vladimir entre les années « )gi et 1000. Il faut se rappeler que sur cette tin du x’siècle, il est à peu près sur qu’une rupture s était produite entre Rome et Byzance, tenant surtout à des motifs politiques. Cf. M. Juqie, Tlieologia Orientalium. t. I, 264-266. Rien d’étonnant à ce que les papes soient intervenus pour détournerVladimir du schisme. L’union était, du reste, rétablie avant 1009. Il ressort de ce qui précède que Vladimir fut catholique, tout comme son aïeule Olga.

Il faut en dire autant de son successeur, Iaroslav le Grand (io16-io54), qui, par ses alliances de famille, fut apparenté avec les catholiques de Pologne, de Hongrie, d’Allemagne, de Norvège et de France. Par contre, ses relations avec le patriarche de Constantinople paraissent avoir été plutôt froides et tendues. Il les rompit même en 1081, en faisant nommer à la métropole de Kiev le prêtre russe Hilarion, sans en référer à Constantinople. Déjà le métropolite précédent, Théopempte, était venu non directement de Byzance mais de Novgorod, où il était évêque dès io36. L’affirmation de l’Allemand Fris d’après laquelle Iaroslav aurait demandé un évêque au Pape Benoît VIII, qui lui aurait envoyé l’évêque bulgare Alexis, en 1021, n’a rien d’invraisemblable, et mérite considération. Cf. Markovitch, op. cit., t. I, p. 217-218. Elle cadre bien avec le silence de la première chronique de Kiev sur les métropolites de Kiev antérieurs à Théopempte. Comme il est établi que le schisme entre Rome et Byzance existait plusieurs années avant le coup d’éclat de Michel Cérulaire.en io53 (sûrement depuis io43, et probablement depuis 102^), le geste de Iaroslav faisant nommer un Russe à Kiev, en io51, sans demander l’investiture du patriarche byzantin, parait significatif. Ajoutons qu’on attribue au métropolite Hilarion une profession de foi dans laquelle on ne trouve nulle trace de l’hérésie pliotienne sur la procession du Saint-Esprit. Hilarion dit : Le Saint Esprit procède du Père, et se manifeste dans le Fils, Cf. M. Jugib, op. cit., p. 550-551.

Mais c’est assez parler des origines de l’Eglise russe. Indiquons rapidement les grandes divisions de son histoire et les faits les plus saillants qui ont marqué chacune d’elles. Les Russes distinguent habituellement cinq périodes :

Première période, dite prémongolique (989-1237).

— Nous l’avons déjà conduite jusqu’à io51. En cette année, le moine Antoine arrive de l’Athos à Kiev, et fonde le fameux monastère des cryptes, lavra Petcherskaia. Son plus illustre disciple est saint Théodose Petcherskii (f lOy.’i). Le peuple russe est chrétien dans son ensemble ; mais il reste bien des vestiges des superstitions païennes. Pour son malheur, l’Eglise russe tombe, à partir de io54, sous la totale domination religieuse des Grecs.

Sur les 21 métropolites authentiques qui ont occupé le siège de Kiev durant cette période, iô sont de race grecque, et plusieurs ignorent totalement la langue de leurs ouailles. Ils infusent aux Russes la haine des Latins, en les initiant à la polémique de Cérulaire et de ses disciples. Ils font ce qu’ils peuvent, sans toujours y réussir, pour détourner les princes russes des alliances matrimoniales avec les cours catholiques de l’Occident. Si l’on peut élever des doutes sur l’authenticité de l’opuscule intitulé : Lispute avec un Latin, attribué au métropolite Œorges (1065-1079), où l’on retrouve presque tous

les griefs signalés dans le fameux Traité contre les Francs, la réponse du métropolite Jean II (10801089) à l’antipape Clément III et ses Réponses canoniques au moine Jacques ne souffrent pas la discussion. Or, dans ces écrits, sont relevés les principaux griefs des Byzantins contre l’Eglise romaine, et les Latins y sont traités de schismatiques et d’hérétiques, avec lesquels il est défendu de communiquer in sacris, et même in civilibus. Le métropolite Nicéphore (iio4-1124) écrit deux lettres contre eux, et interdit avec eux toute société. Théodose le Grec (u45-u65) va jusqu’à prescrire de purilier la vaisselle qui a servi à un Latin hébergé par charité en cas de nécessité. Aussi, dès le xne siècle, le schisme est bien enraciné en Russie, et c’est en vain que pour contester ce fait, certains auteurs invoquent le recours à Rome de quelques princes russes — on a compté 293 princes russes entre io54 et 1237, et 64 principautés indépendantes —, ou bien l’adoption de la fête de la translation des reliques de saint Nicolas de Myre à Bari, le 9 mai. Les princes se tournent vers le pape, quand ils ont besoin de son aide pour sauvegarder leurs intérêts, suivant la tactique bien connue des souverains orientaux, depuis la séparation des Eglises. Quant aux emprunts liturgiques, ils se sont toujours produits entre Eglises séparées, sans que cela ait tiré à conséquence.

Deuxième période (1237-1461). — Durant cette période, les Tatars étendent leur domination sur la Russie, sans presque rien changer à la situation intérieure du pays, ni à ses institutions. L’Eglise russe n’a, en général, qu’à se féliciter de la large tolérance de ces inûdèles, qui ont embrassé le mahométisme vers 1272, sans en prendre le fanatisme religieux. Ils défendent même les prélats russes contre les abus de pouvoir des Kniazes indigènes. Les monastères se multiplient, prospèrent et s’enrichissent ; mais l’état intellectuel et moral du clergé est déplorable. Au témoignage du métropolite Isidore, qui assista au concile de Florence, certains évêques avaient tout juste reçu une instruction primaire. Cependant le calendrier russe recueille dans cette période plusieurs saints et quelques martyrs. L’influence de l’Eglise byzantine se maintient. C’est le patriarche œcuménique qui choisit le métropolite de Kiev, soit parmi les Grecs, soit parmi les Slaves méridionaux. Il est rare que les candidats des Kniazes soient acceptés. Le schisme s’affermit par la traduction en slavon de plusieurs ouvrages polémiques des grands théologiens byzantins. En 1280, lors de la rédaction de la Kormlchaïa Kniga (= le Corpus Juris de l’Eglise russe), la première lettre de Michel Cérulaire à Pierre d’Antiocke, dirigée contre les Latins, et le Traité contre les Francs sont insérés dans la collection. Dans la seconde moitié du xive siècle, apparaît la secte des Strigolniki, apparentée aux Cathares et aux Albigeois de l’Occident. Au début du xv* siècle, commence la controverse sur le double et le triple Alléluia de la messe. Les Russes se montrent les dignes élèves des Byzantins dans les disputes rituelles, et les dépassent même sur ce chapitre. La controverse de l’Alleluia n’est pas encore éteinte de nos jours, et alimente toujours la polémique entre les Vieux- Croyants ou Starovières et l’Orthodoxie niconienne. Cependant, un fait grave se produit dans la première moitié du xiv siècle. Les Lithuaniens, qui devaient bientôt s’unir aux Polonais en un seul royaume (1386), s’annexent les provinces occidentales et méridionales de la Russie. Kiev elle-même tombe en leur pouvoir vers 1320, et échappe à la domination des souverains russes jusqu’en 1686. Le siège de la métropole tend, dès lors, à se déplacer ou, plutôt, à se dédoubler. Ce dédou1363

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blement est un fait accompli en 1 / ( G i, après la mort du métropolite Jonas (i/|Gi). Le métropolite Isidore a vainement essayé de promulguer l’union de Florence à Moscou. Il est chassé par le grand Kniaze Vassili l’Aveugle (14/<i). ^a métropole de Kiev, où l’union réussit à se maintenir tant bien que mal jusqu’au début du xv* siècle, commande à tous les orthodoxes du royaume polono-lithuanien. La juridiction du métropolite de Moscou s’étend sur tout le territoire de la Russie indépendante.

Troisième période (1461-4589). — Après la prise de Conslantmople par les Turcs, un phénomène curieux se produit parmi les Moscovites. Ils commencent à suspecter l’orthodoxie des Grecs, tombés au pouvoir des Inûdèles et alors partisans du double Alléluia. On rompt les relations avec eux, et en 1461 le grand Kniaze nomme de lui-même le métropolite de Moscou, sans consulter le patriarche oecuménique. A partir de cette date, l’Eglise moscovite est, en fait, autocéphale, tandis que la métropole de Kiev reste sous la juridiction de Constantinople. Bientôt s’élabore la théorie de la troisième Rome. Esquisséed’abord par lelogothètePakhomii(-(- 1 485), cette théorie est pleinement développée par le moine Philothkb dans trois lettres restées célèbres. En voici les traits essentiels : « L’Eglise chrétienne ne peut exister sans un empereur, un tsar chrétien. Actuellement (c’est-à-dire après 1480, date à laquelle les Moscovites ont sacoué définitivement le joug des Tatars), la Russie est le seul pays à avoir un souverain orthodoxe. Donc ce souverain doit prendre le titre de tsar, et Moscou est la troisième Rome, succédant dans la primauté ecclésiastique a la nouvelle Rome (Tsarigrad ou Constantinople), tombée sous le joug des Iniidèles en punition de son union avec les Latins hérétiques, au concile de Florence. Bientôt, en effet, Ivan IV se fait sacrer tsar par le métropolite Macaire (1547), suivant le cérémonial usité à Byzance pour le couronnement des basileis.

Le monachisme continue à se développer. Du xve au xvii’siècle, 300 nouveaux monastères se fondent, et la plupart sont richement dotés. Il y a parmi les moines des querelles intestines au sujet de la pauvreté et de la stabilité, et le réformateur Nil Sorskii (-j- 1508) rencontre des adversaires résolus. Plusieurs moines se dévouent à la conversion des peuplades idolâtres de l’empire. Quelques ascètes de cette époque ont été canonisés. Quant au clergé séculier, il laisse toujours beaucoup à désirer. Le célèbre concile du Stoglav ou des cent chapitres (1551) décrète des réformes de diverses sortes. Le chapitre 40e, par exemple, ordonne à tous les chrétiens de ne pas se raser la barbe : « l’usage de se raser est une tradition latine et hérétique, dérivée du paganisme ». Les Starovières ont en grande vénération le Stoglav, qui crée bien des difficultés à l’apologétique des Niconiens. De nouvelles hérésies apparaissent. C’est d’abord celle des Judaïsants, qui prend naissance à Novgorod, en 1/171. Ces sectaires sont de parfaits rationalistes, qui nient les principaux mystères chrétiens, et sont très hostiles aux évoques et aux moines ; aussi troivent-ils des sympathies non seulement parmi les boiars, mais aussi à la cour et dans le bas clergé. Condamnées au début du xvie siècle, leurs erreurs ne tardent pas à reparaître dans les enseignements de Mathieu Bacbkine et de Théodose Kosoï. Du christianisme ce dernier ne retenait que le seul précepte de la charité à l’égard du prochain. On le considère comme le père des sectes rationalistes qui ont pullulé depuis lors en Russie. A réfuter ces hérésies, les premiers théologiens moscovites emploient leur science naissante.

Ils ont aussi à combattre les Protestants, qui parviennent à s’établir à Moscou. Pendant ce temps, les Russes occidentaux et méridionaux, ralliés autour de la métropole de Kiev, s’initient à la culture occidentale, et subissent l’influence de la théologie catholique. Déjà s’engagent entre catholiques et

« orthodoxes s les premières controverses qui préludent

à l’union de Brest (15g5).

Quatrième période : l.e p, lriarcat (1589-1700). — De graves événements se passent à l’intérieur de l’Eglise russe, durant cette courte période. Tout d’abord, son autonomie, qui existaitdéjà en fait depuis i/|61, est consacrée par le titre de patriarche, que Boris Godounof fait décerner au métropolite de Moscou, Job, parl’ex-patriarche de Constantinople, Jérémie II, alors en tournée de quête en Russie (1689). La création du patriarcat moscovite est reconnue officiellement par l’Eglise œcuménique, au synode de Constantinople de 15qo, qui accorde à Job le cinquième rang parmi les patriarches de l’Orthodoxie, au lieu du troisième, que Godounof avait réclamé. Puis vient l’union à l’Eglise catholique de la grande majorité des Russes ou Ruthènes du royaune de Pologne, au synode de Brest (1095). Une minorité importante cependant reste attachée au schisme, et entame avec les Uniates une longue polémique (15g5-1650). La personnalité la plus marquante et la plus influente parmi les dissidents est Pierre Moghila (iô<)6-1646), créé métropolite de Kiev en 1 633. En 163t, il fonde dans cette ville un collège, qui deviendra plus tard une célèbre Académie ecclésiastique, et emprunte aux Jésuites leurs programmes et leurs méthodes. Le latin est la langue de l’enseignement. On étudie saint Thomas et la scolastique latine. C’est de Kiev que sortiront les principaux théologiens russes du xvii* et du xvni" siècles. Pierre polémique à la fois contre les catholiques et contre les Protestants. Il compose un catéchisme développé qui, après avoir subi les corrections du Grec Mélèee Syrigos, deviendra la Confession oithodoxe de V Eglise orientale (16^3). En même temps, il s’occupe de la réforme des livres liturgiques slavons, en prenant pour types les éditions grecques imprimées à Venise et en ajoutant des préfaces, des remarques et des rubriques de son cru.

Cette réforme liturgique de Pierre Moghila eut les plus graves conséquences pour l’Eglise russe ; car elle pénétra bientôt en Moscovie avec les théologiens de la Petite-Russie. Appuyé par plusieurs pré lats orientaux venus pour quêter, le mouvement réformiste trouva un champion décidé en la personne du patriarche Nicon (165a-1666), et fut favorisé par le tsar. Les Grecs avaient reconquis peu à peu, aidés par les Iviéviens, L’autorité perdue depuis j /| 53. Mais les réformateurs avaient compté sans l’esprit formaliste des vieux Russes, pour qui les Grecs étaient plus on moins entaches d’hérésie. Les corrections liturgiques opérées par Nicon rencontrèrent une vive résistance dans le bas clergé et parmi le peuple. On eut beau employer la force pour réduire les opposants. Rien n’y fit. Le schisme ou niscol était né. Il donna bientôt le jour à de multiples sectes, qui n’ont cessé, depuis lors, de ravager comme un chancre le corps de l’Eglise oflicielle.

La réforme liturgique était à peine terminée, que commença une véritable lutte du sacerdoce et de l’empire. Le tsar Alexis Mikhaïlovilch (16V r >1676), trouvant que l’Eglise et les monastères étaient suffisamment riches, porta des décrets restreignant peureux le droit d’acquérir. Nicon et quelques évêques protestèrent. Le conflit bientôt s’envenima, et prit la tournure d’une controverse sur les droits respectifs et les relations de l’Eglise et de l’Etat. 1365

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Nicon soutint une doctrine à peu près identique à celle de la Bulle l’nam tanctum de Boniface VIII. Mais le tsar sut habilement tirer à lui les suffrages des patriarches orientaux, qui favorisèrent la thèse césaropapiste. Nicon, vaincu et déposé au concile de Moscou de 16(J6, eut l’audace d’en appeler au pape en vertu des canons de Sardique. Il mourut en prison, en 1681.

Une autre controverses’alluma en Moscovie sur la fin du xvir siècle, entre les théologiens de Kiev, tout pénétrés de la culture lutine, et les théologiens moscovites, soutenus par les Grecs Dositliée, patriarche de Jérusalem, et les deux frères Joannice et Sophrone Likhoudès. H s’agissait de l’Immacr.IéeConception, de la consécration des parcelles ou, ue/s<<5î ; détachées de la grande hostie dans le rit byzantin, et surtout de la question de l’épiclèse, c’est-à-dire du moment précis ou s’opère la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Les Kiéviens soutenaient les thèses catholiques. Les Grecs et leurs disciples moscovites niaient l’Immaculée Conception, et prenaient à leur compte la doctrine de Nicolas Cabasilas et de Marc d’Bphèse sur l’épiclèse du Saint-Esprit. Il eurent gain de cause au concile de Moscou de 1690, réuni par le patriarche Joachim. Mais la querelle continua, et cenefutque peu à peu que les opinions grecques finirentpar passer dans la dogmatique russe officielle. Les théologiens de Kiev auraient sans doute gardé leurs positions, si leur métropole n’avait été définitivement incorporée au patriarcat moscovite en même temps qu’à l’empire des tsars, en 1686. L’année suivante, le patriarche oecuménique Denys IV reconnaissait le fait accompli, et la Grande Eglise perdait le dernier reste de sa juridiction en Russie.

Cinquième période ou période synodale (1700-1917). - A la mort du patriarche Adrien (1700), Pierre le Grand ne lui donna pas de successeur, mais il constitua une sorte de gouvernement ecclésiastique provisoire, qui fonctionna pendant vingt ans. Etienne lavorskii, métropolite de Riazan, fut nommé exarque patriarcal avec mission de s’occuper des affaires purement religieuses : dogme, discipline, lutte contre le rascol et les sectes, etc. La chancellerie patriarcale fut supprimée, et l’administration des biens de l’Eglise et des monastères confiée à un bureau spécial, présidé par un boïar.

Une série de réformes dans tous les domaines de la vie ecclésiastique furent décrétées pour préparer la réforme plus radicale que le tsar méditait et qui trouva son expression dans le fameux Règlement ecclésiastique, promulgué le 25 janvier 1721 et approuvé par les patriarches orientaux en 1723. Aux termes de ce Règlement, le patriarcat est supprimé et remplacé par un Collège ecclésiastique ou Synode, composé de cinq évêques, quatre archimandrites, deux higoumènes, un moine-prêtre ou kiéromoine, deux archiprêtres et deux autres clercs’. Le juge suprême du synode est le tsar lui-même 2, qui se fait représenter par un fonctionnaire laïque nommé

1. Telle fut la composition du Synode, à son origine. Elle a varié bien des fois dans la suite. En IT’î :  ! , Catherine II fixa le nombre des membres à six : trois archevêque-, deux archimandrites, un archipi être. A partir de 181 ! ». il y a toujours eu un minimum de sept membres e’est-à-dire quatre évêques et trois archimandrites ou archipré. tres, p ; n mi lesquels 1 aumônier de l’empereu elle grand aumônier de l’aii), ée et de la marine. Sou » Alexandre III le Synode n eut que des évêques.

2. Cette expression de Juge-tupréme de ce collège disparut, en 1901, du serment que devaient prêter les membres du Synode, à leur entrée en fonction. Cette suppression ne changea rien a la réalité.

Ober-procouror’. Celui-ci assiste à toutes les séances, suggère ou indique la matière des délibérations, fait, au besoin, des admonestations, présente les décisions à l’approbation impériale, et veille à leur exécution. Comme le dit le liecueil des Lois de l’empire, c’eut par le Synode que le tsar exerce son autorité sur l’Eglise. Toute décision qui ne serait pas approuvée par lui et promulguée en son nom, serait invalide ipso facto. C’est par oukase impérial, par exemple, que se fait la canonisation d’un nouveau saint ; que sont nommés tous les évêques et titulaires des charges ecclésiastiques ; que sont promulgués tous les règlements concernant l’organisation et l’administration de l’Eglise. C’est par rescrit impérial que sont données les dispenses pour les jeûnes, les causes matrimoniales, les permissions aux évêques de s’absenter de l ?urs diocèses ou de voyager à l’étranger. Lé recours direct au tsar constitue la suprême instance permise non seulement quand il s’agit des sentences portées par les tribunaux civils, mais aussi quand il s’agit des jugements ecclésiastiques. Le Synode ne peut de lui-même entrer en correspondance, non seulement avec les représentants des confessions hétérodoxes, mais pas même avec les autres autocéphalies orthodoxes. Pour ces sortes de relations, il doit recourir à l’intermédiaire du ministre des Affaires étrangères et de ses représentants à l’étranger. « Bref, dit le canoniste russe Souvorov, Manuel de Droit ecclésiastique, 4’édit., Moscou, 1912, p. 216, le pouvoir du tsar sur l’Eglise russe s’étend à tout ce qui, dans le’droit ecclésiastique catholique, s’appelle pouvoir de juridiction. » C’est bien l’application du césaropapisme dans toute sa rigueur. L’Eglise n’est plus qu’un des rouages administratifs de l’Etat, organisé sur le même plan que les autres. Il ne se peut rien concevoir de plus contraire à la législation canonique des anciens conciles. Cependant les théologiens russes avaient l’habitude de crier à la calomnie, quand les écrivains catholiques affirmaient que le tsar était le pape de leur Eglise. Concédons-leur que le tsar ne disait pas la messe 2, et n’administrait pas les sacrements. Mais pour tout le reste, il jouait bien le rôle du pape, et le dépassait même en changeant la constitution de l’Eglise, c’est-à-dire en mettant à sa tête un synode, où les évêques n’eurent pas toujours la majorité et jamais la moindre indépendance. Bien plus, son influence s’est exercée sur le dogme lui-même, et a imprimé à la théologie russe des directions opposées, au cours des deux derniers siècles.

Pierre le Grand avait un penchant prononcé pour le protestantisme, et le Collège ecclésiastique qu’il mit à la tête de l’Eglise russe rappelle les consistoires des Réformés. I ! trouva dans le Kiévien Théophane Procopovitch (1681-1736), un théologien de son goût, et c’est à lui qu’il confia la rédaction du Règlement ecclésiastique. Pendant qu’il était professeur à l’Académie de Kiev (1712-1716), Théophane avait enseigné audacieusement les thèses de la théologie luthérienne sur les sources de la Révélation (l’Ecriture seule, à l’exclusion des deutérocanoniques de l’Ancien Testament), l’autorité relative du magistère ecclésiastique, la justification par la foi seule, etc. Les évêques russes attaquèrent vainement son orthodoxie auprès du tsar, qui pour toute réponse nomma son favori à l’évèché de Pskov.

1. L’Ober-procouror a été, la plupart du temps, un militaire. C était bien lui qui dirigeait le Synode que, par antiphrase sans doute, on appelait le Saint-Synode dirigeant.

2. Paul I er (1776-1801) voulut pourtant, un jour, la dire, et l’on eut beaucoup de peine à l’en empêcher.

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Jusqu’en 1760, les doctrines novatrices eurent peu de prise sur le clergé russe, mais dans la seconde moitié du xvm 1’siècle, les leçons de Théophane furent publiées et complétées ad ejus mentent. On en Ut des résumés à l’usage des séminaires, si bien que le novateur devint le saint Thomas de la Russie. Cela dura jusqu’en 1836, époque à laquelle le comte Protasov, devenu ober-procouror, donna un vigoureux coup de barre à droite, et obligea les théologiens russes à revenir à l’orthodoxie catholicisante des Confessions de foi du xvn" siècle. De nouveaux manuels furent rédigés, et Philarète de Moscou, lui-même, dut changer pour la troisième fois son catéchisme : ce qui faisait dire à J. Tourgueniev, ancien chef du bureau des affaires ecclésiastiques : « J’ai une maigre conOance en nos ecclésiastiques ; ils changent les catéchismes, quand changent les ministres et les hauts-procureurs. »

Sous le gouvernement du Saint-Synode, le clergé russe a été un peu plus instruit que dans les périodes précédentes. Il y a eu des séminaires et même, au xix’siècle, jusqu’à quatre Instituts d’enseignement supérieur : les Académies ecclésiastiques de Pétersbourg, de Moscou, de Kiev et de Kazan, qui publiaient des revues savantes et des travaux remarquables. Mais les familles cléricales formaient une caste à part, séparée du reste de la nation, et les fils de popes faisaient obligatoirement leurs études dans des écoles spéciales : écoles primaires cléricales, séminaires ou académies, sans que pour cela ils se destinassent nécessairement au service de l’autel ; ce qui nuisait beaucoup à la formation religieuse des vrais candidats au sacerdoce. Aussi l’esprit de ces établissements laissait-il souvent à désirer. En 190.5, lorsque souflla un peu le vent de la liberté, les séminaires et les académies furent le théâtre de véritables scènes révolutionnaires. Cf. E. Goudal, La révolution dans les séminaires russes, dans les Echos d’Orient, t. X (1907), p. 321-32g, t. XI (1908), p. 4’50. Le mariage pour le bas clergé, appelé clergé blanc, était devenu obligatoire par la force de la coutume et des institutions. Parle fait même, l’accès à l’épiscopat lui était interdit. Celui-ci était réservé aux membres du clergé noir, c’est-à-dire aux moines. De là une rivalité sourde entre les deux groupes, qui n’a pas peu contribué au désarroi dans lequel se débat l’Eglise russe, depuis l’avènement du gouvernement des Soviets. Par ailleurs, la situation matérielle du clergé rural était misérable, sauf en quelques districts. Le pope, devant pourvoir à sa subsistance et à celle de sa famille, était obligé de vivre du travail de ses mains. Il avait tendance à tirer le plus d’argent possible de l’exercice de son ministère. Cela ne favorisait ni l’étude de la science sacrée, ni la prédication, ni l’influence morale sur le peuple.

Il n’y a pas de pays où le clergé ait été plus avili et plus méprisé qu’en Russie. Le haut clergé était suffisamment doté ; mais il manquait totalement d’indépendance. Les évoques passaient le plus clair de leur temps à des travaux de bureaucratie, et ne pouvaient prendre contact ni avec leur clergé ni avec la population. Transférés continuellement d’un siège à un autre, traités comme des fonctionnaires, ils étaient les instruments dociles des volontés du souverain. Lorsque Catherine II, en 1763, confisqua les biens du clergé et des monastères, Arsène Matséiévitch, évêque de Rostov, fut le seul à élever une protestation. Il paya son audace de son siège, et fut enfermé dans une forteresse jusqu’à sa mort.

Le monachisme n’a pas eu à se féliciter du régime synodal. Au xvm siècle, le nombre des monastères et des moines fut réduit, et une partie de leurs biens confisquée. Aux termes du Règlement ecclésiastique,

les hommes ne pouvaient faire profession qu’à l’âge de trente ans, et les femmes à cinquante ans. Aussi arrivait-il que le nombre des novices dépassât celui des profès. D’après la statistique officielle de 1910, on comptait Ô20 monastères d’hommes peuplés par 9.317 profès et 8. 266 novices ; 300 couvents de femmes avec 12.652 professes et 40.275 novices. Les monastères russes n’avaient pas, en général, bonne réputation, et on parlait constamment de les réformer. Les innovations tant civiles que religieuses de Pierre-le-Grand eurent pour effet d’affermir les ruscolniks dans leur opposition à la correction des livres liturgiques opérée par Nicon et de donner naissance à des sectes nouvelles. Le réformateur fut généralement considéré comme l’Antéchrist par l’ensemble des sectaires. Le rascol, issu de la réforme liturgique, se divisa bientôt en deux branches principales : la jwpovchtchina et la bezpo povchichina, suivant que les schismatiques gardèrent ou rejetèrent le sacerdoce. Les popovtsy constituent la partie la plus saine du rascol. Avec les vieux rites, ils ont gardé tous les sacrements. Longtemps privés d’évêques, ils durent se contenter des prêtres transfuges de l’orthodoxie officielle ; mais en 1846, ils réussirent à se donner une hiérarchie par l’intermédiaire d’Ambroise, métropolite de Rosnie, déposé par le patriarche de Constantinople. C’est ce qu’on a appelé la hiérarchie de Biélokrinitsa. Quant aux bezpopovtsr, il se sont divisés en une foule de sectes, et quelques-uns sont tombés dans des extravagances incroyables. La secte des Théodosiens est allée jusqu’à rejeter le mariage ; d’où le nom de bezbratchmki, qu’on leur a donné. Les Stranniki ou Errants considèrent la société actuelle comme étant sous la domination complète du diable, et rompent tout commerce avec elle. Les Pomortsy ou habitants du littoral sont un peu moins rigides : ils consentaient à prier pour le tsar. Des sacrements, l’ensemble des bezpopovtsy a tout juste retenu le baptême. A côté des partisans des vieux rites ou starovières (= vieux croyants), qu’ils soient popovtsy ou bezpopovtsy, ont surgi d’autres sectes encore plus bizarres, qui n’ont rien à voir avec les querelles rituelles. On en distingue deux groupes : le groupe des sectes mystiques, livrées à toutes les aberrations de l’imagination et du sentiment, et le groupe des sfctes rationalistes, qui rejettent non seulement les sacrements et les rites extérieurs, mais encore la plupart des dogmes chrétiens. Nommons, parmi les premières, la secte des Khlysty (flagellants), appelles aussi lioudi Bogii (hommes de Dieu), qui croient que Dieu s’incarne de temps en temps dans un homme : c’est ainsi qu’il s’était incarné dernièrement dans le fameux Jean de Kronstadt : d’où la nouvelle secte des Joannites. Ci. Echos d’Orient, t. XVl(1913), p. 57-60 ; les skoptsy ou eunuques, qui se mutilent pour se délivrer des tentations de la chair ; les skakouny ou sauteurs, aux pratiques obscènes. Parmi les sectes rationalistes, les doukhovortsy ou lutteurs de l’esprit, se livrent à l’inspiration intérieure, et lui donnent le pas sur la Bible ; les Molokanes ou buveurs de lait accordent la première place au livre sacré. Les Stundistes sont apparentés aux anabaptistes protestants. Les subbotniki ou sabbatistes observent le samedi au lieu du dimanche, et attendent le Messie. C’est une secte judaïsnnte. L’ère de l’éclosion des sectes est toujours ouverte. En 1912, il en naissait une parmi les moines russes de l’Athos, celle des anomatolâtres, qui identifiaient le nom de Jésus avec Jésus lui-même, et par suite avec la divinité. Pour communier, il suffisait d’avaler un bout de papier sur lequel était écrit le nom du Sauveur. Qui nous dira les nouvelles inventions de l’imagination russe, depuis la révolution de 19 1 7 ? 13(39

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Contre tous ces sectaires, l’orthodoxie officielle avait fort à faire. Pour les réduire, l’Eglise et l’Etat ont tour à tour employé la manière forte et la manière douce, mais surtout la manière forte. Sur la un du xviii" siècle, on arriva à un compromis avec les popevtsy. On leur permit de garder les vieux livres et les rites, à condition qu’ils reconnaîtraient l’autorité du Saint-Synode. L’Eglise russe eut ainsi ses l’uiutes, appelés Edinoviertsr (unis dans la foi). Mais, considérée et traitée en fait comme une orthodoxie de seconde zone, l’édinoviérié n’a pas prospéré, et le nombre de ses adhérents est resté insigniliant. Une bonne partie de l’activité de ce que les Russes appelaient la mission intérieure s’est dépensée à ramener lesrascolniks au giron de l’Eglise officielle. Malgré ces efforts, le nombre des sectaires restait considérable. On l’évaluait à quinze ou vingt millions, en 1914. La mission intérieure s’occupait également de convertir les Uniates catholiques, les Protestants, les Juifs, les Musulmans et les autres populations infidèles de l’empire. Nous dirons plus loin un mot du résultat de cet apostolat. Quant aux missions hors des possessions russes, elles se réduisaient à peu de chose. Une mission de Chine, fondée en 1^15, comptait 63a prosélytes indigènes, en 1906. Elle en avait, paralt-il, 3. 812, en 1912. Une mission en Corée, datant de 1897, n’avait pas encore fourni de statistique. Seule, la mission du Japon, fondée en 1858, donnait des résultats relativement consolants, puisqu’on arrivait à un total de 33.ooo fidèles en 191 2. Quant à la mission de l’Alaska, du Canada et des Etats-Unis, dont les origines remontent à la lia du xvme siècle, elle comptait plus de 200.000 fidèles en 1911, répartis entre les trois diocèses d’Alaska, d’Aléoutet de Brooklyn. Mais ce chiffre ne doit pas faire illusion. La majorité des fidèles étaient des émigrants : Russes, Galiciens, Hongrois, Serbes, Bukoviniens, Grecs, Syriens, Albanais. La population indigène convertie n’atteignait pas 10.000 âmes.

Au début du xvnie siècle, deux tentatives d’union furent amorcées, l’une avec la secte anglicane des Non-Jureurs (1716-1723), l’autre avec les théologiens parisiens de la Sor bonne (171 7- 1 747)- Elles n’aboutirent ni l’une ni l’autre. Cf. L. Petit, Entre Anglicans et Orthodoxes, au début du XVI lh siècle, dans les Echos d’Orient, t. VIII (1905), p. 321-328 ; Pibrung, La Sorbonne et la Russie ( 1 7 1 7-1 7^7). Paris, 1882. Des pourparlers unionistes intermittents ont eu lieu depuis 1 863, et jusqu’à la veille de la grande guerre, avec les Episcopaliens d’Angleterre, sans résultat appréciable. Plus suivis et plus sérieux ont été les échanges de vues avec les Vieux-Catholiques de Suisse et d’Allemagne, à partir de 1 874-1 875, ei surtout depuis 1893, date à laquelle fut instituée une Commission spéciale de l’union auprès du Saint-Synode. Les théologiens russes avaient commencé à capituler sur la question de la procession du Saint-Esprit, qui était rangée parmi les théologoumènes, c’est-à-dire parmi les opinions théologiques librement débattues.

Un puissant mouvement de réforme éclata, en 190Ï, au sein de l’Eglise russe, lorsqu’un semblant de liberté fut accordé par le tsar. La presse ecclésiastique réclama la convocation d’un grand concile national et le rétablissement du patriarcat. Le régime synodal, établi par Pierre-le-Grand, fut l’objet des critiques les plus acerbes. La Russie religieuse fit sa confession publique, et la fil avec beaucoup de franchise. Malheureusement, ce bel élan fut bientôt durement comprimé, et l’on retomba sous la férule du césaropapisme. Voir les documents pour la préparalion du concile projeté, analysés par A. Palmieri, dans son ouvrage : La Chiesa misa, le sue odierne

condiiionie il suo r.formismo doltrinale, Florence,

I yi’8.

A la veille de la guerre de 1914, l’Eglise officielle de l’empire russe était divisée en G3 éparchies ou diocèses, sans compter l’exarchat de Géorgie. Au point de vue de la juridiction, tous les évoques étaient égaux, et le titre de métropolite, donné aux titulaires de Kiev, de Moscou et de Pétersbourg, ainsi que le titre d’archevêque, décerné à certains autres, étaient purement honorifiques. On comptait 45.ooo prêtres, 2.400 archiprêtres, 15.ooo diacres, 44.ooo psaltes ou chantres, pour 60.000 églises ou chapelles et une population d’environ go millions de fidèles. Il y avait 58 séminaires avec ao.500 élèves (se rappeler que tous les séminaristes ne se destinaient pas au sacerdoce). Les quatre académies ecclésiastiques réunissaient un total de 860 étudiants.

Avec la chute du tsarisme et l’avènement des Soviets, a commencé pour l’Eglise russe une nouvelle période de son histoire. Nous en parlerons dans le dernier paragraphe de cet article. Du peu que nous venons de dire, il ressort que le christianisme russe est marqué d’une double tare, qui souligne son infériorité au regard du christianisme intégral incarné dans l’Eglise catholique, à savoir le nationalisme et le formalisme rituel. L’Eglise russe a toujours été étroitement assujettie à l’Etat, et n’a jamais joui d’une véritable indépendance. Le césaropapisme n’a pas commencé seulement avec Pierre le Grand. Celuici n’a fait que le pousser à ses dernières limites. Sous les anciens kniazes et les premiers tsars, l’Eglise n’était guère plus libre. Le pouvoir du souverain, disent les canonistes russes, s’étendait généralement à toutes les manifestations de la vie ecclésiastique : création des diocèses, changement des sièges épiscopaux, institution de fêtes nouvelles et canonisation des saints, réforme du clergé et des monastères, nomination des métropolites à partir de 1 461, convocation des synodes nationaux et réglementation de leurs délibérations, promulgation de leurs décrets ; rien n’échappait à leur autorité et à leur contrôle. L’institution du patriarcat, faite par la volonté du tsar, ne modifia pas essentiellement les rapports entre les deux pouvoirs, et lorsque Nicon voulut proclamer la supériorité du sacerdoce sur l’empire, il ne tarda pas à être brisé par l’autocrate. Cette sujétion à l’Etat a fait de l’Eglise russe une institution strictement nationale, et lui a enlevé ce que nos théologiens appellent la catholicité de droit, c’est-à-dire l’aptitude à l’universalité, fondement de la catholicité de fait. Les Byzantins, ses éducateurs, lui ont imprimé un autre caractère : celui d’un attachement excessif et puéril aux formes accessoires, variables et en elles-mêmes indifférentes du culte et du cérémonial liturgique. « L’Eglise, dit Lbroy-Bbaulibu, est captive de la tradition, prisonnière de l’antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l’immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d’abandonner officiellement ce qu’elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfants s’en trouverait offensée. » La Religion en Russie, dans la Revue des Deux-Mondes. 15 août 1887, p. 8618C2. Le rascol est né de cet état d’esprit. Veut-on savoir les graves causes de dissension entre les Starovières et l’Eglise officielle, causes qui alimentent une polémique sans fin entre les deux partis depuis le xvne siècle, et ont donné naissance à une infinité d’ouvrages, de dissertations, de manuels de controverse ? Les voici : Contre les Niconiens, les Vieux-Croyants soutiennent : 1371

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i « Que l’article du symbole de Nicée-Constantinople relatif au Saint-Esprit est ainsi conçu : « Et in Spiritum Sanctum vbkitm et vivificantem Dominum ». Nicon a supprimé l’adjectif verum, qui se trouvait dans les vieilles éditions russes ;

a* Qu’à la messe, il ne faut que doubler, et non pas tripler l’Alleluia ; puis ajouter : « Gloire à vous, ô Dieu » ;

3° Que dans les processions liturgiques, il faut marcher selon le cours du soleil, et non pas dans le sens contraire ;

4° Que le signe de la croix doit être formé avec deux doigts, et non avec trois (Un des points capitaux de la controverse) ;

5° Que seule la croix à huit branches doit être vénérée ;

6° Que le nom du Sauveur doit être écrit et prononcé Issus, et non pas lissus ;

7° Que seules les vieilles icônes, ou leurs reproductions, doivent être objet de culte ;

8" Que l’invocation à Jésus est formulée en ces termes : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de nous », et non pas : « Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, ayez pitié de nous ;

9° Qu’il faut offrir à la messe, non pas sept, mais cinq prospliores ou /l’pt’Sti (— parcelles détachées du pain d’autel dans le rit byzantin] ;

io* Qu’il ne faut se raser ni les lèvres ni le menton, ni user de café ou de tabac ;

no Que pour les ollices liturgiques il faut suivre les anciens livres russes, et se garder des innovations grecques.

Sans doute, en ces derniers temps, les partisans des vieux rites ont élevé contre l’Eglise officielle des griefs à portée dogmatique : ils lui ont reproché de rejeter la doctrine de la conception immaculée delà Mère de Dieu, consignée dans les livres antérieurs à Nicon, et surtout son servilisme à l’égard de l’Etat ; mais les vraies causes du schisme sont celles que nous venons d’indiquer.

Au formalisme rituel s’est ajouté, surtout pendant la période synodale, ce qu’on peut appeler le culte de la façade. On remarque, durant cette époque, un vrai souci de faire bonne figure à l’extérieur, surtout eu face de l’Eglise catholique, et de dissimuler aux yeux des étrangers les plaies secrètes de l’Eglise officielle. « Nulle part ailleurs, a écrit Vladimir Soloviep, L’Idée russe, p. 35, le décor extérieur ne joue un si grand rôle dans les choses religieuses ; nulle part ailleurs, on ne court plus après lesupparences ; nulle partailleurs, la dévotion n’aun caractère plus hypocrite, ou du moins plus irréfléchi que dans l’Eglise russe. » Le gouvernement autocratique veillait soigneusement aux relations des prélats russes avec les étrangers, pour éviter des contidences indiscrètes. Lorsque William Palmer visita la Russie en 1840-184 i, il ne put jamais entretenir seul à seul le métropolite Philarète de Moscou.

II. L’orthodoxie russe et l’orthodoxie grecque. — D’après la théorie de la dogmatique « orthodoxe », il devrait y avoir unité de doctrine entre les diverses Eglises autocéphales, et l’on a généralement cru, en Occident, qu’il en était ainsi. Mais quand on y regarde d’un peu près, on s’aperçoit qu’entre l’Eglise grecque proprement dite (celle du Phanar, de Grèce et des patriarcats orientaux) et l’Eglise russe, il existe de sérieuses divergences dogmatiques, si bien qu’on se demande pourquoi elles ne se sont point officiellement séparées et mutuellement anathématisées. Déjà nous avons vu qu’après la prise de Constantinople par les Turcs, les

Grecs étaient devenus, aux yeux des Russes, suspects d’hérésie et traités comme tels. Au xvu’siècle, ils réussirent sans doute à rétablir en Moscovie leur réputation d’orthodoxie ; mais dans la Russie méridionale, il n’en fut pas tout à fait de même. On en trouve la preuve dans l’attitude de Pierre Moghila et des théologiens de Kiev à l’égard des corrections doctrinales opérées par le Grec Mélèce Syrigos dans la Confession de foi de l’Eglise orientale. Dans la rédaction primitive de ce catéchisme, dû à la plume de Moghila lui-même, la doctrine catholique sur la forme de l’Eucharistie et l’existence d’un état intermédiaire entre le ciel et l’enfer était clairement enseignée. Syrigos biffa tout cela, et introduisit, à la place, l’opinion de Marc d’Ephèse sur l’épiclèse et la négation radicale du purgatoire, quitte à enseigner la délivrance de certains damnés par les prières de l’Eglise. Moghila et les siens ne trouvèrent pas ces corrections de leur goût, même après que les quatre patriarches d’Orient les eurent sanctionnées de leur autorité (1643). Ils laissèrent là la Confession orthodoxe de l’Eglise orientale, qui pour eux ne représentait pas du tout l’orthodoxie, et ils continuèrent à enseigner la doctrine catholique sur les points indiqués. Moghila rédigea un nouveau catéchisme plus court que le premier, publié en 1645, où il maintient, contre la Confession orthodoxe, que la transsubstantiation s’opère par les seules paroles du Seigneur. Comme nous l’avons vu plus haut, les anathèines du concile moscovite de 1690, qui était d’inspiration grecque, ne réussirent pas à imposer silence aux Kiéviens.

Les Moscovites se montrèrent plus dociles, lors du grand concile de Moscou de 1666-1667. Les Grecs leur ayant fait des reproches sur la rebaptisation des Latins, officiellement sanctionnée par le concile de Moscou de 1620, ils renoncèrent à cette pratique, tout en continuant à rebaptiser les Protestants. En 1718, Pierre le Grand, qui avait un faible pour ce.-, derniers, soumit leur cas au patriarche œcuménique Jérémie III, qui proscrivit la rebaptisation. Les Russes obéirent encore, et l’unité sur ce point important de la validité du baptême administré par infusion et par des hétérodoxes semblait établie entre les deux fractions principales de l’Orthodoxie orientale. Mais l’accord ne dura pas longtemps. En juillet 1755, le patriarche œcuménique Cyrille V, voulant arrêter les progrès de la propagande catholique en Syrie, décréta brusquement dans un synode, auquel assistèrent les patriarches d’Alexandrie et de Jérusalem, la rebaptisation des Latins, des Protestants, et même des Arméniens. Quoique non revêtu de toutes les formalités canoniques, le décret a cependant, depuis cette époque, gardé force de loi dans les autocéphalies de langue grecque. On n’y déroge qu’en de rares occasions, par exemple, lorsqu’une princesse, comme Sophie de Hohenzollern en 1891, refuse de se prêter à la cérémonie de l’immersion totale. Les Russes, eux, sont restés fidoles à l’orthodoxie grecque première manière. Ils n’ont plus rebaptisé du tout. En 1724, Théophane Procopovitch publiait un opuscule en langue slavonne, intitulé : Véritable justification des chrétiens orthodoxes baptisés dans le Christ par le baptême d’infusion, pour démontrer contre les rascolniks la validité du baptême selon le mode latin. Une traduction latine de cette dissertation parut à Moscou, en 1779. Entre temps, en 1757, juste deux ans après le décret de Cyrille V, le Saint-Synode dirigeant avait adopté le rituel de Pierre Moghila pour la réception des Latins dans l’Eglise orthodoxe : non seulement on ne les rebaptisait pas, mais, contrairement à la pratique grecque officiellement 1373

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arrêtée au synode constanlinopolitain de i/(8.’i, on ne les reconflrinait pas non plus, s’ils l’avaient été auparavant par leurs évéques. Cette pratique est restée en usage Jusqu’à nos jours. Les deux Kgtises russe et grecque ne pouvaient se contredire plus ouvertement. Plusieurs théologiens russes ont affecté de ne voir là qu’une divergence rituelle. Puilarète île Moscou en jugeait autrement, et avec raison. Faisant allusion au cas de l’Anglican William Palmer, qui nourrissait le dessein d’entrer dans « l’Orthodoxie », mais qui refusa de faire le pas décisif, précisément à cause de ce désaccord entre Grecs et Russes sur la validité du baptême par infusion, il écrivait à A. N. Mouraviev : « La lettre de l’excellent diacre Palmer m’a rempli de tristesse. Les jugements des Orientaux sur le baptême contiennent des germes de schisme… L’Eglise grecque accuse l’Eglise russe de recevoir comme v ilidement baptisés ceux qu’elle-même ne reconnaît pas comme tels. En d’autres termes, l’Eglise grecque admet la faillibilité de l’Eglise russe dans une question de la plus haute importance. Par conséquent, il n’y a pas d’unité ecclésiastique entre elles. Que l’une ne se croie pas obligée de tenir compte de ce que fait l’autre, voilà qui n’est pas de l’unité, mais de Péloignement. » Pisrna Philareta ke A. ff. M. (Lettres de Philarète à A. 2V. Mouraviev), Kiev, 1869, p. 368. Quant à Palmer, on sait qu’il linit par se faire catholique. Il disait plaisamment, à cette occasion, qu’un voyage à Pétersbourg tenait lieu de baptême à Conslantinople, et se moquait d’une Eglise qui « parlait comme un ventriloque, sans voir grand mal à tourmenter les particuliers par ses deux voix discordantes ». Cf. S. Tyszkikvvicz. Un épisode du mouvement d Oxford : La mission de William Palmer, dans les Etudes du 20 juillet 1913, t. CXXXVI, p. 300 sq.

Eu ce même xvm* siècle, pendant qu’ils raisonnaient si bien sur la validité du baptême et de la coniirmalion des Latins, les théologiens russes, avec l’approbation du Saint Synode, professaient les thèses luthériennes : 1° sur l’Ecriture, source unique de la Révélation et seule règle de foi ; a° sur la noninspiration des livres deutérocanomiques de l’Ancien Testament ; 3" sur la justilication par la foi seule ; 4* sur la négation du caractère sacramentel, de la peine temporelle due au péché pardonné, et d’un état intermédiaire entre le ciel et l’enfer. Comme nous l’avons dit, cet enseignement officiel persista jusqu’en 1836. Quelle fut l’attitude de l’Eglise grecque devantees audacieuses innovations, condamnées comme des hérésies au xvn* siècle par plusieurs conciles, et notamment par la Confession de Dosithée, promulguée au concile de Jérusalem de 1672 ? Les connut-elle seulement ? Toujours est-il qu’elle garda le silence le plus complet, et plusieurs des erreurs signalées se sont glissées, sous l’influence de la théologie russe, dans les ouvrages des théologiens grecs de la fin du xixe siècle et du commencement du xx".

Veut-on un exemple typique de la désinvolture avec laquelle l’Eglise russe a traité la foi grecque ? En "723, les patriarches orientaux envoyèrent au Synode russe la Confession de foi de Dosithée, et la lui recommandèrent comme l’expression de l’orthodoxie, Wi’.-ni Tr, i.i ?9’Az-iy.i à laquelle il fallait s’en tenir dans les négociations unionistes avec la secte anglicane des Non-jureurs. Depuis ce temps, la Confessionde Dosithéeaété connue en Russie sous le nom de Lettre des Patriarches. Mais qu’en fit-on, alors ? On la remisa ponr un siècle, car elle contredisait ouvertement les thèses protestantes de Procopovitch. Ce ne fut qu’en 1838 que, conformément à la réfor me dogmatique inauguré ::par l’Oher-procouror Protasov, on en publia à Pétersbourg une traduction russe, à l’usage des étudiants des séminaires et des académies ecclésiastiques. Mais ce n’était pas impunément qu’on avait feuilleté pendant près d’un siècle les manuels de théologie luthérienne. Malgré l’ordre de Protasov de reprendre l’orthodoxie du xvne siècle, Philarète de Moscou, chargé d’éditer l’œuvre de Dosithée, y trouva des enseignements inconciliables avec l’orthodoxie et la pratique, russes de l’époque, et il fit hardiment des coupures. Au chapitre xiv, il supprima comme inutile une explication sur les effets du péché originel. Au chapitre xvi, Dosithée affirmait que le baptême imprime un caractère inetfaçable, tout comme le sacerdoce. Philarète sauta les mots : tout comme le sacerdoce. C’était nier, par le fait même, le caractère indélébile du sacrement de l’ordre ; car on avait pris l’habitude en Russie de réduire à l’état laïque les prêtres dégradés, ou ceux qui demandaient à retourner dans la vie séculière, et on les considérait comme étant réellement dépouillés du sacerdoce. Au chapitre xvii, le terme d’accident, en parlant des espèces eucharistiques, était remplacé par celui d’apparence, de forme extérieure. Au chapitre xviii, on lisait dans Dosithée : « Les fruits de pénitence consistent à répandre des larmes, à faire de longues prières accompagnées de génuflexions, à s’affliger par des veilles, à soulager les pauvres, etc… et c’est à bon droit que l’Eglise catholique a, dès les premiers siècles, donné à ces exercices le nom de satisfaction, <i. xai

IxeBSlXotiwiV xaXBi h xocSoMxr, Exxj.rijioc. ôat’à.pyfiç, ùvc’/iULït ».

Les Russes avaient appris chez les Luthériens qu’il n’existe qu’une satisfaction : celle de Jésus-Christ. Philarète changea la phrase de Dosithée en celleci : Ce que, dès l’origine, l’Eglise catholique reconnaît être agréable à Dieu. Dans le même chapitre, le théologien grec affirmait que les âmes de ceux qui meurent après s’être repentis, mais sans avoir pu satisfaire pour leurs péchés, ont conscience qu’elles seront délivrées un jour de l’enfer, et que cette délivrance s’opère par la miséricorde de Dieu et les prières de l’Eglise. Au lieu de délivrance, Philarète, dans sa traduction, parle seulement de soulagement, obleghtchénié. A la première demande : Si tous les chrétiens indistinctement doivent lire l’Ecriture sainte, Dosithée répond catégoriquement : Non. Philarète supprime ce non et une autre phrase capitale, ne retenant queeequi lui plaît. La troisième demande et la réponse, où Dosithée enseigne clairement l’inspiration des deutérocanoniques de l’Ancien Testament, conformément à la tradition de l’Eglise catholique, sont omises entièrement par le théologien russe. On sait, en effet, que l’Eglise russe rejette olficiellement, depuis le xvnr 3 siècle, l’inspiration de ces livres. Le Saint-Synode ne se contenta pas de prendre à son compte et de publier la traduction de Philarète. En 1840, il Ut éditer le texte grec original avec les mêmes suppressions’. Ainsi on rendait aux Grecs la pareille : Au xvue siècle, ceuxci avaient corrigé un catéchisme russe par la plume deMélèce Syrigos ; au xix", les Russes corrigeaient une profession de foi grecque par la main de Philarète.

Il y aurait à relever plusieurs autres divergences

1. Au chapitre xviii, les mots : v.xu.i Ixavonotr^iv, etc., sont supprimés purement et simplement, et ne sont pas remplacés par l’interpolation qui se lit dans la traduction russe. De même, les termes ccnctXXayrl, VvjOipoîaBxi, sont maintenus, tandis que dans la traduction il y a aoulagrment, soulager. A la réponse sur la lecture de l’Ecriture sainte, la négation où n’est pas supprimée. 1375

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dogmatiques entre les Grecs et les Russes, sans parler des divergences rituelles et disciplinaires. Mais on ne peut tout dire dans un article. Contentons-nous de signaler la reconlirmation des apostats, pratiquée par l’Eglise grecque et ignorée de l’Eglise russe ; l’administration de l’extrême-onction aux bien portants, admise dans la première et prohibée par la seconde ; l’onction des tsars, considérée par les théologiens russes comme un degré supérieur du sacrement de confirmation, et par les Grecs comme un simple sacramental.Quen’ont pas écrit les Grecs contre les Latins, à cause de l’addition au symbole du mot Filioque, abstraction faite de la doctrine qu’il exprime ? Cependant les Russes tolèrent chez leurs Uniales ou Edinoviertsy l’addition au même symbole de l’adjectif verum. Qu’en dirait Marc d’Ephèse, lui qui pendant quatorze sessions du concile de Florence batailla contre le simple fait matériel d’une addition quelconque ?

III. L’Eglise russe comparée â l’Eglise catholique. — Nous n’avons pas à raconter ici les relations de l’Eglise russe avec l’Eglise romaine à travers les siècles. L’histoire de ces relations a été excellement écrite par le P. Pierling dans les cinq volumes qu’il a publiés sous le titre général : La Russie et le Saint-Siège, Paris, 18961912, et par son continuateur, le P. Boudou : Le Saint-Siège et la Russie : leurs relations diplomatiques au xixe siècle (1814-1883), 2 vol., Paris, 1922-1923. D’ailleurs, peut-on parler réellement de relations de l’Eglise russe avec n’importe quelle autre Eglise ? Les rapports, les pourparlers avec les Etals ou les Eglises, ont été entretenus non par l’Eglise russe elle-même, mais par le gouvernement russe, qui s’est toujours substitué à elle pour les relations avec l’étranger. Notre intention, dans ce paragraphe, est d’établir un court parallèle entre l’Eglise catholique et l’Eglise russe, du point de vue des notes de la véritable Eglise. On ne peut nier, en elTet, que de toutes les Eglises dissidentes d’Orient ou d’Occident, l’Eglise russe, telle qu’elle était constituée avant les récents événements, se présentât comme la principale rivale de l’Eglise catholique. Mais il nous faut auparavant tirer au clair une question préjudicielle : L’Eglise russe est-elle séparée officiellement de l’Eglise catholique ? Est-elle vraiment schismatique ?

Certains écrivains catholiques du dernier siècle ont cru pouvoir répondre négativement à la question. Le P. Gagabin favorisait cette thèse dans sa brochure : La Russie sera-t-elle catholique ? Paris, 1856. Lacordairh a écrit : « La Russie est catholique à son insu : elle n’est pas et n’a jamais été schismatique de son gré, comme il en a été de l’Eglise d’Orient (entendez : l’Eglise grecque proprement dite) ». Cf. Revue des Eglises unies d’Orient, t. III, Paris, 1885, p. 462. En parlant ainsi, le grand orateur se faisait l’écho du Russe Kirhibvskii, qui publia à Paris, en 1859, une brochure intitulée : « La Russie est-elle schismatique ? Aux hommes de bonne foi par un Russe orthodoxe ». L’exil, que lui attira cette publication de la part du gouvernementrusse, dut éclairer Kireievskii sur la faiblesse de sa thèse. 1. Vladimir Solovirf a paru la reprendre à son compte, lorsqu’il a écrit :

« La Russie n’est pas formellement et régulièrement

séparée de l’Eglise catholique : elle se trouve, sous ce rapport, dans un état indécis et anormal.

1 La me me thèse a été soutenue, par rapport ù l’Eglise prôco-ruise en général par Pitzipios, L’Église orientale, Puris, 1855 ; par Van CalORN, La question religieuse chez les Crect, dans la lïevue Bénédictine, t. VIII (1891), p. 121.

éminemment favorable à l’œuvre de la réunion. » Article publié dans F univers, 18 septembre 1888. Mais il dissipait l’équivoque qui se cachait sous ces lignes, en disant dans son tract l’Idée russe, Paris, 1888 : « L’institution officielle qui est représentée par notre école théologique, et qui maintient à tout prix son caractère particulariste et exclusif, n’est pas, certes, une partie vivante de la vraie Eglise universelle fondée par le Christ. Une Eglise qui fait partie d’un Etat, d’un royaume de ce monde, a abdiqué sa mission, et devra partager la destinée de tous les royaumes de ce monde. » C’est qu’en effet, il ne faut pas confondre la Russie, ou le peuple russe pris dans son ensemble, avec l’Eglise russe. La masse du peuple russea pu n’adhérer au schisme que matériellement, sans commettre le péché de schisme ; ma. s l’Eglise russe, prise comme société religieuse ayant son organisation et sa hiérarchie particulière, vivant séparée de l’Eglise catholique et de son chef, enseignant officiellement et faisant enseigner une série de doctrines formellement condamnées comme des hérésies par l’Eglise catholique, mérite non seulement l’épithète de schismatique, mais aussi celle d’hérétique. Car qu’est-ce qu’une Église schismatique, sinon celle qui mène une vie séparée de l’Eglise catholique et rejette la juridiction du Pontife romain ? Qu’est-ce qu’une Eglise hérétique, sinon celle où l’on enseigne des hérésies ? Prétendre, comme on l’a fait, que l’Eglise russe n’a pas rompu formellement l’union de Florence, souscrite en son nom par le métropolite Isidore de Kiev, c’est ignorer totalement l’histoire de cette Eglise. t

L’union de Florence n’a pas été rompue par l’Eglise moscovite, pour la bonne raison que cette union n’ajamais été reçue dans les possessions des grands kniazes de Moscou. Avant comme après Florence et jusqu’en 1667, les Moscovites ont rebaptisé les catholiques qui voulaient faire partie de leur Eglise. Après cette date et depuis que la métropole de Kiev, où l’union fut acceptée pendant quelque temps, a été incorporée à l’Eglise russe, les catholiques entrant dans le bercail du Saint-Synode n’ont plus été rebaptisés, mais on a exigé d’eux une profession de foi détaillée et une abjuration explicite des erreurs romaines. Le cérémonial actuellement en usage pour la réception des catholiques commence par ces mots : « Veux-tu renoncer aux erreurs et aux faussetés de la confession latine romaine ? » Parmi ces erreurs et faussetés, sont signalées explicitement la procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils, la primauté et l’infaillibilité du pape. Voir ce cérémonial dans A. von Maltzrw, Die Sakramentc der orih, -katholischen Kirche des Morgenlandes, Berlin, 1898, et L. Pktit, L’entrée des Catholiques dans l’Eglise orthodoxe, dans les Echos d’Orient, t. II (1899), p. 1 36- 137.

Pour démontrer que l’Eglise russe n’est pas la véritable Eglise, il suffit de la comparer à l’Eglise catholique sous le quadruple rapport de l’unité, de la sainteté, de la catholicité et de 1 apostolicité. Comme Jésus-Christ n’a fondé qu’une seule Eglise et que, parmi les Eglises dissidentes, l’église russe a été jusqu’à ces dernières années celle qui faisait meilleure figure en face de l’Eglise catholique, si nous établissons que celle-ci l’emporte incomparablement sur celle-là sous les quatre points de vue indiqués, il sera clair que l’Eglise russe est à ranger parmi les Eglises fausses, qui ne peuvent revendiquer légitimement Jésus-Christ pour fondateur.

i° L’unité. — Pour montrer que l’Eglise russe ne possède pas la note d’unilé, on trouve dans certains manuels d’apologétique catholique un argument qui 137 ;

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ne porte pas. En voici la formule : « Il y a dans l’Eglise russe d- nombreuses sectes, qui ne s’entendent pas entre elles sar plusieurs points de doctrine. Donc cette Eglise ne possède pas l’unité de foi. » L’argument ne prouve pas, car les sectes russes ne font pas davantage p : irtie de l’Eglise russe officielle, telle qu’elle existait sous le régime des tsars et c’est de celle-là qu’il s’agit — que les multiples sectes protestantes n’appartiennent à l’Kglise catholique. Un théologien moscovite pourrait rétorquer l’argument en ces termes : « De multiples sectes désignées sous le nom général de protestantisme sont nées, depuis le xvi s.ècle, au sein du catholicisme occidental et ont détaché de l’Eglise oflicielle, gouvernée par l'évêque de Home, un nombre considérable de fidèles. Donc l’Eglise catholique ne possède pas la note d’unité, t Certains des nôtres corroborent ce premier trait en ajoutant que plusieurs ecclésiastiques russes ou grecs, parmi les plus instruits, sont imbus de protestantisme ou de raliona lisme. Mais ces ecclésiastiques sont aussi impuissants à dépouiller leur Eglise de la note d’unité, que le sont tels de nos modernistes occidentaux à en priver l’Eglise catholique. H y a mieux que cela à faire valoir contre l’unité doctrinale de l’Eglise russe. Tout d’abord, cette Eglise est en désaccord sur plusieurs points dogmatiques avec l’Eglise grecque proprement lite, comme nous l’avons suffisamment établi dans le second paragraphe de cet article. De plus, cette Eglise, par les manifestations officielles de sa croyance, et non pas seulement p.ir la voix de ses théologiens considérés comme docteurs privés, s’est donné à elle-même plus d’un démenti doctrinal, au cours de son histoire ; en d’autres termes, elle a varié dans sa foi. Donnons quelques exemples :

I » Le concile de Moscou de 1620 prescrit de rebaptiser les Latins et les Protestants ; celui de 1666-1667 reconnaît la validité du baptême des Latins catholiques, mais non leur confirmation, ni le baptême des Protestants. En 1718, on cesse de rebaptiser les Protestants, et en 1737, de reconlirmer les apostats tombés dans l’infidélité : ce qu’on pratiquait auparavant ; 2 Jusqu'à la un du xvne siècle, c’est-à-dire

: us qu’au concile de Moscou de 1690, les Russes méridionaux, tout comme les Moscovites, enseignaient

comme une doctrine de foi, consignée expressément dans les catéchismes, les manuels de théologie, les livres liturgiques (même ceux que corrigea Nicon) et approuvée par plusieurs conciles et plusieurs patriarches : que la transsubstantiation s’opère par les paroles du Seigneur, et non par l’invocation dite epidèse. Depuis le xvm* siècle, on a dit adieu à ce dogme pour adopter l’opinion grecque ; 3° Jusque vers le milieu du xviii<= siècle, l’Eglise russe croit, d’accord avec l’Eglise grecque, à l’inspiration des livres deutérocanoniques de l’Ancien Testament. A partir de cette époque, elle fait sienne la négation protestante. Celle-ci est enseignée dans son catéchisme officiel, le catéchisme de Philarèle. Par ordre du Saint-Synode, l’ancienne croyance a été rayée de la Lettre des PaIrifrchfs d’Orient on Confession de foi de Dosithée ; 4°-aujourd’hui, l’Eglise russe enseigne qu’il y a deux sources de la Révélation : l’Ecriture sainte et la Tradition ; que les conciles œcuméniques sont absolument infaillibles, et que la foi sans les œuvres ne sutlit pas pour la justification. Pendant près d’un siècle, et jusqu’en 1836, le Saint-Synode a enseigné et fait enseigner que VEcriture suinte était la règle unique et romplètrment suffisante de la foi et de la '/retienne et la seule mesure de la vérité ; que les conciles œcuméniques ne jouissaient que d’une infaillibilité relative et pas absolument irréformable ; que la justification s’opère par la seule foi dans les

Tome IV.

mérites de Jésus-Christ ; 3* Dans ces derniers siècles, l’Eglise russe a inventé un nouveau sacrement, ou si l’on veut, un degré supérieur du sacrement de confirmation, à savoir l’onction des tsars, qui se fait avec le saint chrême en prononçant les paroles sacramentelles : Sceau du don du Saint-Esprit. Le dimanche de l’Orthodoxie, d’après un oflice spécial inauguré sous Catherine II, on dit un triple anathème » à ceux qui pensent que les empereurs orthodoxes ne sont pas élevés au trône par une bienveillance spéciale de Dieu, et qu’ils ne reçoivent pas l’infusion des dons du Saint-Esprit pour l’accomplissement de leur charge, lorsqu’ils sont oints du chrême. » Nous pourrions ajouter encore plusieurs autres autres variations ou innovations dans l’ordre de la doctrine, sans parler des changement s dans la forme du gouvernement ecclésiastique suprême.

2 La sainteté. — Si nous passons à la note de sainteté, il ne sutlit pas, pour en découronner l’Eglise russe, de faire appel au cliché du pope ivrogne et autres misères semblables, qui peuvent se rencontrer, à un moment donné et dans une mesure plus ou moins grande, dans n’importe quelle Eglise, même dans la vraie. L’apologétique de dénigrement neconduit à aucun résultat appréciable, parce qu’elle laisse la riposte trop facile. IL faut établir la comparaison par rapport au positif du bien et de la vertu. Où y a-t-il les moyens de sanctification les plus abondants et les plus efficaces ? Où trouve-ton plus d’héroïsme surnaturel, plus de vertu éclatante et bienfaisante ?Où les marques les plus certaines de l’intervention et de l’approbation divines ? Sans vouloir esquisser ici une démonstration complète, qui réclamerait un volume, donnons quelques indications utiles.

A. Sainteté des moyens. — Le premier moyen de sanctification est la vérité révélée. Privée en fait de tout magistère infaillible, l’Eglise russe est exposée à se tromper sur la partie du dépôt révélé qui n’a pas é'é définie par les sept premiers conciles œcuméniques. De là ses variations doctrinales, dont nous avons signalé quelques-unes. On est même allé jusqu'à mettre en doute l’infaillibilité des conciles œcuméniques. Pour montrer l’incapacité de cette Eglise à faire la moindre acquisition doctrinale définitive en dehors des définitions des sept conciles, rappelons qu’en io, o3 le hiéromoine Tarasii a publié à Pétersbourg, avec l’approbation de la censure ecclésiastique et des rédacteurs du Missionerskoe Obozrênié (Revue des Missions), un opuscule intitulé : La théologie des Grands- liasses et des Petits-Russiens aux xvie et xvn c siècles, dans lequel il attaque le septénaire sacramentel comme une importation latine, et refuse le caractère de sacrement au mariage, tandis qu’il l’accorde à l’habit monastique et à la cérémonie des funérailles. La théologie russe officielle de nos jours rejette des vérités révélées dont la portée morale et sanctificatrice n’est pas petite, à savoir : i° l’existence d’une peine temporelle satisfactoire. due au péché pardonné dans le sacrement de pénitence, et, par voie de conséquence logique, le dogme du purgatoire : on est réduit à enseigner la délivrance de quelques damnés par les prières de l’Eglise ; 2 l’indissolubilité du mariage. Avant Pierre le Grand, l’Eglise russe se conformait à la pratique byzantine, et admettait une vingtaine de causes de divorce. Un grave abus s'était, de plus, introduit en Moscovie : tout prêtre pouvait délivrer aux époux qui le demandaient un billet de divorce, et tout higoumene pouvait dévouer à la viereligieuse l’un des conjoints en lui coupant les cheveux, si l’autre conjoint présentait les ciseaux pour TopéraI tion. Dans la Russie méridionale, sévissait le divorce

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par consentement mutuel accompagné de quelques formalités. Pavlov, Cours de droit canonique, Serghief Possad, njoy, p. 383-384 ; Souvorov, op. cit., p. 3N}. A partir de Pierre le Grand, ces abus furent généralement supprimés, et le nombre de causes de divorce considérablement réduit. On en acceptait trois principales avant la guerre, en dehors du recours, toujours possible, à la suprême autorité du tsar : i° l’adultère de l’un des conjoints, juridiquement prouvé ; i° une absence sans nouvelles se prolongeant pendant cinq ans (Loi du 14 janvier 180, 5) ; 3° l’exil en Sibérie, dont on distinguait trois espèces. La cause la plus ordinairement invoquée était l’absence sans nouvelles. Chaque semaine, les Tserkovnyia Viédomosti, organe du Saint Synode, publiaient une trentaine d’instances appuyées sur ce motif.

La confession et ! a communion fréquentes, telles qu’on les pratique dans l’Eglise catholique, ont toujours été inconnues en Russie. Une grave atteinte au secret de la confession a été sanctionnée par le Supplément au Règlement ecclésiastique, promulgué le 17 mai 1732 : Tout prêtre russe, au moment de son ordination, s’engageait par serment à révéler le secret : i° en cas de complot contre la vie du tsar ou des membres de sa famille, ou contre la sûreté de l’Etat ; 2°en cas d’invention de faux miracles ou de fausses reliques. La révélation était prescrite — et sous peine de mort —, lorsque celui qui confessaitlun des péchés indiqués n’en manifestait aucune contrition, mais persistait dans son mauvais dessein.

La prédication est un des grands moyens de sanctification qui a été fort peu utilisé dans l’Eglise russe, à toutes les époques, de son histoire. « Dans l’ancienne Russie, dit Souvorov, op. cit., p. 3aa-3a3, la prédication n’était pas répandue. Elle nous vint par Kiev de l’Occident. Pierre le Grand et Catherine II la réglementèrent et essayèrent de la rendre plus fréquente. Jusqu’à nos jours, clans les églises paroissiales, et spécialementdans les paroisses rurales, elle a présenté un caractère occasionnel, si on la compare à la prédication ecclésiastique en Occident. » Ce qui a gêné beaucoup la prédication en Russie, pendant la période synodale, c’est la censure préalable, à laquelle les sermons étaient soumis. Cf. A. Palmieri, La chiesa russa, p. 354-363. L’ignorance du bas clergé et les dures conditions de son existence matérielle ne pouvaient la favoriser.

Contrairement à l’esprit de l’Eglise et de son ancienne discipline, y compris la législation du concile in Tiullo, le mariage des prêtres n’est pas seulement toléré dans l’Eglise ru^se, mais il y est devenu obligatoire, par la force de la coutume et des institutions. De nos jours, le clergé russe, comme le clergé des autres Eglises aulocéphales, réclame le droit uux secondes noces. Cf. Palmieri, op. cit., p. 370-386. Il y a là certainement un écart sérieux de l’idéal sacerdotal.

Tout ce que nous venons de dire marque des déficits incontestables de l’Eglise russe, sous le rapport de la sainieté des moyens et des institutions. L’énumération de ces déficits est loin d’être complète. Il y aurait à mettre en parallèle la floraison sans cesse renouvelée des grandes dévotions catholiques, avec le conservatisme rigide et la fixité des formes primitives dans l’Eglise russe ; à relever chez celle-ci la prédominance du culte extérieur, au détriment de la vie intérieure ; à mettre en relief la supériorité écrasante, sous tous les rapports, du raonacliisme catholique sur le mnnachisme russe. Là où l’Eglise russe pourrait reprendre l’avantage, c’est sur le chapitre de la mortification corporelle.

Elle impose à ses fidèles quatre longs jeûnes par an. Mais l’ascèse corporelle n’est pas tout dans la vie chrétienne. C’est un moyen, et non une fin. Elle ne vaut que par l’esprit qui l’anime, la discrétion qui l’accompagne, les vertus qui lui font cortège. On n’a que trop d’exemples, en Orient et en Russie, de gens qui se feraient un scrupule de rompre la loi de l’abstinence, et qui violent les règles les plus élémentaires de l’honnêteté naturelle. D’ailleurs, il ne sullit pas que les jeûnes soient inscrits au calendrier : il faut encore les observer. Le P. Rozaven, qui connaissait la Russie pour y avoir longtemps vécu, écrivait à ce propos : « Il est vrai que chez les Russes les carêmes sont plus multipliés et plus rigoureux que les nôtres. Mais il est vrai aussi qu’on se dispense fort facilement de les observer, et qu’on ne s’y croit pas même obligé. Si quelques dévols ou quelques dévotes se font un devoir de n’y pas manquer, il y a un très grand nombre de personnes, même parmi celles qui passent pour vertueuses, qui se contentent d’observer tout au plus la première et la dernière semaine du carême, croyant ne faire aucun mal en omettant tout le reste ; et nous ne voyons pas que les confesseurs y trouvent à redire. » /.’Eglise russe et l’Eglise catholique. Lettres du P. Rozaven. Nouvelle édition par le P. Gagarin, Paris, 1876, p. io4.

Ajoutons une dernière remarque. Pour mettre en valeur les moyens de sanctification qu’elle a reçus de Jésus-Christ et utiliser le pouvoir qu’elle possède d’en établir d’autres, l’Eglise a besoin d’avoir sa liberté d’action. Or, nous l’avons vu, l’Eglise russe a constamment été sous la domination de l’Etat. En fait de réformes, elle n’a pu se permettre que ce que lui en a permis l’Etat, et elle a dû subir celles qu’il lui a imposées.

B. Sainteté des effets. — L’Eglise russe possédant en fait la plupart des moyens de sanctification établis par J< r sus-Christ et l’Eglise des premiers siècles, il n’est pas surprenant que ces moyens surnaturels produisent certains effets de même nature chez les fidèles de cette Eglise qui la prennent de bonne foi pour la véritable société fondée par Jésus-Christ. L’apologiste catholique n’a pas à nier à priori l’existence de ces effets, car Dieu est condescendant pour la bonne foi, et il se montre bon et miséricordieux envers quiconque s’adresse à lui d’un cœur droit. Ce que Jésus-Christ doit à la véritable Eglise, ce n’es ! pas d’arracher aux Eglises fausses toute parcelle des biens divins de la Rédemption, mais de faire afflues en son Epouse ces mêmes biens, de manière à ce que les âmes droites et réfléchies puissent facilement reconnaître sa divine origine. Le concile du Vatican n’en réclame pas davantage : « L’Eglise catholique, dit-il, est, par elle-même, un grand, un perpétuel motif de crédibilité, un témoignage irréfragable de sa propre mission divine… à cause de son éminenti sainteté et de son inépuisable fécondité en toutes sortes de bonnes œuvres ». Il ne nie pas qu’on puisse trouver ailleurs une certaine sainieté et quelques bonnes œuvres. D’ailleurs, à y regarder de près, tout bien surnaturel arrive aux âmes par la véritable Eglise, soit immédiatement, soit par le ministère extérieur des Eglises fausses, dont Dieu se sert à cet effet comme d’instruments de sa miséricorde, tout comme il peut se servir du ministère d’un infidèle pour faire parvenir à quelqu’un la grâce du baptême. Cela se comprend d’autant mieux que le cli rélien attaché de bonne foi à une Eglise fausse appartient par le désira l’Eglise véritable, et qu’il a droit, des lors, à recevoir de celle-ci les moyens d’assurer son salut. On ne peut pas en effet, se sauver en dehors d’elle. 1381

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La place nous manque pour comparer l’Eglise russe à l’Eglise catholique sous le rapport de la fécondité en toutes sortes de bonnes œuvres. L'écrasante supériorité de l’Eglise catholique à ce point de vue saute, d’ailleurs, aux yeux, et les écrivains russes ne faisaient pas difficulté de la reconnaître. Mais il nous faut dire un mot de l'éclat de la sainteté manifesté en une élite, dans ceux qu’on appelle les saints : il nous faut comparer les saints russes aux saints catholiques.

Par saints russes nous entendons ceux qui sont d’origine russe et ont vécu en Russie ; et de ceux-là il faut distinguer deux catégories : celle des saints antérieurs au schisme, c’est-à-dire au xue siècle, et celle des saints qui sont venus après. Nous ne parlerons pas des premiers, que reconnaît l’Eglise ruthène unie, et dont la liste est toujours susceptible d'être revisée. Nous ne nous occuperons que des seconds, dont le culte a été reconnu par la seule Eglise russe séparée. Et tout d’abord il importe de savoir comment ce culte s’est établi. Un savant russe, E. Goloubinskii, a écrit tout un volume sur l’Histoire de la canonisation des saints russes, Moscou, 1903. Ce qui ressort de cette étude, c’est qu’avant la période synodale, il n’y a pas eu de canonisation proprement dite, mais des décrets de l’autorité ecclésiastique ou impériale, ratiliant et approuvant le culte populaire rendu antérieurement à certains personnages, ou bien instituant la fête liturgique de certains autres, qu’ignorait la dévotion des li.lèlcs. Un décret de cette dernière espèce fut rendu par le concile de Moscou de 1 5^7- La presque totalité clés saintsrusses, dont le nombre est incertain 1, est entrée dans le calendrier par ce procédé rudimentaire. Il n’y a pas eu d’enquête sur leurs vertus.

Les raisons pour lesquelles leur fête a été établie sont multiples et diverses. Quelques-uns, dans le nombre, sont qualifiés de martyrs ; et il n’est pas douteux, en elFet, que l’Eglise russe ait eu quelques martyrs sous la domination des Mongols. Mais leur histoire, et spécialement les circonstances de leur mort, restent obscures 2. De plus, on qualifie de martyrs des personnages qui ne méritent pas ce titre. C’est le cas des deux premiers saints du calendrier russe, Boris et Glêb, fils de saint Vladimir, qui furent a-sassinés par leur frère Sviatopolk, en 10 15, pour motif d’ambition. On cite toute une série de princes qui ont été honorés, simplement parce qu’ils ont eu une fin tragique, tel le fils d’Ivan IV, le tsarévith Dimitri, tué en 1691 par ordre de Boris Godounov. Cf.. Palmikri, l.a psicologia de> santi russi, dans le Bessar/nne, n° 96 (1907), p. 238-239. A côté des martyrs.il y a les ascètes, qui ont frappé l’imagination populaire par leur vie de solitude et de pénitence. Ce sont ceux qui méritent le plus d’attirer l’attention. Certains d’entre eux, qui ont reçu le nom de inurodivy (fous, idiots), ont poussé très loin les exc-ntricité-i ascétiques, et peuvent rivaliser avec les représentants les plus étranges de l’ancienne ascèse orientale. Les ascètes russes ont certainement donné

1. Il se monte à 413 d’après Golotibinskii, à 430 d’après 'hilarète, y compris les saints des *-xie siècles. On distingue parmi eux diverses catégories. On parle de suints véné'és parle peuple et non par l’Eglise, et v’re versa, liien de plus confus que l’hagiographie russe Parmi 'es saints vénérés par l’Eglise, il y en a 104 donl on ignore la date de reconnaissance de culte. Voir d’ailleurs l’article Saints, col. 1135-6.

2. Ces circonstances seraient d’antant plus inléressa’rlrs à connaître que, powr lis néomartyrs urecr, on n

jué 1 qu'à de très raies exceptions prè-i, leur mare présente comme la rançon l’un ? apostasie antér : eure ». !.. Petit, liibliograp’iie des acolouthies grecques, Bruxelles, 1926, p. xiv.

de beaux exemples de mortification corporelle, de chasteté, d’humilité, de douceur, de pauvreté, d’abnégation. Certains d’entre eux ont eu une influence sociale réelle, comme directeurs de conscience et maîtres de la vie spirituelle. Leur vie, du reste, est, en général, mal connue, et c’est moins à cause de leurs vertus qu'à cause des miracles qu’on leur a attribués, qu’ils ont été honorés. Tout un groupe de saints, qualifiés de prépodobnyé, répondent à peu près à nos confesseurs. Ils doivent leur auréole non précisément à leurs vertus privées, mais aux services qu’ils ont rendus à l’Eglise ou à la patrie, à leur apostolat parmi les peuplades païennes de l’empire. Vladimir le Grand et Alexandre Nevskii rentrent dans cette catégorie, ainsi que plusieurs évêques qui se_ sont distingués par leur zèle pastoral. Le métropolite Jonas a été canonisé pour avoir résisté énergiquement à l’union de Florence. Les saintes russes n’abondent pas. En dehors de sainte Olga, on n’en compte guère que quatre ou cinq, et encore ignore-t-on à peu près tout de leur vie, et même, pour plusieurs, le motif du culte qui leur a été rendu. A. Palmieri, loc. cit., p. 240-24a. L’une d’entre elles, Anne Kachinska (xm'-xiv 6 siècle) a une histoire curieuse. En 1649, ses reliques ayant été trouvées dans un état d’intégrité remarquable, son culte fut autorisé par un concile de Moscou, tenu en cette même année. En 1677, un autre concile de Moscou la décanonisa, parce que, croit-on, elle fut trouvée dans le tombeau la main droite repliée sur la poitrine et semblant faire le geste de bénir avec deux doigts ; d’où les Starovières auraient pu tirer un argument en faveur du dvouperstie (= signe de la croix avec deux doigts). En 1909, son culte a été rétabli, sans doute parce que, depuis 1677, on a reconnu aux Edinoviertsy le droit de se signer avec deux doigts.

Pendant la période synodale, de 1700 a 1914, huit saints seulementont été canonisés. La procédure suivie, quoique moins rudimentaire qu’autrefois, ne rappelle que de fort loin les règles de la canonisation catholique. Pas plus que dans la période précédente, on ne s’occupe de l’héroïcité des vertus. L’enquête roule uniquement sur l'état de conservation du corps du saint, et sur les grâces miraculeuses obtenues par les fidèles à son tombeau. L’acte de canonisation est un oukaze impérial autorisant et ordonnant le culte des reliques et la fête liturgique du serviteur de Dieu. Dans les dernières canonisations, la formule a un peu varié, mais sans rien changer à la procédure. Quant à la cérémonie, elle consiste essentiellement en un office solennel en l’honneur du saint, au cours duquel a lieu le transfert de ses reliques, que l’on découvre ensuite pour la première fois pour les exposer à la vénération des fidèles. Pendant les trois jours qui précèdent cette cérémonie, on a l’habitude de célébrer de nombreuses panikhides ou messes de requiem pour le repos de l'âme du serviteur de Dieu et de ceux qui ont été mêlés à son existence : ce qui, soit dit en passant, est assez curieux. Cf. J. Bots, art. Canonisation dans l’Eglise ruxse, dans le Dictionnaire de Théologie cnthoV que, Vacant-Mangcnot, t. II, col. 1665-1672, et P. Petehs, La canonisation des saints dans l’Eglise russe, dans les Analecta Bollandiana, t. XXXIII (1914), p. 380-4ao.

De ce que nous venons de dire, il ressort que les saints russes ne sontpas à comparer aux saints catholiques pour l'éminence de la sainteté, l’héroïcité des vertus et l’influence surnaturelle sur la société. L’absence de toute enquête sérieuse sur leur vie privée, l’ignorance où l’on est des faits et gestes du plus grand nombre d’entre eux et du motif même qui a déterminé le culte qu’on leur rend, ne permet même 1383

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pas d’établir un parallèle. Les vertus de certains ascètes russes, quoique réelles et parvenant parfois à un certain degré d’héroïcité, ne sauraient être égalées à l’éclat de sainteté qui auréole le front de nos grands héros catholiques. Ce qui pourrait créer quel que difficulté à l’apologiste, ce sont les miracles que les Russes attribuent à leurs saints, et qui ont motivé leur culte en beaucoup de cas 1. Nous croyons devoir en dire un mot.

Le grand miracle qui est à l’origine de la plupart des canonisations historiques est l’incorruptibilité du cadavre. Cette marque de sainteté, que n’admet pas Benoit XIV, a été généralement considérée comme essentielle et obligatoire par les Russes. Lorsque E. Goloubinskii prétendit le contraire, dans l’ouvrage dont nous avons parlé, la censure ecclésiastique le mit à l’index. Cf. A. Palmikri, La Chiesa russa, p. 50, 3-59^. Quelque temps après, sans doute, cette condamnation fut levée, et en 1903, on canonisa Séraphin de Sarov, bien que son corps n’eût pas été trouvé intact. Mais c’est là une exception, qui fit scandale en Russie, et n’inlirme pas la coutume reçue. Les Moscovites attachaient tant d’importance à ce signe, qu’au concile de Moscou, en 1667, les patriarches et prélats grecs présents se crurent obligés d’avertir les Russes du danger qu’ils couraient de confondre les corps des saints avec ceux des excommuniés. D’après la croyance des Grecs, en effet, l’incorruption’du cadavre est parfois l’effet d’une excommunication encourue pendant la vie. Dans leurs anathèmes ils souhaitent que le corps de l’excommunié, après sa mort, s’enfle courue un tambour, devienne -z-j/x-naonyX^. Il y a, d’après eux, des règles du discernement des corps, auxquelles les Russes ne paraissent pas avoir prêté attention, du moins dans la pr itique. Mais que vaut ce miracle, considéré en luimêmi’, alors qu’il est établi que certains terrains ont la propriété de préserver les cadavres de la corruption ; alors qu’un froid intense — et il fait froid en Russie — peut produire le même phônoraène ? Les théologiens russes parlent quelquefois des 73 corps de saints moines conservés incorruptibles dans les cryptes ou pechtchery de la laure Petcherskaia de Kiev. Throphanb Procopovitch a même écrit, dans sa jeunesse, toute une apologie adressée aux Protestants, pour prouver que cette conservation était un fait miraculeux : Apologia fidei ad l.utheranos, dans les Miscellanea sacra, Breslau, 174 ». p. 55 sq. Mais il n’y croyait pas beaucoup lui même, puisque, dans la suite, ses ennemis l’accusèrent de s’en moquer 2. Certains théologiens catholiques ont admis le prodige, mais en faisant remarquer que les saints moines en question avaient vécu avant la séparation des Eglises. L’Anglican Pinkrrston, liussia, p. 218-219, 1 u i avait visité les cryptes, attribuait le phénomène à une qualité particulière du sol et à la sécheresse de

1. Faisons remarquer qu’on peut surprendre assez souvent des motifs politico-religieux dans les canonisations ou décrets de culte dus n l’initiative des tsars ou des autorités ecclésiastiques. Cela n’est pus lait pour augmenter la foi aux miracles attribués aux serviteur* de Dieu. Donnons un exemple récant. Le concile de Moscou de 1917 a canonisé en toute hâte deux nouveaux saints, Sophrone d’Irkoutsk et Joseph d’Astrakhan, h 1 1 veille de la persécution soviétique. Voir Documentation catholique, 11° 293, p 1514.

2. ! 1 se moquait aussi des saints crânes myroblitet des mêmes cryptes de Kiev, qui distillent une huile miraculeuse ayant la propriété de guérir les maladies. Il racontait que, lors de son séjour à Kiev, un moine du hcllion d’Anastase avait déclaré que les crânes étaient à tec, parce que V économe du monastère ne donnait pas d’argent pour renouveler l’huile. Cf. M0K07.0 », Théophnne Procopovitch comme écrivain, St-Pétershourg, 1880, p. 149 en note.

l’air, et déclarait avoir vu des cadavres pareillement conservés dans le sous-sol des cathédrales de Bordeaux et de Brème. On peut se demander aussi, puisque ces corps ont l’apparence de momies, si l’on n’est pas en présence d’un procédé spécial d’ensevelissement. Quoi qu’il en soit, il paraît certain qu’on a abusé en Russie de ce prétendu miracle de l’incorruptibilité du corps. J. Bois, art. cit., col. 1669, écrivait, il y a une vingtaine d’années : « Dans cinq cas sur six (il s’agit de canonisations faites par le Saint-Synode depuis 172 1) d’examens de ce genre, les restes ont été déclarés par les enquêteurs « conservés et intacts ». Mais les détails circonstanciés sur l’état du corps, consignés dans leurs rapports, laissent supposer qu’ils attachent à ces termes un sens plutôt conventionnel et assez peu rigoureux. » Or voici ce qui est arrivé pendant les années 1918-1921, à l’occasion de l’inspection et de la revision des reliques ordonnée par les Soviets dans le but que l’on devine, mais qui n’infirme pas le résultat. Celui-ci n’a pas été à l’honneur de l’Eglise russe : « Ce que l’on découvre ne correspond nullement à la croyance répandue dans le monde ecclésiastique sur l’incorruptibilité des corps desaints.On trouve, en effet, les corps décomposés. On trouve également dans les châsses, outre les reliques proprement dites, des matériaux destinés à représenter les corps des saints, et d’autres objets inattendus, dont la présence dénote plus de négligence que de mauvaise foi. Dans la châsse de métal d’Alexandre Svirski, on découvre une poupée de cire, au lieu de reliques… Les chefs ecclésiastiques s’efforcent, dans chaque cas particulier, de prévenir, autant qu’ils le peuvent, les opérations de revision des reliques ; ils réagissent par leurs représentants sur les autorités locales pour détourner l’orage qui s’amoncelle. » A. Maniglibr, J’Enlise russe dans la tourmente (d’après l’ouvrage du Russe Titlinof : L’Eglise russe pendant la /(évolution, Pétrograd, 192/1). dans la Documentation catholique, n° 31 5 (26 décembre 1920), col. 1226-1227.

L’autre motif qui a déterminé les canonisations faites par le Saint-Synode, comme aussi l’institution de la fête liturgique de beaucoup de saints de l’ancienne période — pas de tous, — ce sont les miracles qu’on dit avoir été obtenus par leur intercession près de leur tombeau. Ces miracles consistent ordinairement en des guérisons corporelles, ou en des grâces d’ordre spirituel, comme visions et apparitions, consolation dans la tristesse, éloignement de tentations, etc. Pendant la période synodale, sur le rapport des faits miraculeux qui lui est communiqué par l’autorité diocésaine, le Saint-Synode nomme une Commission d’enquête pour l’examen des cas signalés, et si cette Commission donne un avis favorable, on procède à la canonisation. Le nombre de ces miracles est, en général, très élevé. Pour la canonisation du patriarche Hermogène (fiôia). quia eu lieu le 12 mai 1913, on a enregistré plus de 300 cas de guerison : Tserkovnyi Viestnil ; n" 15-16 de 1 g 1 3, col. / t 08. C’est beaucoup, pour un prélat qui a joué surtout un rôle patriotique, à l’époque des troubles qui précédèrent l’avènement des Romanov. Au compte de Joasaph Gorlenko, évêque de Biélogorod (-h7 r >4), canonisé en 191 1, on a relevé des miracles dans le genre de ceux-ci : Un sourd-muet de naissance entendit et répéta les mots qu’on lui dit… Un adolescent marchant avec des béquilles se tint debout, sans leur appui, devant le tombeau du saint I Cf. Tserkovnyia Viédomosti de 191 1, n° 37, et surtout Troudy de l’Académie de Kiev, décembre, 1910, p. Oo.G-697, où il est parlé de 327 cas de secours céleste accordé à des malades, des malheureux, des nécessiteux, par l’intercession de Joasaph. Dans le rapport pour la cano1385

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nisation de Métrophane, premier évêque de Voronèje (J1703), canonisé en 183a, on donnait le détail de 31 guérisons, dont a4 avaient été opérées en faveur de femmes ou de jeunes tilles. On voit par ces exemples que le Saint-Synode était beaucoup moins difficile que notre Congrégation des Rites dans la reconnaissance des miracles. Aussi peut-on légitimement se demander si le mot de miracle est ici à prononcer, surtout quand on songe à la facile émotivité du peuple russe et à son penchant pour le merveilleux. Nous avouons franchement notre scepticisme à l’égard de tout ce surnaturel russe, qui paraît trop souvent, surtout dans la période synodale, un surnaturel de commande. On peut sans doute examiner la question : s’il est croyable que Dieu glorifie par de vrais miracles la mémoire de personnages ayant vécu de bonne foi dans le schisme ou l’hérésie et ayant mené une vie édifiante et sainte. Le problème est délicat. En faisant les distinctions voulues et en supposant certaines circonstances exceptionnelles, des auteurs catholiques n’hésitent pas à répondre par l’affirmative. Voir, par exemple, J. Porisky, De miraculis acatholicorum, dans Slavorum Utterae theologicae, t. III (1909), p. 69-72, et Léoncb de Grandmaison, Le Shadu Sundar Singh et le problème de la sainteté hors de l’Eglise catholique, dans les Recherches de science religieuse, t. XII (1922), p. 1-29. où l’on trouvera d’autres références. Sans rejeter absolument cette solution, nous voudrions, pour y donner une adhésion ferme, qu’on apportât des faits dûment constatés. Des faits miraculeux de cette sorte, opérés à l’intercession des saints russes, nous n’en avons pas encore rencontré, et nous penchons plutôt vers l’opinion du P. db Bonniot, qui a écrit :

« A ne considérer que les dehors, on rencontre chez

Ips hérétiques de6 miracles de guérison qui ressemblent de quelque façon à ceux de l’Eglise. Des maladies déclarées incurables par la médecine disparaissent à la suite de certaines pratiques religieuses, et le médecin, par une nouvelle déclaration, atteste la guérison. Mais quand on étudie chaque cas en particulier, on constate sans trop de peine que les hommes de l’art n’ont parlé que d’une incurabilité rela1 ve. » Lé miracle et ses contrefaçons, p. 217. La défiance que nous inspirent les thaumaturges russes morts s’étend aux thaumaturges russes vivants. Il en parut un en ces dernières années : le célèbre Jean de Kronstadt (f 1908). Le peu que des témoins oculaires ont rapporté de* prodiges accomplis par lui n’est pas fait pour entraîner la conviction, d’autant plus que la sainteté du personnage ne fut pas à l’abri le toute critique justifiée’. Cf. Revue d’histoire et de littérature religieuse, année 1902 ; Echos d’Orient, t. IX (1906), p. 44-46 ; t. X1I1(i 9 io), p. 233-234 ; A. Stærk, Ma vie en Jésus-Christ, par le P. Jean de Cronstadt, Paris, igo3, voir la préface.

C. Marques de l’approbation divine. — Les marques visibles de l’approbation divine sur une société religieuse sont de diversessortes.il y a d’abord la sainteté éminente, jointe au charisme des mira 1. Nous ne f.isons paa difficulté d’admettre que Dieu, par lui-même ou par l’intermédiaire de la Sainte Vierge et des saints catholiques, accorde quelquefois des faveurs miraculeuses à la prière de personnes vivant dans le schisme et I hérésie. Qu’il y ait des faits de ce ge nie, cela M paraît pas douteux. Ribk a, dans sa Brevit narratiô Bccletiæ moscmiticar, éd. Marlinov, Paris, 18"4, p, lâS161, raconte la guérison miraculeuse d’un adolescent opérée par Marie. Les missionnaires d’Orient entendent parfois parler de grâces de ce genre accordées surtout >ar la "ère de Dieu. Ces faits ne prouvent rien en faveur lu schisme ou de l’hérésie, mais s<>nt seulement un témoi.’na^e de la bonté de Dieu et de l’efficacité de la prière.

clc^ ; et de celle-là nous venons de dire le nécessaire pour ce qui regarde l’Eglise russe. Il y a ensuite la stabilité intrinsèque et la permanence de cetle socii’té, malgré les obstacles et les persécutions du dedans et du dehors qui, humainement parlant, devraient amener sa ruine à brève échéance. De cette marque appliquée à l’Eglise russe, il a été en partie question plus haut, à propos de l’unité et de l’immut ilulité doctrinales, et il en sera question encore, quand nous parlerons de la situation actuelle de cette Eglise. Une troisième marque est la bénédiction visible de la Providence sur l’apostolat de- cette société et sa diffusion parmi les hommes, malgré la pénurie des moyens humains emploj’és et les obstacles à surmonter. Nous avons déjà dit un mot des missions de l’Eglise russe, tant à L’intérieur de l’empire russe qu’en pays étranger, et nous avons fait connaître les maigres résultats des missions étrangères. Sur le succès de la mission intérieure, favorisée de toute manière par l’Etat et disposant de ressources pécuniaires considérables’, nous pouvons fournir des renseignements suggestifs. Le peu de sérieux des conversions à l’Orthodoxie officielle opérées par le Missionerskoe Obchtchestvo (Société des missionnaires), s’est révélé au grand jour, après la proclamation de la tolérance religieuse, en 1900 2. Selon les statistiques publiées par le département des affaires ecclésiastiques des confessions étrangères en Russie, le nombre de ceux qui, du 17 avril 1906 au 1 er janvier 1909, ont quitté la religion « orthodoxe » se répartit comme il suit : i° 233. 100 personnes ont embrassé le catholicisme ; environ 168.000 de ces défections se sont produites dans le royaume de Pologne, et près de 62.000 dans les neuf gouvernements occidentaux ; 2 on a enregistré 14.500 passages au luthéranisme, dont 12.000 portent sur les régions avoisinant la mer Baltique ; 3° 50.ooo personnes sont retournées au mahométisme, dont la grande majorité se recrute dans les six gouvernements orientaux de la Russie d’Europe ; 4° H y a eu, en outre, 3.400 cas de retour au bouddhisme, 400 au judaïsme, et 150 au paganisme. Tserkovnyi Viestnik, 1909, n° 45 » col. 1543. Quant aux rascolniks, c’est en masse qu’ils sont retournés à leurs sectes. Cf. A. Palmikri, La Chiesa russa, p. 439-440. Ces statistiques sont humiliantes pour l’apostolat russe. Elles accusent des vices de méthode, en même temps que labsence de la bénédiction d’en haut. Qu’on fasse la comparaison avec l’apostolat catholique. La persécution violente enlève parfois au catholicisme quelques adhérents. Il a suffi d’un simple édit de tolérance pour enlever à l’Eglise russe des centaines de mille de fidèles.

3° La catholicité et l’apostolicité. — Ce que nous avons dit jusqu’ici suffit à montrer ce qu’il faut penser de la catholicité et de l’apostolicité de l’Eglise russe, avant la révolution récente. Renfermée tout entière, à peu de chose près, dans les frontières de l’empire russe, elle était tout imprégnée de l’esprit nationaliste. Un prélat russe, Mgr Nicolas, archevêque de Varsovie, donnaiten 1912, des aspirations de la haute hiérarchie cette formule aussi brève que claire : russifier tout ce qui n’est pas russe ; ortho 1- L’ensemble des missions russes de l’intérieur et de i’etrungfr, y compris la Société impériale russe de Palestine, avait, en 1914, un budget d’environ deux millions de roubles, soit plus de cinq millions de francs. Celait presque autant, que la somme dont disposaient les Missions catholiques, à la même époque.

2. Faisons remarquer que cet édit, dans sa teneur première, dura quelques mois à peine. On l’entoura bientôt de telles restrictions qu’on finit pur retomber dans I l’ancienne législation. 1387

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do.riser tout ce qui n’est pas orthodoxe. Cf. Echos d’Orient, t. XVI(ig13), p. 78. Comment, par ailleurs, reconnaître la note d’apostolicitc à une société religieuse totalement soumise à l’autorité suprême de l’Etat dans les matières strictement ecclésiastiques et recevant de lui, en fait, sinon le pouvoir d’ordre, du moins le pouvoir de juridiction ? Une telle Eglise ne présente nullement l’image de l’Eglise apostolique, telle qu’elle se révèle à nous dans les écrits des Apôtres et de leurs premiers successeurs.

IV » Situation actuelle de l’Eglise russe. — Avec la chute du régime tsariste et l’avènement du bolchévisme, a commencé pour l’Eglise russe une phase toute nouvelle de son existence. Jusque là, elle avait vécu étroitement inféodée à l’Etat, subissant sa gênante tutelle, mais profitant aussi de sa protection jalouse. Dès leur arrivée au pouvoir, les Bolcheviks ont changé radicalement cette situation. Non seulement ils ont décrété la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais ilsontdéclaré à l’Eglise une guerre sans merci, employant tour à tour la persécution violente et les manœuvres sournoises pour ruiner son influence, introduire la division dans son sein et la détruire entièrement. On sait, du reste, que la même guerre a été menée par les mêmes procédés contre toute forme de religion.

L’histoire de l’Eglise russe, de 191 7 à 1926, n’est encore qu’imparfaitement connue. Contentons-nous d’en signaler les épisodes les plus saillants et suffisamment garantis. Sous le gouvernement provisoire de Kérenski (février-octobre 19 17), le clergé russe, dansson immense majorité, salueavec enthousiasme l’avènement du nouveau régime. C’est qu’il aspire depuis longtemps à secouer le joug du eésaropapisme. Il attend du nouveau gouvernement la liberté, avec le maintien de la plupart des avantages que lui accordait l’ancien. Mais il ne tarde pas à perdre ses illusions. Le gouvernement provisoire est, au fond, anticlérical, et débute par certaines mesures de laïcisation de l’enseignement. Il autorise cependant la convocation du grand concile de toutes les Russies, après lequel on soupirait depuis igo5, et pour la préparation duquel tant de rapports et de travaux avaient élé rédigés. Le concile s’ouvre à Moscou, le 15/28 août 1917, siège jusqu’au 10 avril 1918, tient encore quelquesséanccs intermittentes jusqu’en septembre de la même année. Il compte près de 500 membres, dont 75 évêques, 230 ecclésiastiques, et les autres laïques. Deux courants s’y dessinent : l’un, conservateur ou de droite, partisan du rétablissement du patriarcat et comprenant les évêques, une partie du clergé blanc et la plupart des laïques ; l’autre, libéral ou de gauche, réformiste mais hostile au patriarcat, réunissant la plupart des représentants du haut clergé blanc, les diacres, les professeurs, les représentants du gouvernement provisoire. Au début, la gauclie domine ; mais l’arrivée au pouvoir des bolcheviks (2-5 octobre 1917) fait pencher la balance du côté de la droite. Le 28 octobre, le jour même où les Bolcheviks s’emparent du Kremlin, après un bombardement de plusieurs jours, Tikhon, métropolite de Moscou, est élu patriarche de toutes les Russies. Il est intronisé le 21 novembre. Le concile, cependant, a soin de limiter les pouvoirs du nouvel élu. Il est assisté par un synode composé de six évêques, et par un conseil de douze membres, dont six ecclésiastiques et six laïques. Le synode s’occupe uniquement des affaires de l’Eglise ; le conseil est chargé des affaires administratives, scolaires, etc. Le patriarche devra rendre compte de sa gestion devant le concile, qui se réunira tous les trois ans. Mais on oubliait de préciser si les pou voirs du patriarche étaient strictement limités à trois ans : grave lacune, qui devait favoriser les ambitieux sans scrupule et ouvrir la porte au schisme. Le concile décrète d’ailleurs d’excellentes réformes, spécialement sur l’organisation de la paroisse, qui est fortement constituée. Les Conseils paroissiaux vont rendre les plus grands services à la cause religieuse dans la lutte contre la persécution soviétique.

Celle-ci ne tarde pas à se déclancher, violente et sournoise à la fois. Un décret draconien de séparation de l’Eglise et de l’Etat est promulgué, le 23 janvier 1918. Il est aggravé par une instruction complémentaire du a4 août 1918. L’Eglise et les monastères sont dépouillés de tous leurs biens. Tout, même les objets du culte, devient propriété de l’Etat. L’enseignement est laïcisé : défense de parler à l’enfant de questions religieuses avant 18 ans révolus. Les sermons sont soumis à la censure soviétique. Le clergé est astreint au service militaire et aux corvées les plus humiliantes. En 1919-1920, des décrets prescrivent la revision des reliques pour déconsidérer l’autorité ecclésiastique aux yeux de la population. En 192 1-1922, on prend occasion de la famine qui sévit dans les régions de la Volga, pour confisquer tous les objets précieux des sacristies, des églises et des couvents. Les vases sacrés n’échappent pas à cette saisie sacrilège. Devant ces attentats, le patriarche Tikhon a une attitude magnifique de dignité et de courage. Il condamne à plusieurs reprises les ennemis de l’Eglise et leurs excès, et ordonne au clergé et aux fidèles la résistance aux lois iniques. La Russie est le théâtre d’un réveil religieux impressionnant. Des manifestations grandioses de protestation se déroulent à Moscou et à l’étrograd. Dans les campagnes, les Conseils paroissiaux organisent la résistance pour la défense des églises et des monastères, et les fidèles se (ont tuer par centaines pour cette noble cause. Dans les rangs du clergé, on compte, parmi les victimes de la persécution, 28 évêques et un millier de prêtres environ. Le patriarche Tikhon lui-même n’est pas épargné. Il est interné au monastère de Dimitri Donskoï. à Moscou, le 19 mai 1922, après qu’on l’a acculé à résigner ses fonctions. Il passe près de deux ans dans cette prison, dans des conditions encore mal connues, et meurt, le 7 avril 1924, après avoir successivement confié la vacance du siège patriarcal à Agalhange de Jaroslav, à Cyrille de Kazan, et enfin, en 1923, à Pierre de Krouty.

Si l’Eglise russe n’avait eu à soufTrir que de la persécution violente des Soviets, elle serait sortie triomphante de l’épreuve redoutable à laquelle elle a été brusquement soumise. Mais elle portait dans son sein de dangereux germes de divisions intestines. Il y avait la sourde rivalité du clergé blanc et du clergé noir. Il y avait l’esprit nationaliste et séparai iste de l’Ukraine, sans parler du groupe des ecclésiastiques tarés et ambitieux, qui devaient guetter l’occasion de faire parler d’eux. Les diverses sectes de rascolniks, si durement traitées sous l’ancien régime, ne pouvaient qu’aspirer à prendre leur revanche, à la faveur des troublesrévolutionnaires. Un instant arrêtés par la violence delà persécution, ces éléments de désordre n’ont pas tardé à porter leurs fruits de mort, si bien qu’à l’heure où nous écrivons, l’ancienne Eglise officielle est en pleine désagrégation. Les Soviets, cela va sans dire, ont favorisé de tout leur pouvoir le morcellement des juridictions rivales, puisque le but avoué qu’ils poursuivent est la destruction de toute religion.

Le premier schisme importantquis’estproduit est un fruit de ce phylétisme et nationalisme oriental qui identilie la religion avec la race et la nation. Il 1389

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a pris naissance dans cette partie de la Russie qu’on appelle l’Ukraine, vaste et riche contrée de plus de trente millions d’habitants. Les Ukrainiens ou Russes méridionaux ont une langue à eux, qui diffère sensiblement de la langue russe proprement dite. Plus civilisés et plus développés que les Moscovites, ils n’ont subi qu’à contre-cœur, depuis le xvne siècle, la domination politique et religieuse de ces derniers. Dès que les Soviets arrivèrent au pouvoir, les Ukrainiens essayèrent de conquérir leur liberté. Un premier concile panukrainien, réuni par l’Hetmanat, en 1918, ne satislit pas à leurs premières demandes d’autonomie, et refusa notamment de sanctionner l’usage de l’ukrainien dans les ollices liturgiques. Ayant obtenu pour un instant leur indépendance politique, ils se hâtèrent, dès le a janvier 1919. de proclamer l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe ukrainienne. Retombés sous la domination des Soviets, ils ne tardèrent pas à réaliser leur plan séparatiste dans le domaine religieux. Un concile panukrainien se réunit à Kiev, le ! octobre 1921, et siégea jusqu’en lévrier 1922. Pas un évêque n’y parut. Il était uniquement composée de prêtres et de laïques. Comme il fallait absolument jeter les bases d’une organisation hiérarchique, et qu’on n’avait pu trouver un seul évêque pour conférer l’ordination épiscopale, on décida de s’en passer, et le 23 octobre 1921, l’archiprètre Vassili Lipkivsky fut sacré évêque par l’imposition des mains de 30 prêtres et de tous les autres membres du concile. Un Statut organique de l’Eglise panukrainienne, à base presbytérienne et démocratique, fut rédigé et promulgué. Aux termes de ce règlement, la nouvelle autocéphalie reconnaît les sept premiers conciles œcuméniques, mais dit respectueusement adieu à leur législation. L’organe directeur suprême est un Conseil ou Rada ecclésiastique panukrainien, composé du métropolite de Kiev et des évêques et de représentants élus pour trois ans. Les membres du clergé, quels qu’ils soient, peuvent se marier quand ils veulent et auiant de fois que le permet la morale chrétienne, t Dans son organisation intérieure. l’Eglise est fondée sur le droit collectif et conciliaire de tout le peuple ; le peuple ukrainien croyant est lelibreadministrateur de son Eglise. C’estlui quiélit tous les ministres pour tous les postes ecclésisastiques. C’est lui qui est maître dans l’Eglise et qui, par la voix de son concile, décide toutes les questions ecclcsiatiques. » (Extrait de la Lettre du concile aux fidèles). La langue liturgique est la langue ukrainienne. "La Rada ecclésiastique est entrée sans retard en relations avec les Ukrainiens et les Ruthènes d’Amérique. En 1923, l’Eglise orthodoxe ukrainienne autocéphale — tel est le nom qu’elle se donne — se flattait d’avoir 25 évêques et 3. 000 paroisses. Cette curieuse association a été vue de mauvais œil par les Soviets, à cause du péril qu’elle fait courir à l’unité nationale. Ils ont vainement essayé de la ralliera l’une des Eglises rouges, dont nous allons bientôt parler, et l’ont persécutée.Son avenir nous paraît précaire, parce qu’elle manque d’épiscopat valide. Il est vrai qu’en octobre iga5, une scission s’est produite dans son sein. Un évêque véritable, du nom de Tarnovsky a groupé autour de lui un certain nombre de fidèles. Par ailleurs, à la même date, le concile de V Eglise synodale — nous allons dire ce qu’est cette Eglise —, réuni à Moscou, a reconnu, l’autocéphalie de l’Eglise d’Ukraine sous la juridiction de véritables évêques en communion avec elle. Cette autocéphalie comptait, en janvier 1926. 2 métropolites, 9 archevêques, a^ éèques. Les partisans de Tikhon avaient également leur hiérarchie organisée dans la même

région, avec une trentaine d’évêques. L’avenir dira ce qui sortira de cet enchevêtrement de juridictions dans la Russie méridionale.

Il était inévitable que les Soviets profilassent de toute occasion qui se présenterait pour opposer à l’Eglise dirigée par le patriarche Tikhon une ou plusieurs contre-Eglises à leur dévotion. L’occasion favorable surgit en niai 1922, au moment où le patriarche dut démissionner temporairement. Un évêque mal famé, du nom d’Antonin, et quelques prêtres de Pétrograd et de Moscou, rédigèrent un manifeste adressé aux fidèles, dans lequel on décernait des éloges au gouvernement soviétique, et l’on réclamait la cor. vocation immédiate du concile, qui aurait dû se tenir régulièrement en 1921. Ce manifeste fut bientôt suivi de la publication d’un programme de réformes à allure révolutionnaire. Ce qu’on a appelé l’Eglise vivante était né. On y découvrait l’influence de la partie la plus avancée du clergé blanc. Dès le 18 juillet 1922, Agathange de Yaroslav, « gardien du trône patriarcal » désigné par Tikhon, condamnait les novateurs. Mais bientôt on vit surgir d’autres Eglises rouges : Confédération des Communautés de l’Eglise primitive apostolique, Confédération de la renaissance ecclésiastique, Eglise libre des travailleurs. L’Eglise vivante elle-même ne tarda pas à perdre l’un de ses membres les plus influents, l’archiprètre Wiédensky. Elle garda cette étiquette sous la direction du prêtre Krasnitski, tandis que l’évêque Antonin se mettait à la tête du groupe de la Renaissance ecclésiastique. En mai 1923, se tint un grand concile de toutes ces

« orthorloxies » plus ou moins rouges. Il ne complu

pas moins de 430 membres. Les partisans de Tikhon et Tikhon lui-même refusèrent d’y comparaître. On les condamna et les déposa. Au cours des délibérations, qui furent parfois orageuses, une majorité se dégagea de cette masse informe de groupes dissidents. Elle se rangea autour de l’archiprètre Wiédensky, et constitua bientôt [’Eglise de la Rénovation ecclésiastique, dite aussi Eglise synodale. On l’appelle synodale, parce qu’elle a renoncé à l’institution du patriarcal et est revenue purement et simplement à la forme synodale ancienne. On l’appelle Eglise de la Rénovation, parce qu’elle veut des reformes et des innovations. Elle accepte celles qui furent décidées au concile de 1917-1918, et en ajoute d’autres, notamment celle-ci, qui fut approuvée parle concile de 1923, sur la motion des représentants de l’Eglise de Sibérie : que l’épiscopat peut être conféré à des prêtres mariés. Cette décision, tant souhaitée du clergé blanc, a été aussitôt mise en pratique en la personne de l’archiprètre Wiédensky, qui a été promu à l’épiscopat, et se trouve être le membre le plus actif de la nouvelle Eglise. On voit par là que ce groupe, qui a rallié les vieux évêques hostiles au rétablissement du patriarcat, représente les tendances du clergé blanc. Il a eu la bonne fortune d’obtenir l’approbation du patriarche œcuménique Grégoire VII, et aussi, en 1926, celle du patriarche de Jérusalem Damien. L’Eglise synodale est, à l’heure actuelle, la principale rivale de l’Eglise conservatrice représentée par les partisans de Tikhon. Outre le mariage des évêques, elle a accepté le nouveau cal ndrier, et permet à son clergé de renoncer à la barbe et à la longue chevelure : chose plus importante en Russie qu’on ne pourrait le croire. Elle a tenu, du 1" au 10 octobre « 9^5, un concile qui s’est intitulé le troisième concile national de l’orthodoxie, le premier étant celui de 1917-1918, le second, celui de 1923. Elle comptait à ce moment 200 évêques, 17.000 prêtres, 16.000 églises. En décembre 1920, elle accusait pour la seule Russie, 1391

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l’Ukraine comprise, 1 36 évoques, dont 119 en activité de service, et 17 en retraite ou démissionnaires. Parmi eux, 4’i sont mariés, 49 sont veufs, 3<j sont d’anciens moines, un seul est qualifié de célibataire. Le président du Synode est le métropolite de Leningrad, Benjamin (dans le siècle, Basile Antonovitcb Mouratovskii), né en 1856, Wiédensky fait aussi partie du Synode, avec le titre d’apologète-évangéliste. Cf. le Viestnik ou Messager du Saint-Synode, n’1 2- 1 3 (décembre 1926). Très habilement, elle a reconnu l’autonomie de l’Eglise ukrainienne, pour endiguer le succès des auto-consacrés, dont nous avons parlé plus haut. Reconnaissons qu’elle a de sérieuses chances de durer et de se développer. Elle constituerait une sorte d’intermédiaire entre l’anglicanisme et l’orthodoxie grecque.

Les autres Eglises rouges, y compris celle du fameux évoque Antonin. sont en train d’agoniser. Quant à l’Eglise conservatrice des Tikhoniens, qu’on appelle aussi patriarchistes, et qui représente l’Eglise officielle d’avant la Révolution, elle groupe encore autour d’elle la majorité des croyants orthodoxes. Mais la vacance prolongée du trône patriarcal lui cause beaucoup de tort. Le troisième gardien du trône patriarcal, Pierre de Krouty, a été arrêté par les Soviets à la fin de 1925. Il a été remplacé par un Conseil suprême ecclésiastique provisoire, qui avail décidé la convocation d’un concile pour la fin de l’été de 1926. Ce concile n’a pu avoir lieu, par suite de l’hostilité des Soviets. La plupart des évêques tikhoniens ont été envoyés en exil. Leur chef était tout récemment Mgr Serge Starogorodskii, métropolite de Nijni-Novgorod. Les Tikhoniens maintiennent le célibat des évêques, tiennent pour le patriarcat, gardent le calendrier julien et les anciens usages.

Les deux millions de Russes qui se sont expatriés un peu dans tous les pays, se sont organisés en une sorte d’autonomie ecclésiastique, dirigée par un Synode établi à Carlovitz, en Yougoslavie, sous la présidence du métropolite de Kiev, Antoine Khraporitski. En 1919, ils tinrent à Carlovitz un premier concile, qui proclama, à la majorité des voix, la solidarité de l’Orthodoxie russe et de l’autocratie, désignant comme successeur au trône des Romanof le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch. Cette motion politique, qui eut pour effet d’intensilier la persécution soviétique en Russie, les brouilla avec le patriarche Tikhon, qui condamna leur Assemblée. Mais entre eux et les Tikhoniens, il ne paraît y avoir qu’une divergence de vues politiques. Sur le terrain religieux ils s’accordent, et on peut les considérer comme les représentants les plus authentiques de l’ancienne Eglise officielle. Au dernier synode de Carlovitz, en 1926, la brouille s’est, du reste, mise parmi eux. On peut dire que l’Eglise de la Dispersion est actuellement partagée entre trois obédiences : celle du métropolite Antoine, qui siège à Carlovitz ; celle du métropolite Euloge, chef des dispersés de l’Europe occidentale ; et celle du métropolite Platon, pasteur des dispersés d’Amérique. La cause de ce petit rascol a été l’accusation d’hérésie lancée contre le métropolite Antoine, qui dans son Catéchisme, publié en 192/ », et aussi dans un récent opuscule sur le Dogme de la Rédemption, niepositivement le dogme chrétien et orthodoxe sur le péché originel et la Rédemption. Cf. Orientalia christiana, n* 32 (février 1 92^). Les partisans d’Antoine et d’Euloge se disputent, en certains endroits, les églises et les chapelles.

Nous n’avons pas de renseignements précis sur le développement des sectes Starovièret, depuis la Révolution ; mais on devine bien qu’ayant la faveur

des Soviets, elles ont dû prospérer. Ceux des Popovtsy qui jusqu’ici ne s’étaient pas ralliés à la hiérarchie de Biélokrinitza, dont nous avons parlé plus haut, ont trouvé un évêque en la personne de Nicolas de Saratov, en 1926. Des pourparlers unionistes ont commencé entre eux etlesBiélokrinitziens. Quant aux sectes rationalistes et protestantisantes, leur succès est, parait-il, considérable, surtout dans la Russie méridionale. Les plus répandues sont celles des Baptistes, des Chrétiens évangéliques, des Adventistes du septième jour et des Cinq un nteniers ou Piutidéciatnihi. Elles attirent surtout les masses ignorantes des campagnes. Les missionnaires protestants d’Amérique s’emploient activement à les aider.

Si à toutes ces hiérarchies rivales et à tout es fourmillement de sect « s vous ajoutez la déchristianisation systématique du peuple russe, poursuivie par les Soviets, qui, depuis 1923, n’ont donné quelque répit à la persécution violente que pour intensifier la propagande athée par l’image, le journal, la revue, le livre, les conférences et par-dessus tout l’école, vous conclurez que l’avenir de l’Eglise russe s’annonce sous les auspices les plus noirs. Il y a un siècle, Joseph de Maistre écrivait : « Si l’empereur de Russie retirait tout à coup la puissante main qu’il tient étendue sur la religion ; s’il excluait son ministre du siège qu’il occupe dans le Synode ; s’il permettait à ses prêtres de tous les ordres de prêcher, d’écrire, de dogmatiser et de disputer comme ils l’entendraient, en un clin d’oeil, il verrait sa religion s’en aller en fumée… En peu d’années, le symbole serait mis en thèses et bientôt en chansons ». Sur l’état du christianisme en Europe, § 3 et 4. Les événements ne justifient que trop, jusqu’ici, cette prédiction sinistre. Souhaitons qu’une élite, parmi les Russes émigrés, déposent, au contact des catholiques d’Occident, les préjugés tenaces contre l’Eglise romaine qu’ils tiennent de leur éducation première, et que, de retour dans leur patrie, redevenue habitable et hospitalière, ils inaugurent l’Eglise de la Renaissance catholique, qui ramènera la Russie chrétienne au temps d’Olga et de Vladimir.

BIBLIOGRAPHIE. — I. SUR L’HISTOIRE DR L’EOLISB RUSSE.

— MacaireBoulgakov, Histoire du christianisme en Russie jusqu’au hniaze Vladimir, Pétcrsbourg, 1868 ; du même, Histoire de l’Eglise russe, 13 vol. (va jusqu’au concile de Moscou dt 1667) ; Piiilaretb Goumilevsku, Histoire de l’Eglise russe, 6e éd., Pétersbourg, 18y4 (Manuel assez Insignifiant, qui va jusqu’à l’année 1826 ; traduction allemande par Blumenthal, Geschichte der Kirche Russlands, 2 vol. Francfort, 1872) ; E. Goloubinskii, Histoire de l’Eglise russe t. I (en deux parties) et t. ii, ae éd., Moscou, 1901-190^ (va jusqu’à la mort du métropolite Macaire(15(J3). C’est l’ouvrage le plus sérieux sur les origines de l’Eglise russe) ; A. Dobroklonskii, Manuel d’histoire de l’Eglise russe, 2 vol., Riazan et Moscou, 1889-1893 (a l’avantage de conduire l’histoire de l’Eglise russe jusqu’à la période contemporaine) ; Rounkbvitch, Histoire de l’Eglise russe sous le gouvernement du Saint-Synode. Pétesbourg, 1900 ; A. Leroy-Bi alliku, L’Eglise russe, Paris, 1889(3* volume de l’ouvrage L’empire des tsvrs et les Russes ; décrit bien l’état de l’Eglise russe pendant la période synodale) ; A. N. Mouraviev, Histoire de l’Eglise russe, Pétersbourg, 1838 (petit résumé, qui a été traduit en anglais, en allemand et en grec moderne) ; Strahl, Geschichte der russischen Kirche, Halle. 1830 ; A. ThbinbR, L’Eglise schismatique russe d’après les 1393

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relations récentes du préten iu Saint-Synode, Paris, 1846 (ouvrage traduit de l’italien par Luquet) ; Boissahd, l’Eglise de Russie, a vol., Taris, 1867 ; Hkard, The Russian Church, Londres, 1887 ; A. Palmikhi, Le Ciiiesa russa, le sue odierne condizionie il suo ri/ormismo dottrinale, Florence, 1908 (analyse les travaux russ<s sur la préparation du concile après l’édit de tolérance de iqo5, et donne des renseignements intéressants sur l’état du clergé russe et des sciences sacrées en Russie, à l’époque contemporaine) ; voir aussi les histoires générales de la Russie : Karamzine, Histoire de l’empire de Russie qusqu’au xvn c siècle), traduite en français par Saint-Thomas etJauffret, Il vol., Paris, 18191826 ; Serge Solovief, Histoire de Russie depuis lis temps les plus anciens, 29 vol. parus, s’arrêtant à 1780, Moscou, 1 851 - 1 879 ; Polkvoï, Histoire de la nation russe, 6 vol.. Moscou, 1829-1833 ; A. Rambald, Histoire de la Hussie depuis les origines jusqu’à nos jours, 7e éd., Paris, 1918 (parle très peu des questions religieuses)

Sur les origines du christianisme en Russie, voir, eu dehors de l’Histoire d’E. Goloubinskii : Sbmleh, De primis initiis christianæ religionis inter Russos, Halle, 156a ; [Vizzardelli], Dissertatio de origine christianæ religionis in Russia, Rome, 1826 ; Vbrdièrb, Origines catholiques de l’Eglise russe jusqu’au XII* siècle, dans les Etudes de théologie de philosophie et d’histoire, t. II ( 1857), p. 133-30/| (c’est l’étude la plus détaillée sur la question en langue française ; a besoin d’être rectifiée sur plusieurs points) ; L. Léger, La Chronique de Nestor, Paris, 1884.

La période la plus intéressante de l’Eglise russe est le xvn c siècle, et spécialement l’histoire du patriarche Nicon. Elle a fait l’objet d’innombrables monographies en Russie. La plus récente et la meilleure est celle Th. Kaptbrbv, Le patriarche Nicon et le tsar Alexis Mikhailovitch, 2 vol., Serghief Possad, 1909-1912 ; du même, Le potriarche .Vicon et ses adversaires dans l’a/faire de la réforme des rites ecclésiastiques, Serghief Possad, ig13 ; W. Palmbr, The patriarch and the Tsar, 6 vol., Londres, 1871-1876, recueil précieux de documents se rapportant à l’affaire de Nicon.

Sur les sectes russes, A. Lbroy-Bbaulikc donne un excellent aperçu dans son Eglise russe ; voir aussi : Ignace nu Voronkjb, Histoire des schismes dans l’Eglise russe, Pétersbourg, 1 84<j ; Tsakni, La Hussie sectaire, Paris, 1887 ; Gbiihi.ng, Die Sekten der russischen Kirche, Leipzig, 1898 ; N. J. Ivanovskii, Manuel d’histoire et de réfutation du schisme des vieux ritualistes, avec une notice sur les sectes rationalistes et mystiques, a vol., Kazan, 1905.

Sur 1 histoire intérieure de l’Eglise russe dans le premier quart du xx’siècle on trouvera de précieux

::ns.-i} ; iicrænts dans les chroniques des revues

orientales, comme le Bessarione et les Echos d’Oiient. Les meilleures sources sont évidemment les revuesdes quatre Académiesecclésiastiquesrusses : La lecture chrétienne (Khristianskoe Tchtenie), fondée en 1821 ; Les suppléments aux œuvres des saints Père », Moscou, de 18/ ( 3à 1891 ; Le Messager théologique(Bogoslovskii Viestnik), Moscou, à partir de 1892 ; Les travaux (Troudy) de l’Académie de Kiev, Kiev, à partir de 1860 ; Le causeur orthodoxe (Pravoslavnyi Sohêciednik), Kazan, à partir de iS55 ; Les nouvel’"s ecclésiastiques (Tserkoviiyia lomosti). org’.æ officiel du Saint-Synode, à partir de 1888. Sur les autres revues ecclésiastiques russes, voir Pulmieri, op. cit., p. 613-63a ; M. Jugir, Theolegii Orientalium, t. I, p. 6a8-631.

Le règlement ecclésiastique de Pierre le Grand (texte

1 russe avec traductions latine et française) a été publié par C.Tondini, Le règlement ecclésiastique de Pierre le Grand, traduit en français sur le russe avre introduction et notes, Paris, 187/). Cette édition a été reproduite parL. Phtit, dans le tome XXXVII de la collection des conciles de Mansi. Sur l’histoire de la rédaction et de la promulgation de ce Règlement, voir J. Bois, Le Règlement ecclésiastique de Pierre le Grand, dans les Echos d’Orient, t. VII (190/4), p. 85-go, 151-156.

Sur l’histoire de la théologie russe, voir A. Palmibri, Theologia dogmatica orthodoxa, t. I et II, passim, Florence, 191 1-191 3 ; M. Jugik, op cit, 1. 1, p. 546-6fn.

IL Sur l orthodoxie russe comparé » a l’orthodoxie grecque. — Nous ne connaissons pasd’étude spéciale sur ce point particulier, qui sera développé dans le second volume de notre ouvrage sur la Theologia Orientalium. Cf. W. Palmbr, Notes of a Visit to the Russian Church, 1840, 1 8 i 1, éd. Ne wman, Londres, 1882 ; A. P. Lbbbdbv, Histoire de l’Eglise grecque orientale sous la domination des Turcs, 2e édit., Pétersbourg, 190^", S.Tyszkibwicz, Un épisode du mouvement d’Oxford : La mission de William Palmer, dans les Etudes, t. CXXXVI

(>9’3).

III. — Sur l’Eglise russe comparée a l’Eglise catholique. — Nous n’avons pas parlé de l’histoire du catholicisme en Russie, ni des relations de la Russie avec le Saint-Siège. Signalons ici les principaux ouvrages relatifs à cette histoire et à ces relations : D. Tolstoï, Le catholicisme romain en Russie, Paris, 1863-1864 ; Lescœur, Le schisme moscovite et la Pologne catholique, Paris, 1859 ; du même : L' Egli>e catholique en Pologne sous le gouvernement russe, Paris, 1860 ; Marcovitch, Gli Slavi ed i l’api, Zagreb, 1897, t. 1, p. 65-g3, 160400 ; t. II. p. i-304 (excellent aperçu) ; Pierlino, La Russie et le Saint-Siège, 5 vol., Paris, 18961912 ; Boudou, Le Saint-Siège et la Russie : leurs relations diplomatiques au XIX’siècle (18 1 4 1 883), 2 vol, Paris, 1922- 1923. (On trouvera dans ces deux derniers ouvrages une bibliographie abondante sur le sujet) ; J. Bois, Les débuts du catholicisme à Moscou, dans les Echos d’Orient, t.X (1907), p. 13-21, S’i-go ; Vannutklli, La Russiae la Chiesa cattolica, Rome, 1895.

Le point de vue apologétique, que nous avonstraité, est à peine touché dans les manuels catholiques de théologie fondamentale et d’apologétique. On consultera avec profit les ouvrages ou opuscules suivants : J. Rozavkn, De la réunion à l’Eglise russe avecl’Eglise catholique, Paris, 1 864 : nouvelle édition abrégée et remaniée par le prince A. Galitzin de l’ouvrage paru à Lyon et à Paris en 1822, sous le titre : L’Eglise catholique justifiée contre les attaques d’un écrivain qui se dit orthodoxe (= Alexandre Stourdza) ; du même, L’Eglise russe et l’Eglise catholique (Lettres du P. Rozaven), éd. Gagarin, Paris, 1876 ; J. Gagarin, La Russie scrat-elle catholique, Paris, 1856 (ouvrage traduit en allemand, en espagnol et en russe) ; du même : Les Starovières, l’Eglise russe et le Pape, dans les Etudes de théologie et d’histoire, t. II (1857), p. 383 ; du même : La réforme du clergé russe. Paris, 1867 ; (nouvelle éd. sous le litre : Le clergé russe ; Bruxelles, 1871) ; A. Thkinbr, La Chiesa scismatica russa, Lugano, 18/16 ; trad. française, Paris, 18/|6 ; C. Tondini. Le pape de Rome et les pape* de l’Eglise orthodoxe. Paria, 1876 (a paru également en anglais et en allemand) ; Vladimir Solovibv. La Russie et ! Eglise universelle, >" éd., Paris, 1906 ; M. Juoib, Joseph de Maislre et l’Eglise gréco-russe, Paris, 1922. 1395

SOCIALISME

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Sur les saints russes, voir : 1. Kulczynski, Spécimen Bcclesiæ rutkenieae, éd. Martinov, Paris, 1859 ; Martinov, Annus ecclesiasticus græco - slavicus, Bruxelles, 1 863 ; Barsoukov, Sources de l’hagiographie russe, Pétersbourg, 1882 ; Mouraviev, Vies des saints de l’Eglise russe. 12 vol., Pétersbourg, 18551 858 ; Philarète Gocmilbvskh, Saints russes honorés universellement ou partiellement, 3 vol., 3" éd., Pétersbourg, 1882 ; V. Vassilibv, Histoire delà canonisation des saints russes, Moscou, 1893 ; E. Goloubinskii, Histoire de la canonisation des saints dans l’Eglise russe. Moscou, icjo3 ; P. Petbrs, La canonisation des saints dans l’Eglise russe, dans les Analecta Rollandiana, t. XXXlII(u)14), p. 3801-jo ; J. Bois, art. Canonisation dans l’Eglise russe, dans le Dictionnaire de T.’iéologiecatholique, t. II, col. 1659-1672 ; A. Palmieri, La psicologia dei santi rtissi, , clans le Bessarione, n. 96, 3’série, t. III, p, 234-2">i. Sur le problème apologétique soulevé par la question de la sainteté et des miracles dans les Eglises dissidentes, voir les références données au cours de l’article. Le récit des récentes canonisations faites dans l’Eglise russe se trouve dans les revues russes, notamment le Tserkovnyi Viestnik et les’J’serkovnyia Viédomosti. IV. — Sur l’histoire de l’Eglise russe depuis 1917 et sa situation actuellb. — L’étude la plus documentée et la plus sûre pour la période 1917-1923, quoique d’allure tendancieuse et hostile à l’Eglise, est celle de Titlinov, L’Eglise pendant la Révolution (en russe), Pétrograd, 1924. Cet ouvrage a été analysé, complété, rectifié par A. Maniglier, L’Eglise russe dans la tourmente, dans la Documentation catholique, n* 293, t. XIII (1925), col. 1 /170-1 5 1 4 ; n. 298, t. XIV (192.J), col. 1 4 1 - 1 63 ; n. 315, t. XIV (1925), col. 1225-1248 ; n. 33 1, t. XV (1926), col. 980-1009 ; P. -M. Volkonsky, la reconstitution du patriarcat en Russie. Mgr Tykhon, patriarche de Moscou, dans les Echos d’Orient, t. XX (1921), p. 195-219 ; article reproduit dans la Documentation catholique, t. VI (1921), col. 1301 40 ; Me Cullagh, The Bolshevil ; Persécution of Christianity, Londres, 1924 ; P. Volkonsky et M. d’IIeiibigny, L’Eglise orthodoxe panukrainienne, Documents inédits. Introduction, traduction et notes, t. I, fascic. 3 et 4 des Orienialiu çhristiana (|Q23), p. 73-220. (C’est tout le dossier des origines de l’Eglise panukrainienne des auto-consacrés) ; M. d’HBRBiGNY, L’âme religieuse des Russes d’après leurs récentes publications, t. III, jase. 1 1 des Orientalia Çhristiana (1924), p. 1-124 (détails et documents sur la persécution soviétique et sur les Busses de l’émigration) ; du même : Après la mm t du patriarche Tykhon, t. IV, fasc. 15 des Orientalia çhristiana (iga5), p. 81-168 ; du même : L’aspect religieux de Moscou en octobre l’J25, t. V, fasc. 20 des Orientalia çhristiana (1926), p. 180-280 ; La législation soviétique contée la religion, t. V, fasc. 18 des Orientalia çhristiana (192, 5), p. i-136 (traduction des documents ofliciels du Commissariat du peuple à la justice) ; Tchitatelj, Deux conciles à Moscou en octobre 1925, dans les Echos d’Orient t. XXV (1926), p. 328-343 ; voir aussi les Chronique

  • des Eglises orientales de la même Revue ;

G. Ai kxinski, Du tsarisme au communisme, Paris, icj23 ; S. DB Ciiessin, L’apocalypse russ", Paris, 192a ; Jonas Brikiinitchev, Le patriarche Tykhon et son /église, Moscou, mj<3. Le Synode des Russes émigrés, établi à Carlovilz, public une Revue intitulée Tserkovnyia Viédomosti, de même allure que l’ancien organe du Saint-Synode de Pétrograd, qui portait le même nom.

M. Jugie.