Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Tradition chrétienne dans l'Histoire

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 4 – de « Persécutions » à « Zoroastre »p. 876-898).

TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

I. Tradition orale et tradition écrite.

II. L’âge apostolique.

III. Les premiers Pères.

IV. Saint Augustin et saint Vincent de Lérins.

V. Avènement de la Scolastique.

VI. Origines protestantes. — Le Concile de Trente.

VII. Le XVIIe siècle français.

VIII. L’école traditionaliste.

IX. Kantisme et Modernisme.

X. L’Encyclique Mortalium animos.

XI. Economie divine de la tradition dogmatique.

I. Tradition orale et tradition écrite. — La vérité historique, patrimoine des générations humaines, est assujettie, dans sa transmission, à des conditions changeantes selon les temps, les lieux et la culture intellectuelle des sociétés où elle se propage. L’éducation purement orale des hommes primitifs, dépourvue de tout moyen de contrôle, était nécessairement exposée à l’erreur et à l’oubli. L’invention de l’écriture introduisit un élément de fixité dans la connaissance des faits anciens : les quelques milliers d’années qui séparent nos premières inscriptions cunéiformes du siècle de Gutenberg offrent à l’investigation historique des points de repère, parfois sans doute bien clairsemés, suffisants néanmoins pour permettre de situer avec quelque approximation, dans l’espace et dans le temps, des civilisations disparues. L’imprimerie, en donnant à la pensée individuelle un essor illimité, opéra une nouvelle révolution : elle assura, contre tous les cataclysmes, l’universalité et la perpétuité des acquisitions scientifiques, en attendant que l’impression de plaques vibrantes permît de conserver l’articulation même et le timbre de la voix humaine.

Les trois âges que nous venons de distinguer, âge de la tradition orale, âge de l’écriture, âge de l’imprimerie, ne sont pas tranchés à ce point que le commencement de l’un marque exactement la fin du précédent. Ni l’avènement de l’écriture, ni même celui de l’imprimerie n’a supprimé la parole comme moyen d’enseignement. Les premiers monuments écrits ne firent que consacrer, sous une forme durable, des croyances antérieures, qui, conservées au coeur des anciennes générations, durent au graveur ou au scribe, sinon leur fixation définitive, du moins un temps d’arrêt dans leur lente évolution. Le travail des premiers logographes ou chroniqueurs consiste à recueillir et à enregistrer l’écho naïf des siècles qui les touchent immédiatement. Après eux, l’histoire savante et raisonneuse reprend ce travail en sous-œuvre ; en même temps qu’elle relit les textes et qu’elle les critique, elle continue d’interroger la conscience du genre humain, pour lui arracher, si possible, de nouveaux secrets. Ainsi une pensée vivante collabore avec les textes écrits, pour faire toujours plus de lumière sur le passé, et pénétrer plus avant dans ce mystère des origines, qui exerce sur nos esprits une si puissante fascination.

Un exemple tout à fait unique de cette collaboration nous est offert par l’histoire de la doctrine chrétienne. Confiées par le Christ à un magistère vivant, les vérités du salut montrent, réalisée indissolublement, l’alliance d’un texte écrit et d’une pensée qui l’explique. L’un et l’autre sont un legs du passé ; c’est pourquoi la doctrine chrétienne tout entière est, au sens rigoureux du mot, une tradition. Laissant de côté les précisions qu’on peut introduire utilement entre la parole de Dieu consignée dans les Livres saints et la tradition orale qui commente et au besoin complète l’Ecriture, nous prendrons ici le mot Tradition dans son acception la plus large, comme la totalité du fonds doctrinal légué par le Christ à ses Apôtres. De la Tradition chrétienne ainsi entendue, nous chercherons à ressaisir l’idée exacte dans le Nouveau Testament ; puis nous étudierons les caractères que lui ont assignés les anciens docteurs ; nous nous demanderons enfin sous quel aspect elle se présente à nous aujourd’hui, et quelle en est l’économie voulue par Dieu

II. L’âge apostolique.

On sait les recommandations de saint Paul à Timothée (I Tim., vi, 20. 21 ; II Tim., i, 13, 14 ; ii, 2 ; iii, 14) :

« O Timothée, garde le dépôt, évitant les discours vains et profanes, et les controverses d’une science qui ne mérite pas ce nom ; c’est pour en avoir fait profession que quelques-uns ont erré dans la foi… Conserve dans la foi et dans la charité qui est en Jésus-Christ la forme des saines paroles que tu as reçues de moi. Garde le bon dépôt, par le Saint-Esprit qui habite en nous… Et ce que tu as entendu de moi en présence de beaucoup de témoins, confiele à des hommes fidèles, qui soient capables de l’enseigner aussi à d’autres… Pour toi, demeure dans les choses que tu as apprises, et dont tu as la certitude, sachant de qui tu les as apprises. »

Ce mot d’ordre, laissé par l’Apôtre à son fidèle disciple, caractérise exactement la situation des jeunes Eglises chrétiennes, au lendemain de leur fondation. La doctrine qu’elles ont reçue, elles doivent la transmettre intégralement aux générations suivantes, en se gardant des nouveautés dangereuses. Cette doctrine, qui est celle du Christ, saint Paul n’invite pas Timothée à en chercher dans un livre l’expression adéquate : bien plutôt le disciple descendra-t-il en son cœur, pour y retrouver la forme authentique des saines paroles de l’apôtre. C’est que, avant d’être écrit, l’Évangile fut vécu par ceux qui portèrent les premiers le nom de chrétiens. Le Maître avait dit aux siens (loan., xvi, 12-15) : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter à présent. Quand le Paraclet, l’Esprit de vérité sera venu, il vous guidera dans toute la vérité. Car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, parce qu’il prendra ce qui est à moi et il vous l’annoncera. Tout ce que le Père a, est à moi. C’est pourquoi j’ai dit qu’il prendra de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera. » Et il les avait envoyés prêcher l’Évangile à toute créature (Marc, xvi, 15), faire part aux hommes de tous ses enseignements (Matt., xxviii, 20). Ce que Jésus avait ébauché au cours de sa prédication, l’Esprit Saint devait le parfaire : les Apôtres apprendraient de lui tout ce qui était nécessaire à leur mission surnaturelle. Au lendemain de la Pentecôte, l’œuvre avait atteint son couronnement : la révélation chrétienne était définitivement close. Ceux qui en avaient reçu le dépôt ne se hâtèrent pas d’en rédiger par écrit la somme ; mais tantôt par des exhortations familières, tantôt par les écrits de circonstance que réclamaient les besoins des Églises naissantes, ils firent part de leur plénitude à ceux qu’ils venaient d’engendrer à Jésus-Christ. Ainsi prit naissance, à côté des Évangiles canoniques, une littérature épistolaire, qui, sans prétendre épuiser les leçons apprises à l’école du Maître, nous en montre l’application à des cas concrets. En même temps qu’il instruit, qu’il dirige ou qu’il reprend, l’Apôtre revient sur ce caractère essentiellement traditionnel de l’enseignement qu’il dispense au nom du Christ, sur la sainteté du dépôt transmis. S’il faut rappeler aux Corinthiens l’institution de la Cène du Seigneur, il commence par s’autoriser d’une révélation expresse(I Cor., xi, 23) : « Car, pour moi, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai aussi transmis… » S’il faut prémunir les Romains contre les faux frères qui cherchent à les séduire, il écrit (Rom., xvi, 17) : « Je vous exhorte, mes frères, à prendre garde à ceux qui causent les divisions et les scandales, en s’écartant de l’enseignement que vous avez reçu ; éloignez-vous d’eux. » Mêmes exhortations, et plus pressantes, dans l’épître aux Galates (Gal., i, 6-12) : « Je m’étonne que vous vous laissiez détourner si vite de celui qui vous a appelés en la grâce de Jésus-Christ, pour passer à un autre Évangile ; non qu’il y ait un autre Évangile ; mais il y a des gens qui vous troublent et qui veulent pervertir l’Évangile du Christ. Mais quand nous-même, quand un ange du ciel vous annoncerait un autre Évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème ! En ce moment est-ce la faveur des hommes que je me concilie, ou celle de Dieu ? Est-ce aux hommes que je cherche à plaire ? Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Je vous le déclare, mes frères, l’Évangile que j’ai prêché n’est pas de l’homme, car ce n’est pas d’un homme que je l’ai appris ; je l’ai appris par une révélation de Jésus-Christ. » Les Apôtres avaient transmis fidèlement les enseignements de l’Esprit de Dieu. Quand, à leur tour, ils disparurent, l’Église catholique — c’est le nom que lui donne, dès le commencement du deuxième siècle, saint Ignace d’Antioche, — était devenue dépositaire des trésors de la doctrine. Les charismes personnels, départis par l’Esprit Saint aux douze, s’étaient partiellement résorbés dans l’unité de l’Eglise. C’est à l’Eglise qu’il appartient désormais de trancher sans appel les litiges en matière de foi. Appuyée qu’elle est sur la pierre où le Christ l’a fondée, gardienne de la lettre des Ecritures apostoliques, héritière de la Tradition des Apôtres (II Thess., ii, 15 : Στήκετε, καὶ κρατεῖτε τὰς παραδόσεις ἂς ἐδιδάχθητε, εἴτε διὰ λόγου εἴτε δὶ ἐπιστολῆς ἡμων. Ibid., III, 6 : τὴν ἥαράδοσιν ἥν παρελάβοσαν παρ’ ἡμῶν), l’Eglise poursuivra l’œuvre à travers le temps, forte de la parole du Christ qui lui a promis d’être avec elle jusqu’à la consommation des siècles. La Tradition qu’elle a reçue est, en même temps que le lien de son unité, le fondement de son espérance. 1743

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III. Les premiers Pères. — Entre les jeunes chrétientés, celles que leur première institution rattachait immédiatement à quelqu’un des Apôtres, aimaient à rappeler ce souvenir comme un titre de noblesse, et le » autres chrétientés se tournaient respectueusement vers elles, pour en recevoir la Tradition de la vérité. Elles voyaient accourir tous les chercheurs d’évangile : tel le naïf Papias (Eusèbb, Misl. eccl., III, xxxix ; Saint Irûhéb, AcIy. // « er., V.xxxm), recueillant à Hiérapolis la parole de Philippe, à Eplièse celle de Jean, et les dénaturant à force de réalisme ; tel un peu plus tard l’historien Hbgésivpe (Eusêbb, Hist. eccl., IV, xxn) allant questionner un grand nombre d’évêques, poussant même jusqu’à Rome, et constatant l’accord de toute la chrétienté dans une même croyance.

A la lin du deuxième siècle, saint Irénée^^c. Huer., III, iii, 4) dans sa polémique contre l’hérésie, exalte la prérogative des Eglises apostoliques : les Apôlres n’ont- ils pas dû mettre tous leurs soins à choisir les hommes qu’ils se donnaient pour lieutenants et pour successeurs, et à les bien instruire ? Les noms de quelques-unes de ces Eglises privilégiées, qui, par une série continue d’évêques, rejoignent les origines du christianisme, ont trouvé place dans le livre de l’évêque de Lyon. C’est l’Eglise de Rome, fondée par les glorieux apôtres Pierre et Paul, centre de ralliement des (idèles répandus dans tout le monde, gardienne sûre de la Tradition apostolique : Lin, Anaclet, Clément, Evariste, Alexandre, Sixte, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet, Soter, et enfin Eleuthère, douzième évêque depuis les Apôtres, forment les anneaux de cette. chaîne. C’est l’Eglise de Smyrne, qui reçut des Apôtres eux-mêmes son évêque Polycarpe. Irénée a connu, dans son enfance, ce grand vieillard, destiné à couronner son épiscopat par un illustre martyre. Attaché de toute son âme à l’enseignement des Apôtres, Polycarpe ne savait pas transiger avec l’hérésie. Il racontait qu’un jour l’Apôtre saint Jean s’étant rencontré, aux bains publics d’Ephèse, avec l’hérésiarque Cérinthe, sortit précipitamment :

« Fuyons, dit- il, de peur que le toit ne tombe sur

nos têtes, pour écraser cet ennemi de la vérité. » Polycarpe lui-même, abordé par l’hérésiarque Marcion, qui lui demandait : « Me connais-tu ? » avait répondu : « Je connais le premier né de Satan. » C’est encore l’Eglise d’Ephèse, fondée par l’Apôtre saint Paul, et sanctifiée jusqu’aux dernières années du premier siècle parla présencede l’Apôtre saint Jean.

Tant d’oracles certains, conclut Ikenke (Hær., III, iv, i), nous dispensent de chercher ailleurs la vérité qu’il est facile d’aller demander à l’Eglise : dans l’Eglise, comme en un réservoir opulent, les Apôtres ont réuni tous les trésors de la vérité. Qu’un doute vienne à s’élever sur un point de doctrine, on ne saurait mieux faire que de recourir aux Eglises les plus anciennes. Leur parole pourrait suffire, quand même les Apôtres n’auraient rien laissé par écrit ; et c’est sur cette parole seule que croient des nations sans lettres, que le langage commun qualifie de barbares, mais qui n’en portent pas moins, gravée par l’Esprit Saint dans les cœurs, la Tradition primitive du salut par le Christ. Cette parole condamne les hérésies naissantes, car toute doclrine qui ne s’accorde pas avec elle n’est qu’une nouveauté introduite par les faussaires de la vérité.

En affirmant ainsi, devant l’erreur menaçante, les droits intangibles de la Tradition apostolique, l’évêque de Lyon faisait mieux que barrer la route à l’erreur valentinienne : il orientait la pensée chrétienne dans les voies où des esprits plus brillants peut-être et plus originaux, mais non plus fermes, la feront progresser ou cours des siècles suivants.

Tbrtuixien, venu peu après, reprit ce thème et y mil son empreinte personnelle. Il n’avait pas grandi, comme Irénée, dans la foi du Christ ; mais à cette foi qui le conquit dans son âge mûr, il offrit les services d’une raison militante ; la donnée chrétienne dut à ce contemporain des Gaius et des Papinien un tour strictement juridique et un relief inédit. Le mot præscripliv, emprunté au droit romain, caractérise, dans ses écrits, un procédé particulier d’argumentation et une nouvelle mise en œuvre de la Tradition. Aux assauts de l’hérésie sur le terrain scripturaire, Tertullien oppose une fin de non-recevoir : c’est ce qu’il appelle prescrire au nom du droit exclusif de l’Eglise, seule gardienne et seule interprète autorisée des Ecritures.

Le traité qu’il intitula : De la prescription des hérétiques, reprend, pour la jeter dans ce moule, l’argumentation d’Irénée. Héritières de la doctrine des Apôtres, les Eglises par eux fondées continuentleur œuvre : il n’y a de prédicateurs dignes d’être entendus que ceux accrédités de parles Apôtres pour parler au nom du Christ. Qui veut ressaisir la doctrine du Christ, doit la demander à ces mêmes Eglises que les Apôtres ont fondées et qu’ils gouvernèrent, soit de vive voix, soit par lettres. L’accord avec ces Eglises, mères et sources de la foi, est la marque de la vérité, car c’est la marque d’une tradition remontant aux Apôtres, des Apôtres au Christ, du Christ à Dieu. Le désaccord avec ces Eglises est un signe de mensonge, car c’est le désaccord avec les Apôtres, avec le Christ, avec Dieu. Notre règle de foi procède-t-elle des Apôtres ? Il suffit, nous tenons la vérité. (Tertullien, De præscriptione hærelicorum . Texte latin, traduction française, introduction et index par P. de Labriollb. Paris, Picard, 1907. Voir, notamment, sur la valeur juridique de la « prescription » élevée contre l’hérésie, p. xv sqq., etlire le texte de Tertullien, c. xx-xxi.)

Très simple en théorie, ce critère donne prise, dans la pratique, à certaines objections. Qu’arrivera-t-il si, avec le temps, telle Eglise apostolique vient à dévier de la tradition primitive ? Le cas n’est pas chimérique, à considérer les graves reproches adressés déjà par saint Paul à des Eglises qu’il venait de fonder, celle des Galates et celle des Corinthiens. Tertullien le reconnaît ; mais il fait observer qu’un tel accident est, de sa nature, un phénomène restreint ; en règle générale, l’erreur se dénonce par sa singularité. La rencontre de toutes les Eglises, dans une même trahison envers la doctrine, serait un effet sans cause : là où on les trouve unanimes, cet accord peut passer pour un indice de la vérité, transmise jusqu’à elles sans défaillance, depuis les Apôtres. Quod apud mullos uniirn invenilur, non est erratum, sed trad i t um(Dc præscr., xxvni).

Qu’arrivera-t-il encore, si telle Eglise particulière se prévaut de son ancienneté pour introduire, sous le couvert des Apôtres, des nouveautés doctrinales ? Dès le temps des Apôtres, en effet, l’hérésie a levé In tête ; après eux, elle a pullulé. Mais que l’on remonte aux origines, et que l’on retrouve, s’il se peut, le premier ancêtre : on verra qui peut légitimement se réclamer d’un Apôtre (De præscr., xxxvi). Le recours à l’antiquité chrétienne permet de juger toute école qui surgit. Issue du tronc de l’Eglise, l’hérésie en a corrompu la sève ; elle a dégénéré en un sauvageon’de mensonge.

Les enfants de l’Eglise sont donc fondés à décliner toute contestation avec les hérétiques sur le terrain des Ecritures (De Præscr., xxxvn). Sans revenir aux Ecritures, ils prouvent qu’elles appartiennent à leur mère ; ils ont le droit de dire à tout étranger : Quiêtes-vous ? De quand datez-vouset d’où venez-vous ? Intrus, 1745

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que faites-vous sur mon domaine ? De quel droit, Marri >n, viens-tu faire des coupes dans mes bois ? Qui t’autorise, Yalentin, à détourner l’eau de mes sources ? et toi. Apelle, à déplacer les bornes de mon héritage ? et vous autres, à y semer et à y conduire vob troupeaux ? Je suis chez moi, j’ai des titres anciens ; ils remontent aux origines mêmes de ce domaine. Je suis l’héritier des Apôtres. Leur testament, leur lidéieommis, mon serment, garantissent mon droit. Retirez-vous : ces mêmes Apôtres vous ont, de tout temps, déshérités, reniés, comme des étrangers, comme des ennemis. Etrangers, ennemis des Apôtres, les hérétiques le sont pur la diversité de leur doctrine, que chacun d’eux s’est faite contre les Apôtres, en produisant ou recevant des dogmes de son choix.

Celte assimilation des Ecritures chrétiennes à une propriété privée constitue le trait le plus original de l’argument de prescription, forgé par Tertullien pour la lutte contre l’hérésie. Arme défensive et offensive, dont l’apparente rigidité ne s’oppose pas au progrès dogmatique, pourvu qu’on la manie avec une certaine adresse, dont il faut avouer que Tertullien a manqué parfois. Car, d’une part, nous le voyons en garde, plus même qu’il ne convient, contre les indiscrétions possibles de la recherche scientifique ; d’autre part, ses derniers écrits donnent le spectacle d’une évolution inattendue, par laquelle il évacue ses premières positions et dément les principes fondamentaux de son orthodoxie.

Le besoin d’approfondir les enseignements du christianisme tourmentait dès lors plus d’un esprit actif, et Tertullien s’était trouvé en demeure de se prononcer dans le conflit, éternellement actuel, entre la foi et la science. Il l’avait fait avec une certaine humeur, et un dédain mal dissimulé pour ces chercheurs qui veulent en savoir plus long que leurs maîtres. C’est encore le traité De la prescription, qui nous livre sa réponse (vin-x). Fatigué d’entendre répéter autour de lui la parole évangélique :

« Cherchez et vous trouverez », le rude polémiste

proteste contre l’abus qu’on en fait. Cette parole, que le Seigneur prononça au début de sa prédication, avant que saint Pierre l’eût confessé publiquement comme Fils de Dieu, était un appel aux incrédules ; ce n’est pas un mot d’ordre pour les croyants. Chercher est bon pour qui n’a pas trouvé ; à qui possède, ce n’est plus permis. Le croyant qui continue de chercher devient un renégat (negat^r), envers sa propre croyance. Sans doute, il y a recherche et recherche ; trop souvent on cherche dans le camp des hérétiques, et par là on se rend complice de l’hérésie ; maison peut aussi chercher dansla vérité, sansébranler la règle immuable de la foi(xiv). Cette recherche-là demeure permise ; mais on voit que Tertullien la tient en médiocre estime. S’il vous plaît, dit-il, d’élucider un point obscur, vous trouverez à qui parler : l’Eglise a ses docteurs. Mais, au fond, ces recherches sont vaines, et pleines de péril. Mieux vaut ignorer ce qu’on n’a pas besoin de connaître. La curiosité doit passer après la foi, la gloriole de l’esprit après le salut de l’àme. Ne rien savoir contre la règle, c’est savoir tout.

Rendons à Tertullien cette justice que, s’il favorise peu les entreprises scientifiques dans le domaine religieux, du moins il n’a pas rétréci le champ de la Tradition chrétienne. Il n’ignore pas qu’elle déborde les Ecritures, et il rappelle à l’occasion qne telle pratique louable, pour n’être pas inscrite dans les Livres saints, n’en est pas moins de date ancienne et d’institution divine. Tels le rite du baptême, celui de l’Eucharistie, telles les offrandes pour les morts, les fêtes des martyrs, la liturgie du dimanche, celle du temps de Pâques, d’autres coutumes encore. Il

est notable que ces exemples, empruntes au traité De la couronne (m), Appartiennent tous au domaine de la discipline, non à celui de la croyance ; et ce fait procède d’une distinction profondément ancrée dans l’esprit de Tertullien, à la fin de sa carrière. Depuis le traité De la prescription, il avuit senti se dérober sous lui le sol où il plantait autrefois de fermes jalons. Le travail de son esprit, et plus encore les érarts d’un zèle intempérant, l’avaient amené à prendre le contre-pied de ses anciennes déclarations dogmatiques.

La question du Voile des vierges paraît lui en avoir fourni l’occasion. Quand il entreprit d’obliger les vierges à ne paraître que voilées dans l’assemblée des fidèles, comme cela se pratiquait dans certaines Eglises apostoliques, on lui opposa la coutume invétérée de l’Eglise de Cartilage. Tertullien répondit que la coutume ne saurait prescrire contre la vérité ; et distinguant de la foi, qui demeure immuable, la discipline qui change, il revendiqua, pour la discipline de l’Eglise, le droit au progrès (De virg. veh, i). Malheureusement, le développement de cette idée l’engagea sur une pente dangereuse : on y voit poindre, peut-être pour la première fois, ces allusions au règne du Paraclet, où l’ardeur mystique du langage enveloppe un ferment d’hérésie. Car ce que préconise Tertullien, séduit par la prophétie montanisle, ce n’est pas seulement une plus large effusion de l’Esprit divin dans les âmes des fidèles, c’est l’avènement d’une nouvelle économie, qui bouleversera les cadres de l’Eglise hiérarchique et ne laissera pas le dogme plus intact que la discipline. A quel point ce renouvellement contredisait la théologie du traité De la prescription, nous n’avons pas à le dire en détail, d’autant que les derniers errements de Tertullien n’intéressent que de loin la tradition catholique. Notons seulement, chez ce logicien oulrancier, le passage d’une orthodoxie ombrageuse à une révolte ouverte : phénomène dont l’histoire des hérésies offre plus d’un exemple. Nous y surprenons, dans une manifestation éclatante, ce rythme de l’erreur qui entraîne parfois aux écueils les plus opposés des esprits excessifs, mal faits pour s’ancrer dans la vérité plénière.

Les principes mis en oubli par Tertullien ne devraient pas, pour autant, disparaître de l’Eglise. Cinquante ans plus tard, la controverse baptismale mit aux prises les Eglises d’Afrique et de Rome ; c’est sur le terrain traditionnel que la lutte s’engagea, l’une et l’autre partie prétendant s’autoriser d’une situation acquise, et la célèbre sentence du pape saint Etienne : Nihil innove tur nisi quod traditum est (Ap. saint Cvprien, Epist., lxxiv, i) fut la mise en formule d’une règle pratique reconnue de tous. D’accord sur ce point fondamental, mais divisées sur l’application, les deux fractions de l’Eglise ne pouvaient être réconciliées que par le recours au principe intégral et concret de la Tradition apostolique et en premier lieu romaine ; principe affirmé par Irénée, repris par Tertullien, mais obscurci momentanément par les illusions du zèle. Le triomphe laborieux de l’usage romain, après un siècle et j, , lus de combats, devait apporter à ce principe un nouveau lustre.

— Sur le sens exact du principe énoncé par le pape saint Etienne (pas d’innovation ; rien que la tradition), voir la note publiée en appendice dans notre Théologie de saint Cyprien, p. 380-388, Paris, 192a. Les docteurs occidentaux, par leur application à mettre en lumière le principe de la tradition, nous ont manifesté surtout ce qu’on pourrait appeler l’élément statique de la pensée chrétienne ; pour en découvrir l’élément dynamique, et en voir affir1’TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

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mer la puissance d’expansion, il nous faudrait tourner les yeux vers Alexandrie. Là, en effet, dans le célèbre Didascalée, se succèdent des maîtres moins préoccupés d’adhérer immuablement à la donnée intelligible du christianisme, que de la féconder par le travail de leur esprit. Rien ne montre mieux la diversité des deux tendances, que l’opposition des commentaires donnés par l’une et l’autre école, au même texte évangélique (Matt., vn-, 7) : « Cherchez et vous trouverez. » On n’a pas oublié que Terlullien en restreint la portée, plus même que de raison, parce qu’il redoute pour des esprits indiscrets le danger d’une spéculation trop libre. D’un point de vue tout opposé, Clément d’Alexandrie juge au contraire (Strom, , V, m ; P. G., IX, 32-36) qu’il faut stimuler l’ardeur de savoir, car un effort sincère amènera sûrement les âmes droites plus près du Christ. Il ne craint pas d’emprunter à la sagesse profane une préface naturelle de l’Evangile, et, entre deux citations de Platon, compare les âmes sages à ce^ vierges de la parabole, qui « plongées dans la nuit de ce monde, allument leurs lampes, réveillent leurs esprits, illuminent les ténèbres qui les environnent, cherchent la vérité, attendant la venue du Maître ». Le nombre en est restreint : selon Platon, « beaucoup portent le thyrse, mais peu sont mysles de Bacchus ». Pensée au fond toute chrétienne, poursuit Clément ; Jésus n’a-t-il pas dit (Matt., xx, 16) : « Beaucoup sont appelés, peu sont élus » ; et saint Paul (A Cor., viii, 7) :

« La gnose n’est pas le partage de tous. » — Sur les

tendances propres à l’école d’Alexandrie, voir l’étude pénétrante de J. Lebreton, le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante dans l’Eglise chrétienne du III’siècle, p. 491 sqq., dans Revue d’Histoire ecclésiastique, Louvain, iga3.

Héritier de l’esprit de Clément, Origène, au début du Tlspi’A^ûv, croit devoir faire le départ des vérités de foi universellement reconnues et des questions débattues entre chrétiens. Il pose en principe que la succession régulière depuis les Apôtres, et encore présente dans l’Eglise, doit être gardée inviolablement ; puis il ajoute : Ileoi A^Ov, prooem., 3, P. G., XI, 1 iG :

« Les saints apôtres, prédicateurs de la foi du

Christ, ont, sur certains points, enseigné tout ce qu’il crurent nécessaire à tous, même aux esprits trop indifférents à l’acquisition de la divine science ; après s’en être expliqués clairement, ils abandonnèrent l’élaboration de la doctrine à l’initiative de ceux qui mériteraient des dons excellents de l’esprit, surtout les dons de parole, de sagesse et de science. Sur d’autres points, ils se bornèrent à énoncer le fait, livrant le pourquoi et le comment aux recherches studieuses de ceux qui, après eux, épris de la sagesse, dignes et capables de la recevoir, trouveraient dans ces méditations occasion de s’exercer et de signaler leur génie. » — Cf. Lbbrbton, ibid., p. 501 sqq.

La dualité des programmes ne nous révèle pas seulement une différence de tempérament intellectuel entre les docteurs de Rome on de Carthage et ceux d’Alexandrie : elle nous permet de ressaisir, dans son unité vivante, la doctrine chrétienne intégrale, fragmentée selon la tournure particulière des esprits et les besoins changeants des controverses, parfois méconnaissable au regard d’un observateur superficiel, néanmoins assez semblable à elle-même pour autoriser une synthèse, et ne cessant d’offrir le même fonds de réalité immuable sous ses multiples aspects.

IV. Saint Augustin et Saint Vincent de Liérins. — Franchissons un siècle et demi. Nous voyons saint Augustin aux prises avec l’hérésie

manichéenne, dans le traité De utilitate credendi, (xrv, 31, P. /.., XLH, 87), rechercher une pierre de touche pour discerner la vraie doctrine du Christ ; il la trouve dans une croyance affermie par la multitude, l’accord et l’ancienneté des témoignages : /d’iiar celehrilate, consensione, vetustate rohoratae. D’autre part, émiettement, discorde, nouveauté, sont les caractères de l’hérésie. L’hérésie prétend-elle se retrancher derrière certaines Ecritures, on est en droit de lui demander où elle les a prises et quels en sont les titres : il lui faudra bien confesser que ces textes, dépourvus d’attestations sérieuses, n’ont aucune valeur, et ainsi la supercherie n’aura servi qu’à mettre en lumière la nécessité inéluctable du recours au principe d’autorité, pour accréditer les Ecritures elles-mêmes.

Quelques années plus tard, le saint docteur traite ex professa, dans le De doctrina christiana ( II, viii, 12, P. L., XXXIV, 40) la question du canon des Ecritures, et il se réfère an consentement des Eglises catholiques, principalement de celles qui possèdent les chaires des Apôtres et furent honorées de leurs épîtres. Si l’unanimité fait défaut, on recevra d’abord les Ecritures admises par les Eglises les plus nombreuses et les plus graves. En cas de partage entre les autorités, les plus nombreuses penchant d’un côté, les plus graves de l’autre, Augustin admet que les témoignages se balancent, et que les deux Ecritures sont également vénérables.

Non content de tenir pour traditions apostoliques bien des points de doctrine non consignés dans l’Ecriture (voir notamment, De Baptismo contra Donatistas, IV, xxiv, 31 ; V, xxiii, 31 ; P. L., XL1II, 17/1, 192, etc. Cf. Portalir, dans le Dictionnaire de t.’téologie catholique, t. I, col. 2340), il aime à appuyer sur le magistère vivant sa foi même à l’Evangile ; l’esprit essentiellement traditionnel de sa théologie a trouvé sa plus haute expression dans la formule célèbre et paradoxale (Contra epistolam Manichæi, v, 6 ; P. L., XLH, 176) : Ego vero Evangelio non crederem nisi rue catholicæ Ecclesiæ commoveret aucloritas.

Alors même qu’il se tourne vers la philosophie néoplatonicienne pour en recevoir l’influence intelligente, le grand évêque ne cesse d’étreindre la donnée ecclésiastique, et de montrer les attaches profondes du dogme dans la société où se prolonge la pensée du Christ. La géniale poussée de sève qui marque son œuvre théologique, procède bien authentiquement du vieux tronc chrétien. Depuis lors, on n’a pas revu un tel printemps, et sans doute l’Eglise n’en avait plus besoin : les profondes intuitions de saint Paul s’étaient épanouies dans les écrits du docteur de la grâce.

Augustin était mort dans Hippone assiégé par les Vandales ; le concile d’Ephèse avait, en condamnant l’hérésie de Nestorius, fait triompher la croyance traditionnelle à la maternité divine de Marie. Trois ans plus tard (43/4), au monastère fondé par saint Honorât dans l’Ile de Lérins, un moine se recueillait dans la paix de sa cellule pour rédiger quelques réflexions sur la tradition des Pères. Il n’avait

— du moins il l’assure — aucune ambition d’auteur : ses deux mémoires personnels — Commonitoria —, dont le premier nous est parvenu intact, le second a péri sauf le résumé final, n’étaient destinés qu’à remettre sous le regard de son esprit l’action de Dieu dans le gouvernement des intelligences ; de fait, ils devaient servir, après des siècles, à asseoir sur un fondement solide le traité de la tradition catholique. (P. /.., L.)

Fratkr Prregrinus, comme il s’appelle, ou Vincent on Lérins, selon la suscription de nos manuscrits, 1749

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avait connu les orages du monde ; poussé par In grâce du Christ au port de la religion, il ne songeait plus qu’à servir Dieu dans l’humilité chrétienne et à sauver son âme. Ces pages émues, et d’une langue distinguée, ont conservé, avec l’accent d’une foi profonde, l’écho encore vibrant des controverses qui marquèrent le premier tiers du cinquième siècle.

Le Commonitorium ne se présente pas comme une œuvre achevée : simples notes personnelles, que l’auteur se propose de reprendre et d’amener à une plus grande perfection Peregrinus a, maintes fois, demandé à de saints et doctes personnages unerègle ùre et générale pourdistinguer.de la vérité catholique, les mensonges de l’hérésie ; et on lui a constamment répondu de s’en rapporter d’abord à l’autorité de la loi divine, puis à la tradition de l’Eglise catho’ique. Et pourquoi pas à l’Ecriture senle ?C’esl que l’Ecriture, à raison de sa profondeur même, est susceptible d’interprétations différentes : il suffit d’ouvrir les yeux pour s’apercevoir qu’il existe presque autant d’opinions diverses que de commentateurs. On ne peut sortir de cette anarchie que par le recours au sens ecclésiastique et catholique. Commonitoritim, n et in. J’emprunte la traduction de M. db Labriollr, dans l’édition qu’il a donnée avec F. Brunbtikrb. (Paris, 1906)

Dus l’Eglise catholique elle-même il faut veiller soi- | gneusement à s’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours I et par tous. Car c’est cela qui est véritablement et proprement catholique, comme le montrent la force et l’étymologie du mot lui-même, qui enveloppe l’universalité des choses. Et il en sera ainsi, si nous suivons l’université, l’antijuité, le c insentement général. Nous suivrons l’uni ersuiité. si nous con r essons comme uniquement vraie la foi que confesse l’Eglise entière répandue dans l’univers ; l’antiquité, si nous ne nous écartons en aucun point des sentiments manifestement partagés par nos saints aïeux et par nos pères ; le consentement, enfin, si, dans cette antiquité même, nous adoptons les définitions et les doctrines de tous les évoques et les docteurs.

Que fcra donc le chrétien catholique, si quelque parcelle de l’Eglise vient à se détacher de la communion, de la foi universelle ? Quel autre parti prendre, sinon de préférer au membre gangrené et corrompu le corps dans son ensemble, qui est sain ? Et si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner, non plus seulement une petite partie de l’Eglise, mais l’Eglise tout entière à la fois ? Alors encore, son grand souci sera de n’attacher à l’antiquité, qui évidemment, ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère. Et si, dans l’antiquité m ?nr, e, une erreur se rencontre, qui soit colla de deux ou trois hommes, ou d’une i ville, ou même d’une province ? Alors il aura grand soin ! de préférer à la témérité ou à l’ignorance d’un petit nom- | bre les décrets (s’il en existe) d’un concile universel tenu anciennement au nom de l’rnscmble des fidèles. Et si quelque opinion vient enfin à surgir qu’aucun concile n’ait examinée ? C’est alors qu’il s’occupera de consulter, d’interroger, en les confrontant, les opinions des ancêtres, de ceux d’entre eux, notamment, qui. vivant en des temps et des lieux différents, sont demeurés fermes dans la communion et dans la foi de la seule Eglise catholique et y sont devenus des maitres autorisés ; et tout ce qu’ils auront soutenu, écrit, enseigné, non pas individuellement, ou à deux, mais tous ensemble, d’un seul et même accord, ouvertement, fréquemment, constamment, un catholique se rendra compte qu’il doit lui-même y adhérer sans hésitation.

Les annales de l’Eglise présentent maintes fois ce spectacle (Commonitoritim, iv), et il est remarquable que les âmes les plus religieuses se montrèrent toujours les plus énergiques à repousser toute nouveauté. Tel le bienheureux pape Etienne, dans l’affaire du baptême des hérétiques. Depuis lors, un retour surprenant a pleinement justifié sa conduite : tandis que Cyprien et ses collègues, jadis entraînés par une erreur passagère, sont tenus pour saints, les Donatistcs, héritiers de même doctrine, ont fait schisme.

Si parfois Dieu permet que des hommes éminents dans l’Eglise enseignent des nouveautés condamnables (Comm., x-xvi). il le fait pour éprouver la fidélité de ses serviteurs. Quand Nestorius, brebis changée en loup, méconnaît la divinité du Christ, quand Photin s’en prend à la Trinité, quand Apollinaire compromet la divinité du Christ et mutile son humanité, l’Eglise catholique n’hésite pas à repousser ces blasphèmes. Cependant, la tentation peut êlre d’autant plus redoutable qu’elle vient de plus haut (xvn). Origène, ce génie incomparable, laissa derrière lui bien des ruines ; Tertullien (xvm), non moins grand parmi les Latins qu’Origène parmi les Grecs, fut, lui aussi, une grande tentation dans l’Eglise. Mais, selon le mot de saint Parti, il faut qu’il y ait des hérésies, pour la manifestation des vertus inébranlables (xx-xxi). Loin de se laisser troubler par ces accidents, les vrais catholiques s’attachent uniquement à la vérité divine garantie par l’Eglise, et ne font nul cas du reste ; seuls, des esprits remuants, en quête de nouveautés, croient nécessaire d’ajouter, de changer, de retrancher sans cesse quelque chose à la religion, comme s’il s’agissait, non d’un dogme révélé du ciel une fois pour toutes, mais d’une institution humaine essentiellement perfectible.

Est-ce à dire qu’il ne peut y avoir dans l’Eglise du Christ aucun progrès religieux ? Loin de là, le progrès doit exister, il doit être intense… (xxni)

Mais sous cette réserve, que ce progrès constitue vraiment pour la foi un progrès et non une altération : le propre du progrès étant que chaque chose s’accroît en demeurant elle-même, le propre de l’altération qu’une chose se transforme en une autre. Donc, que croissent et que progressent largement l’intelligence, la science, la sagesse, tant celle des individus que relie de la collectivité, tant celle d’un seul homme que celle de l’Eglise tout entière, selon les âges et selon les siècles ! Mais à condition que ce soit exactement selon leur nature particulière, c’est-à-dire dans le même dogme, dans le même sens, dans la même pensée.

Avec quelle insistance l’Apôtre n’inculque-t-il pas le devoir de fuir les nouveautés profanes, attentatoires à la foi des Pères (xxiv) ! Par de telles nouveautés, Pelage et son « prodigieux » disciple, Célestin, se sont eux-mêmes exclus de l’Eglise. De même Arius, Sabellius, Novatien, Simon le magicien et, de nos jours, le dernier héritier de son infamie, Priscillien.

L’habitude et la loi de presque toutes les hérésies, c’est d’aimer les nouveautés profanes, de mépriser les maximes de l’antiquité et, par les objections d’une prétendue science, de faire naufrage loin de la foi. Au contraire, le propre des catholiques est de garder le dépôt conhé par les saints Pères, de condamner les nouveautés profanes, et, comme l’a dit et répété l’apôtre, de crier anathème à quiconque annonce une doctrine différente de celle qui a été reçue.

Pour qui l’envisage dans un recul suffisant, la pensée générale de cet opuscule est parfaitement claire : l’auteur ne fait que renouveler, en les appuyant d’exemples qu’il emprunte à l’histoire de l’Eglise, les recommandations de l’Apôtre en faveur de la fidélité due an dépôt de la foi, et à rencontre des nouveautés profanes ; ou encore la sentence du pape Etienne dans l’affaire du baptême des hérétiques. C’est pour préciser la portée de ces recommandations, qu’il formule la règle célèbre : S’en tenir à ce qui a été cru partout, toujours et par tous : Id teneamus qttod unique, qttod semper, qttod ab omnibus creditum rst. Règle d’une application évidente, au cas d’une nouveauté qui se lève en face d’une tradition constante et assurée, 1751

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d’une application beaucoup plus délicate dans un grand nombre de cas. Pour régler cette application, le moine de Lérins a cru nécessaire d’énoncer certaines distinctions ; d’autres ont été formulées après lui. Il faut tenir compte des unes et des autres, pour porter un jugement équitable sur ce canon Lirinensis.

Avant tout, qu’il soit bien entendu que seules les hérésies nouvelles et à l’état naissant relèvent de ce critère (xxvm). Cela, le moine de Lérins le dit expressément, en nous avertissant qu’il existe d’autres armes contre les hérésies anciennes : ce sont les textes de l’Ecriture, qui les condamnent, et les sentences dont les conciles généraux les ont anciennement frappées.

Même les jeunes hérésies ne présenteront pas toujours ce caractère d’opposition flagrante avec une tradition universelle et constante dans l’Eglise : d’ordinaire, elles invoqueront des précédents et chercheront à donner le change sur leur propre nouveauté : c’est pourquoi nous avons vu certaines adaptationspossibles du principe général à des espèces moins tranchées. Si, présentement, la division règne dans l’Eglise, on remontera vers l’antiquité, pour y ressaisir la trace de l’unité primitive. Si l’antiquité elle-même apparaît divisée, on s’attachera aux décrets des conciles ; à défaut des conciles, on écoutera le langage des Pères, de ceux surtout qui, par la fermeté de leur doctrine, semblent plus quahliés pour interpréter la pensée de l’Eglise universelle. L’accord de ces Pères, ou du moins des principaux d’entre eux, prononçant en des temps et des lieux ditïérents le même jugement sur un point <ie dogme, sera un critère décisif. A cet égard, le second Commonitorium contenait de précieux détails sur la procédure suivie au concile d’Ephèse ; nous en possédons le résumé. On y voit que, touchant la maternité divine de Marie, une enquête fut faite à travers la tradition primitive, et qu’elle amena au jour des témoignages concluants. Les évêques Pierre, Athanase, Théophile, pour le siège d’Alexandrie, Grégoire de Nazianze, Basile et Grégoire de Nysse pour la Cappadoce, Félix et Jules pour Rome, Gyprien pour Cartilage, Ambroise pour Milan, su (lisaient à garantir l’unanimité morale de la chrétienté en faveur du dogme, et à la sentence prononcée par Cyrille d’Alexandrie, tout le concile répondit par une seule acclamation. Cet exemple montre comment il faut entendre cette universalité requise par le moine de L< : rins pour l’application de sa règle.

Mais ces précisions, dues à l’auteur lui-même, ne résolvent pas toutes les difficultés, et, de nos jours les jugements les plus divers continuent d’être portés sur le Commonitorium, non seulement parmi les protestants, la plupart peu enclins à exaller le principe de la tradition, mais parmi les catholiques eux-mêmes, qui apprécient l’opuscule de points de vue très différents. Tandis que le concile du Vati can lui empruntait la formule même de son décret sur le progrès du dogme, dsms le même temps Doellinobr trouvait dans une application rigide du Quod ubique, quod semper, quod ah omnibus, le principe de sa défection. Tel y dénonça jadis un ferment d’individualisme, propre à développer dans les aines la mésestime du magistère ecclésiastique ; de nos jours, il est moins rare d’entendre exaller la fécondité de ces aperçus, qui ouvrent à la pensée lliéologique de larges voies de progrès. Pour avoir demandé au canon Lirinensis ce qu’il ne saurait donner, tel s’en détourne avec un certain dépit ; tel, au contraire, persiste à y chercher un appui illusoire pour une conception ruineuse de l’évolution du dogme. Les uns en discutent la valeur absolue, d’au tres la valeur pratique. Essayons de dégager au moins quelques conclusions.

Dans son beau traité De divina Traditions, le cardinal Franzelin a consacré une de ses thèses au canon Lirinensis ; il conclut que les trois critères proposés : universalitas, antiquitas, consensio, — lesquels, d’après l’auteur même, peuvent se ramener à deux : universalitas, antiquitas, — valent au sens positif : une doctrine clairement marquée de l’un ou de l’autre caractère, c’est-à-dire universellement reçue dans l’Eglise ou bien professée constamment depuis l’origine du christianisme, ne. peut qu’être apostolique ; les mêmes critères ne vaudraient pas au sens négatif ou exclusif, car certaines doctrines, réellement héritées des Apôtres, n’ont pas toujours été crues par tous de foi explicite ; elles ont même pu être, pour un temps, plus ou moins largement méconnues. (Joannis Bapt. Fhanzklin S. L, S. R. E. cardinalis, Tractatus de divina, Traàitione et Scriptura, eà. 3 » Romae, 1882. Thesis xxiv, p. 289)

Cette distinction, qu’on chercherait en vain dans le texte du Commonitorium, paraît bien, néanmoins, avoir été au fond de la pensée de l’auteur ; il faut nécessairement lui en faire crédit, si l’on veut expliquer telle de ses déclarations, notamment le jugement qu’il porte sur l’attitude de saint Cyprien et de l’épiscopal africain dans la controverse baptismale. A ce prix, on pourra trouver au canon Lirinensis un sens acceptable.

C’est pour n’avoir pas pratiqué cette exégèse libérale, qu’un théologien catholique d’Allemagne, le docteur Ehiihard, s’est vu amené à formuler une sentence bien dure :

« En ce qui touche la règle de foi de Vincent, on

peut réussir à donner aux mots un sens juste ; mais au sens où Vincent la comprenait et voulait qu’on la comprît, cette règle est tout bonnement fausse, et il serait temps qu’on la laissât à son auteur et qu’on n’amalgamât plus la véritable règle de foi catholique avec le nom du moine de Lérins… ( En réalité), Vincent a établi sa règle tout d’abord pour combattre saint Augustin et ses partisans. Il n’a pas pensé le moins du monde à établir une formule valable pour tous les temps à venir ; et, l’eût-il voulu, que cette formule trahirait nécessairement la partialité dont tous les documents relatifs à la controverse augustinienne portent la marque… » (//ist’jrisches Jahrbuch, t. XVIII, p. 866, 1897. Cité par de La’oriolle, p. lxxvii).

Qu’y a-t-il de fondé dans l’opinion qui attribue à l’auteur du Commonitorium des tendances seinipélagiennes et une intention de polémique contre saint Augustin ? Nous ne le rechercherons pas. Ce soupçon, dont Vossius s’avisa le premier, il y a trois siècles, repose en vérité sur des indices bien insuffisants. Que Vincent de Lérins ail vécu au temps de Cassien, que leurs deux monastères aient été proches l’un de l’autre, que Cassien se soit compromis dans la querelle semipéiagienne en compagnie de Faustc de Riez, que le Commonitorium ne nomme pas Augustin, qu’il renferme même telle expression où l’on a cru entrevoir une allusion malveillante à l’égard de l’évcque d’Hippone, ce sont là des observations intéressantes ; mais il faudrait autre chose pour les transformer en preuve, et Brunetière (Op. cit., p. xu sqq.)atrèsjudicieusement refusé de souscrire à une thèse aussi hasardée. L’auteur du Commonitorium a-t-il été réellement en relations avec Cassien ou avec Fauste de Riez ? On n’en sait rien. Par contre, on sait très bien qu’il détestait Pelage, car il le nomme jusqu’à trois fois en compagnie de son disciple Célestius, et toujours pour le flétrir (Comm., ii, xxiv, xxxiii). A-t-il vrai1753

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ment écrit pour appuyer les seinipélsgiens ? En ce cas, il est bien étrange qu’il s’en occupe si peu, car on n’a pu signaler lu trace de ce dessein que dans un petit nombre de phrases, d’une interprétation douteuse. Par contre, il s’occupe, d’un bout à l’autre de son ouvrage, de l’hérésie nestorienne, qui n’a rien à voir avec le semipelag.anisine. Il nous parait plus sûr de laisser là cette enquête probablement stérile : assez de bonnes raisons nous persuadent que le Commoiiiturinm est une œuvre saine et d’intention orthodoxe, d’ailleurs d’une facture lâche, et mal ordonuée. Les caractères généraux delà composition ne répondent i ; ue trop bien à l’inachèvement de certaines idées dogmatiques ; et cet inachèvement explique, sans la justifier, la vivacité de certaines attaques.

Si l’on a parfois beaucoup médit du canon Lirinensis, on n’a pas manqué aussi de le surfaire. N’était-ce pas le cas du catéchisme du diocèse de Wurzbonrg qui, sous le pontilicat de Léon XII, portait : i< Comment reconnail-on qu’une tradition, est divine ? Ou ie reconnaît à ce qu’elle a été crue toujours, partout et par tous. » Sur quoi les censeurs romains lirent observer que le canon de Lérins n’était ni l’unique critère des dogmes, ni le principal, et qu’il fallait donner le premier rang aux définitions de l’Eglise.

Mais en pleine mêlée doctrinale, quand les colonnes même du temple sont ébranlées, le canon de Lérins ne sera-t-il pas, pour la raison laïque, un principe lumineux de direction, et parfois une sauvegarde contre les trahisons de faux pasteurs ? Telle est la pensée que Brunetière (Op. cit., xxxix) développait, avec une certaine complaisance ; et, à ceux qui seraient disposés à prendre ombrage de la raison laïque, il rappelait, en invoquant le Commonitorium, que la plupart des hérésies furent l’œuvre de docteurs et même d’évèqnes. Dans ces cas, où il faut prendre parti contre l’autorité même, quelle autre voie pour les simples lidèles, que le recours au : Quod ubique, quod semper ? Si juste que soit celle observation, l’on risquerait, en y appuyant, de fausser le jeu du mécanisme proposé par le moine de Lérins. Car, qu’on le remarque bien : avant d’être un critère au service de la raison laïque, le canon de Lérins-est un principe directeur pour i’Eglise enseignante elle-même, et c’est dans l’élaboration des délinitions dogmatiques, entre les mains de la hiérarchie, que le Cumino/iilorium en décrit le fonctionnement. Donc, bien loin de songer à restreindre la part de la hiérarchie dans la conservation des vérités de foi, l’auteur a prévenu cette dissociation possible de l’autorité qui guide et de la raison qui travaille, en montrant l’une et l’autre à l’œuvre, dans l’exercice indivisible d’un même magistère.

Cette plénitude de sens ecclésiastique n’avait pas échappé aux Pères du Vatican, qui, dans leur Constitution DcFide, ont consacré les propres expressions du Commonitorium sur la vie du dogme. Il peut et il doit y avoir progrès dans l’Eglise, mais toujours

« dans le même dogme, dans le même sens, dans la

même pensée ». Nous avons cité plus haut le passage reproduit dans le décret conciliaire ; Vincent poursuit (xxiu) :

Qu’il en soit de la religion des âmes comme du développement des corps. Ceux-ci déploient et étendent leur< proportions avec les années, et pouitant ils reste it constamment les mêmes. Quel pie déférence qu’il y ait entre l’enfance dans sa Il ur et la vieillesse en sou arrière-saison, c’est un méo ;e homme qui a été adolescent et qui devient vieillard ; c est un seul et même homme dunt la tai le et l’extérieur se modifient, tandis que subsiste en lui une seulo et même nature, une seule et même personne. Les mem bres dos enfants à la mamelle sont petits, ceux des jeunes gens sont grands : ce s. : ii pourtant les mêmes. Les tout petits en ont le mémo uoui. r- que les ho. ornes faits, et s’il y on a qui naissent en un âge plus mur, déjà ils existaient viriuelluiiii.ii ! en germe, en sorte que rien >lo nouveau n’apparaît chez, l’homme âgé qui, auparavant déjà, n ait été oaohé dans l’enfunt. Il n’est donc pas d juteux que la n’gle légitime et correcte du propres, l’ordre précis et magnifique de la croissance, sont observés lorsque le nombre des années découvre chez l’homme, à mesure que celui-ci gran (lit, les parties et los formes dont la sagesse du Créateur avait d’avance marqué la ligne chez reniant Si la forme humaine prenait ultérieurement une apparence tout à l’ait étrangère à son espèce, si tel membre était, soit retranché, soit ajouté, fatalement le corps entier périrait ou deviendrait monstrueux, ou, en tous cas, subirait une déchéance, t’es lois du progrès doivent s’appliquer également au dogme chrétien : que les années le consolident, que le temps le développe, que I âge le rende plus auguslo, mais qu’il demeure pourtant sans corruption et inentamé, qu’il soit complet et parfait dans ton es les dimensions de ses parties, et, pour ainsi parler, dans tous les membres et dans tuuslesse.s qui lui sont propres : cur il n’admet après coup aucune altération, aucun déchet de ses caractères spécifiques, aucune variation dans ce qu’il a de défini…

Toutes les semences que la foi des pères a déposées dans le champ de 1 Eglise divine, il faut que le zèle des enfants les cultive et les surveille, les fasse lleurir et mûrir, eu aide le progrès et les conduise à leur perfection. Il est légitime que ces anciens dogmes de la philosophie céleste se dégrossissent, se liment, se polissent avec le développement des temps : ce qui est criminel, c’est de les altérer, de les tronquer, de les mutiler. Ils peuvent recevoir plus d’évidence, plus de lumière et de précision, oui ; mais il est indispensable qu’ils gurdent leur plénitude, leur intégrité, leur sens propre…

L fglise du Christ, gardienne altontivo et prudente des dogin< s qui lui ont été donnés en dépôt, n’y change rien jamais ; eile ne diminue point, elle n ajoute point ; ni elle ne retranche les choses nécessaires, ni elle n aujo.nt do choses superflues ; ni elle ne laisse perdre ce qui est à elle, ni elle n’usuipe le bien d’aulrui. Dans sa fidélité sage à 1 égard des doctrines anciennes, e ! le met tout son zèle à ce seul poi.it : perfectionner et polir ce qui, dès l’antiquité, a reçu sa première l’orme et.sa première ébauci.e ; consolider, affermir ce qui a déjà son relief et son évidence ; garder ce qui a été déjà confirmé et défini. Enfin, quel but s’est-elle proposé d’atteindre dans les décrets des conciles, sinon de proposer à u ::e croyance plus relléchie ce qui était cru auparavant en toute simplicité ; de prêcher avec plus d insistance les vérités preebées jusque-là dune façon plus molle, de faire honorer plus diligemment ce qu’auparavant on honorait avec une plus tranquille sécurité ? Voici ce que, provoquée par los nouveautés des hérétiques, l’Eglise catholiquo a toujours fait par les décrets de ses conciles, et rien de plus : ce quelle avait reçu des ancêtres par l’intermédiaire de la seule tradition, elle a voulu le remettre aussi en des documents écrits à la postérité, elle a résumé en peu de mots quantité de choses, et — le plus souvent pour en éclaircir l’intelligence — elle a caractérisé par des termes nouveaux et appropriés tel article de foi qui n’avait rien de nouveau.

Telles sont les déclarations du moine de Lérins sur ce qu’il nomme « le progrès de la religion ». Après le célèbre canon, aucun passage du Commonitorium n’a été plus discuté : naturellement, on a du s’efforcer quelquefois de lui arracher des concessions auxquelles son texte répugne. Il n’en est pas moins vrai que cette page tranche sur l’ensemble du livre, par les perspectives qu’elle ouvre sur le développement ultérieur du dogme, et cela même en fait l’immense intérêt.

Xi minéral ni fossile, le dogme chrétien éveille plutôt l’idée d’un organisme vivant ; le recours à cette analogie, la moins imparfaite que présente la nature, traduit bien l’embarras du théologien, obligé de faire comprendre par des à peu près un phénomène unique en son genre.

La fécondité interne d’un principe qui se développe en restant lui-même, caractérise les êtres 1755

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vivants ; et c’est pourquoi il est permis de parler de la vie du Jogme. N’urgeons pas le parallélisme, car tous ne tarderions pas à constater d’importantes différences entre la végétation d’une substance corporelle et celle de l’idée divine dans l’Eglise. Il n’en est pas moins vrai que l’avènement de cette conception marque une date dans l’histoire de la théologie : car elle atteste l’effort de la pensée chrétienne pour (’treindre, de plus près qu’on ne l’avait encore l’ait, le mystère du progrès dogmatique, et elle assure au moine de Lérins une place à part entre les Pères qui, non contents de nous transmettre intact le dépôt de la révélation, le fécondèrent par leurs réflexions propres, et tirent passer dans leur christianisme quelque chose de leur âme et de leur vie. — Rappelons que le R. P. A. db la Barre consacrait naguère au volume à la Vie du Dogme. Autorité. Evolution. Paris, 1898.

V. Avènement de la scolastique. — Vincent de Lérins avait enfermé les destinées du dogme chrétien dans uneforinule quasidéfinitive ; les siècles suivants, qui paraissent avoir peu connu le Commonilorium, redirent parfois la même chose en moins bons termes ; surtout ils contribuèrent à remplir le cadre tracé d’avance, selon que le mouvement des controverses obligeait d’éclairer davantage telle ou telle face de la vérité.

Durant la période des grands conciles, la préoccupation dominante des Pères orthodoxes, gardiens vigilants de la foi, devait être d’empêcher qu’on remit en question les décisions de l’Eglise. Munies d’anathèmes redoutables, ces décisions n’en demeuraient pas moins exposées aux retours offensifs des esprits inquiets ; l’autorité ecclésiastique montait bonne garde autour d’elles. Dans sa correspondance avec Léon, empereur d’Orient, au sujet du concile de Cbalcédoine, saint Léon pape se montre préoccupé de ces entreprises (Epist., cxlii, i. P. L., LIV, 11 44)- « Chercher ce qui est découvert, reprendre ce qui est achevé, ébranler ce qui est défini, n’est-ce point, dit-il, manquer de gratitude pour la vérité acquise, etcéder àla mortelle convoitise dufruit défendu ? » La parole du pontifene trouvait point partout un écho aussi fidèle qu’auprès du loyal Marcien, qui écrivait de son côté : « Poursuivre l’enquête, après que la vérité a été découverte, c’est chercher le mensonge. » Cent ans plus tard, dans son mémoire adressé à Justinien pour la défense des trois chapitres, Facundus d’Hbrmiane rapportait ces textes (Pro defensione liium capitulorum, xii, 2 ; P. L., LXVII, 866-857), louait Marcien d’avoir suivi les décisions sacerdotales au lieu de vouloir lesprévenir, et ajoutait : « Après cette sentence du prince, que l’Eglise a faite sien ne. certaines gens se vantent d’avoir, par une discussion insolente, découvert une autre vérité. Marcien dit : C’est faire injure au pieux synode, que de reprendre et d’agiter en public des questions qu’il a jugées une fois pour toutes et bien réglées. On prétend s’être incliné devant le synode, et l’on se permet de juger son jugement… » Ces protestations si fermes sont comme le type de beaucoup d’autres, qui s’élevèrent des rangs de l’épiscopat pour revendiquer le caractère irrcformable des vérités définies.

Par ailleurs, on n’a garde démettre en oubli l’existence d’une tradition orale toujours vivante dans l’Eglise, et l’on s’y réfère, en particulier, pour rendre raison de coutumes liturgiques dépourvues d’attestations scripturaireB. Tertullien avait ouvert cette voie ; à la suite de saint Basile, de Spiritn Sancto, xxvn, 66, P. G., XXXII, 187, saint Jban Damascbnb s’y engage à son tour, lors de sa lutte contre les iconoclas te s (De Ima ginib us, Or., i,.13 ; ii, 16. P. o’., XC1V.I256, 1301). Pour établir, en thèse générale, l’existence et la valeur de la tradition, il invoque l’autorité de saint Paul (// Tkess., ii, 15) et celle des Pères, notamment de saint Basile, et il apporte des exemples, auxquels d’ailleurs on ne saurait reconnaître une égale force probante : la vénération constante des chrétiens pour l’emplacement du Saint-Sépulcre, désigné seulement par la tradition orale ; le rite de la triple immersion, dans l’administration du baptême ; la coutume de se tourner vers l’Orient pour prier, l’institution des. sacrements, l’adoration de la croix : autant d’héritages d’uu passé lointain, qu’on chercherait vainement dans l’Ecriture. Le deuxième concile de Nicée, dans son décret en faveur des saintes images, invoque à son tour la pensée des Pères, expression de la tradition catholique (Année 787, U. B., 303, 304. [ » 46]),

L’avènement de la scolastique ouvre une ère nouvelle pour les études sur le dogme. Le dépôt de la foi est un héritage que les anciennes génération* ont déjà fait fructifier, et dont il n’est pas question de déplacer les bornes ; mais la raison entreprend d’y creuser un sillon nouveau et plus profond, avec l’espoir d’en tirer des moissons toujours plus belles.

Telle est l’ambition du père même de la scolastique, saint Anselme, déclarant au début de son Monologiiim (Prooem, P. L., CLVIII, 1 43), qu’il s’est relu bien des fois et ne croit pas s’être écarté de la pensée des anciens Pères, notamment de saint Augustin ; que si, pour céder à de fraternelles instances, il a consigné par écrit quelques réflexions personnelles sur la divinité, on ne doit pas voir en lui un novateur présomptueux, ni un faussaire de la doctrine. Le. Proslogion du même docteur précise encore cette attitude, et nous livre le programme de la théologie médiévale, Fides quacrens intelleclum (prooem., P. L., CLVIII, 225 ; ibid. 1, p. 227 : Neque enim quæro intelligere ut credam ; sed credo ut inteU ligam. — Voir encore Liber de fideTrihitatis etlncarnalione Verbi, præf., ibid., d. 25g-a61). — L’acte de foi est à la base de la recherche scientifique ; les éléments rationnels qui viendront s’y superposer, an fur et à mesure du travail et toujours sous bénéfice d’inventaire, présupposent la donnée traditionnelle, loin de la vouloir supplanter. Non seulement les docteurs orthodoxes, mais un novateur tel qu’Abélard accepte cette position, et ce ne sera qu’au prix d’une inconséquence qu’il prendra ensuite, à l’égard de la tradition, des libertés scandaleuses.

Le traitement méthodique des données de foi par la réflexion théologique devait avoir pour effet d’introduire dans la conception du dogme un élément rationnel, que l’influence des écoles popularisa de plus en plus. Dès le second siècle de notre ère, des Pères hellénistes, un saint Justin, par exemple, un Clément d’Alexandrie, avaient ébauché ce travail, en mettant la sagesse profane au service de l’Evangile ; les scolastiques le poussèrent bien plus avant. Devenue officiellement la servante de la théologie, ancilla theologiae, la philosophie — et par là nous n’entendons pas seulement la pensée originale du douzième et du treizième siècle, mais le fond de sagesse antique emprunté à la Grèce — ne tarda pas à se rendre nécessaire, et nous la retrouverons partout dans la systématisation progressive du dogme chrétien, en quoi consiste proprement l’œuvre théologique du moyen âge.

A quelle profondeur la doctrine d’Aristote pénétra la pensée de saint Thomas, ouvrier le plus illustre de cette systématisation, un regard, même superficiel, jeté sur la Somme Théologique permet de l’entrevoir. La théorie péripatéticienne de l’acte et 1757

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de la puissance, celle de lu matière et de la forme, ont fourni, avec le dessein de l’ensemble, celui de mainte explication particulière (Cf. art. Thomismb). Au quatorzième siècle, le concile de Vienne y appuiera une définition célèbre louchant l’unité substantielle du composé humain. Au seizième siècle, le concile de Trente y trouvera, pour la théologie saoramentaire, un cadre déjà consacré par l’usage, qu’il empruntera simplement. Notre pensée religieuse met en œuvre, à chaque instant, des concepts hérités des métaphysiciens grecs.

Eclairer par des analogies naturelles les enseignements de la foi, c’est mettre la raison humaine au service de la tradition divine. Noble ambition du Docteur angélique, occupé de ramener à l’unité le momie de la grâce et le monde de la nature, œuvres diversement grandioses, diversement mystérieuses, d’un même Créateur (Voir In librum Boetii de Tnnitate, q. 2, a. 1 : C’truni divina liceat investigando trac tare ; cf. a. 3).

Dans cette voie de la connaissance analogique, la doctrine peut progresser ; l’erreur même contribue quelquefois à ce progrès, par les contradictions qu’elle appelle, par le » recherches qu’elle provoque, par les précisions qu’elle nécessite. Saint Thomas ne l’ignore pas ; il s’en explique au commencement de son opuscule Sur les erreurs des Grecs, dédié au pape Urbain IV : « Les erreurs contre la sainte doctrine ont donné occasion aux saints docteurs d’expliquer avec plus de circonspection ce qui appartient à la foi, pour éloigner les erreurs qui s’élevaient dans l’Eglise, comme il paraît dans les écrits des docteurs qui ont précédé Arius, où l’on ne trouve pas l’unité de l’essence divine si précisément exprimée que dans ceux qui les ont suivis. Il en est de même des autres erreurs : et cela ne paraît pas seulement en divers docteurs, mais même dans saint Augustin, qui excelle entre tous les autres. Car dans les livres qu’il a composés après l’hérésie de Pelage, il a parlé du pouvoir du libre arbitre avec plus de précaution qu’il n’avait fait avant la naissance de cette hérésie, lorsque, défendant le libre arbitre contre les manichéens, il a dit des choses dont les pélagiens, c’est-à-dire les ennemis de la grâce, se sont servis. » (Contra errores Gmecorum, prologue. J’emprunte la traduction de Bossuet, dans la Défense de la Tradition et des saints Pères, 1. VI, chap. 1.)

Néanmoins, si averti qu’il soit des progrès théologiques, saint Thomas s’attache plus volontiers à l’aspect immuable du dépôt révélé ; quand il lui arrive d’opposer aux temps anciens les temps nouveaux, c’est plutôt pour insister sur le fait centra de l’histoire du monde et sur la prérogative des contemporains du Christ. La lumière de l’Ancien Testament ne cessa de croître, par apport de révélations successives, jusqu’à l’accomplissement des prophéties dans le Christ ; 1 Evangile y mit le sceau, et la révélation du Nouveau Testament rayonne sur le second versant de l’histoire ; mais ce rayonnement décroit constamment à mesure qu’on éloigne du foyer, c’est-à-dire du berceau du christianisme. Telle est, pour saint Thomas, la réponse à cette question : Si les articles de foi croissent au cours des temps. (II* II æ, q. 1, a.’5. Ulrum articuli fidei secundum successionem tempurum creverint.) Cette vue n’est qu’un cas particulier dans une théorie d’ensemble. Examinant si la révélation admet divers degrés selon les temps, saint Thomas distingue trois stades dans la révélation de Dieu à l’humanité : le stade primitif, marqué par la révélation d’un seul Dieu ; -ie stade mosaïque, marqué par les enseignements donnés à Israël et surtout par la prophétie messianique ; et enfin le stade chrétien, marqué par

la révélation du Verbe incarné. Pour chacun de ces stades, il admet qu’une lumière plus intense rayonne sur ceux qui reçurent la révélation initiale. (Il* II tt », .q. 1 7 4 a. 6 : Utrutn gradua prophetiæ vdrientur secundiim temporis processus.) Il va sans dire que le point de vue de saint Thomas diffère essentiellement de celui où Vincent de l.érins s était placé pour découvrir de longues perspectives sur l’avenir des dogmes. Saint Thomas ne nomme jamais le moine de Provence. Le Comnumiturium subissait alors une éclipse qui dura tout près de mille ans ; la Réforme allait obliger les catholiques de le remettre en honneur.

VI. Origines protestantes. — Le Concile de Trente. — L’histoire des origines protestantes est celle d’une longue insurrection contre la tradition ecclésiastique. Les réformateurs n’en vinrent à prôner l’Ecriture comme règle unique de foi qu.- par besoin de couvrir leur émancipation d’un prétexte honorable, et d’opposer uu semblant de digue aux progrès de l’incrédulité.

Les premières phases de cette évolution nous montrent la révolte gagnant de proche en proche, jusqu’à compromettre 1 idée même du christianisme. La querelle des indulgences avait mis Luther sur le chemin des négations radicales. Il commença par rejeter la doctrine commune de la justification ; le principe du libre examen passa par cette brèche, et bientôt d’autres dogmes, jusqu’alors réputés indiscutables, apparurent mal fondés dans la Bible. Luther avait nié la transsubstantiation du pain et du vin dans l’Eucharistie ; Carlostadt renchérit, en niant la présence réelle de Jésus-Christ au sacrement ; Zwingle s’en prit encore au péché originel. Depuis la Confession d’Augsbourg, expression soidisant définitive de la croyance luthérienne, les déclarations de foi ne cessent de pulluler dans les diverses Eglises protestantes : rien ne prouve mieux que leurs perpétuelles variations la nécessité, pour le christianisme, de s’ancrer dans une tradition authentique, s’il ne veut être emporté à tout vent de doctrine. Les sociniens ne devaient pas tarder à révoquer en doute la divinité de Jésus-Christ : ces enfants terribles de la Réforme ne faisaient que pousser à bout les principes d’où le protestantisme était né, tandis que d’autres reculaient devant les dernières conséquences.

En présence de cette formidable éclosion de nouveautés, l’Eglise catholique éprouva tout d’abord le besoin de se recueillir, et d’assurer ses positions dogmatiques. Le concile de Trente, en canonisant à la fois les Livres saints elles Traditions orales qui, des lèvres dn Christ, par l’intermédiaire des Apôtres, sont parvenues jusqu’à nous (Sessio iv, Decretum de canonicis Scripturis), restaura la croyance de l’antiquité chrétienne et fournit à la défense religieuse une base ferme d’opérations. En même temps, des polémistes catholiques s’occupaient de mettre les vieux armements de l’Ecole à la hauteur des dangers nouveaux. En cette Un du seizième siècle, les noms de Cano et de Bellarmin brillent d’un éclat particulier, comme ceux des docteurs de la Tradition.

L’année même où se dispersaient les Pères de Trente (1563), parut à Salamanque le De locis theologicis, œuvre posthume du dominicain Mblcrior Cano, qui avait pris part aux travaux de ce concile avant d’être élu évêque des Canaries. (Rcerendissimi I)D. Melchioris Gani episcopi Canariensis Ordinis Prædicatorum et sacræ theologiæ professoris ac primariæ cathedræ in academia Salmanticensi olim præfecli, De locis theologicis lihri XII. Snlman1759

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licae…, A. D. MDLXIÏI.) Ses rencontres avec les protestants lui avaient permis d’apprécier l’avantage que la Réforme tirait de son alliance avec l’humanisme ; dans ce traité assez élégant, où il soumet à un examen critique les fondements de la foi, Cano s’affranchit de la forme scolastique. De quatorze livres, qu’il projetait au début, il n’a pu écrire que douze. Le premier expose le dessein de l’ouvrage ; les dix suivants passent en revue les autorités qu’on a coutume d’alléguer en théologie : Ecriture sainte ; Traditions apostoliques ; l’Eglise catholique ; Conciles généraux ; Eglise de Rome ; saints Pères ; théologie scolastique et droit canon ; raison naturelle ; philosophie et droit civil ; histoire. Nous nous arrêterons au troisième livre, qui présente, de notre point de vue, un intérêt spécial.

Les traditions conservées par l’enseignement oral, depuis le Christ et les Apôtres, ont été en butte aux attaques de Luther, attaques renouvelées de YViclef et autres hérétiques. Mais à défendre le terrain pied à pied contre des hommes qui ont rendu toute discussion impossible en niant les premiers principes et livrant l’Ecriture à l’arbitraire du sens propre, on perdra’t son temps ; Cano estime préférable de commencer par établir solidement le titre qu’a la tradition chrétienne primitive à notre créance. Ce titre résulte de quatre faits certains :

i° L’Eglise a précédé l’Ecriture ; la foi et la religion pourraient subsister sans l’Ecriture.

2° Certains points de doctrine chrétienne n’ont pas été consignés dans les Livres saints.

3° Il y a même bien des points de doctrine et de foi chrétienne qui ne se trouvent ni clairement, ni obscurément dans l’Ecriture.

! ° Les Apôtres, pour de graves raisons, ont enseigné

certaines choses par écrit et d’autres de vive voix.

Sans nous arrêter aux considérations historiques dont l’auteur appuie ces diverses assertions, voyons le parti qu’il en tire pour la recherche des traditions venues du Christ ou des Apôtres. Nous disposons à cet effet de quatre critères sûrs, qu’il énunière ainsi :

Le premier est indiqué par saint Augustin (De Baptismo contra Donatisttis, IV, xxiv, 31, P.L., XL1II, p. f]t). Ce qui est admis par l’Eglise universelle et n’a pas été institué par les conciles, mais maintenu constamment, doit être considéré comme tradition procédant de l’autorité des Apôtres. Ainsi le sous-diaconat et les autres ordres mineurs ; ainsi la loi du jeûne, le baptême des enfants, la consécration des vierges, la profession monastique, l’usage des lampes et des cierges dans les temples, le culte des images.

Deuxième critère, d’une application facile. Un dogme de foi que les Pères ont, dès l’origine, tenu constamment d’un commun accord, et dont ils ont combattu la négation comme une hérésie, s’il ne ressort pas de la sainte Ecriture, doit être rapporté à la tradition apostolique. Ainsi la perpétuelle virginité de Marie, la descente du Christ aux enfers, le nombre des évangiles canoniques, et d’autres points semblables.

Troisième critère. Une pratique reçue présentement dans l’Eglise, d’après le sentiment commun des Gdèles, et impossible à justifier par le recours à un pouvoir humain, dérive sûrement de la tradition des Apôtres. Ainsi la dispense des vœux, l’irritation des serments, l’annulation du lien conjugal par la profession monastique intervenant avant la consommation du mariage : autant de cas où les papes se sont montrés avertis de leur droit ; ce droit ne peut

provenir que du Christ, manifestant sa volonté par les Apôtres.

Quatrième critère, d’un usage plus commode et plus fréquent. Un dogme ou un usage que les témoignages ecclésiastiques rapportent unanimement à la tradition des Apôtres, doit leur être attribué sans hésitation. Ainsi le culte des images, selon les Pères du septième concile œcuméniqne ; le texte du symbole dit des Apôtres, selon Ruun, saint Jérôme, saint Ambroise et bien d’autres.

Après avoir mis son lecteur en possession de ces multiples critères, l’auteur distingue diverses catégories de traditions apostoliques. Les unes furent de simples mesures provisoires ; d’autres ont une valeur définitive. Les unes émanent du Christ en personne : par exemple, l’institution du mariage, de la confirmation, de l’extrême-onction, sacrements de la Loi nouvelle : elles participent à l’immutabilité du dogme. D’autres sont dues à l’initiative des Apôtres, et l’Eglise peut les modiiier : le jeûne quadragésitnal est probablement dans ce cas. Toutes ces institutions ont droit à nos respects ; en Unissant, l’auteur les défend contre les attaques des hérétiques récents : on a parfois invoqué à faux de prétendues traditions apostoliques ; ce n’est pas une raison pour en négliger de vraies et d’authentiques.

Malgré des erreurs et des lacunes, inévitables dans les premières synthèses de théologie posiiive, le De locis theolngicis a immortalisé Me’chior Cano.

— On peut consulter avec fruit l’ouvrage du Docteur Albert Lanu, Die Loci theologici des Melchior Cano und die Méthode des Dogmatischen fieu eiscs, Mùnchen, 1925.

Un peu plus tard, Robert Bellarmin eut occasion de reviser ces thèses, et les enrichit notablement. Il a formulé ses conclusions au tome premier de ses Controverses. Disputationum Roberli Bellarmini Politiani S. R. E. Cardinalis.ZJe Controversiis christianae fidei adversus hujus temporis hæreticos, tomi IV. Coloniæ Agrippinae, 1619. Le tome I parut pour la première fois en ioSG, à Ingolstadt.

Après avoir montré (Prima Controversia generalis L. IV, c. iv) que l’Ecriture n’est par elle-même ni nécessaire, ni sutlisante comme règle de foi, le docte jésuite établit l’existence de traditions orales découlant des Apôtres, par quatre chefs d’arguments : autorité de l’Ecriture (Ibid., c. v) représentée par saint Paul et saint Jean, autorité des souverains Pontifes et des conciles (c. vi), autorité des Pères (c. vu), enfin une dernière série de considérations neuves et suggestives(c.vi : i). La tactique perpétuelle de l’hérésie, qui se dérobe devant l’argument de tradition pour se retrancher sur le terrain scripluraire, offre une leçon aux défenseurs de la vérité. Depuis les valentiniens et les marcionites, en passant par les donatistes, les ariens, les nestoriens, les eutychiens, jusqu’aux sectes modernes des apostoliques combattus par saint Bernard et des wiclefistes, on observe constamment cette pratique ; Luther ne l’a pas inventée. Par ailleurs, où trouver société digne de ce nom, qui ne s’appuie sur des traditions ? La nation juive eut les siennes, en dehors de l’Ecriture ; toutes les nations policées eurent les leurs, comme on le voit par l’exemple d’Athènes ou de Lacédémone, de Rome on de l’ancienne Gaule. La philosophie profane, par la bouche de Pythagore et de Socrate, proclame la nécessité ou du moins la haute valeur sociale de la tradition orale à côté de la loi écrite. L’Eglise catholique échapjierait-elle à cette règle ? Sa dignité s’y oppose. Comment admettre, en effet, que les hérétiques, les païens, les juifs aient pu avoir sur sa constitution intime autant de lumières que ses propres 1761

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docteurs ? En ce cas, elle ne serait plus le trésor unique de lu science divine, héritée des Apôtres. Ses mystères exigent le secret ; l’Eglise, qui interdisait aux catéchumènes l’accès de la liturgie eucharistique, aurait-elle livré d’un seul coupa la curiosité profane toute sa doctrine avec le recueil des Ecritures ?

Pour la recherche des vraies traditions, Bellarmin propose cinq critères (c. ix). Doit être considérée comme remontant aux Apôtres, bien que dépourvue d’attestation scripturaire : i° toute doctrine embrassée par l’Eglise universelle comme dogme de foi : ainsi la perpétuelle virginité de Marie, le nombre des livres canoniques, et autres points semblables ; 2° toute pratique observée par l’Eglise universelle et qui n’a pu être instituée par Dieu : ainsi le baptême des enfants, l’approbation donnée au baptême des hérétiques ; 3° toute pratique observée constamment par l’Eglise universelle depuis ses origines, fût-elle d’institution humaine : ainsi le jeune quadragésimal, la distinction des ordres mineurs ; 4° toute pratique donnée comme de tradition apostolique par toute l’Eglise enseignante, soit réunie en concile, soit représentée par le sentiment privé des docteurs : ainsi le culte des images, le rite du baptême, le jeûne quadragésimal ; 5° toute doctrine tenue pour tradition apostolique dans les Eglises où s’est perpétuée sans interruption la légitime succession des Apôtres. Ce dernier critère, déjà proposé par saint Irénée et Tertullien, n’a rien perdu de sa valeur, mais l’application a changé. En effet, durant les premiers siècles, il ne manquait pas d’Eglises où se conservait la succession ininterrompue d’un Apôtre : telles étaient Rome, Ephèse, Corinthe, Anlioche, Alexandrie, Jérusalem, d’autres encore : aussi Tertullien adressait-il à l’une quelconque de ces Eglises apostoliques le chrétien en quête de tradition primitive, et l’empereur Théodose recommandait encore, comme expression de la foi authentique sur la Trinité, la foi enseignée alors par Damase à Rome et par Pierre à Alexandrie : c'étaient les deux pontifes des Eglises principales. Il n’en est plus de même aujourd’hui : l’Eglise de Rome seule peut montrer avec certitude une succession de pontifes ininterrompue depuis les Apôtres. Et ce privilège assure au seul témoignage de cette Eglise une valeur décisive en matière de doctrine ou de liturgie.

La précision supérieure de ces règles permet de mesurer l'étendue des progrès accomplis par la théologie de la tradition durant les années qui suivirent immédiatement le concile de Trente. Sans doute, il y aurait lieu de distinguer, ici encore, entre la doctrine et l’histoire, entre les principes dogmatiques posés par Bellarmin et l’application qu’il en fait à tel cas particulier. Le recours à certaines décrétâtes, dont on ne soupçonnait pas alors le caractère apocryphe, a pu l’induire en des erreurs historiques. ail ces questions de fait n’atteignent pas la valeur essentielle du chef-d'œuvre théologique de Bellarmin, destiné à demeurer durant plus d’un siècle le grand arsenal du catholicisme contre les attaques des protestants. — Voir le bel ouvrage du R. P. James Brodrick S. J., The Life and Works of Blesscd Robert Francis Cardinal Bcllarmine, S../., 2 vol., London, 1928, notamment vol. I, ch. vin et

IX.

VII Le XVIIe siècle français. — Un siècle et demi d’expansion n’avait pas épuisé le premier élan de la Réforme, mais lui avait fourni mainte occasion de se réformer elle-même. En regard des métamorphoses perpétuelles de l’hérésie, le catholicisme ne cessait d’allirmer l’immutabilité de ses propres dog Tome IV.

mes. Le règne de Louis XIV nous a légué toute une littérature théologique, d’inspiration essentiellement traditionnelle, qui manifeste avec éclat le contraste de l’enseignement héréditaire avec les dogmes nouveaux. Des écoles fortdiverses y sont représentées ; les noms de Sirmo^d et de Pbtau, de Hubt et de Tbomassin marquent, au sein du catholicisme, des courants bien distincts ; Port-Royal même, enclin aux opinions quasi protestantes au sujet de la justification, maintient sur d’autres points la pure tradition chrétienne, et verse au fleuve de la doctrine commune son aflluent très notable ; le livre de la Perpétuité de la foyde l’Eglise catholique sur l’eucharistie restera la solide gloire des Nicolb et des Arnauld. Mais nul ne se signala dans la controverse protestante par des services plus durables et ne mit dans une plus belle lumière la transcendance de la foi romaine que l’illustre évêque de Meaux. Les luttes qu’il soutint contre les ministres Claude et Jurieu avaient pour enjeu l’avenir de bien des croyants ; leur retentissement dure encore. Il faut étudier de près cet épisode grandiose où la cause de l’antiq 1 ité chrétienne fut défendue avec une rare éloquence. Pour la première fois, à la langue de l’Eglise succède le français, arme neuve forgée par des docteurs sur l’enclume théologique.

Dès la préface de l’Histoire des Variations (1688), Bossubt pose hardiment sa thèse :

La vérité catholique, venue de Dieu, a d’abord sa perfection : l’hérésie, faible production de l’esprit humain, ne se peut faire que par pièces mal assorties. Pendant qu’on veut renverser, contre le précepte du Sage, tes ancienne^ bornes postes par nos pères (Prov., xvii, 28) et réformer la doctrine une fois reçue parmi les fidèles, on s’engage sans bien pénétrer toutes les suites de ce qu’on avance. Ce qu’une fausse lueur avait fait hasarder au commencement, se trouve avoir des inconvénients qui obligent les réformateurs à se réformer tous les jours ; de sorte qu’ils ne peuvent dire quand finiront les innovations, ni jamais se contenter eux-mêmes.

Le premier geste de la Réforme avait été une révolte contre la doctrine traditionnelle sur la justification ; le second fut une protestation contre la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. La théorie luthérienne de la justice imputée servit à consommer la rupture avec l’Eglise romaine : la théorie zwinglienne du sens figure prépara le morcellement de la Réforme elle-même en plusieurs tronçons.

Bossuet poursuit le développement et le conflit de ces idées à travers quatorze livres de son magistral ouvrage ; dans le quinzième et dernier, il met la hache à la racine de l’arbre protestant, et montre dans la méconnaissance de l’Eglise et de son autorité divine le principe de l’instabilité hérétique, dans l’adhésion ferme à cette autorité le principe de la stabilité catholique.

La visibilité de l’Eglise, une et indéfectible, est si clairement marquée dans l’Ecriture, que les ancêtres de la Réforme ne purent s’y tromper, et en consignèrent l’allirmation expresse dans la Confession d’Augsbourg, Cette première charte de la Réforme, présentée à Charles-Quint en 1530, assigne comme caractères essentiels à l’Eglise, assemblée des saints, le bon enseignement de l’Evangile et la bonne administration des Sacrements. Dans l' Apologie de la Confession d’Augsbourg, le premier lieutenant de Luther, Mélanchthon, précise encore : * Nous n’avons pas rêvé que l’Eglise soit la cité de Platon (qu’on ne trouve point sur la terre) ; nous disons que l’Eglise existe, qu’il y a de vr ; iis croyants et de vrais justes répandus par tout l’unir vers ; nous y ajoutons les marques, l’Evangile pur

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et les sacrements, et c’est une telle Eglise qui est proprement la colonne de la vérité. » Les articles de Smalcalde, souscrits par Luther et tout le parti luthérien, renouvellent la même profession de foi, en l’appuyant sur la parole évangélique : Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. C’est donc là une doctrine proprement luthérienne, maintes fois reproduite par des actes officiels. Néanmoins, du vivant même de Luther, on voit poindre, dans les confessions émises par l’Eglise de Saxe et par l’Eglise de Bohême, l’embarras de concilier la visibilité essentielle à l’Eglise du Christ avec les divergences manifestes entre tous ceux qui prétendent au nom de chrétiens.

En même temps que la confession d’Augsbourg, une autre confession avait été présentée à Charles-Quint par l’autre parti de la Réforme : c’est la Confession de Strasbourg, conçue du même point de vue. L’Eglise y est définie : « la société de ceux qui se sont enrôlés dans la milice de Jésus-Christ, parmi lesquels se mêlent beaucoup d’hypocrites ». A cette date, on ne songeait guère à transiger sur la visibilité de l’Eglise. Mais l’embarras était de trouver, hors du catholicisme, une Eglise et un ministère où se fût conservée jusqu’à ce jour la vérité de l’Evangile. Impuissantes à résoudre ce problème, les Eglises réformées de France, de Suisse et de Belgique en vinrent peu à peu à tempérer la conception de l’Eglise visible par celle d’un petit noyau, invisible aux yeux du vulgaire, où se conserve la pure semence de la doctrine et des sacrements. Celte idée nouvelle devint naturellement le recours de tous ceux qu’importunait l’inéluctable présence de l’Eglise catholique.

Mais on ne pouvait rendre cette idée acceptable qu’en attribuant gratuitement aux auteurs de la Réforme une mission extraordinaire reçue d’en haut, pour rétablir parmi les chrétiens la pureté de l’Evangile. Aux difficultés d une telle supposition, s’ajoutait celle de désigner, pour les temps antérieurs à la Réforme, les traces d’une Eglise visible, en dehors de la communion romaine. De guerre lasse, les protestants du dix-septième siècle en vinrent souvent à reconnaître les titres de l’Eglise romaine : mais pour sauver leurs théories, ils n’imaginèrent rien de mieux que de mettre les diverses confessions dissidentes sur le même pied que l’Eglise mère : et l’on représenta le royaume du Christ comme un royaume divisé, à l’égal du royaume de Satan. Telle était l’idée contre laquelle Bossuet s’éleva de toute sa force : selon Jurieu, l’Eglise du Christ embrassait dans une vague unité toutes les confessions chrétiennes, fussent-elles animées les unes contre les autres

« jusqu’aux épées tirées ».

Jurieu n’était pas le premier à proposer cette nouvelle théorie : la gloire de l’invention appartient aux sociniens, qui avaient poussé à bout les principes de la Réforme et, en éliminant dogme après dogme, jusqu’à la divinité de Jésus-Christ inclusivement, amené leur déisme évangélique au suprême degré de simplicité. L’aboutissement fatal du mouvement d’émancipation lancé par Luther ne laissait pas d’effrayer bien des esprits, au sein même du protestantisme. Bossuet se prévaut justement de ce désordre :

« Telles sont les absurdités du nouveau système : 

on ne s’y jette pas volontairement, on ne prend pas plaisir à se rendre soi-même ridicule en avançant de tels paradoxes. Mais c’est qu’un abîme en attire un autre : on ne tombe dans ces excès que pour se sauver d’autres excès où l’on était déjà tombé. »

En soustrayant à la foi tout appui autre que l’Ecriture interprétée par le sens personnel, la

Réforme avait inauguré le règne de la fantaisie, ou plutôt livré à l’anarchie le canon même des Ecritures et l’exégèse.

Les ministres établissaient autrefois la foi par les Ecritures j ils composent maintenant la foi sans les Ecritures. On disait dans la confession de foi, en parlant de l’Ecriture, que toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle : maintenant, ce n’est pas le sentiment qu’on a des choses qui doit être éprouve par l’Ecriture, mais l’Ecriture elle-même n’est connue ni sentie pour Ecriture que par le sentiment qu’on a des choses avant que de connaître les saints livres, et la religion est formée sans eux.

On regardait, et avec raison, comme un fanatisme et comme un moyen de tromper, ce témoignage du Saint-Esprit qu’on croyait avoir sur les saints livres, pour les discerner d’avec les autres ; parce que, ce témoignage n’étant attaché à aucune preuve positive, il n’y avait personne qui ne put, ou s’en vanter sans raison, ou même se l’imaginer sans fondement. Mais, maintenant, voici bien pis : au lieu qu’on disait autrefois : Voyons ce qui est écrit, et puis nous croirons, ce qui était du moins commencer par quelque chose de positif et par un fait constant, maintenant on commence par sentir les choses en elles-mjmes, comme on sent le froid et le chaud, le doux et l’amer ; et Dieu sait, quand on vient à lire 1 Ecriture sainte en cette disposition, avec quelle facilité on lu tourne à ce qu’on tient déjà pour aussi certain que ce qu’on a vu de ses deux yeux et touché de ses deux mains !

Avec une logique inexorable, l’apologiste catholique pousse sa pointe dans une page qui n’a pas perdu toute actualité.

On peut feindre ou imaginer qu’on est inspiré de Dieu, sans qu’on lo soit en eil’et ; mais on ne peut pas feindre ni imaginer que la mer se fende, que la terre s’ouvre, que df s morts ressuscitent, que des aveugles-nés reçoivent la vue ; qu’on lise une telle chose dans un livre, et que tel s et tels qui nous ont précédés dans la foi l’aient ainsi entendue, que toute l’Eglise croie et qu’elle ait toujours cru ainsi. Il s agit donc de savoir, non pas si ces moyens extérieurs sont sullisanls sans la grâce et sans l’inspiration divine, car per.soniie ne le prétend ; mais si, pour empêcher les hommes de feindre ou d’imaginer une inspiralion, ce n’a pas été l’ordre de Dieu et sa conduite ordinaire de faire marcher son inspiration avec certains moyens de fait que les hommes ne puissent ni feindre en l’air sans être convaincus de faux, ni imaginer par illusion. Ce n’est pas ici le lieu de déterminer quels sont ces faits, quels sont ces moyens extérieurs, quels sont ces motifs de croyance…

La question est de savoir si l’autorité de l’Eglise, qui, jointe à la grâeo de Dieu, est un motif suftisanl et la plus sure de toutes les règles sur certaines questions, ne le peut pas être en toutes ; et si mettre une inspiration détachée de tous moyens extérieurs, et dont on so donne soimême et son propre sentiment pour caution à soi et aux autres, n’est pas le plus assuré de tous les moyens qu’on puisse fournir aux trompeurs, et la plus sure illusion pour outrer les entêtés.

Il semble difficile de marquer plus fortement le vice et la vanité des essais de religion autonome.

L’audace du radicalisme socinien, qui affichait la prétention de restaurer le christianisme primitif, et, pour soutenir ce rôle, défigurait outrageusement la pensée des Pères, souleva des protestations dans les rangs de la Réforme elle-même. L’anglican Geohob Bull, entre autres, combattit contre les sociniens pour l’orthodoxie de Nicée (I)e(ensio fidei A’icænae, Oxford, iG85). Bossuet applaudit à une entreprise, dont il n’avait pas prévu tout le développement. Car en revendiquant pour les premiers Pères une orthodoxie exempte de défaillances, le docteur anglican dressait une machine de guerre contre l’Eglise catholique elle-même. Aussi bien avait-il dépassé la mesure ; et nous n’entendons pas nier que Bossuet lui-même la dépassa quelquefois. Il ne se fait pas faute d’interroger l’antiquité chrétienne avec une rigueur quelque peu impérieuse, en homme qui tient 1765

TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

1763

déjà la réponse. La formule dans laquelle il la résumait d’avance : « La vérité catholique, venue de Dieu, a d’abord sa perfection », demande à être bien entendue ; car si la perfection de la révélation divine était d’abord dans l’Eglise, elle y était enveloppée dans la lettre des Ecritures et dans les premiers bégaiements de la Tradition orale ; il fallut des siècles de controverses pour la mettre en pleine valeur et produire des énoncés dogmatiques sûrs et précis.

L’argumentation de Bossuet trahit, çà et là, une conception quelque peu statique et simpliste’le l’histoire des dogmes, et réduit parfois à un pur enchaînement de formules de très réelles évolutions de concepts. La tournure autoritaire de son génie le portait à presser les textes, jusqu’à leur faire rendre parfois plus de vérité qu’ils n’en contiennent à l’état distinct ; le raccourci où il présente le témoignage des Pères dissimule des nuances fort appréciables. Mais ce que nous perdons en vérité de détail, nous le gagnons en relief d’ensemble.

Revenant à l’examen de la Réforme, Bossuet oppose au verbiage infini, dont elle a coutume d’envelopper ses erreurs, la brièveté simple et lumineuse des délinitions de l’Eglise :

On peut voir, par ces décisions, avec quelle brièveté, avec quelle précision, avec quelle uniformité l’Eglise s’explique. Les hérétiques, qui cherchent leur foi, vont à tâtons et varient. L’Eglise, qui porte toujours sa foi toute formée dans son cœur, ne cherche qu’à l’expliquer sans embarras et sans équivoques : c’est pourquoi ses décisions ne sont jamais chargées de beaucoup de paroles. Au reste, comme elle envisage sans s’étonner les difficultés les plus hautes, elle les propose sans ménagement, assurée de trouver dans ses enfants un esprit toujours prêt à se captiver, et uie docilité toujours capable de tout le poids du secret divin. Les hérétiques, qui cherchent à soulager le sons humain et la partie animale où le secret de Oieu ne peut entrer, se tourmentent à tourner 1 Ecriture sainte à leur mode. L’Eglise ne songe, ai contraire, qui la prendre simplement…

Bossuet a rendu sensible le contraste profond de deux esprits, de deux doctrines, de deux sociétés : il conclut légitimement :

Les variations de la Réforme nous ont fait vo’r ce qu’olle était, c’est-à-dire un royaume désuni, divisé contre lui-même, et qui doit tomber tôt ou tard ; pendant quo l’Eglise catholique, immuablement attachée aux décrets une fois prononcés, sans qu’on y puisse montrer la moindre variation depuis l’origine du christianisme, se fait voir une Eglise bâtie sur la pierre, toujours assurée d elle-même, on plutôt des promesses qu’elle a reçues, ferme dons ses principes, et guidée par un esprit qui ne se dément jamais.

VIII. L’école traditionaliste. — Au sortir des ruines accumulées par la Révolution française, la religion catholique apparut, plus que jamais, comme le seul point ferme en Europe. Bonaparte lui-même avait senti le besoin d’y appuyer le trône impérial ; la monarchie des Bourbons, qui restaurait tout le passé, devait, ne fût-ce que par instinct de conservation, s’attacher à l’autel. Le Génie du Christianisme avait étonné une génération sceptique en lui révélant, au fond du culte de ses pères, une source ignorée d’inspiration et de poésie. Tout semblait présager un renouveau des institutions chrétiennes, et l’antique vertu de la foi traditionnelle se mani- % festa dans le domaine de l’esprit par l’effort de nobles penseurs pour ressaisir dans, la vie même et l’histoire des peuples, le secret de leurs destinées providentielles.

Initiateurs de ce mouvement 1, Maistrr, Bonald,

1 Nous prenons nMre point de vue en France ; mais un mouvement parallèle existait dans d’autres pa)-s. On connaît les beaux livres de M. Thukeau-Da.ngin sur la Renaissance catholique en Angleterre au XIX* siècle, et de M. GoYAU sur l’Allemagne religieuse.

L.v Mkn.nais confessèrent tour à tour la vertu sociale de l’Evangile. Ces voix viriles et vibrantes émurent le siècle ; si elles ne réussirent pas à dominer le tumulte, du moins ramenèrent-elles, pour un instant, les esprit à l’école du passé chrétien, et, à la société tille de la Révolution, firent entendre des leçons d’un autre âge.

Tous les trois hommes d’ordre et d’autorité, d’accord pour voir dans le catholicisme, avant tout, un gouvernement des âmes, et pour prendre le contrepied de l’individualisme issu du Contrat social, catholiques eux-mêmes, de fait et d’instinct, par l’acceptation spontanée des formes hiérarchiques de l’Eglise, ils se rencontrèrent dans un ultramonlanisme décidé, qui renouait la chaîne du christianisme traditionnel, plus ou moins rompue par le gallicanisme. Ils combattirent donc le même combat, Maistre avec des ressources d’esprit égales à la générosité de son grand cœur, Bonald avec une droiture quelque peu raide, La Mennaisavecl’àpreté maladive d’une nature violente et enfiévrée par l’orgueil. A force d’exalter le rôle social de l’Eglise, les deux derniers déprécièrent outre mesure l’exercice de la raison individuelle au regard des vérités du salut : Bonald en faisant dériver d’une révélation divine toute l’éducation de l’humanité, La Mennais en invoquant comme critère de toute certitude le verdict de la raison générale, opposèrent à l’émancipation du sens personnel un excès contraire, et l’outrance de tels principes mit l’infortuné La Mennais sur une pente où il. ne sut point s’arrêter.

L’Eglise condamna ce traditionalisme radical : une fois de plus s’aflirma dans les faits la condition vitale de la pensée chrétienne, inséparable de l’institution qui l’incarne à travers les siècles. Quand plus tard Bautain, puis Bonnetty, reprenant le même courant d’idées, jetèrent le discrédit sur les plus réelles conquêtes de la raison humaine, Rome intervint de nouveau. Thèses souscrites par Bautain 8 sept. 1840, D.B., 1622-1627(1^8-1493) ; décret de la S. Congrégation de l’Index contre Bonnetty, Il juin 1855, D. B., 16’19-1652 (1505-1508). Cependant l’esprit d’ordre et d’autorité, earactéristique des défenseurs de la tradition, devait ajouter mainte page lumineuse à l’histoire du dix-neuvième siècle.

Ce réalisme chrétien, qu’un bienfaisant atavisme fait reparaître dans toute génération pensante, on l’a vu à l’œuvre chez des croyants, trop bien instruits des limites essentielles du savoir humain pour ne pas se tourner, dociles, vers l’Eglise, afin d’en recevoir le supplément de lumière que réclame leur raison. On l’a vu à l’œuvre même chez des incrédules, esprits sincères qui cherchent leur voie à travers le conflit des opinions humaines, et dont quelques-uns, à force de droiture, conquirent pièce par pièce l’armure entière de la foi. Au terme d’une enquête sur la condition des ouvriers européens, Le Play rencontre la divinité du Décalogue, et il la proclame. En méditant sur la vie des sociétés, Buunrtièrb comprend que l’Evangile en est le principe nécessaire, et il adhère à la vertu de l’Evangile.

Plusieurs, il est vrai, s’arrêtent en chemin ; mais leur défaillance même témoigne de l’ascension commencée par leur esprit. Bien qu’étranger à nos croyances, Auguste Comtk n’hésita pas à saluer, dans l’organisation sociale du système catholique au moyen âge, le plus grand chef-d’œuvre politique de la sagesse humaine. Etudiant les origines de la France contemporaine, Tainr vit le christianisme resplendir d’une lumière qui l’étonna. Ces philosophes avaient le sens de la tradition. D’ailleurs, la logique du positivisme ne suffit pas à tirer, même des meilleures prémisses, une conclusion chrétienne. 1767

TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

1768

IX. Kantisme et Modernisme. — En regard du réalisme autoritaire, dont nous avons signalé la trace au cours du dernier siècle, il faudrait présenter les idées libérales et individualistes, qui en sont l’antithèse. Favorisées par le désir d'émancipation qui vit au fond de notre nature, ces idées ont forcément beaucoup plus de prise que les précédentes sur le commun des hommes : leur histoire est celle du mouvement qui entraîne les âmes chrétiennes hors des voies traditionnelles. Poursuivre à travers tout le dix-neuvième siècle une histoire aussi touffue et aussi confuse, serait une tâche intime. Quand nous aurions rappelé, par exemple, les essais de pénétration de l’idéalisme kantien dans la théologie catholique, auxquels Hermès et Guenther ont attaché leur nom, ou bien l’entreprise hypercritique de l'école historique de Tubingue, dont il reste surtout le souvenir d’une expérience manquée, ou l'évolution accomplie par un Edmond Scherer, du protestantisme orthodoxe vers le rationalisme intégral, nous aurions sans doute indiqué des faits notables et symptomatiques, mais à peine indiqué des directions. Les étapes principales ont déjà été marquées ci-dessus aux articles Griticisme kantien, Immanrncb, Modernisme. Nous pouvons nous borner à un simple rappel.

On doit s’attendre à rencontrer dans le protestantisme toutes les formes de l’individualisme religieux, avec toutes les nuances du libéralisme doctrinal. De fait, on n’en saurait imaginer aucune qui n’y soit représentée, depuis le biblisme conservateur, jusqu'à un panthéisme à peine teinté de morale évangélique. Néanmoins, par un phénomène caractéristique de notre âge, il s’en faut que le protestantisme ait le monopole de ces tendances : elles se combinent parfois étrangement avec une adhésion expresse au principe catholique. Ceci nous dispense de considérer à part catholiques et protestants.

En France, l’une des tentatives les plus radicales eut pour principal chef Auguste Sabatibr. Dans son ouvrage posthume sur les Religions d’autorité et la Religion de l’esprit (Paris, 190/4), le doyen de la Faculté de théologie protestante commence par jeter à bas toute sorte d’autorité religieuse. Le catholicisme romain était fondé sur un principe autoritaire : l’infaillibilité de l’Eglise. Le protestantisme orthodoxe, qui prétendit le remplacer, s’appuyait sur un autre principe autoritaire : l’inerrance de la Bible. Un principe vaut l’autre : l’histoire condamne l’autorité surnaturelle de la Bible, comme l’autorité surnaturelle del’Eglise. Seulement(p. 400),

« entre le catholicisme et le protestantisme, il y a

cette différence, que l’une a réussi dans son entreprise et que l’autre a échoué. Le système d’autorité catholique a fini par s'établir et s’est achevé par le décret du Vatican. Le système d’autorité protestant s’est écroulé pour jamais. Mais il ne faut pas juger de ces événements sur l’apparence. Dès qu’on va au fond des choses, le rapport se renverse : le catholicisme meurt de sa victoire, tandis que le protestantisme trouve dans sa défaite apparente une cause de rajeunissement et de salut… » Une seule chose plane sur tant de ruines : c’est la religion de l’Esprit, véritable révélation du Christ, dont l’Evangile est le code parfait. Code non pas extérieur et impératif, mais intérieur et moral, qui se résout dans la piété du cœur, dans les relations filiales avec Dieu, inaugurées par Jésus-Clirist.

Il faut quelque bonne volonté pour reconnaître dans ce christianisme, allégé de tout dogme, la substance authentique de l’Evangile. Du discours sur la montagne au discours après la Cène, il semble bien que Jésus-Christ ait enseigné, qu’il ait

commandé aussi, quelque chose de plus. La différence d’aspect entre ce christianisme et celui de la tradition est telle qu’un critique rationaliste inclinait à voir simplement dans la philosophie religieuse de Sabatier (Maurice Vernbs, dans Revue critique, 21 avril 1902, p. 306) : « une tentative désespérée, faite par un esprit qui n’a pas su se résigner à sacriiier les souvenirs de sa pieuse éducation, pour échapper aux exigences d’une raison vraiment libérée ». A considérer les choses objectivement, l’appréciation ne paraîtra pas injuste. Or, la construction de Sabatier, éminemment représentative d’un étatd'àme devenu commun dans les rangs du protestantisme libéral, doit principalement au talent personnel de l’auteur sa grande notoriété ; on pourrait citer, soit à l'étranger soit en France, beaucoup de semblables compromis.

M. Ad. von M. Harnagk, dont les travaux ont tant contribué à ramener l’histoire des origines chrétiennes dans les voies de la sagesse, manifeste par ailleurs le plus complet détachement à l'égard des formules dogmatiques,

La tendance à enfermer la foi dans des formules dogmatiques est essentielle au christianisme. Mais entre la relativité des connaissances humaines et la prétention de l’Eglise à la vérité absolue, des conflits naissent fatalement. A ces conflits, la solution historiquement la plus notable est celle que le catholicisme inaugura et que la Réforme devait reprendre en sous-œuvre. On canonisa un certain nombre d'écrits, et, avec eux, certaines traditions orales ; des formules dogmatiques en furent extraites, et proposées à l’adhésion de tous commel’expression des vérités du salut. Ainsi l’Eglise catholique prit-elle position devant le monde. Mais la partie pensante du troupeau chrétien ne devait pas se résigner à voir dans la matière dogmatique ainsi consacrée autre chose qu’un thème à de nouvelles investigations.

Vers le commencement du quatrième siècle, la mise en formules de la donnée chrétienne était achevée ; l’avènement de la christologie du Logos marque pour l’Eglise le début d’une nouvelle ère : celle de l'évolution du dogme. Théoriquement illimitée, cette ère est pratiquement close pour les diverses communions chrétiennes. L’Eglise grecque a déclaré son système dogmatique achevé, à l’issue de la querelle iconoclaste. L’Eglise romaine, bien que laissant ouverte en principe la possibilité de la promulgation de nouveaux dogmes, a, en fait, lors du concile de Trente, et plus encore lors du concile du Vatican, organisé sa croyance en un système quasi juridique, ne laissant guère de place qu'à l’obéissance aveugle ; aux principes générateurs du christianisme dogmatique, elle a substitué des principes nouveaux qui menacent d'étouffer les anciens. Quant aux Eglises évangéliques, elles ont, d’une part, adopté bon nombre des formules du christianisme dogmatique, et cherchent, comme l’Eglise catholique, à les appuyer sur l’Ecriture ; mais, d’autre part, elles ont entendu à leur nia Înière l’autorité de l’Ecriture, rejeté la tradition en ant que source de la foi, désavoué la compétence Je l’Eglise en matière de dogme, et surtout élaboré une conception nouvelle de la religion chrétienne. Mais après qu’on a rejeté en principe l’ancien dogmatisme chrétien, reste à trouver, quant au détail, une position stable à son égard ; c’est à quoi l’on ne réussit point ; en droit et en fait, dans les Eglises protestantes, la revision des dogmes est perpétuellement à l’ordre du jour.

Le mensonge historique s’est attaché à l’origine et au développement du dogme. 1709

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1770

A l’origine : les Eglises présentent les dogmes comme la pure exposition de la révélation chrétienne ; en réalité ils sont une construction de l’esprit grec sur le terrain de l’Evangile.

Au développement du dogme : c’est une autre illusion des Eglises de croire qu’il se réduise à une explication progressive de notions toujours identiques à elles-mêmes. En réalité, la théologie a fait le dogme ; l’Eglise s’est tenue constamment à la remorque des théologiens, tantôt entravant leur effort et tantôt le contisquant. Les plus heureux d’entre eux surent faire passer leurs inventions pour des traductions fidèles. Beaucoup d’autres succombèrent sous les anatlièaies qu’eux-mêmes avaient inspirés. Le dogme a perpétuellement dévoré ses pères.

Produit sur le terrain de l’Evangile par l’esprit <le l’antiquité expirante, le christianisme dogmatique n’a jamais dépouillé son caractère primitif. Mais il a subi, au cours des âges, deux refontes profondes : la première due à Augustin ; la seconde, et la plus pénétrante, à Luther. Ces deux refontes ont fait prévaloir un esprit nouveau, qui serre de plus près le noyau évangélique primitif, spécialement imprégné de paulinisme. Les modernes confessions de foi des Eglises protestantes ne peuvent plus guère prétendre à représenter simplement l’ancien dogme.

S’il faut en croire M. von Harnack, le christianisme, depuis son origine, se serait développé par agglomération de matière, à peu près comme le cristal dans son bain ou comme le corail au fond des mers. Lire Das Wesen des Christentums, Berlin, 1900, trad. fr., L’Essence du christianisme, Paris, 1907 ; du même auteur, Lehrbuch der Dogmengcschichte, 4e éd. Tiibingen, 1909.

Dans les discussions qui suivirent l’apparition du livre sur l’Essence du christianisme, M. l’abbé Loisv se signala par son ardeur à y dénoncer une mutilation arbitraire de la donnée chrétienne (L’Evangile et l’Eglise. Paris, 1902). Il montra fort pertinemment le caractère organique du développement chrétien, décrit par M. von Harnack comme un pur travail de cristallisation. Le royaume des cieux, le Fils de Dieu, l’Eglise, dogme chrétien, culte chrétien : l’auteur de L’Evangile et l’Eglise traite en cinq chapitres ces cinq points essentiels, et prouve qu’on n’en saurait rendre raison par le recours à la simple idée du Dieu-Père révélé en Jésus-Christ.

Malheureusement, l’auteur ne s’en est point tenu là ; et, tandis qu’il fait ressortir le vice d’une mutilation systématique, il n'évite pas l'écueil d’une idéalisation, systématique elle aussi. En effet, il ne suffit pas d'établir que le royaume des cieux, annoncé par Jésus-Christ, est constitué par autre chose qu’un sentiment filial envers le l'ère céleste, si, en subordonnanttout au point de vueeschatologique d’un royaume prochain, on fausse la perspective des faits évangéliques, et on relègue dans l’ombre le sens obvie, pratique et plénier de la loi chrétienne. Il ne suffit pas de prétendre que la titre de Fils de Dieu, revendiqué par Jésus, équivalait à celui de Messie, dans la pensée des Juifs, des disciples et de Jésus même, si par ailleurs on ne définit le rôle du Messie qu’en fonction de cette conception eschatologique du royaume, arbitrairement choisie. Il ne suffit pas de venger éloquemment la vraie notion de l’Eglise du Christ, essentiellement visible et hiérarchique, si, dans les relations entre l’Evangile et l’Eglise, on écarte l’influence d’une pensée personnelle du Christ, créatrice et organisatrice de son Eglise. Il ne suffit pas de montrer que le dogme chrétien est autre chose qu’une construction de l’esprit grec sur le terrain de l’Evangile, si l’on ne reprend la métaphore du germe que pour la vider de la signification qui lui est essen tielle et si l’on méconnail dans l'évolution du dogme un fonds de réalité intangible. Il ne suffit pas de montrer dans le culte chrétien l'épanouissement spontané d’un embryon religieux, déposé par le Christ au sein de l’humanité, si l’on méconnaît l’impulsion initiale du Christ, et sa providence persévérante sur le développement de ce culte. Il ne suffit pas, enlin, de nous ramener, pour apprendre toutes ces choses, à l'école des Livres saints, si l’on s’imagine pouvoir tailler et couper dans ces livres, sans égard pour l’autorité de l’Eglise, les faire au besoin témoigner contre elle, et, si l’on revendique pour l’exégèse indépendante une puissance illimitée d’investigation.

C’est pourquoi l’entreprise de M. Loisy porte en elle-même sa propre condamnation, et ne ruine une conception arbitraire qu’au profit d’une conception aussi arbitraire et aussi caduque. M. von Harnack a touché juste en résumant ainsi la logique de son contradicteur : « Critiquez tant que vous voudrez, mais ce que la critique aura mis à néant, laissez-le subsister comme enseignement de l’Eglise ; car c’est elle qui porte le développement. » (Dogmengeschichte, p. 206, Tiibingen, 1905)

Un semblable dégoût de la tradition ecclésiastique détachait aussi du christianisme un prêtre anglais. George Tyrrell était venu de l’anglicanisme à l’Eglise romaine ; il avait retenu de cette démarche un sentiment profond de l’identité entre le Christ de l’histoire et le Christ du catholicisme intégral. Ce sentiment ne l’abandonna jamais : aux heures de plus grand trouble, il continua de repousser, comme une tentation, les avances du protestantisme libéral. Mais il n’abdiquait point la prétention de concilier une foi réelle avec des entreprises critiques poursuivies en toute indépendance de la foi. Attitude contradictoire, qu’explique seul l’individualisme incoercible d’un esprit naïvement infatué de son infaillibilité personnelle. Tandis que le penseur s’acharnait à refondre la donnée chrétienne à l’usage des temps nouveaux, sa foi en Dieu évoluait vers un vague panthéisme ; sa foi au Christ dérivait vers un respect tout platonique pour la plus parfaite incarnation de l’Esprit divin ; sa foi en l’Eglise hiérarchique s'évanouissait complètement. Pour le magistère, il n'éprouvait plus que défiance, aigreur, mépris. Ses publications clandestines démentaient ses écrits avoués. S’il persistait à identifier en paroles le christianisme avec la tradition, c'était au prix de déformations si flagrantes, que le contresens saute aux yeux. (A much abused letter, Londres, 1906. Christianity ai the cross-rouds. Londres, 1910).

Même esprit chez ces catholiques progressistes d’Italie, dont A. Fogazzaro avait incarné les tendances dans son roman // Santo : Il existe, pensentils, entre la vérité qui est l’objet de leur foi et la vérité qui est l’objet de la science, une aflinité secrète, par effet de laquelle, dès qu’une vérité peu conciliable apparemment avec la vérité religieuse est acquise à la science, la vérité religieuse en absorbe le suc et grandit. Elle grandit parce que la contradiction qui éclate entre une vérité démontrée et une croyance traditionnelle met en branle celle-ci, en brise, dessèche et fait tomber ce que l’enveloppe humaine de la vérité divine avait de plus répondant à l'état des connaissances humaines où celle enveloppe s'était formée et qui vient d'être dépassé. (Conférence à Paris, citée par L’Eclair du 19 janvier 1907) — La foi catholique repousse l’hypothèse d’un conflit réel entre une tradition dogmatique anthentiquée par l’Eglise et la démonstration effective d’une vérité contraire. 1771

TRADITION CHRETIENNE DANS L’HISTOIRE

1772

Voici, d’autre part, un essai de transcription des dogmes chrétiens dans le langage du pragmatisme moderne : il se présente comme motivé par les exigences nouvelles de la pensée scientilique. (Edouard Lb Roy, Dogme et Critique, Paris, 1907). Besoin de rigueur toujours plus grande dans la démonstration, besoin d’autonomie personnelle à l'égard de toute affirmation venue du dehors, besoin de clarté absolue dans les énoncés, besoin de cohérence dans tout le système des connaissances humaines : tous ces instincts profonds de notre âge condamnent, dit-on, définitivement la conception intellectualiste du dogme. On ne le fera plus accepter des esprits contemporains qu’au prix d’une transposition de la donnée traditionnelle, du domaine de la croyance dans le domaine de la vie. En d’autres termes, on nous invite à dépouiller cette idée factice, que les dogmes ont pour nos esprits, indépendamment de toute réduction en acte, une valeur positive de vérité. Qu’ils recèlent une vérité objective, on ne le conteste pas ; mais, de cette vérité, on ira demander la mesure à la vie et à l’action.

On nous invite à distinguer deux aspects du dogme : un aspect négatif et prohibitif, par où il s’oppose aux interprélations erronées — c’est celui que met lent en lumière les anathèmes des conciles —, et un aspect positif, celui-là pratique avant tout, intimant non pas tant une vérité à croire qu’une attitude d'âme à prendre. Pour apprécier l’importance de la réforme proposée, il n’est que de comparer aux énoncés ordinaires du catéchisme ceux du nouveau catéchisme pragmatiste. Voici, dans cette nouvelle langue, les formules positives de quelques-uns de nos dogmes :

Dogme de la personnalité divine (Dogme et Critique, p. 151) : « Dieu est tel en soi, qu’il doit être par nous traité au moins comme une personne. »

Dogme de la résurrection du Christ (p. a55) :

« L'état présent de Jésus est tel que, pour correspondre à sa réalité ineffable, pour nous orienter

vers elle, pour nous mettre en mesure de la saisir, autant que faire se peut, pour entrer avec elle en rapport conforme à sa vraie nature, l’attitude et la conduite requises de notre part sont celles qui conviendraient vis-à-vis d’un contemporain. »

Dogme de la présence eucharistique (p. 258) : « La réalité est telle en soi que vous devez avoir, en face de l’hostie consacrée, la même attitude que vous auriez devant Jésus devenu visible. »

Si droites que puissentêtre, etquesoient sans doute, les intentions de l’auteur, la question, chacun peut s’en rendre compte, est grave, si on la juge du point de vue de la tradition catholique. C’est un Concordat que l’on propose à l’Eglise, au nom d’une pensée scientiGque qui croit disposer souverainement de l’avenir. Il est à pré voir que l’Eglise ne signera pointée Concordat. Car la révélation divine mesure les assentiments qu’elle exige ; elle ne se laisse mesurer par aucune philosophie. Et la vérité qu’elle apporte aux hommes n’est pas seulement affaire d’attitude et de conduite, mais de réalité objective, au sens impliqué par la portée directe du langage humain.

X. L’encyclique « Mortalium animos ». — Les mouvements relatifs à l’union des Eglises ont donné lieu, de nos jours, à une intervention pontificale, revendiquant les droits imprescriptibles de la tradition catholique.

Le Congrès de Lausanne, succédant à celui de Stockholm, avait donné, dans une atmosphère plus sereine, l’impression d’un certain rapprochement des âmes, et, sinon abaissé les barrières, du moins ouvert des perspectives d’entente cordiale entre les

Gis de l’Evangile. Sur le terrain anglican, l'élaboration du nouveau Prayer Book, poursuivie pendant des années, avait fait naître l’espoir d’un regroupement fécond, entre l’Eglise établie et les sectes dissidentes. Même du côté de l’Eglise Romaine, on avait pu noter quelques signes d’entente, et croire que le fossé se comblait. Les Conversations de Malines, encore que dépourvues de caractère officiel, avaient donné à de généreux « anglo-catholiques » l’illusion d’un échange de vues entre plénipotentiaires des Eglises d’Occident. Et voici que, coup sur coup, des catastrophes imprévues mettent ces espoirs à néant. L’esquif de rêve, qui semblait toucher le port, est brusquement rejeté en pleine mer.

Le 15 décembre 1927, à Westminster, par 2^7 voix contre 205, la Chambre des Communes repousse le nouveau Prayer Book ; et resserre, entre l’anglicanisme du xxe siècle et la Réforme du xvie, des liens à demi rompus. Le 6 janvier 1928, par l’Encyclique Mortalium animos, le pape Pie XI déchire toutes les illusions et remet le monde chre’tien en face de cette vérité douloureuse : entre l’Eglise catholique et l’anglicanisme il n’y a qu’une voie d’accommodement : que l’anglicanisme se renonce lui-même pour venir simplement à l’Eglise catholique, dont il se sépara il y a quatre siècles, et qui l’attend.

Les hommes qui connurent, il y a plus de trente ans, l'émoi causé par la lettre de Léon XIII sur les ordinations anglicanes, ne pouvaient qu'être frappés par l’exact parallélisme des situations. Alors comme aujourd’hui, on avait escompté, de la part de l’Eglise catholique, certaines mesures de condescendance, où, plus que personne, elle devait trouver son avantage. Et l’Eglise catholique ne s'était pas refus-ée à remettre à l'étude un point d’histoire déjà souvent débattu. Après loyal examen des documents, elle concluait, non par un non lique t, mais par un non possumus formel, attristé. Il lui était apparu que le remaniement infligé aux rites catholiques de l’ordination sacerdotale par la Réforme anglicane avait, dans la pensée de ses auteurs et dans les textes, le caractère évident d’une répudiation voulue de ce qui constitue précisément l’essence du Sacerdoce chrétien. De hautes consciences anglicanes bondirent sous ce verdict et leur déception s’exprima en termes tels que ceux-ci : « Le Pape Léon XIII inclinait vers nous, mais d’autres conseils ont prévalu ». C'était une erreur. Le Pape Léon XIII avait pu, dans le principe, connaître imparfaitement la question d’histoire qu’il remettait sincèrement à l'étude ; il avait pu éprouver, au fond du cœur, un vif désir de voir cette enquête aboutir à une conclusion qui eût aplani la voie de l’unité. Mais devant la vérité objective, telle qu’elle ressortait de l’enquête, il n’avait pu connaître un instant d’ht’sitation. Il s'était soumis aux faits ; et, aux faits reconnus.il appliquait simplement les principes qui n’avaient pas été mis en question.

L’histoire de la lettre Apostoliccc curæ (13 septembre 1896) recommence avec l’Encyclique Mortalium animos (6 janvier 1928). Sauf pourtant cette différence que, dans le cas présent, il n’y avait aucun point d’histoire à élucider ; toutes les données de fait étaient, par avance, entièrement nettes ; il y avait seulement à prémunir les fidèles contre des entraînements possibles : entraînements du zèle et de la charité. Tel est justement le sens de l’acte pontifical. S’il ne fait à la question anglicane aucune allusion distincte, on ne risque pas de se tromper en disant qu’il y a perpétuellement égard. L'état d’esprit qu’il vise, et dont il dénonce le péril, ne s’est développé nulle part plus largement qu’au contact du meilleur anglicanisme. 1773

TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

1774

Pouvait-il en être autrement ? Dans l'évolution moderne de l’anglicanisme, et très particulièrement dans les tractations de certains anglicans de marque avec des membres qualifiés de l’Eglise catholique, les considérations de sentiments jouèrent un rôle auquel on n'était plus habitué depuis la Réforme. Maintes fois, par le passé, des anglicans avaient émis l’opinion que Dieu n’avait pu laisser, pendant des siècles, une portion si intéressante du troupeau chrétien dépourvue des moyens ordinaires de salut ; et cette.îtliriiialion s'était heurtée au bloc infrangible de la doctrine catholique touchant l’essence du Sacerdoce chrétien. Mais au cours du xixe siècle, la même affirmation avait pris un accent particulièrement émouvant de sincérité, d’humilité, d’ardente générosité. Tandis que des hommes héroïques faisaient le pas décisif et brisaient avec leur passé pour venir chercher au sein de l’Eglise catholique ce que décidément ils ne reconnaissaient plus en dehors d’elle, d’autres, en grand nombre, se montraient disposés à faire ce pas, à la seule condition qu’on leur en démontrât la nécessité. Ainsi se développait, à la frontière des deux Eglises, une sorte de zone neutre, où presque toutes choses étaient communes : la croyance, le langage, les dévolions, la liturgie ; où la supériorité de la vie et de la vertu chrétienne pouvait n'être pas toujours du côté des catholiques ; où l’estime et la sympathie mutuelle développaient un échange constant de vues, de prières ; où une sorte d’endosmose surnaturelle rendait chaque jour moins sensible la diversité des allégeances ; où l’on voyait tel ecclésiastique anglican introduire dans ses rites et inscrire sur les diptyques de son église le nom du Pontife romain. Gomment ne pas traiter dès aujourd’hui en frère cet anglo-catholique, si sympathique, si généreux, si catholique de cœur ? Aux yeux du Chef de l’Eglise, il y avait là, pour ses fldèles, une tentation possible, un danger. C’est à prémunir les âmes que s’applique l’Encyclique Mortalium animos. Elle dénonce la chimère d’un certain panchristianisme, d’où l’essence même du christianisme se serait évaporée.

EllerappellequelaReligioncatholique est d’abord une doctrine intangible, et conséquemment une règle de vie. On n’appartient pas à l’Eglise du Christ sans professer tous les articles de la doctrine par Lui révélée. Une doctrine flottante, où les points essentiels de la révélation chrétienne seraient livrés au hasard des discussions, ne fournirait pas un point fixe de ralliement, un lien réel entre les chrétiens. Dissoudre la règle de foi sous prétexte de charité, serait trahir la charité elle-même, car il n’y a de vraie charité qu’appuyée sur la foi. L’Encyclique désigne en particulier certains points où règne une diversité, exclusive de l’unité ; ici nous reconnaissons avec évidence des faits observés sur les confins de l’anglo-catholicisme. La tradition est-elle source authentique de la foi chrétienne, ou ne l’estelle pas ? La hiérarchie ecclésiastique est-elle d’institution divine ou d’institution humaine ? Le Corps de Jésus-Christ est-il présent réellement dans l’Eucharistie par la transsubstantiation des éléments, ou seulement en figure par la vertu de la foi ? L’invocation de la Vierge-Mère et des Saints est-elle chose pieuse et qui honore Dieu, ou n’est-elle qu’une idolâtrie coupable ? Tant qu’on ne s’est pas mis d’accord sur ces points et autres semblables, il n’y a pas d’unité possible. Et il n’y a d’unité ferme que sous la conduite d’une autorité garantie par Dieu, maîtresse de la doctrine et principe actif d’unité.

Donner à cet ordre établi de Dieu la moindre atteinte, en vue d’une entente plus facile, ne serait pas charité, mais cruauté. Car, pour avoir subi les muti lations ou les atténuations d’une exégèse complaisante, la doctrine chrétienne aurait été vidée de sa vertu.

Telle est l’intransigeance du Pasteur suprême. Il faut avouer que les circonstances l’avaient, par avance, largement justifiée. Le rapprochement des dates que nous marquions ci-dessus, vote du Parlement anglais, le 15 décembre iy-27, Encyclique de Pie XI le 6 janvier 1928, est par lui-même éloquent.

Par une majorité de quarante-deux voix, la Chambre des Communes avait affirmé sa volonté de demeurer fidèle au principe du schisme anglican, et de repousser les amendements destinés à le mettre d’accord avec les aspirations d’une grande partie de la nation. Les trente-neuf articles d’Elisabeth, l’antique Prayer Book, avaient depuis longtemps subi dans l’opinion nationale et dans le culte de l’Eglise établie, des atteintes multiples, dont il est clair qu’ils ne se relèverontpas. Des voix autorisées, dans les rangs de la hiérarchie anglicane, l’on dit assez haut ; la coutume liturgique le montre, le sentiment commun des fidèles de cette Eglise en témoigne. Ces vieux legs de l’anglicanisme primitif sont aujourd’hui caducs ; nul ne nourrit plus d’illusion à cet égard, et la lente élaboration d’un nouveau Prayer Book avait précisément pour but de porter remède à une situation irrémédiablement compromise. Tout le monde en convenait. Cependant, le vieux préjugé antipapiste s'était montré plus fort que l’intérêt religieux, si pressant fût-il. Pour réveiller la passion anglicane de sa longue somnolence, il avait suffi de montrer que la barque de P « Establishment » dérivait vers Rome. Celte assemblée politique, parfaitement consciente de la position fausse, instable, où elle allait à nouveau river l’Eglise et l’Etat, aima mieux encourir une disgrâce que de risquer un compromis avec l’idée catholique, toujours vivante et active. Elle affirma donc sa résolution de demeurer, coûte que coûte, foncièrement protestante. C’est cela, et rien d’autre, que signifie le vote du 1 5 décembre. Vote politique, avant tout, car nous ne prétendons pas, et les membres du Parlement seraient les premiers à nous démentir, que ce vote eût, dans la pensée de la majorité parlementaire, une portée dogmatique.

Tout autre est le sens de l’acte pontifical. Nullement politique, il est, au sens fort, un acte chrétien. Nullement politique : car, en détruisant les chimères dont se berçaient plusieurs consciences catholiques, et en présentant aux consciences anglicanes un front sévère, il peut décourager certaines velléités de retour. Acte chrétien, essentiellement : d’abord, affirmation catégorique de la vérité, menacée par la contagion d’erreurs dissolvantes. Puis, appel énergique à la droiture du zèle.

S’il faut reconnaître à cet acte une opportunité, c’est une opportunité de l’ordre le plus élevé, opposant à l’intransigeance renouvelée du schisme l’intransigeance immuable de l’antique foi.

Parmi les réactions imprévues que provoqua l’acte pontifical, nous signalerons la lettre signée par un groupe de <t chrétiens évangéliques », et publiée sous ce titre : Pour la collaboration chrétienne, par la revue trimestrielle L’Unité dans la lumière, avril 1928, p. 58, Paris.

… L’histoire nous apprend que les réformateurs ne sont pour rien dans l'éclosion du phénomène évangilique, qui permet à des milliards d'êtres humains de connaître le Christ sans passer par l’Eglise romaine. Ce phénomène est dû à l’invention de l’imprimerie et nullement aux dogmatisations de Luther et de Calvin. Sans l’invention de l’imprimerie, on peut même dire que Luther et Calvin eussent fait disparaître les Ecritures de la surface de la TRADITION CHRÉTIENNE DANS L’HISTOIRE

1776

terre. Ayant vidé les couvents, ils auraient supprimé les copistes, sans lesquels les Ecritures ne pouvaient se répandre. Mariés et charges de famille, les copistes eussent exigé de tels salaires que chaque exemplaire de la Bihle eût coûté au moins 20.000 francs d’aujourd’hui. Combien se fussent offert un tel luxe ?

Le véritable père de l’évangélisation est donc Guten ! >erg. Avant lui, il n’y avait d’autre chrétienté que romaine et catholique.

Or, si nous dégageons la vérité de l’histoire après avoir supprimé tout intermédiaire théologique entre l’âme et la Bible, nous constituons un groupe tel que le Pape ne pourrait en aucune manière le condamner. Aucun Pape n’a condamné ni ne condamnera jamais notre seul véritable ancêtre, Gutenberg, tandis que tous les Papes ont condamné et condamneront Luther et Calvin, catholiques apostats, chez qui bien des choses étaient condamnables. Jamais les catholiques n’ont donné en exemple des hommes qui ont dans leur vie les taches que l’on ne peut effacer de la vie des réformateurs du xvi° siècle.

Pour la paix chrétienne, sacrifions ces idoles, rejetons les traditions belliqueuses du protestantisme, tout comme le protestantisme rejeta certaines traditions ; faisons table rase au point de vue historique comme au point de vue doctrinal.

Concluons : le besoin de combattre et de contredire le catholicisme a été la cause de trop de guéries religieuses et de trop de scandales pour que nous ne réformions pas le protestantisme au xx° siècle en vue de l’évangélisation des païens.

Laissons chacun libre de suivre l’élan de son coeur et l’appel de Dieu. Par là nous permettrons la formation d’une nouvelle Evangélicité qui remplacera le protestantisme vieilli et périmé et qui s’unira étroitement avec l’Eglise romaine par des relations diplomatiques. Peu importe que nous sacrifiions des traditions de chapelles et de sectes, pourvu que le Christ soit plus aimé, mieux servi, et que cesse l’odieux scandale de la division chrétienne qui stérilise nos efforts missionnaires et avilit dans trop d’esprits l’idée chrétienne…

Aux catholiques nous laisserons leurs richesses doctrinales ; pour nous, nous nous consacrerons entièrement au rayonnement de la charité : notre foi sera un simple acte d’amour et d’abandon au Christ et nos œuvres révéleront sa puissance et son inépuisable bouté.

S. C. pour un Groupe de chrétiens évangéliques. 25 janvier 1928.

Les catholiques romains ne pourront qu’être touchés par l’expression de pensées si généreuses, et moins que personne ils songent à rouvrir l’ère des guerres de religion. Mais ils verront dans cette manifestation une raison de plus de s’attacher à l’unique Tradition dont le Saint-Siège a la garde. Car le partage qu’on leur offre ne saurait offrir une base acceptable pour une collaboration d’ordre religieux. Le « phénomène évangélique », réduit aux proportions d’une plus large diffusion de la Bible, rendue possible par l’invention de la typographie, ne réalise point dans sa plénitude le mandat donné par le Christ à ses Apôtres (Matt., xxviii, 19) : il y faut encore le don de soi (I Thés., 11, 8 ; Il Cor., xii, 15) pour la conservation intégrale du dépôt reçu (I Tim., vi, 20) et pour l’exercice du ministère sacré (I Cor., iv, 1). C’est à quoi ont voué leur vie les missionnaires qui portent l’Evangile aux infidèles. Ils ne s’en laisseront pas détourner. L’accomplissement de ce mandat est œuvre d’amour, et l’amour est la perfection de la Loi (Rom., xiii, 10). Encore faut-il que la Loi demeure, et la Loi, c’est la parole du Christ (Matt., xxiv, 35).

XL Economie divine de la Tradition dogmatique. — La bonne nouvelle de Jésus Christ, déposée au sein de l’humanité il y a vingt siècles, est ayant tout une réalité positive, parfaitement définie en elle-même, quelque difficulté que puisse éprouver

l’esprit humain à la concevoir nettement et le langage humain à la traduire en formules appropriées. Parfaitement déunie en elle-même ; d’ailleurs assujettie, dans sa transmission, aux conditions diverses des intermédiaires multiples qui l’ont portée jusqu’à nous.

Le premier de ces intermédiaires est le Verbe incarné en personne ; car Dieu, après avoir à plusieurs reprises et en plusieurs manières parlé autrefois à nos pères dans les prophètes, nous a parlé dans son Fils (Heb., 1, 1. 2). Et nous avons reçu de sa plénitude : le Fils unique nous a dit ce qu’il a vu au sein du Père (lo., 1, 16. 18).

Après le Verbe incarné, les Apôlres, instruits non pas tout d’un coup, mais peu à peu. D’abord par le Maître lui-même, qui a voulu travailler sur une matière ingrate. A la veille de sa Passion, il leur disait : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez pas les porter présentement. Quand viendra le Paraclet, l’Esprit de vérité, il vous guidera vers la vérité entière. » (fo., xvi, 12. 13). Puis par l’Esprit saint, qui compléta cette éducation laborieuse, et communiqua aux hérauts de l’Evangile une plénitude répondant à leur rôle d’initiateurs. Rappelons que saint Thomas affirme en termes très clairs cette prérogative des Apôtres. 1 » ll æ, q. 106 a. 4 : Non est expectandum quod sit aliquis status futurus in quo perfectius gvatia Spiritus sancti habeatur, quant hactenus habita fuerit, et maxime ab Apostolis, qui primitias Spiritus acceperunt, i. e. et tempore prius et ceteris abundanlius.

Après les Apôtres, l’Ecriture, écoulement de leur plénitude, mais inégale à cette plénitude d’où elle procède. L’Ecriture baignait dans un flot qui l’investit et la déborde, le flot de la vie chrétienne à sa source. On ne peut demander à l’Ecriture qu’un reflet de la pleine lumière que les Apôtres portaient en eux.

Après l’Ecriture, le magistère permanent de l’Eglise, assistée de l’Esprit Saint pour garder intact le dépôt hérité des Apôtres, et en procurer l’adaptation aux besoins des générations successives. Le magistère permanent de l’Eglise ne prétend pas recevoir du ciel des révélations supplémentaires, en vue de nouvelles acquisitions dogmatiques ; seulement il a conscience d’être accrédité pour réaliser de telles acquisitions par l’explicitation progressive des vérités qui sont dans l’Eglise, implicites dès le commencement. On sait la rigueur de saint Thomas pour ceux qui ne se rendent pas simplement à l’autorité de l’Eglise (Quodlib., iii, art. 10).

Le Verbe incarné, les Apôtres, l’Ecriture, le magistère permanent de l’Eglise : quatre étapes successives de la tradition dogmatique dans sa descente vers les générations chrétiennes.

A la dernière étape, représentée parle magistère permanent de l’Eglise, la transmission se fractionne. Ou plutôt, elle présente deux aspects, selon que l’on considère principalement le Saint-Esprit, cause principale de la transmission, ou les théologiens, instruments actifs de cette même transmission.

Le rôle du Saint-Esprit. — L’opération du Saint-Esprit, dans la transmission du dépôt révélé, est indispensable. CommeleSaint-Espritcouronna l’éducation des Apôtres, il poursuit, de siècle en siècle, l’éducation des générations chrétiennes. Tous les interprètes de la tradition chrétienne ont insisté, à l’envi, sur ce travail perpétuel du Saint-Esprit dans l’Eglise. Citons quelques exemples, pour les temps les plus proches de nous.

Formé en pleine controverse et au contact des protestants, Jean AdamMoKHLEit († 1838) avait bien compris cette action surnaturelle qui atteint les in1777

TRADITION CHRETIENNE DANS L’HISTOIRE

1778

dividus à travers la collectivité, animée par le Saint-Esprit. L’Egliseest un organisme vivant : pour communiquer à ses membres la vie de la foi, elle doit être animée à chaque instant par l’Esprit divin. L’Ecriture ne suffit pas à instruire le fidèle : il y faut, à chaque instant, l’intervention de l’Eglise, qui seule maintient la communion des (idoles entre eux et avec les lidèles de tous les siècles. Celte intervention s’exerce par une tradition vivante. Voir A. Mm m. km. Die Einhcit in der Kireke, oder das Princip des Katholicismus, dargestellt ini Geiste der Kircïienvæter der drei ersten Jahrhunderte, p. 36 et 51. Tùbingen, 18a.. remprunte la traduction de G. Goyau, Moehler, p. - et 80 (La Pensée chrétienne, iqo5).

« La tradition consiste dans l’Evangile vivant, 

annoncé par les Apôtres et recueilli de la plénitude de leur àiue sanctifiée ; la tradition, c’est ce qui a été annoncé par une partie des Odèles comme l’ouvrage de l’esprit qui les anime, et c’est ce qui, dans l’âme des autres, sert de véhicule à la foi ; c’est par là. donc, que l’Eglise fait œuvre éducatrice. Il va, par conséquent, sans dire que la tradition ne peut pas être séparée de la vie de l’Eglise…

« La tradition est l’expression du Saint-Esprit

animant la communauté des fidèles ; cette expression traverse tous les siècles, vit à chaque moment, et en même temps prend un corps… »

/. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, dû au cardinal Nkwman, donne un autre tour aux mêmes pensées. On connaît l’histoire émouvante et dramatique de ce livre qui convertit son auteur. Commencé par l’ermite de Littlemore encore protestant, publié au lendemain de son abjuration, il nous apporte toute vibrante la confession d’une âme qui, en étudiant les premiers siècles chrétiens, a compris la faiblesse des positions anglicanes. Nous y voyons en particulier que le principe de Vincent de Lérins, souvent invoqué par l’anglicanisme contre Rome, porte trop loin : qui l’applique avec cette rigueur, doit rejeter, au même titre que le concile de Trente et que le concile du Vatican, tout le christianisme des Pères, car ce sont là autant de phases similaires d’un même développement dogmatique. Le travail entrepris par l’auteur sur les bases du symbole athanasien lui a prouvé la solidité du symbole de Pie IX. Le livre est proprement la réponse de Newman catholique aux difficultés de Newman protestant sur le terrain de la tradition. An Essay on the development of Christian doctrine. La première édition est de 1 845 ; je citerai la neuvième : Londres, Longmans and Green, 180/j.

Il débute par un rigoureux examen de la palristique anténicéenne. Loin d’en atténuer les erreurs eL les lacunes, l’auteur semblerait plutôt les souligner à plaisir et prendre à dessein le contrepied de l’apologie composée cent cinquante ans plus tôt par par G. Bull pour les Pères antcnicéens. Où tend ce réquisitoire ? A prouver que dans l’Eglise il y eut dès l’origine, et donc il peut et doit y avoir, développement et progrès. Reste à trouver la formule de ce développement.

Une première partie expose les conditions générales du développement des idées. L’infirmité de l’esprit humain se révèle dans la nature toujours plus ou moins fragmentaire de ses intuitions : plus il étudie de nobles objets, plus la multiplicité des aspects limite forcément ses prises, et le condamne à s’y reprendre à plusieurs fois pour épuiser la réalité. S’agit-il d’une réalité complexe, le meilleur triomphe de l’esprit consistée grouper les éléments de sa connnaissance autour d’une idée centrale, convenablement choisie : telle serait bien, pour la doctrine chrétienne, l’idée d’Incarnation.

Une telle idée, accueillie dans l’âme, y développe une vie nouvelle. Les jugements partiels qu’elle implique passeront peu à peu, d’un état plus ou moins chaotique, à l’étal d’unité organique de plus en plus délinie : insensible germination et maturation de l’idée, qui présente tous les caractères d’une opération vitale.

Caractères plus profondément marqués dans le développement de la doctrine chrétienne, à raison même de son incomparable richesse. Nul ne soutiendra que la lettre du Nouveau Testament, si lumineuse et si chaleureuse soit-elle, informe tous les esprits avec une puissance et une lucidité qui rendent superflu tout éclaircissement ultérieur : la vertu du christianisme doit répondre aux exigences des natures les plus diverses. Au reste, l’histoire est là pour témoigner que, sur les points fondamentaux de l’Ecriture, s’accumulèrent les formules nouvelles, les reprises, les compléments. Le canon même du Nouveau Testament mit des siècles à se fixer. Maintes questions demeuraient en suspens : la divine sagesse en abandonnait la décision à l’action du temps et à la réflexion des hommes. L’ère apostolique avait reçu de précieux germes de vérité : elle n’en devait pas voir le développement. Comme Israël quitta précipitamment la terre d’Egypte, emportant sur ses épaules des auges pleines d’une pâte qui n’avait pas eu le temps de lever, ainsi l’Eglise sortit en hâte du milieu des nations, emportant son viatique, un ferment de doctrine qui n’avait pas encore subi l’influence des années.

Donc l’analogie nous met sur la voie du concept providentiel de ce développement doctrinal, postulé par la nature même de l’esprit humain. Tout d’abord, pour règle de ce développement, on doit s’attendre à voir surgir une autorité infaillible, frein nécessaire à l’indépendance des esprits. Par là s’explique la nature impérieuse du dogme catholique. D’autre part, l’identité historique du seul christianisme catholique avec le christianisme des Pères est un fait qui s’impose à bien des observateurs, même hors de l’Eglise.

A lui seul, ce fait crée une présomption favorable à l’action continue de la Providence sur cette institution unique, et à l’épanouissement, dans le seul christianisme catholique, de l’authentique donnée chrétienne. Les lacunes apparentes de ce développement dans le passé ne doivent pas faire prendre le cli ange sur la légitimité des dernières définitions doctrinales de l’Eglise : bien plutôt, le fait de ces définitions donne-t-il lieu de croire à de lointaines anticipations des mêmes doctrines dans le passé du christianisme. De fait, en remontant l’histoire de chaque dogme depuis sa définition solennelle jusqu’aux temps évangéliques, onen retrouve des ébauches successives, de plus en plus vagues, jusqu’au point d’attache, parfois imperceptible, dans le Nouveau Testament.

Il y a des développements sains et légitimes. Il y en a de malsains, qui sont de véritables corruptions. Newman entreprend de marquer, dans sa seconde partie, leurs caractères distinctifs : c’est proprement la partie constructive de l’ouvrage.

Livre éminemment personnel et suggestif, où plus d’une page appelle la discussion et la critique. Pour ne marquer qu’un point capital, il ne semble pas que l’auteur ait perçu nettement la différence essentielle qui existe entre le développement dogmatique au temps des Apôtrea et le développement dogmatique après la clôture du Nouveau Testament 1. Ins 1. Voir Part I, chap. 11, section 1, ’i 13, p. G8. L’ameignement de saint Ignace, (relatif à l’épiscopat, est mis sur 1779

TRADITION CHRETIENNE DANS L’HISTOIRE

1780

tructif par les audaces et les défaillances mêmes du théologien autodidacte, [’Essai de Newman constitue, en somme, l’effort le plus original de la pensée moderne pour résoudre, selon les vues d’une réelle orthodoxie, l’antinomie apparente de ces deux termes : tradition, développement.

Dans un discours antérieur de deux ans à son Essai sur le développement delà doctrine chrétienne, Newman expliquait, par le caractère instinctif de la connaissance départie à l’Eglise naissante, le long travail des siècles, obligés de monnayer, selon les catégories de l’entendement humain, ces impressions concrètes de réalités transcendantes (Discours prononcé à Oxford le jour de la Purification 1843, § 20 sqq. On peut le lire en français chez M. H. Brbhono : Newman, le développement du dogme chrétien, 4e édition, Paris, 1906).

Ce que Newman encore protestant avait aperçu et posé en thèse générale, le R. P. Bainvbl le rendait sensible naguère dans un exemple concret, en expliquant la genèse de la croyance catholique à l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge (Histoire d’un Dogme ; Etudes, 5décembre 1904, p. 6 12-63a). L’exemple ne saurait être mieux choisi pour montrer à l’œuvre une tradition vivante, partie en quelque sorte de rien, pour aboutir, de nos jours seulement, à la définition d’un dogme dont les premiers siècles chrétiens ne soupçonnèrent pas l’énoncé.

Après avoir constaté le silence des Pères sur le point précis du dogme, et l’opposition des grands docteurs du douzième et du treizième siècle à une assertion qui ne se produisit dans l’Ecole que pour y être aussitôt combattue, il fait toucher du doigt, dès l’origine de l’Eglise, ce sens cbrétien, destiné à prévaloir sur l’opinion savante, qui ne cessa d’attribuer à Marie la plus grande pureté possible après Dieu. Fruit d’une intuition directe sur les mystères du Christ, dont les témoins de sa vie durent être favorisés, intuition directe dont l’Ecriture n’a pas consacré le souvenir, mais que la conscience de l’Eglise garda jalousement. Les Pères les plus pieux et les plus doctes en rendent témoignage, sans être capables d’en analyser le contenu : pendant des siècles, ils redisent, avec une monotonie sublime, les louanges de l’incomparable Vierge, et ainsi préparent les voies, bien qu’à leur insu, à cette élaboration scolaslique du dogme, dont la renommée attribue l’initiative à un illustre enfant de saint François. Un jour la conscience de l’Eglise universelle, interrogée par Pie IX, rendra témoignage unanime de sa croyance : l’heure sera venue de la définition solennelle.

Si vous insistez pour savoir plus précisément comment et sous quelle forme a été révélé de Dieu le dogme de l’Immaculée Conception, quel fut le mode de cette intuition, l’auteur essaiera de lever le voile :

« Au lieu de dire : « Marie est toute pure et sainte », 

Dieu la montre… Il est probable que c’est ainsi que Dieu a fait connaître à son Eglise les privilèges de Marie… A peu près comme si les apôtres, au jour de la Pentecôte, en recevant le même Esprit que Marie, avaient vu à la lumière de ce divin Esprit tout ce qu’il avait fait en Marie ; ou comme si saint Paul, ravi au troisième ciel, avait vu en Dieule plan de l’Incarnation, la personne de Jésus et la personne de Marie, et avec la personne son rôle et tous ses privilèges. L’Eglise garderait dans sa conscience obscure le souvenir de cette vision de la réalité, et c’est de ce

le même plan que les enseignements apostoliques. N’insistons pas sur le caractère personnel d’une terminologie parfois inadéquate aux réalités qu’elle veut traduire et rendant plus dramatique l’effort de l’auteur pour étreindre l’idée.

fond qu’émergeraient tour à tour devant sa conscience réfléchie les vérités dont elle prend peu à peu possession. »

Ceci encore est une intuition. Intuition du théologien, pour qui la foi prolonge les perspectives de l’histoire, selon le sens le plus exact de la tradition chrétienne. Je ne sais s’il en faut louer davantage la profondeur, la justesse ou la piété.

L’impression directe des choses divines, par où vraisemblablement Dieu consomma l’éducation surnaturelle des Apôtres, est en réalité le dernier mot de la théologie sur la genèse mystérieuse de quelques-uns de nos dogmes.

Là, nous atteignons la source de traditions obscures, dont le jaillissement se dérobe au regard de l’historien, mais dont la nappe transparente s’étale aujourd’hui à nos yeux.

Cette lumière, donnée une fois pour toutes à l’Eglise, a pu être pendant des siècles voilée au regard des générations croyantes, non pas sans doute quant aux dogmes fondamentaux du « hristianisme, mais quant aux lointaines conséquences. Il appartient au Saint-Esprit d’en raviver l’impression ; la reconnaître peut être un don accordé aux âmes éclairées de Dieu, habituées à juger des choses de la foi par une certaine « connaturalité », selon l’expression chère à saint Thomas, II » II » e, q. 45 a. a et 4- Ce discernement appartient au don de sagesse, selon le même saint docteur, In III d., 35 q. 2 a. 1 sol. ad i m : Sicut se habet sapientia, quæ est virtus intellectualis, ad intelleitum principiorum, quia quodammodo comprehendit ipsum, … ita se habet sapientia, quæ est donum, ad fidem t quæ est cognitio simplex articulorum, quæ sunl principia tolius christianæ sapientiae. Procedit enim sapientiæ donum ad quandam deiformem contemplationem et quodammodo explicitam articulorum, quæ fides sub quodam modo involuto tenet secundum humanum modum.

De ce point de vue, s’éclairent les antinomies apparentes entre la foi des générations nouvelles et l’histoire ancienne des dogmes ; antinomies que ne saurait résoudre une critique incroyante. Il faut renoncer à montrer au rationaliste, dans le passé de l’Eglise, la foi au magistère infaillible du Pontife Romain ou la foi à l’Immaculée-Conception. Mais le fidèle ne consent pas pour autant à voir dans une définition dogmatique de l’Eglise l’escamotage d’une nouveauté ; et il récuse le jugement porté du dehors sur l’Eglise, par des hommes qui n’entendent pas le mystère de sa vie.

La Tradition catholique, considérée dans ses manifestations actives, est une fonction vitale de l’Eglise, organisme social et surnaturel ; fonction vitale aussi impossible à étudier en dehors de l’Eglise qui la porte, que les opérations de la vie organique en dehors des corps vivants. Aussi les rationalistes qui refont l’anatomie du passé chrétien et, parce qu’ils n’y découvrent pas les dogmes récents, dénoncent comme un tour de passe-passe leur inscription au symbole, méconnaissent le jugement de l’Eglise sur son propre passé. L’Eglise possède, pour interroger le dépôt révélé, un sens incommunicable ; aucune enquête historique n’y peut suppléer. Le dépôt ne se révèle avec certitude qu’à la conscience de l’Eglise, assistée de l’Esprit-Saint pour définir sa foi publique.

Ce que nous indiquons a été exposé beaucoup mieux et plus complètement par le R. P. Léonce dk Grandmaison dans une série d’articles donnés à la Revue Pratique d’Apologétique en 1908, sur le Développement du dogme chrétien. Ils viennent d’être réunis en volume sous ce titre : Le Dogme chrétien. Paris, Beauchesne, 1928. 1781

TRADITION CHRETIENNE DANS L’HISTOIRE

1T82

Le rôle de la raison théologique. — En marquant le rôle principal du Saint-Esprit dans l’économie de laTradition dogmatique, nous avons insisté beaucoup sur le caractère social de cette tradition et sur son côté mystique. Il reste à signaler les agents rationnels de sa propagation. Ce dernier aspect n’est pas le plus relevé ; mais il est le plus voyant et le plus connu. Pour l’observateur du dehors, il n’en existe pas d’autre.

Les théologiens scolastiques ne l’ont pas’négligé ; le Cardinal Framzblin lui consacre la quatrième et dernière partie de son traité célèbre De diiiria Traditione et Scriptura (paru à Rome en 18^0 ; nous citerons la troisième édition, 1882).

L’auteur reconnaît (Thés, xxui, p. 278) que certaines vérite’s contenues dans le dépôt de la révélation n’ont pas toujours été crues de foi explicite ; qu’il y eut un temps où ces vérités purent être niées sans hérésie formelle. Néanmoins il n’admet pas que l’obscurcissement ait jamais pu être total et que la négation ait pu réaliser l’accord dans l’Eglise contre la vérité. L’histoire de plusieurs dogmes présente trois phases, qui se déroulent dans un ordre régulier. A l’origine, une phase de possession paisible et plus ou moins inconsciente : 1e dogme est affirmé implicitement comme renfermé dans une proposition plus générale, — ainsi en est-il de plusieurs privilèges de Marie, — ou bien comme inspirant la pratique de l’Eglise —, ainsi la validitédubaptême conféré par les hérétiques. Puis, une phase de controverse, ouverte par des négations, et plus ou moins prolongée par le croisement des attaques et des réponses, non sans quelques recrudescences d’obscurité. Enfin une phase de possession explicite et détinitive, après la sentence de l’Eglise. Aux gardiens de la foi incombe le devoir de veiller, de faire la lumière par le recours à l’antiquité, d’employer les moyens humains. Il n’est donc pas permis de dire (avec Gobnthbb) que le rôle de l’Eglise enseignante se borne à choisir, sous l’assistance du Saint-Esprit, entre plusieurs manières d’entendre le dogme, celle qui répond le mieux à l’état présent de la science (Thés. xxv).

Les positions du Cardinal Franzelin ne sauraient être ébranlées. Mais il y avait lieu de pousser plus avant l’enquête métaphysique sur le procédé rationnel qui amène les vérités de foi, de la conscience obscure de l’Eglise, à sa conscience claire.

On doit au R. P. F. Marin-Sola, O. P., professeur à l’Université de Fribourg (Suisse), un livre vigoureux et profond où il revendique l’homogénéité de l’évolution dogmatique et la part du raisonnement théologicpie dans cette évolution (La Evoluciôn homogenea del Dogma catolico, Madrid 1923. Traduction française, L’évolution homogène du Dogme catholique, Paris, 1924, 2 vol.).

Evolution homogène, car elle se poursuit dans l’identité d’une même donnée primitive, selon le mot de Vincent de Lérins. in eodem se. dogmate, eodem sensu eadcmque sententia. La révélation du Nouveau Testament étant achevée dès l’âge apostolique, il n’y a place, dans l’identité de cette donnée primitive, qno pour une évolution conceptuelle, faisant succéder aux formules rudiincntaires de l’Ecriture des formules plus pénétrantes, plus exactement adaptées à la complexité du réel, que ces formules rudimentaires contenaient dès l’origine.

Evolution rationnelle, car dans une large mesure il appartient au raisonnement théologique d’opérer la transition des concepts primitifs aux concept » évolués. S’agit-il de raisonnement tbéologique au sens propre, tout son rôle se borne à manifester la réalité virtuellement incluse dans les concepts pri mitifs et à provoquer l’avènement de concepts plus distincts. Par exemple, le Concile de Nicée définit la consulistantialité numérique du Fils de Dieu avec son Père, coupant court aux arguties d’Arius et donnant une expression technique à la vérité clairement allumée dans l’Ecriture. Le Concile d’Ephèse délinit la Maternité divine de Marie, tranchant le mot pour mettre le peuple chrétien en face d’une vérité nette et dissiper les équivoques accumulées par Nestorius. Le troisième Concile de Constantinople définit la distinction de deux volontés en Jésus-Christ, exprimant tout le sens des textes évangéliques où l’on trouve les deux volontés à l’œuvre. Ainsi procède couramment l’Eglise dans ses définitions de foi. On pourrait multiplier les exemples et prendre sur le fait, ailleurs encore, ce procédé « métaphysieo-inclusif », selon une exception familière au Père Marin Sola, cet effort d’analyse conceptuelle par lequel l’Eglise discerne les dogmes virtuellement implicites dans sa conscience profonde.

Si l’on a parfois révoqué en doute la vertu du raisonnement théologique pourl’explicitation du donné révélé, c’a été par suite de quelque confusion sur son mécanisme interne. On a redouté l’intrusion de la raison discursive dans le domaine propre de la foi. -On a bien fait de la redouter ; mais une telle intrusion n’est pas le fait du raisonnement théologique. En tant que contribution à la métaphysique du révélé, il opère sûrement dans la ligne qui lui est propre ; le tout est de ne pas confondre les données immédiates de la révélation avec des essais d’élaboration systématique. A cette seule condition, le travail théologique sera efficace dans le sens de la tradition.

Assurément, il n’appartient qu’au magistère officiel de l’Eglise de le faire aboutir et d’y mettre le sceau de l’autorité divine. Il n’appartient qu’au magistère officiel de l’Eglise de promulguer un dogme et de requérir un assentiment de foi divine. L’effort individuel du théologien n’a qu’un rôle d’instrument. Mais à titre d’instrument, il peut promouvoir efficacement la maturation du dogme.

Est-ce à dire que toute conclusion théologique proprement dite est, comme telle, candidate à une définition dogmatique ? Certainement non. Car pour poser sa candidature à une telle définition, elle doit satisfaire à d’autres exigences, et d’abord se présenter comme assimilable à la raison commune des croyants, digne d’être accueillie comme telle par le magistère de l’Eglise. Beaucoup de conclusions théologiques, fermement déduites par saint Thomas, sont loin de remplir de telles conditions.

Seule une conclusion théologique homologuée comme telle par le magistère de l’Eglise, est actuellement désignée aux tidèles comme un fragment de tradition dogmatique.

Ramenons encore les deux images par lesquelles on peut essayer de rendre les deux aspects complémentaires de la Tradition dogmatique : aspect statique et aspect dynamique, conservation et développement.

La première image est celle d’un fleuve qui roule ses eaux vers la mer. Ainsi la parole du Christ roule-t-elle de génération en génération, identique à elle-même. De nos jours, un hardi syncrétisme, appliqué à l’histoire des religions, restaure à sa manière le passé chrétien, en proclamant l’hétérogénéité des divers courants intellectuels qui auraient, à diverses époques, conflué dans notre système dogmatique. Cette représentation est un trompe-l’œil. Mais il suffit de la modifier pour l’adapter aux faits. Il n’y a qu’une source de fleuve chrétien : c’est la révélation divine, contenue pour une part dans les 1783

TRADITION ET MAGISTÈRE

1784

Ecritures canoniques, pour une part dans la consciencede l’Eglise. Leséléments étrangers que le fleuve charrie, les obstacles qui se dressent sur son cours, n’empêchent pas qu’il se déroule identique à lui-même, creusant son lit de plus en plus, laissant peu à peu déposer le limon qui l’a troublé. A la différence des fleuves terrestres, celui-ci ne grossit pas en s’éloignant de sa source ; au contraire, il se débarrasse progressivement des alluvions successives : chaque délinition dogmatique, séparant la vérité de l’erreur, communique une limpidité nouvelle au volume immuable de ses eaux.

La deuxième image est celle d’un organisme vivant. La parabole évangélique du grain de sénevé convient très exactement pour décrire la force d’expansion qui appartient à la révélation divine, jetée au cœur de l’humanité. Toujours identique à lui-même, le germe déploie, en une frondaison toujours grandissante, la sève dont il est plein.

Bibliographie. — Outre les ouvrages indiqués au cours de cet article, on consultera l’article Dogme, par le R. P. Pinard db la Boullayb ; le R.P. J. V. Bainvel, De Magisterio vivo elTraditione, Paris, iao5 ; R. P. A. Gardeil, Le donné révélé et la Théologie, Paris, 1910 ; R. P. R. Garrigou-Lagrangr, De Revelatione, 2e éd. Rome et Paris, 1921.

Adhémar d Alès.