Dictionnaire apologétique de la foi catholique/agnosticisme

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 9-46).

AGNOSTICISME. —
Première partie : I. Origine du mot. II. L’agnosticisme n’est pas le scepticisme universel ; III. ni l’incrédulité ; IV. ni l’athéisme. V. Psychologie de l’agnosticisme au point de vue catholique.


Deuxième partie : VI. L’agnosticisme pur ; VII. L’agnosticisme croyant ou dogmatique ; VIII. L’agnosticisme larvé ou des modernistes.

PREMIÈRE PARTIE

I. — Origine du mot. — Le mot agnosticisme a été jeté dans la circulation en 1869 par Henri Huxley. Parvenu à l’âge d’homme, Huxley reconnut un jour qu’il n’était plus chrétien, mais libre penseur. « La plupart de mes contemporains, dit-il, pensaient avoir atteint une certaine gnose et prétendaient avoir résolu le problème de l’existence ; j’étais parfaitement sûr de ne rien savoir sur ce sujet et bien convaincu que le problème est insoluble ; et, comme j’avais Hume et Kant de mon côté, je ne croyais pas présomptueux de m’en tenir à mon opinion. » Huxley faisait partie de la Metaphysical Society, club dont les membres professaient chacun un système défini ; il lui vint à l’esprit de se faire comme les autres une étiquette, et il lui sembla que pour bien montrer l’antithèse de sa pensée et des vues philosophiques ou théologiques de ceux qui prétendaient si bien savoir tant de choses qu’il ignorait, l’épithète d’agnostique serait très convenable. « J’en fis donc parade à la Société de Métaphysique, pour montrer que moi aussi, comme les autres renards, j’avais une queue ; et, à ma grande satisfaction, le mot, qui eut pour parrain le Spectator, réussit. » Huxley, Agnosticism, 1889.

L’agnosticisme est une méthode ou une doctrine subtile, l’attitude agnostique est des plus instables ; d’autre part, le mot est devenu populaire, surtout dans les pays de langue anglaise, grâce à la propagande et à la polémique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ce terme soit fréquemment employé abusivement soit dans la conversation familière, soit dans les ouvrages de controverse. Le premier soin de l’apologiste sera donc de bien se rendre compte du sens que l’adversaire donne à ce mot, soit qu’il se pare de l’épithète d’agnostique, soit — comme le font les modernistes — qu’il prétende ne pas la mériter. Pour écarter les équivoques et poser nettement la question, avant d’aborder l’étude directe du sujet, nous procéderons par élimination et essaierons de pénétrer dans la psychologie de l’agnosticisme, tout en discutant chemin faisant quelques-unes des conséquences de cette doctrine.

II. — L’agnosticisme n’est pas le scepticisme universel, bien que souvent il y conduise. — L’agnosticisme est un scepticisme partiel, commun à des doctrines d’ailleurs très différentes, qui s’accordent à déclarer l’absolu, ou la chose en soi, inconnaissable. Les formes modernes du scepticisme universel sont le phénoménisme et certaines variétés du monisme. Beaucoup de ceux qui se disent agnostiques sont des adversaires, plus ou moins conscients, du réalisme naturel à l’esprit humain, et sont partisans d’un phénoménisme, sensualiste ou idéaliste, empirique ou rationnel, plus ou moins mitigé. D’autres soi-disant agnostiques répètent après Clifford, Bain, etc., les formules d’un monisme qui, en psychologie, nie toute distinction réelle entre la matière et l’esprit, et qui, en métaphysique, nie la transcendance du divin. (Cf. Maher, Psychology, London, 1903, p. 524.) Moniste ou phénoméniste — souvent c’est tout un — cette classe d’agnostiques emploie des arguments tellement contraires au réalisme du sens commun, tellement opposés à l’idée naturelle à tous d’un Dieu distinct du monde, que le grand public confond souvent l’agnosticisme avec ces formes modernes du scepticisme universel. La méprise est d’autant plus facile, qu’il se trouve partout des philosophes amateurs qui, voyant l’agnosticisme à la mode, couvrent de cette étiquette les idées floues qui sont le fond de leurs systèmes. Voyant si fréquemment appliquer la célèbre boutade de Hodgson : « Ce que vous ignorez totalement, donnez-le pour l’explication de tout le reste », le public se persuade qu’agnosticisme et pyrrhonisme sont identiques. Facile est la méprise, mais c’est une méprise.

En effet, le monisme et le phénoménisme ne sont pas l’agnosticisme. Spinoza, le grand ancêtre de nos monistes, n’a-t-il pas écrit : Cognitio aeternæ et infinitæ essentiæ Dei, quant unaquæque idea [cujuscumque corporis, vel rei singularis actu existentis] involvit, est adæquata et perfecta. Mens humana adæquatam habet cognitionem aeternæ et infinitæ essentiæ Dei ? (Eth., 2, 45-47.) Dieu, d’après un mot de Hegel, n’est qu’autant qu’il est connu. Quant au reste, la philosophie spéculalive ne s’était-elle pas donné la mission de le reconstruire en entier, tout, jusqu’à l’histoire ? — Par ailleurs, pour un phénoméniste radical, les phénomènes constituent l’unique réalité. Il n’y a donc point de place pour l’agnosticisme dans le phénoménisme. Car si, comme on le prétend, tout est dans tout, et si les phénomènes sont l’unique réalité, il est évident que le champ du connu coïncide avec le champ du réel, — et donc affirmer l’existence d’une réalité, tout en la déclarant, avec ou sans majuscule, inconnaissable, c’est une contradiction ; il est de même évident, dans la même hypothèse, que le champ du connu coïncide avec le champ du connaissable, — et donc la notion de l’inconnaissable est une pseudo-idée. Cf. Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, 1894, p. XIV. Le Roy, Dogme et critique, Paris, 1907, 2e éd., p. 374. Enfin, les logiciens de ces positions extrêmes reprochent durement à Kant, à Comte et à Spencer d’avoir cédé à des préjugés métaphysiques périmés, en adoptant la distinction commune entre les apparences et la réalité, entre les phénomènes et le fond intime des choses, Cf. Benn, History of english rationalism in the XIX century, London, 1904, t. I. p. 414. Or, l’admission de cette distinction est la première condition de l’agnosticisme. C’est donc à bon droit que les monistes et les phénoménistes rigides refusent de s’avouer agnostiques. Leur erreur théorique dépasse en effet celle de l’agnosticisme. Là où l’agnostique pur dit avec Huxley : « Je suis parfaitement sûr de ne rien savoir », ils affirment : « Il n’y a rien à savoir ». Là où l’agnostique croyant ou dogmatique dit avec Kant : « Le fond intime des choses m’échappe totalement dans ses déterminations intrinsèques », ils répliquent : « C’est une dernière illusion que de croire qu’il y a un dernier problème des choses et du monde. » Bref, le monisme et le phénoménisme ne sont pas l’agnosticisme ; ils sont théoriquement pires.

D’autre part, beaucoup d’agnostiques, et des mieux qualifiés, ne sont ni phénoménistes, ni monistes. Il est vrai que ces systèmes sont associés dans plus d’un cerveau, et cela n’a rien de surprenant, car le phénoménisme ou le monisme sont les aboutissants logiques — bien que contre nature — de l’agnosticisme. Tout le monde en convient pour Hume ; et, à mon avis, Hartmann a raison de soutenir que l’agnosticisme kantien conduit à l’illusionisme complet. Mais c’est un fait aussi que l’agnosticisme se rencontre très souvent combiné avec un dogmatisme scientifique, moral ou religieux, qui veut être sincère. C’est que l’agnosticisme ne consiste précisément ni à nier l’existence de la chose en soi, de la réalité sousjacente aux apparences et aux formules, ni à affirmer l’identité du relatif et de l’absolu. L’agnostique, d’accord ici avec le sens commun et l’ensemble des philosophes, admet la distinction entre le relatif et l’absolu, en d’autres termes entre les propriétés, les accidents, les opérations, et l’essence, la substance, la nature des choses. Il constate ensuite, dit-il, que nous avons quelque connaissance du relatif ; mais quant à la chose en soi, quant à la réalité sousjacente, il se contente de la déclarer inconnaissable ; la chose en soi, dit-il, n’est pas objet de science. Mais « inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant », fait remarquer Littré, A. Comte et la philosophie positive, 2e éd., p. 520. Spencer va plus loin : « Tous les raisonnements par lesquels on démontre (?) la relativité de la connaissance, supposent distinctement l’existence positive de quelque chose au delà du relatif. » Les premiers principes, p. I, ch.4, § 26, trad. Cazelles, p. 77. Et on trouvera des affirmations plus catégoriques encore dans les seize thèses où Spencer a résumé sa doctrine, et qu’a publiées A. Proctor, Mysteries of time and space. On sait d’ailleurs que, dans le kantisme pur, il est en quelque sorte classique, de faire de l’absolu, du noumène, un objet de croyance.

Ce n’est pas le lieu de montrer combien sont arbitraires les définitions de la science et de la croyance dont les agnostiques, après beaucoup d’autres, se servent ici pour dissimuler les concessions qu’ils font au réalisme naturel à l’humanité. Il faut bien se garder de leur reprocher ces concessions, mais noter que, telles qu’ils les font, elles rendent toute métaphysique impossible ou purement formelle et verbale. Elles ne satisfont donc pas à l’objectivisme spontané qui les arrache à leurs auteurs : elles laissent sans aucune explication le fait de l’accord de notre pensée avec les choses, le fait de la constance des phénomènes. Sous le bénéfice de ces réserves qui posent le problème des universaux, nous pouvons cependant conclure. Le réalisme transcendantal, le réalisme transformé de Spencer, le pseudo-mysticisme de certains Américains qui se livrent à l’expérience de l’absolu sans prétendre, comme quelques théosophes, s’en donner une représentation distincte, montrent que l’agnosticisme n’est pas le scepticisme universel, mais simplement un scepticisme partiel. Il nous reste à dire comment l’agnosticisme se distingue des deux formes de scepticisme partiel qui sont l’incrédulité et l’athéisme.

III. — L’agnosticisme n’est pas l’incrédulité ou la libre pensée, bien qu’il en puisse être la conséquence ou la préface. — Beaucoup de protestants, quand ils en viennent à nier la révélation chrétienne ou l’infaillibilité de l’Écriture, se disent agnostiques, comme Huxley. Souvent, dans les polémiques très vives qu’il eut à soutenir contre le clergé anglican, Huxley fut simplement accusé « d’infidélité » ; et en fait les procédés d’argumentation qu’il employait tendaient plus directement à attaquer la foi chrétienne que la connaissance de Dieu : il brandissait en effet contre la révélation, tantôt la paléontologie, tantôt les conclusions de la critique biblique rationaliste, tantôt les pourceaux dont il est question dans l’Évangile. Aussi, en 1885, le positiviste Harrison déclarait-il que l’agnosticisme n’est autre chose que la planche où se réfugient les naufragés de la foi, et il invitait ces malheureux à passer à la religion de l’Humanité. Fortnightly Review, Feb., 1885.

Cette confusion de la perte de la foi et de l’agnosticisme, fréquente dans les pays protestants, est le résultat du fidéisme et du subjectivisme religieux plus ou moins conscients, qui sont au fond des doctrines de Luther et de Calvin. Les protestants conservateurs réagissent contre ces tendances fidéistes et subjectivistes. Mais, très souvent, les sectes hérétiques font profession de nier la valeur de toutes les preuves rationnelles de l’existence de Dieu et des motifs extérieurs de crédibilité du christianisme ; ou bien n’admettent ces preuves et ces motifs, qu’en biaisant avec la conception luthérienne de la chute, point de départ de tout le système protestant. Aussi, beaucoup de leurs adhérents se persuadent-ils à la longue que c’est à la foi protestante qu’ils doivent leur idée de Dieu. Si donc ils renoncent à la foi, il leur est très difficile de ne pas conclure qu’ils n’ont plus aucune connaissance de Dieu. Dans cette mentalité, ils sont d’autant plus portés à se dire agnostiques, que leurs sectes confondent davantage la foi chrétienne et la simple croyance en Dieu, ou qu’elles font plus dépendre cette foide l’inspiration privée, de l’expérience religieuse. Quand on s’est habitué de longues années à concevoir Dieu surtout en fonction de ses états intérieurs ; quand on a répété des milliers de fois que la seule vraie, la seule valable, la seule religieuse idée de Dieu est celle à laquelle on arrive par le sentiment, l’émotion, la foi fiduciale, — et les plus orthodoxes des protestants admettent ces manières de parler, — si l’expérience religieuse vient à faire défaut, ou si le doute s’empare de l’âme, tout chavire, et l’idée même de Dieu semble faire naufrage avec le christianisme. Il y a longtemps que les ascètes et les mystiques catholiques ont reconnu le danger qu’il peut y avoir à donner trop d’importance à la vie émotive (cf. Encycl. Pascendi. § Redeamus enim vero) : aussi tous nos manuels de direction ont-ils soin d’imposer aux âmes qui sont menées par le sentiment, de s’attacher plus à la connaissance de foi qu’à leurs expériences ou impressions subjectives. Sainte Thérèse, comme Bossuet, veut que le mystique ne perde pas de vue les mystères et spécialement les mystères de la vie du Sauveur ; et il n’y a pas de signe plus certain d’illusion dans les voies mystiques, que le mépris, la négligence ou la diminution des vertus essentielles de foi, d’espérance, de charité et de religion. Ainsi s’explique la confusion, au premier abord si étrange pour nous, de l’agnosticisme et de l’incrédulité : elle est une conséquence du fidéisme et du rôle exagéré donné dans le système protestant à l’expérience religieuse : inspiration privée ou sentiment. — À ce facteur, il faut en ajouter un autre. Longtemps l’apologétique protestante consista surtout à acculer à l’athéisme ceux qui rejetaient le christianisme comme elle l’entendait. Au dix-septième siècle, Samuel Parker écrit tout un chapitre pour prouver que tous les scolastiques sont des athées purement et simplement. (Disputat.de Deo et Proyidentia divina, Londres, 1678. disp. 2, cap. 2.) L’athéisme étant contre nature, l’argumentation paraissait efficace. Le déisme anglais fut une première échappatoire ; il semble bien que souvent l’attitude agnostique n’est, à son tour, qu’une manière de ne pas tomber dans l’athéisme déclaré. Gladstone, dans un de ses grands discours, prévoyait cette issue, lorsqu’il prédisait que la doctrine agnostique de Mansel ferait plus de mal à la religion que l’athéisme.

Mis en présence de cet état d’âme, l’apologiste se dira que tout n’est pas perdu. Puisqu’on n’avoue pas l’athéisme, mais simplement l’agnosticisme, c’est donc que l’idée de Dieu git encore aux profondeurs de la conscience ; elle n’est qu’obnubilée par une synthèse mentale purement subjective ; et la voix de l’apologiste trouvera facilement un écho. Voilà pour la pratique. — Quant à la doctrine, nous tenons pour un dogme que « la foi divine est distincte de la science de Dieu et des choses morales » (Conc. du Vatican, Denzinger, éd. 10, 1811 (1658)). Nous croyons aussi que, si l’homme ne peut pas adhérer aux vérités révélées sans la grâce de la foi. « il peut, par la lumière de la raison, connaître avec certitude le Dieu unique et vrai, notre Créateur et notre Maître » (ibid., 1789 (1638), 1795(1643), 1806 (1653)). Le fait de n’avoir jamais eu ou d’avoir perdu la foi ne se confond donc pas pour nous avec le fait d’ignorer Dieu. Dans sa querelle contre le fidéisme des traditionalistes français, c’est le rationaliste Jules Simon qui avait raison : l’incrédule peut croire en Dieu et écrire une théodicée (Religion naturelle, 1807, 4e édit., p. IX sqq. Cf. Denz., 1622 (1488), 1626(1492), 1650 sq. (1506)). Comme nous distinguons la foi proprement dite (adhésion intellectuelle et libre au contenu de la révélation sur l’autorité du témoignage divin) de la simple croyance en Dieu, nous ne confondons pas les raisons de croire en Dieu et les raisons de croire à la révélation. Nous désignons ordinairement les premières sous le nom de « preuves de l’existence de Dieu » ; et nous réservons aux secondes le nom « de motifs de crédibilité ». C’est un abus de mêler toutes ces « raisons de croire » : car ces deux séries de raisons sont bien distinctes. En effet, si la seconde suppose logiquement la première, la première vaut par elle-même ; d’où il suit que, d’après la doctrine catholique, le rejet des motifs de crédibilité, et, par suite, de la foi chrétienne, n’emporte nécessairement ni le rejet des raisons de croire en Dieu, ni l’agnosticisme en matière religieuse. L’apologiste fera bien d’inculquer cette doctrine trop méconnue. Le bruit fait par la presse autour de l’infaillibilité du Pape a tellement « absorbé l’attention du public, qu’on a peu remarqué les décrets que le concile du Vatican a rendus sur les rapports de la raison et la foi ». La remarque est d’un protestant conservateur, E. Naville, Philosophies négatives, Paris, 1900, p. 63. Certains appels bruyants faits à quelques formules fidéistes de Pascal et à Ventura, certaines adhésions au modernisme n’auraient peut-être pas eu lieu, si l’on avait mieux connu la position catholique. Il est juste toutefois d’ajouter que tous nos universitaires n’ignorent pas leur catéchisme. Ollé-Laprune a dit fort exactement : « L’Église condamne tout fidéisme. Elle, qui sans la foi ne serait pas, elle commence par rejeter, comme contraire à la pure essence de la foi, une doctrine qui réduirait tout à la foi. L’ordre de la foi n’est assuré, que si l’ordre de la raison est maintenu. » (Ce qu’on va chercher à Rome, Paris, 1895. p. 36. Cf. l’Encyclique Pascendi, § Jam ut a philosopho.)

IV. — L’agnosticisme, bien que très souvent athée, n’est pas l’athéisme.

On lisait au dix-huitième siècle dans Le bon sens du curé Meslier : « Le raisonnement prouve que la théologie n’est qu’un tissu de chimères » (ch. 182). Fréquemment le pavillon agnostique ne couvre pas d’autre marchandise que ce vieux préjugé. Cet emploi du terme a été popularisé dans le monde anglo-saxon par les écrits de Leslie Stephen, surtout par An Agnostic’s Apology, 1876. Stephen condensait l’agnosticisme en deux propositions : 1o l’esprit humain a des limites ; 2o la théologie est hors de ces limites. Cette définition avait le mérite de mettre en relief que l’objet principal de la controverse agnostique est d’ordre religieux et non d’ordre purement métaphysique. Mais elle avait deux graves défauts : 1o elle était philosophiquement imprécise, la seconde proposition n’étant qu’arbitrairement liée à la première ; 2o elle identifiait la doctrine ou la méthode agnostique, soit avec cette forme vulgaire et voltairienne de l’athéisme pratique ou sceptique, qui consiste à répéter après « Meslier » que nous n’avons guère d’idée nette de Dieu, soit avec cette forme moderne d’athéisme dogmatique, qui, de la prétendue impossibilité d’une représentation intellectuelle de Dieu, conclut à la négation expresse de la divinité. Bref, ce que Leslie Stephen présentait au public sous le nom d’agnosticisme, n’était que l’espèce d’athéisme qui lui était personnelle.

Il n’est pas douteux que, dans la pensée de beaucoup d’agnostiques, cette épithète qu’ils se donnent, ait un sens athée. Cf. Hume, Essais ; d’Holbach, Système de la nature : Robinet, Philos. de la nature : voir Roselli, Sum. philos., éd. 3, Bononiae, 1858, t. 2, n. 1170 et 1267 ; Wirceburgenses, de relig., diss. 5, sect. 2, obj. I et 2. La raison en est l’affinité qui existe entre l’attitude agnoslique et l’athéisme. « À la formule : Au delà des données de notre expérience, nous ne savons rien, succède cette autre formule dont le contenu est très différent : Au delà des objets de notre expérience, il n’existe rien. » Cf. Naville, Philosophies négatives, p. 85. La nature répugne à cette conclusion. Mais — a) on discute encore pour savoir si Kant était déiste ou théiste : il semble bien qu’il n’était pas déiste, puisqu’il ne concède à l’homme aucune connaissance objective des attributs intrinsèques de Dieu ; il n’était pas davantage théiste, puisque, tout AGNOSTICISME

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en concédant dans la Critique du Jugement, §86, qne la croyance à Dieu nous le préscnle comme omniprésent, éternel, juste, bon, intelligent et voulant, cependant il n’admet pas de relation intime entre Dieu et nous et rejette la prière (Iliaxzi ; . dans Realencrclopiidie de Herzojr, 3e éd., art. Tlieismus, p. 692). Quoi qu’il en soit, on a cent fois remanpié avec raison qu’il y a quelque contradiction à admettre, même comme hypothétique, parla croyance, un Dieu intellij^ent, qiumd la raison spéculative découvre les antinomies que l’on sait dans Vens i-ealissimuin. Or c’est un axiome dérivé de l’expérience : Violentum non durât ; et l’histoire de l’athéisme depuis Kant ne fait que confirmer cet axiome. De plus, si le disciple de Kant veut avoir une religion, il faut de toute nécessité qu’il admette que la croyance non seulement nous présente Dieu connue personnel, mais que cette idée est représentative : en d’autres termes, pour qu’il y ait religion, il faut que le croyant tienne pour certain que Dieu est réellement, indépendamment de notre manière de le concevoir et de nous le représenter, vivant, intelligent et libre. Or le disciple de Kant ne peut pas, sans renier la métliode critique, porter de jugement sur la nature des choses en ellesmêmes. Le sentiment religieux n’aura plus de refuge cjue dans la philosophie spéculative : et c’est le panthéisme ; ou bien il tom-nera an mysticisme de la gnose, des néoplatoniciens, des souiis, de Molinos, etc. C’est encore ce que nous avons sous les yeux. — h) Laissons de côté le kantisme, qui est bien démodé, j)uis<pie tant de gens prétendent le dépasser ; il reste qu’en vertu môme des prémisses du système qu’il admet, l’agnostique se trouve désarmé en face des objections accumulées depuis Kant par l’athéisme dogmatique. Qu’il lise en effet qne l’idée de Dieu est contradictoire, à cause de la répugnance entre l’infinité et la personnalité (Strauss), à cause de la réjjugnance entre l’infinité et la perfection (Vacherot). à cause de l’existence du mal qui exclut de Dieu ou la toute-puissance ou la bonté (Stuart Mill) etc. ; l’agnostique ne peut rien tirer de sa philosophie pour résoudre tous ces sophismes ; et il est à prévoir que peu à peu ils obscurciront en lui l’idée de Dieu commune à toute l’humanité. — c) Que si l’agnostique cherche à réaliser cette idée spontanée et naturelle de Dieu, il se trouvera de nouveau à peu près infailliblement engagé dans Terreur. Il a, par l'éducation ou en vertu d’un raisonnement dont il a perdu conscience, l’idée d’un être supérieur au monde, auteiuet gardien de la loi morale etc. ; mais sa philosophie lui interdit de se légitimer rationnellement la notion traditionnelle, de penser à nouveau les prémisses de ce raisonnement ; à plus forte raison l’empcche-t-cUe de passer de la notion de Dieu c^ui suffit pour commencer la vie morale et religieuse, à l’idée philosophique de l'être nécessaire et parfait. — d) Et s’il passe par-dessus toutes les barrières que la méthode agnosticpie a établies entre lui et la connaissance réfléchie et philosophique de Dieu, selon qu’il aura développé sa philosophie dans le sens du monisme ou du phénoménisme, il fera de Dieu soit une loi abstraite, la catégorie de l’idéal (Taixe, Rkxan), soit « cette espèce d’anima /nundi pensant en chacun de nous au lieu de nos âmes individuelles » (W. James, Principles. t. l, p. 346) ; ou bien il tombera dans l’une des nombreuses variétés du panthéisme proprement dit (Hébert). Et de nouveau c’est, au fond, l’aliiéisme. — e) Admettons — cela se voit — que l’agnostique évite tous ces faux pas, et reste l’aniinal religieux que nous sommes ; u la force inconnue et inconnaissable » à quoi il adressera son culte, pourrat-elle longtemps rester l’objet de ses hommages ? Et de quelle nature sera ce culte ? de quelle efficace pour

sa vie morale ? Les Athéniens, devant l’autel du Dieu inconnu, pouvaient croire ce Dieu réellement bon, juste, etc. ; du moins sacrifiaient-ils à un être qu’ils croyaient supérieur à ses adorateurs. Chacun des dévots de rinconnaissal)le n’a pas même le droit

— sans illogisme — de tenir pour supérieur à soi l’objet de son culte. « L’homme est un roseau, mais un roseau pensant » ; et on ne Aoit plus ce qne peut être le culte du « roseau pensant » pour « la force dont l’univers est la manifestation », à moins que ce culte ne se réduise à « l'émotion cosmique » prônée par Clifl’ord. Mais nous voilà en plein athéisme, et dans la pire des idolâtries. — Aussi, de même que nous ne saurions blâmer les écrivains cjui réfutent l’agnosticisme ex ahsurdo par ses consécjuences et ses préjugés monistes ou phénouiénistes (ÂIaher, Psychology, London, kjoS, p. 52^), ou par son insuffisance religieuse (Picard, Chrétien ou agnostique, Paris, 1896) ; on ne peut que louer les philosophes qui, dans l’agnosticisme, attaquent surtout l’athéisme (Hor.DDFAi, Raturai theology, London, 1891, p. '^6). Ce n’est malhein’cusement pas îi un adversaire imaginaire que s’en prennent tous ces apologistes. Cf. l’Encyclique Pascendi, § Redeamus sqq.

Il reste cependant nécessaire, si l’on veut parler de l’agnosticisme conformément à l’ensemble des faits et sans mêler toutes les cjuestions les unes avec les autres, de distinguer l’agnosticisme et l’athéisme. L’Encj’clique Pascendi fait elle-même cette distinction deux fois : la première, ^Jani ut a philosopho. quand elle parle de l’ignorance de l’agnosticisme el de la négation de l’athéisme ; la seconde, § Equideni nobis, quand elle parle du passage du protestantisme au modernisme, du modernisme — le contexte indienne cju’il s’agit de l’agnosticisme des modernistes

— à l’athéisme.

a) L’agnosticisme et l’athéisme ne sont pas deux doctrines identiques, puisque plusieurs de nos contemporains sont athées pour des raisons qui n’ont rien à Aoir avec l’agnosticisme. Dans un article sur le positivisme, écrit pour le A’oui’eau Dictionnaire d économie politique de Léon Say (Paris, 1892, t. II, p. 531), Mme Clémence Royer constatait que « pas plus que Kant, Comte n’entendait nier absolument l’existence d’un suhstratum des choses, d’un noumène intelligible, conçu par l’esprit sous les apparences phénoménales ». Comte soiitenait seulement cjue « si ce substratum existe, il est pour nous inconnaissable ». L’auteur argumente ensuite contre Kant, puis contre Comte ; il essaie de prouver que « la cause substantielle d’Aristote, la cause permanente des phénomènes, leur substratum nécessaire, immuable dans leiirs changements, peut être connu de nous par induction ». De tout cet intellectualisme, voici la conclusion athée : « C’est donc absolument sans droit qne Comte a déclaré les causes premières inconnaissables, puisque, comme causes substantielles, nous pouvons arriver à les connaître par induction, et que les causes premières libres, n’existant pas, ne peuvent être objet de connaissance. Il faut les nier tout simplement, et non pas les proclamer existantes, mais inconnaissables. Ce n’est pas leur connaissance cjui est impossible, c’est leur existence, en Tertu même des lois logiques de la pensée. » Là où d’autres argumentent : « Notre esprit renfermé dans les limites des sens ne saurait franchir ces bornes jiour s'élever à la hauteur de l’idée de la cause première libre », Mme Royer observe que « Comte n’a pas su résoudre les sophismes des antinomies kantistes » : ces sophismes, elle les résout pour son propre compte comme Stuart Mill a résolu ceux de Hamilton et de Mansel (La philosophie de Hamilton, Paris, 1 869) ; el elle affirme avec Buciixer et Moles

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J ciiOTT({u"elle pense intellectuellement rinfini, l'éternel, rinmuuihle. le nécessaire. « Ce n’est pas leur connaissance qui est impossible » , dit-elle comme Stuart Mill ; et, pour d’autres raisons que Stuart Mill, elle conclut comme lui que Dieu n’existe pas. L’athéisme n’est donc pas identique à l’aiinosticisme. h) La même conclusion s’impose, quand on réllécLit que les fondateurs de l’agnosticisme nmderne, Locke, Kant, Hamilton, Mansel, croyaient, chacun à leur manière, à l’existence de Dieu. Tous s’accordaient à ilire ({ue l’Iniini ou l’Absolu n’est pas un objet de science, mais ils s’accordaient aussi dans la croyance à son existence. Plusieurs d’entre eux niaient toute révélation positive, d’autres l’admettaient : de là des diltérences notables dans leur manière de concevoir et de délinir la croyance et la foi ; ils sont cependant unanimes à dire que foi ou croyance n’emportent aucune représentation intellectuelle de Dieu, puisqu’une telle représentation est impossible. Si donc ces théoriciens de l’agnosticisme rejettent l’athéisme, tout en restant lidèles à leurs principes, il faut avouer que le champ des deux doctrines ne coïncide pas. D’ailleurs, qui oserait déclarer athées, en bloc, tous les pseudomystiques dont ^^^ James a, sans beaucoup de critique ni de psychologie, décrit les expériences du divin, de la présence de l’Inconnu ? (W. James, The varieties of religions expérience, London, 1902, lect. 16 et l’j.) Ces voyants ne sont pas tous des malades, ni des athées. Plusieurs sont des croyants qui, par une illusion assez facile, prennent pour un contact l'émotion que cause en eux l’idée confuse de Dieu. (Cf. Moisant, Dieu, l’expérience en métaphysique, Paris, ic)0'j, ꝟ. 29/1.)De même personne, à ma connaissance, n’a traité les modernistes comme de vulgaires athées ; et l’Encyclique Pflsce/K/i se contente de leur montrer fiue leurs doctrines conduisent au latitudinarisme, au panthéisme, à l’athéisme. Il semble bien cependant que, malgré leurs protestations, l’accord est fait (cf. AN’ehuli' : , dans Revue biblique, juillet 1906) dans la presse, même non catholique, pour les classer, sauf cquelques rares exceptions, parmi les agnostiques. C’est que tout le monde saisit une nuance entre l’agnosticisme et l’athéisme pur. Si étrange que cela puisse paraître au premier abord, on peut admettre l’existence de Dieu et être complètement agnostique.

c) Si, des teuqjs modernes, on remonte aux siècles passés, les anciens théologiens n’en ont pas jugé autrement. Molixos, ce pseudo-mystique libidineux, dont W. James prend à tâche de réhabiliter la mémoire, avait enseigné les deux propositions suivantes : « XVllI. Celui qui dans l’oraison se sert d’images, de ligvires, de représentations et de conceptions propres, n’adore pas Dieu en esprit et en vérité. XIX. Celui qui aime Dieu, sui"ant que la raison argumente, ou que l’espiil coMq)rend, n’aime pas le vrai Dieu. » (Dknz., 1238 (iioo), s(j.) En d’autres termes, les représentations inlcllectuelles quc nous pouvons avoir de Dieu par les formules religieuses et par le discours, sont sans valeur objective : ce qui est bien une position agnosti(pu>. Or les théologiens, à propos de ces propositions, ne reprochent pas à Molinos l’athéisme. Ils se contentent de prouver que la connaissance abstractive que nous avons de Dieu et des mystères, est vraie : si vraie, donc de valeur objective, suivant l’axiome : ab eo quocl res est aul non est, oratio dicitur yera uut falsa. (Cf. Calatavid, /)i, 'us Thomas etc., Valentiæ 1752, t. IV, p. io5 s(jq. ; Bossikt, Mystici in tnto, . I, a. 3, cap. li, éd. Lâchât, t. 19, j). G31 ; Annlecta Juris Pontificii, Ilome, 1803, p. i"J99 ; Card. CiENNAiu, Del falso misticlsnio, Ilonui. 1907, p. /|/j s(i(j.) lîossuct ajoute qu’on « ne peut pas nier sans iuq)iété que tons les lidèles ne soient obligés à concevoir, chacun

selon leur mesTire, les divines perfections, renfermées si clairement dans le symbole, sans lesquelles Dieu n’est pas Dieu et son culte anéanti » (Instruction sur les états d’oraison, tr. i, liv. 2, n. 18, éd. Lâchât, t. 18, p. /|iG). L’agnosticisme, en d’autres termes, est jugé inconciliable avec la foi chrétienne, mais on ne dit pas que c’est l’athéisme.

d) Les anciens théologiens ont eu à s’occuper d’un cas d’agnosticisme beaucoup plus singulier et plus rare que celui des pseudo-mystiques, celui du juif Maïmonide. Maimonide n’est pas en tout subjectiviste ; comme tous les scolastiques, il est, en philosophie, intellectualiste, objectivisteet dogmaticjue. Son réalisme, son amour pour les entités distinctes, va même jusqu'à tenir cette distinction de l’essence et de l’existence, de l essence et de 1 unité, empruntée par Avicenne aux néoplatoniciens et réfutée par S. Thomas (MAiMoxii)E, Le guide des égarés, trad. Munk, Paris, 1856, aux frais de James Uothschild, t. L p. 23 1. Cf. S. Thomas, in Metaph., lib. l^, lect. 2, text. 3 ; lib. 10, lect. 3, text. 8 ; Aoir Cajetax, iJe ente et essentia, quæst. 5 et qiuiest. 10. Cf. Spinoza, Cogitata Metaphysica, cap. 2, reprenant l’argunu’nî et la conclusion d' Avicenne, et inférant de là le panthéisme, Eth., lib. I, prop. ig, 11 et 20). Péripatéticien, Maïmonide démontre l’existence de Dieu (2 part., t. II, p. i-51) et conclut « à l’existence d’un Dieu unique et incorporel, moteur premier de l’uni^ers » . Les arguments de Maïmonide sont si orthodoxes que S. Thomas s’en est inspiré dans le détail et souvent n’a fait que les résumer : ils sont d’ailleurs d' Aristote. Cejjendant Maïmonide est, en exégèse et en religion, un agnostique forcené. Il reprend la doctrine néoplatonicienne de la connaissance purement négative de Dieu, et consacre dix longs chapitres de la première partie du 6r' » i(/e à prouver f{u’elle est la seule philosophique ; t. I, p. 179-267. Voici sa conclusion : « Puisqu’il nous est démontré qu’il existe nécessairement quelque chose en dehors de ces essences perçues par les sens, et dont nous embi’assons la connaissance au moyen de l’intelligence, nous disons de ce quelque chose qu’il existe, ce qui veut dire que sa non existence est inadmissible » : t. I, ch. 58, p. 242 ; « car, selon nous, dit-il ailleurs, ce n’est que par homonymie que (le nu)t) exister se dit en même temps de Dieu et de ce qui est en dehors de lui)). S. Thomas a réfuté longuement — nous le Aerrons — Maïmonide ; cependant il ne reproche pas l’athéisme au rabbin ; à plusieurs reprises, il indique avec soin comment on pourrait lui donner un sens orthodoxe. SuAUKz ne parle pas autrement que S. Thomas, de Deo, lib. I, cap. ix, n. 9. Cf. Joannes BachoNus, in I, dist. 2 ; quest. i, éd. 1626, fol. 22 ; Duns ScoTis, in I, dist. 8, q. /|, 2.

V. — Psychologie de l’attitude agnostique, au point de vue catholique. — Nous avons vu plus haut que le réalisme naturel à l’esprit humain Iriomphe souvent de l’esprit de systèuu- : la pression de la nature, l'évidence objective enq)èchent le relativistc de suivre ses principes jus<prau phénoménisnu"..u prix d’une contradiction — (pumascjne mal la distinction entre la science et la croyance — il revient par rpiehpie détour à quelque sorte de réalisme : tous les lecteurs de Stuart Mill ont remarcpié qu’il lui arrive souvent d’oid)lier <|ue ses « possibilités de sensation » sont par définition purement subjectives. Il se passe quchpuciiose de seud)labie par rai)port à l’idée de Dieu ; et comme il y a plusieurs manières de connaître Dieu, ou peut nier la possibilité de l’une (le ces manières, tout eu retenant l’une des autres : la théologie pei-nu-t ici de se rendre compte des faits.

1° L’Eglise rejette toute intuition naturelle de Dieu.

Dieu, cVaprès rEcriture, est invisible ; et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils. Dieu est simple ; en lui toutes les perfections sont l’unité même. Donc, si nous avions l’intuition de son essence, comme nous avons l’intuition des objets qui nous environnent, nous le connaîtrions en entier, et la connaissance que nous en aurions, sans être compréhensive, serait adéquate à son objet, incompossible avec le doute et l’erreur. Or tout cela n’est pas donné dans notre expérience. Donc tous les systèmes intuitionistes sont inadmissibles(Malebranche, Berkeley, Schelling, Cousin et lesontologistes). parce que contraires au dogme de l’invisibilité de Dieu par les fonctions naturelles de notre esprit, et parce que contraires à l’expérience. Par ailleurs, le fait de la possibilité de rathéisme a toujours empêché l’Ecole de se rallier à l’innéisme cartésien. (Cf. Poule, Lehrhuch der Dogmatik, Paderborn, 1902, t. I, p. 14.)<^" ne nie pas que le cartésianisme n’ait eu d’illustres adhérents parmi nos écrivains religieux ; mais l'éclal littéraire de noms fameux n’a pas hypnotisé les théologiens au point de leur faire négliger ce petit fait du sauvage, athée par ignorance. On ne donne cependant en théologie aucune « note » à l’innéisme cartésien pris en luimême : ce qui signifle qu’on le considère comme faux, parce que contraire à l’expérience, sans le tenir pour inconciliable avec le dogme. Si cependant l’innéisme cartésien est proposé de manière à exclure toute possibilité d’une véritable preuve de l’existence de Dieu, on s’accorde à le déclarer « téméraire » , parce que les preuves de l’existence de Dieu ont un fondement dans l’Ecriture et dans la tradition. (Cf. Pf.scu, Prælect. theol, t. II, n. 27.) Pom-ces raisons, l’ensemble des théologiens catholiques n’admet pas que l’homme naisse avec la représentation actuelle de Dieu. Il est sur que les Pères de l’Eglise n’ont pas connu cette sorte d’innéisme ; et il est bien probable que Descartes, qui dcA-ait beaucoup àMersenne(ÇHæs//o72f » sce/eherrimae in Genesim, in hoc Aolumine atliei et deistae impugnantur, Paris, 1628, col. 2' ; 8), pensait sur ce point là comme lui. Quoi qu’il en soit — et c’est la tlièse qui nous intéresse directement ici — la théologie catholique enseigne, avec les Pères, que l’homme acquiert spontanément, naturellement, l’idée du vrai Dieu, de telle sorte que, à quelques exceptions près, in quibus natura nimiuin depravata est (S. Augustix, in Joan., tr. 106, n. 4. Migne, t. XXXY, 1910), tout liomme parvient à connaître l’existence de Dieii, de façon à pouvoir commencer sa Aie morale et religieuse. Ce point n’est pas de foi définie, puiscjue le Concile du Vatican, sans s’occuper de la question de fait, n’a décidé c]ue la question de droit : l’homme a la puissance physique de parvenir par l’usage de sa raison naturelle à la connaissance certaine de Dieu. Mais c’est une doctrine « universellement admise et certaine » .

Cette doctrine explique pourqrioi, même parmi les plus renforcés des agnostiques, on n’en trouve aucun qui ne comprenne, au moins confusément, de quel objet il est question quand on parle de Dieu. Mis en présence de l’idée de Dieu, soit par le langage, soit par le discours intérieur, soit par la conscience morale, l’agnostique réagit, semble-t-il, à peu près comme il fait à l’idée de substance, à celle de la réalité du monde extérieur. On a beau, avec Hume et Kant, nu’ttre en fait que le seul être qu’atteigne l’intelligence humaine est celui que nous présentent nos sens, le phénomène ; avec l'école empirique on a beau soutenir cjue nos idées générales ne sont que des images moyennes ou génériques (Taine, Bain, Sully, Bergson), prétendre faire la genèse de la pensée et montrer en détail comment nos concepts et les principes de la raison se sont peu à peu

formés par habitude et jiar association (Hume, Mill), transmis par hérédité, dévcloppés par CAolution (Spencer, Loisy) ; on a beau soutenir que l’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses, mais des formes de l’intuition, que les principes et les concepts de la raison sont des formes de la pensée humaine ; on a beau abuser de « notre pouvoir de réfléchir à l’infini » pour essayer, avec le pragmatisme anglo-américain ou avec M. Bergson, de dépas ser tous ces systèmes en les condjinant, — le problème du naiver Bealismiis se pose et reste intact ; et, nous l’avons au, si quelques-uns, logiciens jusqu'à l’absurde, le résolvent par la négatÎAe, et tombent dans le phénoniénisme, ou dans une des Aariétés du monisme, statique ou dynamique, beaucoup se contentent de dire que la substance, la cause, le noumène, l’absolu nous demeurent inconnus. Cependant l'éA’idence des faits, la force des principes de raison suffisante, de causalité et de finalité, l’emportent une fois de plus sur l’abus de la réflexion, et l’absolu s’introduit en sourdine dans les synthèses de nos relatÎAistes. Ils en admettent l’existence ; mais pour ne pas détruire d’un mot tout l'édifice logicjue pénililement construit, pour rester fidèles aux hypothèses arbitraires qui leiu" ont servi de point de départ, ils continuent à dire que cet absolu réel, pensé et admis par eux, reste inconnaissable, que nous ne pouvons aA-oir aucune représentation intellectuelle de la réalité sous-jacente aux choses etc. L’absolu est objet de croyance, non de science.

Il en arrÎAe de même, mutaUs mutandis, pour l’idée de Dieu. Antérieure à toutes les « torsions de l’esprit » dont nous Acnons de parler, elle surAÎt au scepticisme que ces tours d’acrobatie intellectuelle produisent chez ceux où la fermeté du bon sens et la netteté de la raison ne neutralisent pas leurs effets. A une heure donnée, le prol>lènie de Dieu se pose ou réapparaît. A laide de ce cjue nous avons nommé l’idée naturelle de Dieu, la question est comprise et trouA-e de l'écho dans les plus profonds replis de la nature raisonnable de l’homme. (Cf. Scheeben, La Dogmatique, Paris, itiSo, t. ii, n. 29, p. 21.) A cette idée, une réalité correspond-elle ? Comme pour la notion de substance et de cause, comme pour le fond intime des apparences sensibles, cjuelques-uns répondent par la négative, et ont le malheur de tomber par leur faute dans l’athéisme : nec Jiis débet ignosci, Sap., XIII, 8 ; iia ut sint inexcusabiles, Rom., i, 20. D’autres s’abstiennent de nier : ils se souviennent à point de la fornnile initiale des doctrines relativistes, ou simplement de la définition positiviste de la science. Mais ici, comme devant le problème de la substance et de la réalité du monde extérieur, l’attitude finale est variée. Les uns s’en vont répétant, avec une modestie qui ne leur est pas ordinaire, que la question est au-dessus des forces de leur esprit (Huxley, Littré). C’est l’agnosticisme pur, celui dont parle le début de l’Encyclique Pascendi. Les autres admettent l’existence de l'être que le nom de Dieu désigne, mais de grâce, pas d’idées représentatives, pas d’aflirmations sur la nature de Dieu en luimême ! Notre définition de la science, disent-ils, les limites que nous avons assignées à la connaissance humaine, nous interdisent de rien concéder sur ce point. Telle est la position de ce qu’on nomme Vagnosticisme dogmatique (Maimonide, Locke, Kant, Hamilton, Manscl, Spencer).

2'> La position de l’agnosticisme dogmatique est paradoxale, puisqu’il semble nier et affirmer en même temps la connaissance du même objet. La doctrine classique des théologiens sur la connaissance spontanée de Dieu permet de comprendre que la contradiction n’est qu’apparente, et pourquoi on ne

classe pas les agnostiques de cette espèce avec les simples athées. Quand nous enseig-nons que tout homme acquiert spontanément, naturellement, soit par lui-même, soit — et c’est le cas le plus fréquent par l'éducation, l’idée du vrai Dieu, nous ne voulons pas dire que tout homme ait une connaissance de Dieu aussi explicite que la donnent nos catéchismes, v. g'. : « Dieu est un esprit souverainement parfait, infini, éternel, tout-puissant, créateur et maître de toutes choses. « Evidemment, tout homme venu en ce monde ne sait pas tout cela, puisque ni Platon, ni Aristote n’en ont connu autant. C’est à des préjugés intellectiuilistes cartésiens que l'école spirilualiste française a dû de s’obstiner longtemps à ne reconnaître comme réelle connaissance du vrai Dieu, que celle qui parvient à la hauteur et à l’ampleur de cette réponse de nos catéchismes. (Cf. JANKT, /'/j/ ; f/y ; e.s de métaphysique, Paris, 1897, t. II, ). 86.) Nous ne hlàmons pas cette école — dont les rêveries des modernistes font regretter la netteté et la vigueur d’esprit — d’avoir assez cru à la raison pour soutenir qu’elle peut démontrer, qu’elle démontre de fait, que telle est bien la nature ou la manière d'être intrinsèque de Dieu. Les théologiens lui reprochent seulement d’avoir péché par excès et par défaut : par excès, en prétendant pénétrer les mystères et se passer de la révélation (Denz., poS sq. (1550), 1808 et 1810 (1655)) ; par défaut, en méconnaissant, au-dessous de cette connaissance relativement parfaite dont nous venons de parler et que la masse des hommes doit, de fait, à la révélation (Denz., 1786 (1 635)), une connaissance confuse, initiale, de Dieu, svillisante pour que l’homme puisse commencer sa vie morale et religieuse, mais ne s'élevant pas jusqu'à la clarté de nos formules catéchétiques. C’est cette connaissance confuse de Dieu, de l’Etre suprême, que les Pères ont admise chez les païens. Tous, dit S. Augustin, quand ils entendent le nom de Dieu, comprennent qu’il est question d’une nature tout à fait supérieure : naliiram excellentissimum : et ailleurs : « 11 n’y a personne, même parmi les paient, , nui Jioc Dei(mcredat esse, qiio aliquid melius est » , De aoct. christ., 1, 7 ; cf. Lossada, Summulæ Barcinone, 1882, disp. 6, cap. 6, p. 182. Cette connaissance confuse ne se traduit pas en une formule iixe et nécessaire ; et la raison en est, que le vrai Dieu peut être confusément conçu et désigné de bien des façons. Voici quelques-unes des formules que donnent les manuels de théologie : eus realissiniurn, eus eniium, eus quo inajus cogitari uequit, eus necessarium : causa liujus mundi, snpreinus artifex, gubeniatur hujus mundi ; aucior et vindex legis moialis, eus impræferihile, summum bunum, eus ah omnibus colendum etc. Dès et tant qu’un homme désigne Dieu de la sorte, les théologiens disent avec les Pères que cet homme a l’idée du vrai Dieu, parce que toutes ces classes de fornuiles, qui sont loin d'être équivalentes, signifient le vrai Dieu, l’idée d'être s’y trouvant déterminée par un prédicat qui, de fait, convient à Dieu et ne convient qu'à lui : prædicatum convertibile cum Deo. (Cf. Fhanzklin, de Deo uno, th. 24.) Dès et aussi longtemps que le même homme admet l’existence réelle, indépendante de la représentation intellectuelle que nous pouvons en avoir, de l'être ainsi conçu et désigné par lui, on nie en théologie qu’il soit athée, jjarce quc. dit Cajelau, il tient ceci pour certain : prædicata qatiedam itn-eniri in reruni natiira, quae secundum i’eritatem sunt propria J)ei, in I, quæst. 3, art. d. IJien plus, s’il tombe dans le polytliéisme ou dans d’autres erreurs, <[ue cette connaissance confuse n’exclut pas explicitement et nécessairement, si même il en vient à nier l’existence de Dieu, l’idée du vrai Dieu ne fait pas nécessairement luiufrage avec la croyance.

Les formules citées, et autres semblables, peuvent être entendues par ceux qui les énoncent en des sens très différents. a) Sens absolu, sens relatif : Dieu, v. g. être suprême, peut être conçu ou bien comme une nature absolument supérieure, ou simplement comme le meilleur de tous les êtres existants, h) Sens de droit, sens de fait : Dieu peut être conçu comme la cause de droit de tout ce qui n’est pas lui, et cela entraîne son unité, ou comme la cause de fait de cet univcrs. c) Sens objectif et direct, sens symbolique et indirect. Prenons les formules ens impræferibile, summum bonum, ^ens ab omnibus colendum : pour parler a^ec M. Le Roy, elles désignent Dieu par « des symboles de Aie, sous les espèces de l’action « , comme ce mot du poète : « Celui dont le nom terrible et doux, Fait courber le front de ma mère. » Celui qui les entend au sens objectif et direct met l’accent sur la raison objective qui commande en fait, légitime en droit, l’attitude subjectivc, morale ou religieuse, que les termes énoncent. Au sens symbolique et indirect, elles ne désignent Dieu que « comme postulat de notre Aie morale et condition de notre bonheur » (Kaxt) ; ou bien seulement « en fonction du retentissement de la réalité divine dans l’homme » (Le Roy, Dogme, ». 134 ; Tyruell, Through Scylla and Charybdis, London, 1907, p. 289). Au sens absolu,

« Dieu est notre souvcrain bien) signifie, dit S. Thomas, qu’il est notre cause finale : ce qui exprime

explicitement toute une métaphysique (I, dist. 18, q. I, art. 5). Quand au contraire on dit que Dieu est « /<? s()U<, 'erain bien » , en ce sens qu’il est ce qui satisferait tout notre désir de bonheur, ou comme dit M. Tyrrell,

« nos besoins spirituels, moraux et mj’stiques » {ibid.,

p. 27^), on parle seulement au sens relatif. Sans doute on peut passer de l’idée du summum bonum relatif, à celle du sujnmum bonum absolu ; et S. Thomas ne le nie pas, bien qu’il n’admette pas que l’idée du summum bonum signifie déterminément Dieu, si l’on n’a pas déjà l’idée de Dieu par ailleurs (Summ^i, l, q. 2, art. i, ad. I ; coll. 1-2, q. i, art. 4 et q. 2, art. 8) ; mais on peut très bien penser le summum bonum relatif, sans penser l’absolu : et la réserve de S. Thomas prouve que psychologiquement cette précision est possible.

Si l’on se tient rigoureusement au sens relatif, de fait et symbolique de ces formules, elles ne signifient rien d’intrinsèque à Dieu, bien que de fait elles désignent le vrai Dieu. Elles désignent le vrai Dieu, conmie de pures périphrases désignent l’objet qu’a en Aue l’orateur ou le poète ; mais elles ne disent explicitenu’nt et directement rien de la nature intrinsèque de Dieu. Voici conuuent on le montre dans l’Ecole. Celui qui conçoit Dieu relativement comme le meilleur de tous les êtres, comme la cause de fait de cet univcrs, connue cet x dont la non-existence est pour nous inadmissible et dont l’idée excite en nous certains retentissements d’ordre moral et religieux que n'éA eille aucune autre idée ; celui qui conçoit Dieu ainsi, ne conçoit directement rien des constitutifs intrinsèques de la nature diA ine, puisqiR^ si Dieu n’avait rien créé, il serait en luimême exactement ce qu’il est, sans être relativement le meilleur des êtres existants, la cause de fait de cet uniA’ers, la fin à hujuelle nous tendons. El, c’est dans ce sens que Cajelau, glosant sur hi conclusion directe des cin([ argunuMits par h’Squels S. Thonuis prouve l’existence de Dieu, écrit que ces jireuves ne concluent pas à Dieu ut Deus est, mais seulement à l’existence d’un substratum à qui couviennent de fait les prédicats de premier nu>leur, de cause etc. et qui n’est autre que le vrai Dieu. Il ne s’agit d’ailleurs point là d’une opinion particulière à Cajelau. Prises au sens dont nous nous occupons, les formules précitées expriment ce qu’on appelle les attribuls AGNOSTICISME

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négatifs et les attributs relatifs de Dieu (I. dist. 22, q. I, art. 3 et 4 ; Cont, getit. I, 30). Or il est manifeste, dit S. Thomas, d’accord sur ce point avec son adversaire Maïmonide (Suninia, I, quaest. 13, art. 2, cf. art. 7, ad. i). que directement a ces noms négatifs et relatifs ne signifient nullement la siihstance de Dieu, mais simplement une négation ou une relation de la créature à Dieu). Une négation : l'éternité, par exemple, nie que la durée, telle que nous l’observons dans les créatures, et telle que nous la concevons, convienne à Dieu. Les attributs négatifs, dit Vale.ntia, signilient seulement, au sens fornu’l, Vètrederaison que nous formons subjectivement, pour écarter de Dieu la durée, la localisation etc. (iii ï, (juaest. 13, art. 2). Et on sait que SuaREz ramène à une négation ^e ce genre l’infinité (négative) exprimée par la formule célèl)re : eus qiio ma jus cogita ri non poicst, entendue au sens relatif (de Deo, lib. 2, cap. i, n. 5). L’accord est de même unanime pour les attributs relatifs. Bien plus, tous les théologiens de l’Ecole enseignent avec S. Augustin, que c’est sous l’espèce d’un changement dans le fini que, pauvres mortels, nous nous représentons l’acte créateiu-. Cf. Sylaius, in i, quaest. l’d, art. y, concl. 3. Dieu est éternel et il crée dans le temps : Aon ipsi substantiae Dei aliquid accidisse intelligitur, sed illi crealurae ad quam dicitur. Nos états subjectifs, y compris nos diverses altitudes religieuses, sont de la catégorie des changements dans le fini : nous pouvons donc nous en servir pour désigner les actes de Dieu dans le temps à notre égard, ou, comme parle M. Le Roy. « la paternité divine à notre égard ». D’après S. Augustin, lorsque le Psalmiste s'écrie que « Dieu est devenu son refuge « , comme la substance divine est immuable, c’est sous le symbole de sa propre action que l’auteur inspiré conçoit et désigne la bienveillance active de la Providence : Réfugiant ergo nostruni Deus relative dicitur ; et tune nosirum refugium fit cum ad eum confugimus. Cf. S. Tuomas, de pot., q. '-. art. 8, ad 5, cl art. 1 1. Voici d’ailleurs la thèse classique sur ces attributs : Attributa negativa et contingenter relativa ad creaturas. formaliter considéra ta, nihil reale in Deo exprimant : quanquam, materialiter et fandamentaliter considerata, divinam ipsani substantiam désignant. Cf. Urraburu, Inst. ^/<170s., ValIisoleti, 1899, t. VII. p. 296. Voir Vasquez, in I, disp. 57, n. 29 scjq. ; Heixricu, Dogmatische Théologie. Mainz, 1883, l. 111, § 167.

Au contraire, au sens absolu, de droit et objectif, ces formules et leurs équivalents, bien qu'à divers degrés et avec plus ou moins d’ampleur et de netteté, signifient une détermination intrinsèc|ue à Dieu hn-mcme : qui ppiam eorum quae naturam affectant, dit S. Jean Damascène ; « des perfections, sans lesquelles Dieu n’est plus Dieu, et son culte anéanti », disait plus haut Hossuet. Par exemple, si l’on conçoit Dieu, non plus seulement comme la cause de fait de cet univers, mais comme la cause de droit de tout ce qui n’est pas lui, comme l’objet de droit du cTilte universel, etc., on ne le désigne plus par une périphrase ah effectu, mais par une propriété qui lui est essentielle, qui est en elle-même indépendante de notre existence et de notre mode de concevoir, qui est en lui ah aeterno. Sylvius donne la fornnde classique : Quae existentiani reicreatae non pracsupponunt. dicuntur ai aeterno, velutqaae nonactiones, sed agendi potentiam significant, ut Omnipotens. Tertilliex faisait la même remarque à Hermogènc. Ce gnostique — qui était un agnostique (Adv. Ilermog.. cap. 44> sq.) — pour prouver l'éternité de la matière, raisonnait ainsi. De même que Dieu est toujoiu-s Dieu, il est toujours Seigneur : donc la matière lui a été éternellement sujette. Deus substantiae ipsius

nonien. répond Tertullien ; Dominas, non substantiae ; sed potestatis. Substantiam semper fuisse cum suo noniine quud est Deus, postea Dominas, accedentis scilicet rei mentione… iXant Deus sibi erat, rébus autem tune Deus, cum et Dominus (ibid., cap. 3). — Ce cjui est vrai des attributs relatifs, l’est aussi des attributs négatifs {De pot., q. 9, art. 7. ad 2). Quand nous disons au sens absolu que Dieu est éternel, infini, nous ne voulons pas seulement dire que notre concept de durée ne s’applique pas à lui, ni « cjue nous n’avons aucune autre idée de cette infinité, que celle qui porte l’esprit à faire quelque sorte de réflexion sur le nombre ou l'étendue des actes ou des objets de la puissance, de la sagesse et de la bonté de Dieu » (Locke, Entendement humain, lib. II, cap. 17, i) ; ni que le mot infini désigne seulement « ce double fait que, dans le progrès des représentations, on ne peut s’en tenir à aucun stade et que chaque stade, pleinement vécu, suscite aussitôt le suivant » (Le Roy, Dogme et critique, 2' éd., p. 280). Tout cela est acceptable dans un certain sens, et on retrouve la même idée dans un vieux cantique qui traduit naïvement le nec laudare saf/icis de S. Thomas, par ces mots : « On n’en saurait jamais trop faire, on n’en fera jamais assez. » Mais au sens aljsolu, l’infinité ([)Osilive), l'éternité, signilient en Dieu une raison positive, qui non seulement est la raison explicative des démarches multiples que notre esprit borné fait pour les conccvoir, mais qui encore et avant tout est la raison ontologicjue pour laquelle Dieu est ce cju’il est et non autre. La façon dont i^ous concevons les attributs incomnmnicables de Dieu, la causalité divine et les attril^uls dits communicables, est une chose. Que Dieu soit acte pur, simple, parfait, infini, éternel ; fju’il soit le premier principe et la dernière fin de tout ; qu’il soit personnel, c’en est une autre, dont ontologiquement la première dépend, et non vice versa.

3* Le lecteur devine notre conclusion. L’agnosticisme dogmatique n’est pas nécessairement athée, et voici pourquoi. Tout homme — les agnostiques comme les autres — parvient à la connaissance spontanée de Dieu ; la notion première {{u’il a de Dieu peut être très élémentaire, surtout si nous supposons, ce cpii n’est pas le cas ordinaire, qu’il ne la doit pas à l'éducation, ou que l'éducation ne Aient pas la perfectionner. Cette notion élémentaire, à son état le plus simple, s’exprime à l’aide de l’une des formules cpie nous avons rapportées ; on peut admettre — bien C£ue psychologiquement la chose soit peu vraisemblable — que celle formule soit entendue tout d’abord rigoureusement au sens que nous avons appelé relatif, de fait, symbolique, sans cjue l’individu passe aucunement au sens absolu. C’est là une connaissance de Dieu tout à fait rudimentaire ; on l’appelle dans l’Ecole connaître quia est et qaid non sit, au sens comparatif : non talis quol'.s. S. Thomas en montre ainsi la possibilité : Sicut per effectus déficientes devenimus m causas excellentes, ut cognoscamus de eis tantum quia sunt ; et dum cognoscimus quia sunt causae excellentes, scimus de eis, quia non sunt taies quales sunt earam effectus : et hoc est scire de eis magis qiiid non sunt. quam qaid sunt (de anima, q. 2, art. 16). Rien de plus simple à comprendre que la facilité avec la(iuclle l’erreur se glissera dans l’esprit de celui qui en est à ce stade inférieur de la connaissance religieuse, s’il reste totalement livré à lui-même et, plus encore, s’il vit dans une société polythéiste, panthéiste ou (jui admet la corporéité divine, les dieux anthropomorphes. Comme en effet il n’entend — c’est l’hypothèse — les formules par lesquelles il désigne le vrai Dieu que dans leur sens relatif, ce sens n’exclut pas par lui-même v. g. le culte des astres. AGNOSTICISME

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ranimisme etc. Sans aucun doute, la voie qui permet de passer de cette connaissance rudimentaire du vrai Dieu à une connaissance de soi exclusive de toute erreur sur la nature divine, est ouverte : les moyens logiques nefont pas défaut. Rom., 1, 20, 5a/j., 13 ; Dieu ne s’est pas laissé sans témoignage, Act.. 14, il-^, et la voix de la conscience, Rom., 2, 12 sqq., le sentiment religieux, Act., 17, 24-28, et, s’il est nécessaire (cf. Vasqukz. in I, disp. g- ; , cap. 5, praes. n. 33 ; coll. disp. I, n. 15 ; disp. ig, n. g), le secours de Dieu, servent ici de guides et de moniteurs : s’il y a erreur, elle sera donc inexcusal)le ; mais dans les conditions que notre Jiypotlièse envisage, les chances d’erreur restent grandes. C’est pourquoi S. Thomas, qui dit avcc toute la tradition que connaître l’existence de Dieu, quia est et quid non sit au sens comparatif, est facile : Ejiis cugnitiu nabis innata dicituv esse in quantum per principia nohis innata de facili percipere possumus Deuni esse (in Boetli., de Tvinit., qiiaest. i, art. 3, ad 6), dit ailleurs, avec la même tradition, que pour atteindre ce que la raison philosopliique peut savoir de Dieu, ea quae necesse est ei c(>n’enive, secundum quud est prima omnium causa, (>' « / « ; » « . quaest. 12, art. i).ea ad quae naturalis ratio perfingere potest(Denz.. i^g5(i 643)), un grand travail est nécessaire, et que c’est un des buts de la révélation d'épargner ce labeur à la masse des hommes ; Denz., 1-86 (1635) : Sic ergo nonnisi cum magna lahore stuaii ad praedictae i’eritatis inquisitioneni pereniri potest{Cont. génies, , ! , III, 38. Cf. Franzklix, de Deo uno, th. VI, 3 éd., p. io3).

Dans nos sociétés chrétiennes, on peut dire que, grâce au bienfait de la révélation qui nous atteint tous, ne serait-ce que par le langage que le christianisme a pénétré, il n’est, moralement parlant, pas d’individu qui ait. pour connaître ce que la raison philosophique démontre de Dieu, à refaire les étapes de l'être isolé ou vivant dans un milieu païen, que nous venons de mentionner. Les premières questions du catéchisme al)règent la route et suppriment, avec les chances d’erreur, le travail. De fait, nos agnostiques ont eu, comme nous, l’idée chrétienne de Dieu. Hacon a donné un grand rôle dans l’origine de nos erreurs aux idola theatri, à l’esprit systématique. Eclairés comme nous de l’idée clirétienne de Dieu, les agnostiques s’aperçoivent un jour que leurs systèmes ne leur permettent d’entendre les formules religieuses que dans le sens relatif, de fait et symholif[ue ; leur iiremier principe étant que notre esprit est incmiable de porter aucun jugement sur la nature intrinsè(pie des choses, ils rejettent tout sens absolu, de droit et objectif des mêmes formules. La réalité sous-jacente, pensent-ils, ne peut i)as être signiliée par des concepts, et par suite ne peut ])as être objet direct de science, de représentation proj)re ; il faut donc se rabattre sur la connaissance symboli({ue et indirecte. Kt voilà comment, sous la pression des idoUt theatri de leur école, ces sa"ants philosophes en viennent à se mettre, au point de vue de la connaissance religieuse, exactement au stade le plus rudiiiicntaire que les théologiens aient jamais étudié, à ce stade où Dieu ne serait encore conçu que par dénominations exlrinsèfpu’s. et désigné fpu" pai- périphrases. Ainsi entendues, les formules religieuses, avons-nous dit, sont sujettes à bien des erreurs d’interprétation — admi.rtoerrore, Denzinger, 1786(1635) ; l’Iiistoin- de ce temps montre <jue l’analyse de S. Thomas et (h’s sc()lasli(pics ne niampiait pas de j)erspicacité (voir Sr.or. Prolog., quaest. 3, quaest. lat. 2, 5^ Ex dietis ajiparet ; cf. Fhanzki.in. de Deo l’no, edit. 3, ProIcgom. ; KMaTGKN, Théologie der Vorzeit, t. 5. [)assim) ; et nous avons explicpié jjIus haut, n. IV, inil., pourquoi l’agnostique (l()gmalique est une proie toute

prête pour le panthéisme ou pour l’athéisme, à moins qu’il ne verse tout simplement dans l’animisme des spirites. Mais toute rudimentaire et exposée à l’erreur qu’elle soit, cette connaissance par piu-e périphrase désigne bien le vrai Dieu et lui seul. Or l’agnostique dogmatique afiirme l’existence de Dieu ainsi conçu. Donc, tant qu’il s’en tient là et n’ajoute pas de négations ou d affirmations erronées tombant sur l’objet désigné par le nom de Dieu, nous refusons de le ranger parmi les athées.

La restriction que nous venons de souligner est à retenir pour trois raisons. Licet nos intelligamus aliqualiter Deum non intelligendo ejus bonitatem : une certaine connaissance de Dieu, rudimentaire. est possible sans passer aux prédicats essentiels de la nature divine — c’est ce que nous venons d’expliquer ; non tamen possumus inlelligere Deum, intelligendo eum non esse bonum, sicut nec hominem intelligendo eum non esse animal : hoc enim removeret substantiani Dei quae est bonitas (De pot., quaest. ; , art. 4, ad 8). Cf. Summa, 2-2, quaest. 2, art. 2 ad 3, avec le commentaire de Cajetax et les remarques de Tirrianus, 2-2, de fîde, disp. 24, dub. 1 ; voir dans un autre sens Valextia, de fide, disp. 1, quaest. 2, p. i. — a) Si on se fût souvenii de cette simple remarque de S. Thomas, on n’eût point écrit en faveur de M. Le Roj- : « Au point de vue absolu — et, unanimement, les docteurs catholiques en conviennent — tout ce qu’on peut dire de Dieu est faux. Or si tout cela est faux, autant une fausseté qu’une autre.)i Cf. Denz., 528 (4Jô) ; voir Jo.x. Cleuicus, Pneumat., sect. 3, cap. 3, ! ^ 1-, réfuté par Roselli, ibid., n. 1286, en même temps que d’IIolbach et Robinet. Comparer avec S. ArcirsTix, de Triait., 5, i sub finem. — b) C’est pour avoir négligé la même restriction que M. Tyrrell s’est fourvoyé, à la remorque des écrivains qui appliquent la méthode positiviste à l'étude et à l’histoire des religions. Il trome « une unité au moins générique » entre les expériences religieuses du fétichisme et du polythéisme les plus dégradés et w les expériences des saints et des extaticjues chrétiens » {Scrlla, p. 2^5). Tous en efl’et se livrent à l’exercice K d’interpréter l’Inconnu sans limites en termes de cette fraction inlinitésimale du Tout qui tombe sous la connaissance claire de l’homme », p. 2'j2. Il est très véritable que la religion chrétienne comme toutes les autres a un aspect subjectif. Conclure de ce fait à une « unité générique », c’est négliger bien des différences ; on ne peut soutenir que ces dllférences ne sont pas fondamentales que si l’on oublie (ju’en religion la ([uestion importante n’est pas celle de vagues analogies dans les faits subjectifs, mais bien celle de la érilé au sens objectif. Mais la Aérité au sens objectif entraîne des allirmations touchant la nature (li ine en elle-même. M. Tyrrell a recours au distinguo : de telles alliiinations sur Dieu, si elles sont de la théodicée et de la théologie — sciences d’ailleurs, pense-t-il, soumises à l'évolution — ne sont sûrement pas du. dogme, le dogme immuable, le révélé, l’objet de la foi. Le dogme, d’après M. Tyrrell, n’exprime Dieu tpie par des images, des termes figures, et il n’en va pas autrement de la connaissance religieuse primitive. Donc, conclut-il, « cpielle cpie soit l’imagerie, la réalité latente qui se rcA èle. est nécessairement la même v,). 301. Il sutlit de remarquer « pie. dans l’hypollièse de M. Tyrrell, cette eonehision est rigoureuse. En ellel. puis(pie, d’après M. Tyrrell, toute connaissance i-eligieuse ne désigne Dieu f[ue par des dénominations cxlrinsèipies fondées sur rexi)érience subjective, sans possibilité aucune dépasser au sens îibsolu, sans ipie le dogme comme tel ail déportée mélaphysi « |ue, toutes les religions se valent ; et comme (lisait, il y a ])1hs de ciiicpiaiile ans, le i)rolestant 19

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lil)éral Pahker, « il n’y a qu’une relijiion, l)ien qu’il y ait plusieurs théologies ». (Discoiirse of matters periaining to religion, p. i/| sqq. Cf. BrcuANAN, Faith in God, Edinburgli, 1855, t. II, j). 221 sqq. ; ReA". MacKiNTosii, Christian Theologr and i-ompar(ili'>'0 Religion, dans l’Expositor, sept. 1907. Voir Eneyclique Pascendi, ^ Atque liaec, Yenerabiles.) — t) Ku eoncédant (pie l’agnostieisnie doi^inatique n’est pas néeessaireinenl ralliéisuie. on ne veut pas dire qu’il soit dans une situation religieuse bien prospère. Le saunage qui n’a qu’une connaissance rudinu-nlaire de Dieu, mais sans erreur, est en réalité, à mon avis, dans de meilleures conditions morales et religieuses — toutes choses égales d’ailleurs — que l’agnostique dog-uiatique. Le premier est capable de progrès dans la connaissance religieuse ; le second se l’interdit par esprit de système. L’un est dans la nature et suit l’ordre des voies de la Providence ; le second est dans l’artificiel et le factice. Quant à son attitude religieuse, est-elle normale ? qu’a-t-ellc de cette humilité, de cet abandon filial qui conviennent à la créature devant son Créateur ? Il est vrai que les modernistes, comme beaucoup d’agnosticjues dogmatiques, sont des (idéistes et se targuent par là d’abandon à Dieu : mais il faut honorer Dieu comme il le Acut, et, même dans l’ordre surnaturel, conformément à notre nature raisonnable. Qui fait l’ange, ne fait-il pas la ]jète ?

4" Quant à la contradiction où semble tomber l’agnosticisme dogmatique en aflirmant l’existence de Dieu que par ailleurs il déclare inconnaissable, elle n’est qu’apparente. Il pense Dieu par une dénomination extrinsèque, il le désigne par une périphrase : voilà la connaissance cpi’il aflirme cjuand il déclare croire en Dieu. Par esprit de système, il joint à cette afllrniation une négation, mais qui porte sur un autre objet, ou plutôt sur une autre manière de connaître le même objet. Ce qu’il déclare inconnaissable, quand il prétend c|ue Dieu n’est pas o))jet de science, ce n’est pas Dieu tout court, mais la nature intrinsèque de Dieu.

L’idée de la réalité objective des choses, indépendamment de la représentation que nous pouvons en avoir, est un bien commun à l’humanité, comme l’air que nous respirons. Toute la théorie de la chose en soi déterminée, mais pour nous indétermiuable, de l’objet nouménal, de Kant n’est qu’une application de cette idée. Il en faut dire autant de Spencer quand il conclut que « toutes les choses que nous pouvons connaître sont des manifestations d’un pouvoir qui dépasse infiniment notre connaissance ». Cette notion de la réalité indépendante de Jiotre savoir, nous l’acfjuérons rapidement, parce que, dit S. Thomas, prius est intelligere aliqiiid rjiia/n intelligere se intelligere (de ver it., q. 10, arl. 8). Nam, observe Thomas de Strasbourg, primuni quod a nosiro intelleciu concipitur non potest esse ipse intellectus nec actiis ejiis, sed est aliqiia res extra, realiter differens tam ah intelle^ta qitam ah actu sno. De là vient que, même lorsque nous pensons à nous-mêmes, nous nous olqectivons : ponit differentiam rationis inter seipsuin ut intelligit et lit intelligitiir. D’où il suit que la distinction de rol)jet et du sujet n’est pas en Dieu connue en nous, puisqu’il connaît d’abord son essence. (Augkxtinas, in Sent., i, dist. 6, quant, ad 3, Venetiis, 1564, fol. 45.) La notion aJislraite d’objet une fois acquise, une simple réfiexion sur les deux faits suivants donne à tous la notion de la réalité ol » jective indépendante des opérations de notre activité mentale : i"le fait subjectif de notre passag’e de l’ignorance, au pressentiment, à l’opinion, à la science, au souvenir (cf. S. Thomas, de Verit., quaest. 1, art. 5 subfinem ; voir Yasquez, in I,

Paris, 1905, p. 629 ad calcem) ; 1" le fait objectif de la mutation de certains objets d’expérience et de la permanence de certains autres objets, les premiers étant mieux et autrement connus que les seconds. Cette observation faite, la réalité objective est dite connaissable pour un esprit donné, s’il y a qvielque proportion entre elle et le pouvoir de connaître de cet esprit ; inconnaissable, dans le cas contraire (Encycl. Pascendi, § Equideni Nobis). L’agnosticisnu ; dogmatique, comme d’ailleurs l’agnosticisme pur, fait sienne cette notion de V inconnaissable connuune à presque tontes les philosophies. (Cf. Fouillkk, dans Revue philosophique, oct. 1898 ; voir Seutillanges, Revue thomiste, 18g3, p. 583, et comparer avec La Quinzaine, 1" juin 1905, p. 4 12 sq.) Mais l’agnosticisme dogmatique a ses théories sur notre pouvoir de connaître, sur la science. Pour Kant, connaître, c’est quantifier, qualifier etc. ; pour Hamilton, c’est conditionner ; j)onr Spencer, c’est classifier dans un genre, rattacher à un antécédent, expliquer. En Aerlu de ces définitions arbitrairement étroites, et par suite systématiques au sens péjoratif du terme, il est trop évident que l’absolu et l’Absolu sont hors des atteintes de notre fonction de connaître. C’est donc logicjuement — la cpiestion de droit étant pour l’instant hors de cause — que l’agnosticisme dogmatique les déclare inconnaissal>les. Essayons de faire conqirendre ce mot dans chacun des deux grands courants agnostiques ; le sensualisme cjui dérive toutes nos connaissances de la sensation ; l’idéalisme qui en trouve l’origine dans la pensée même, dans la raison.

D’après Kant, l’objet nouménal est pensé connue déterminé en soi ; mais nous ne pouvons rien dire légitimement de ses déterminations intrinsèques ; impossible de dire, connne Boileau, au sens objectif : J’appelle un chat un chat. Le noumène est pensé comme déterminé en soi, parce que l’on conçoit que si nous avions d’autres formes subjectives que celles que nous avons, nous continuerions à objectiver, à constituer des objets t’ranscendantaux. La réalité ne serait pas affectée par cette opération. On conçoit donc des objets transcendantaux qui ne devraient rien à aucune intuition empiricjue. De tels objets, qui sont les noumènes, sont donc pensés comme déterminés en eux-mêmes ; mais nous ne pouvons porter aucun jugement sur leurs déterminations intrinsèques, sur levir nature intime. Car de l’objet d’expérience nous passons à la chose en soi indéterminée, à l’x, que, cédant à une spontanéité naïve, nous supposons

— dites : nous connaissons — comme la cause de la perception. Mais cet x ne peut être déterminé par nous qu’illégitimement. Nous le déterminons en effet, et constituons ainsi l’objet transcendantal, par l’usage des diverses catégories, substance, cause, etc. Or puisque ces catégories sont des formes subjectives, la détermination de Vx par leur emploi est objectivement illégitime. Maintenant, si l’on accorde que nous ne pouvons connaître que par les catégories

— connaître c’est quantifier, c[ualifier — il suit cjue, bien que l’objet nouménal soit en soi déterminé, nous n’avons aucun moyen de nous représenter valablement et de juger objectivement de la nature de ces déterminations. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de croire à l’objet nouménal ; et si cette croyance s’impose à nous — et c’est le cas pour Dieu, comme postulat de la moralité et condition du bonheur — tout ce que nous en pouvons dire, c’est que nous le pensons nécessairement comme ceci et comme cela, v. g. juste etbon. Mais ces attributs ne sont nécessaires qu’en ce sens qu’il y a pour nous impossibilité de penser Dieu sans eux ; en d’autres termes, ils ne sont nécessaires que pour nous et d’une manière 21

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subjective, non o])jectivement et en soi. Sans doute, Dieu est en soi déterminé ; et nous ne pouvons pas le penser autrement — la philosophie spéculative en juf,’ea dilFéremment ; — mais cette nécessité même de le penser ainsi est subjective elle aussi ; de là Fim])ossil)ilité de tout juj^ement objectif sur la nature divine en soi ; les noms de Dieu n’expriment donc que le retentissement de la divinité dans notre àme.

On reconnaît une variété du veriim siibjecth’um

ludendo apitim dont parle l’Encyclique Pascendi, ^Redeanius eniinvero. Oui ou non, Dieu est-il rémunérateur ? Et cet attribut est-il non seulement pensé, mais objecliA ement connu et allirmé, sans chance d’erreur, par nous ? Voir Caiv.soxf., Bein g and uttrihtites of God, London, 1886, p. io5. Cet auteur protestant arjj^umentait déjà comme rEncyclique ; et il concluait ; Si l’on admet la réalité objective du jugement et du juge, il n’y a pas seulement croyance à un au-delà mystérieux, à un quid di^ iii, il y a connaissance, allirmation sur le caractère intime, sur la personnalité de Dieu. Si l’on n’admet pas cette réalité objective, que devient le texte de S. Paul : Credere enim oporlei accedetitem ad Ueiim quia est. et inquirentihiis se reniunerator sit. Ileb., 11, 6 ? Inutile d’insister.

D’après Spkncer, nous pensons positivement la « Réalité ultime « des choses, nuiis nous ne pouA ons rien affirmer de sa natiu-e. hormis le fait brut de son existence. Spencer part de cette constatation qu’il appelle un fait : Nos sciences ramènent tout à la force ou, comme on dit aujourd’hui, à l’énergie. En dernière analyse, la force est ce c[ui résiste à nos efforts volontaires. Comme elle est hors de notre conscience, nous ne pouvons l’identilier ni avec la tension musculaire, ni avec quclqiu^ autre forme du sentiuient. Ainsi nous savons qu’elle existe, sans savoir ce qu’elle est. Cf. Benx, op. cit., t. II, p. 226. A ce premier raisonnement Spencer en joint un second, à l’aide duquel il jjcnse pouvoir réconcilier la Science et la Foi (Premiers p ?-incipes, 1’part., chap. 5, Réconciliation). L’inconnaissable fournit le terrain d’entente. Voici comment. La conclusion de la philosophie religieuse de iNIansel est que Dieu dans sa vraie nature ne peut pas être conçu ; il est vrai que Mansel écrit que « c’est notre devoir de concevoir Dieu comme personnel », § 3 1. « Je n’ai pas besoin de dire, ajoute Spencer, que je ne reconnais pas cette obligation. Si les arguments qui précèdent ont une signiiication, le devoir n’exige de nous ni l’allirmation ni la négation delà personnalité. » Et dans les conclusions du volume, § 191 : « Tandis que le Relativiste réjmdie avec raison les assertions définies de l’Absolutiste touchant l’existence que n’atteint pas la percei )tion, il est en délinitivc contraint de s’unir à lui Miv a llirnier l’existence que n atteint pas la perception. (ietle conscience invincii)lc, où la Religion et la Piiilosoj )]iic donnent la main au sens conunun, est aussi, nous l’avons démontré, celle c|ui sert de base à la Science. « En d’autres termes, la Science n’est possible que si elle regarde les ciiangenu’nls de forme du monde extérieur connue des manifestations de quelque chose qui demeure constant sous toutes les formes, mais dont elle ne sait rien et ne peut rien savoir. La Religion, de son côté, n’est « jue « rapercej)tion indéfinie d’uiu- existence supérieure aux relations définies qui sont l’objet de la Connaissance ». Il est vrai que nous « serons toujours soumis à la nécessité de considérer cette existence dernière comme quelque nuinière d’être, c’est-à-dire de nous la représenter sous quelque forme de pensée, si vague qu’elle soit. Eu obéissant à ce besoin, nous ne nous égarerons j)as, tant (juc nous ne verrons dans les notions que nous formons, que des synd)oles absolument

dénués de ressemblance avec ce qu’ils représentent « , §31. Cf. Maillkt, Création et Proi-idence, Purin, 1897, p. 24 et chap. 3.

Evidemment, il y a beaucoup à redire dans tout cela. I" Dans le premier raisonnement, le point de départ est arbitraire. De ce qu’une branche des sciences ramène tout à la force, suit-il que cela soit vrai de toutes les sciences, de la Science, de tout le savoir humain ? Ensuite, la conclusion ne suit des prémisses, au sens où l’entend l’auteur, qu’autant qii’on suppose que toutes nos idées générales sont d’origine purement empirique et n’ont qu’une valeur de i( correspondance « : deux postulats qui ne sont ni démontrés, ni évidents. Enlin, l’auteur réduit toute notre connaissance de la force à la connaissance qii’aurail d’un objet résistant un homme marchant dans les ténèbres et faisant un heurt subit. Xous savons peu de choses ; mais ne savons-nous que cela ? Et cet homme dans les ténèbres ne penserait-il pas l’objet qu’il a heurté, à l’aide des catégories, soit par perception immédiate, soit par inférence ? Et cette connaissance serait-elle nulle ? Un aveugle peut arriver à penser la hnnière : il en est un qui a écrit un traité d’optique, à l’aide des catégories. 2" La prétendue réconciliation entre la science et la foi est dérisoire, a) Dieu est-il distinct de l’énergie ? Nous lisons dans une hymne du bréviaire : Rerum, Deus, tena.r s’igor, inunotus in te permanens : c’est l’expression de l’immanence divine au sens chrétien ; voir sur ce point touché par l’Encyclique, Scheebex, La dogmatique, Paris, 1880, t. II, n. 361-375. Mais nous distinguons avec netteté, par l’idée de causalité, la substance divine de la réalité du monde : Spencer oublie trop les données fondamentales du problème et il a prêté au reproche de spinozisme. b) II est vrai que Spencer n’identilie pas purement et simplement Dieu et l’énergie, puisque avec quelques Allemands et plusieurs Anglais il fait Dieu « supérieur à la personnalité ». La théorie de la valeur purement symbolicpie de nos connaissances scientifiques aussi bien que r jligieuses lui permet de masquer la contradiction, ! ^ 194. Mais à quel prix ? En refusant à l’homme toute connaissance de la nature intime des choses, ou, si vraiment il distingiu^ Dieu du monde, en sacrifiant la réalité des substances, des causes finies. En refusant à la religion toute connaissance de la nature intime de Dieu : car tel est bien le sens de ce Dieu « supérieur à la personnalité ». On ne veut pas nous accorder le droit de l’affirmer « personnel ». c) Tout ce que nous venons de dire, à propos de Kant, serait ici à répéter avec un a fortiori. Kant par le procédé moral par lequel il essaie de légitimer la croyance en Dieu, par la définition même du noumène, distingue Dieu du monde ; il refuse de le dire objectivement bon^ juste, mais encore est-ce en vertu même de son système ((u’il le jiense nécessairement tel. Chez Spencer, la distinction tic Dieu et du monde est peu nette. Et comnu-nt i)cnse-t-il Dieu ? Suivant le courant d’associations d’idées qui pi’é aut dans l’espèce et qui s’est cristallisé dans son milieu au nu)nu’nt où il écrit : la mécanicpu" sujipose la force sans la définir y^c/- genus et dl/ferentiam, — ce <|ui est iuq)ossible, — la force représentera Dieu. Si du moins on ne vidait pas cette idée de tout contenu métaphysique, causal, on aurait une métapliore, mais enlin il resterait (juelque chose. Non. Le dernier mot des Premiers principes est « Réalité inconnue », c’est-à-dire « existence » que nous ne jiouvons pas faire entrer dans tout « ce corps organisé d’aperceplions définies de relations, que nous apiielons la Connaissance », § 191. lionnes âmes, consolez-vous : L’Absolu est objet de croyance, non (h ; science ; et notre foi va plus loin <pu’nos idées. Car la religion de Spencer est celle de quelques 23

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pseudo-niystiqiies : « Construire sans fin des idées qui exii,’ent l’effort le plus énergique de nos facultés, et découvrir perpétuellement qiu’ces idées ne sont que de futiles imaginations et qu’il faut les abandonner, telle est la tâche qui. plus que toute autre, nous fait comprendre la grandeur de ce que nous nous efforçons en vain de saisir. » S 31. Tel est l’exercice des dévots de flnconnaissable ; et il y a des chrétiens pour s’y adonner ! et des catholiques qui parlent du sens religieux de Spencer !

Cependant, puisque à côté et au-dessus de la connaissance Kant et Spencer admettent la croyance à une réalilé. qu’ils délinissent en fonctions de leurs propres états mentaux, mais qu’ils tiennent pour indépendante de ces états, nous les entendons : quand un ol)jet peut être pensé de plusieurs manières, ce n’est pas se contredire ([ue dallirmer un de ces modes en niant l’autre. D’ailleurs l’einploi du mot inconnaissable n’a rien qui nous étonne. Rien n’est plus fréquent en théologie et en philosophie que de déclarer inconnaissa ])le, innommable, voire même inconnu, innommé, un objet, quand le mode dont on le connaît ou dont on le nomme, offre quekpie singularité ; ou quand la connaissance réelle que l on en a, est notablement imparfaite relativement à la connaissance qu’en peut avoir un avitre être intelligent, ou le même sujet (hms dilYérents états.

Par exemple. Aristote qui décrit et pense démontrer la « nutière première », nec quid, nec quantum, nec quale etc. la dit inconnaissable : ce qui veut dire simplement qu’elle n’est connue ni par intuition, ni sans relation à la forme, ni par représentation distincte. (Lossada, Curs.philosoph.. Barcinone, 1883, t. 4. P- 138 ; SuAREz, de Anima, lil). [, cap. 6, n. 4 ; S. Thomas, r/e Verit., quaest. 3, art. 5 ; Summa, I, quaest. 15, art. 3. ad 3 ; quaest. 12, art. i, ad 2.) De même en théologie, où l’usage patristique s’est conservé. Ainsi, dans la controverse anomécnne, par rapport à la connaissance compréhensive cpie Dieu a de lui-même, la vision intuitive est appelée une ignorance et l’essence divine est dite inconnaissable et inconnue des bienhevireux et des anges. De même par rapport à la vision intuitive, notre connaissance de Dieu est dite ignorance, ténèlu’es ; et l’on parle, même après la révélation, du Dieu caché, de substance inconnue (de pot., q. ; , art. 2, ad i ; art. 5. ad 14), et de notre union à Dieu, par la grâce, tanquam ignoto. Huand certains modernistes ont fait la trouvaille de ces textes, qui sont compilés dans la série des solutions de dilUcultés verbales qui ornent quelques-uns de nos manuels, ils les ont interprétés comme si la tradition chrétienne avait ignoré ce passage de S. Paul : Quod ergo ignorantes colitis, hoc ego unnunciovobis, Aet., 17, 23. Cependant l’Eglise entière continue à se servir de la notion de l’inconnaissable : pour elle, la connaissance scientilif|uc de Dieu acquise par la seide philosophie n’est qu’ignorance par rapport à la gnose de celui <iui par la foi connaît les mystères de la Trinité et (le l’Incarnation : plus sciant anulae etc. ; et ces mystères, que nous coniuiissons et adorons tous, sont dits inconnaissables sans la révélation. D’ailleurs, le rationalisnu^ alisolu. avec son outrecuidante prétention d’arriver à tout connaître, a été condamné par l’Eglise : le concile du Vatican anatliématise celui qui nierait que la révélation puisse nous apprendre (juchiue cliose : ce qui impli(]ue que certains objets sont eonnaissables par la révélation qui, sans elle, sont simplement inconnaissables, Denzinger, i-^o’i (1550). 1704 (1551), 1808 (iG5.5) ; et le semi-rationalisme de Ehouschammkr, qui prétendait pénétrer le fond des mystères de façon à démontrer, uiu’fois révélés, ces mystères, par les principes de la raison, n’a pas été mieux traité, ibid., 166<j (152ri). 1709

(1556). Révélés, connus de nous, les mystères ne sont pas épuisés, ibid., 1796 (1644). 1816 (1663).

Tel étant l’usage ecclésiastique et scolastique de la notion de l’inconnaissable — on trouvera les discussions philosophiques sur cet être de raison et sur notre façon de le concevoir dansULLOA, Prodroinus, Romae, 171 1, disji. 6, — ce n’est pas sur cette notion elle-même, indépendamment de l’application ciu’on en fait, que peut utilement et loyalement rouler le débat avec l’agnosticisme ; et c’est très adroitement que l’Encyclique Pascendi s’est abstenue de ce procédé de discussion. D’ailleurs, on ne peut acculer (luelqu’un à la contradiction sur l’inconnaissalde que si a) on met en fait l’identité de l’absolu et du relatif, avec les phénoménistes et certains monistes ; xniv supra n. II ; ou bien si l’on suppose b) qu’il n’y a pensée du réel c{ue par l’idée claire des cartésiens, c) ou par intuition ; d) ou enlin que le subjectiv isme de Hume et le criticisme de Renouvier sont la première condition de la philosophie. Mais les quatre Jiypothèses sont erronées ; et la négation de ces hypothèses exclusives est précisément ce cpii distingue l’agnosticisme dogmatique tant du monisme et du phénoménisme que de l’agnosticisme pur. L’argumentation n’est donc ni ad hominem ni ad rei veritateni. Nous ne saurions dans ces conditions la faire nôtre. Il reste que le’point central dudébat. que tout ce qui précède avait principalement pour but de dégager, est le suivant : Que vaut l’usage que fait l’agnosticisme de la notion de l’inconnaissable ? Est-il vrai, comme le prétend l’agnosticisme pvu% que Dieu est à ranger dans la catégorie de l’inconnaissable purement et simplement ? Est-il vrai, comme le soutient l’agnosticisme croyant ou dogmatique, que nous n’avons de Dieu, à l’existence de qui nous croyons, aucune représentation intellectuelle qui nous permette de porter un jugement sur sa nature intrinsèque ? Ces questions nous amènent à la seconde partie de notre travail où nous discuterons l’agnosticisme plutôt dans ses principes et dans ses fondements que dans ses consé-Cfuences. Cette discussion nous fournira l’occasion d’exposer quelques points importants de la doctrine de l’Eglise et de l’Ecole sur la connaissance que nous avons de Dieu ; mais nous nous Ijornerons à ce cpii touche directement à la question agnostique.

DKUXIKMK PARTIK

VI. — L’agnosticisme pur. — Puisque nous avons éliminé l’agnosticisme qui serait tout simplement le monisme ou le phénoménisme, l’incrédulité et l’athéisme, il ne reste fjue trois espèces d’agnostiques que puisse rencontrer l’apologiste : l’agnosticisme pur, l’agnosticisme croyant ou dogmatique, l’agnosticisme larvé ou des modernistes. Commençons par l’agnosticisme pur.

Quelques lignes de Llttré et d’Huxley aideront le lecteur à saisir ce qu’est précisément l’agnosticisme pur. L’athée considère la négation de l’existence de Dieu comme prouvée ; et cette non-existence supposée, il prétend fournir une explication rationnelle de l’univers, v. g. le matérialisme. Or Hixlf.y écrivait en 1874 : « Le prol)lème de la cause dernière de l’existence me paraît tlélinitivement hors de l’étreinte de mes pauvres facultés ; de tout le caquetage sans signilication qu’il m’a été donné de lire, les démonstrations de ceux qui nous parlent tant de la nature divine seraient ce tpi’il y a de [)ire, si elles n’étaient dépassées par les absurclités plus grandes encore des philosophes qui essaient de prouver rpiil n’y a pas de Dieu » ; L’ssars, London. 18y8, t. I, Methods and results, p. 245. LiTTRK avait écrit quelques années plus tôt : « En dépit de cpielques apiiarences, la 25

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philosopliic positive n’accepte pas l’athéisme. A le bien prendre, l’athée n’est point nn esprit véritablement émancipé ; c’est encore, à sa manière, iin théoloijien ; il a son explication sur l’essence des choses… Ceux qui croiraient que la philosophie positive nie ou aflirme quoi que ce soit sur les causes jn-emières ou linalcs, se tromperaient : elle ne nie rien, n’allirme rien ; car nier ou allirmer, ce serait déclarer ique Ion a une connaissance quelconcjue de l’origine des êtres et de leur lin. » Paroles de philosophie positive, p. 31 sqq. On voit que le positivisme repousse l’athéisme déclaré, simplement comme dérogeant au principe que la Science n’a pour ol)jet que les faits positifs, les phénomènes et leurs lois. Mais, « entendu dans le sens d’une science qui n’accorde pas de place à l’idée de Dieu, l’athéisme est une des ])ases essentielles de hi doctrine de Comte ». (Xaville, P/<//o.sophies négatives, p. 82 ; Comte, Système de philosophie positive, t. I, p. 46 à 53.) Donc, quatre thèses caractéristi ([ues : i<^ Il est impossible de prouver l’existence de Dieu : cette démonstration supposerait cpie notre connaissance n’est pas bornée aux phénomènes. 2° Il est également impossible, el pour la même raison, de prouver la non-existence de Dieu. 3’^' Toute connaissance de la nature intrinsèque de Dieu est impossible, en vertu du même principe. 4" L’idée de Dieu n’a point de place dans la science, ni par conséquent dans l’histoire qui comme les autres sciences est soumise à la loi de ne s’occuper que des faits et de leurs lois, suivant la conception de la science que nous a léguée le dix-liuitième siècle.

Tel est en substance l’agnosticisme pur, et c’est celui que décrit tout d’abord l’Encyclique Pascendi, ^ Jam ut a philosopho : k I.a raison humaine, enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui apparaissent et telles précisément qu’elles apparaissent, n’a ni la faculté, ni le droit d’en franchir les limites ; elle n’est donc pas capable de s’élever jusqu’à Dieu, non pas même pour en connaître, par le moyen des créatures, utiit per ea qiiæ videntur, l’existence. D’où ils infèrent deux choses : que Dieu n’est point objet direct de science, ([ue Dieu n’est point nn personnage historique. » Cependant l’idée de Dieu est un fait comme un autre : à ce titre elle est un ol)jet de science ; mais la réalité divine n’existe pour l’agnostique, qui s’occupe de l’histoire des religions, que dans l’esprit du croyant, comme objet de son sentiment et de ses aflirmations : ce qui ne sort pas, après tout, du monde des phénomènes.

« Si Dieu existe en soi, liors du sentiment et

hors des atlirmations, c’est de quoi il n’a cure : il en fait totalement a])straction » ; §§ Atque hæc, Yenera])iles. Cf. Bk.nx, op. cit., t. I, p. 16.

L’argumentation de l’Encjclique contre l’agnosticisme pur est très courte, i" Elle fait remarquer que cette hérésie a déjà été condamnée par le concile du Vatican, en elle-même el dans ses conséquences. a) En elle-même : car lorscpu- le Concile délinit contre les traditionalistes que par les lumières naturelles de la raison l’homme a hi juiissance physicpie de connaître Dieu avec cerlilude, de fa(, ’on à commencer sa vie morale el religieuse, Acta Valicaiii (coll. Lacensis), 133 a, il avait aussi en vue la position nommée depuis l’agnosticisme pur. Capiiis priiicipiuut dirigitur contra traditionalistas, sed etiain dirigitur contra illum erroreni, qui late in Gerinania propagatits est, eoriim nempe qui dicunt ratioiieni per se nihil cognoscere sea tantuui percipere : Acta, 86 e. Les Encyclopédistes français et la ijhilosophie critique aMemainU- furent aussi mentionnés un autre jour par le même rapporteur,. /c/<^/, 1301j ; (j8 1). Quand nous n’aurions pas ces <léchiralions, le texte du concile est clair par lui-mêuu- : coniiaitre, dans toutes

les langues, veut dire connaître. A ne considérer que le texte, rinter[)rétation que les modernistes italiens ont essayé de donner au concile est donc fantaisiste. Etant donné que les Actes du concile ont été otliciellement publiés, cette exégèse est contraire à toutes les règles de la métliode historique objective. Et ce n’est pas une solution de répondre que l’on a soimême évolué depuis 1870 : il faudrait prouver que le sens historiquement déterminé d’un texte peut évoluer. Programma dei Modernisti, Roma, 1908, p. io5. h) L’agnosticisme pur a été condamné dans ses conséquences : l’agnosticisme pur, plus encore que l’agnosticisme dogmatique, nie la possibilité ou la légitimité de la théodicée : or le concile a entendu condamner ceux qui theologiam naturalem negant. Acta, 148 b. Si toute notre connaissance se réduit aux phénomènes et à leurs lois, la connaissance des motifs de crédibilité nous échappe et la révélation extérieure devient impossible : ces consétpiences, elles aussi, s(jnt déclarées héréticpies par le concile du Vatican, comme le rapporte rÉncyclicpie.

2" L’Encyclique ajoute une observation, de grande importance jiour l’apologiste, sur l’incohérence des quatre thèses de l’agnosticisme pur. Les trois premières se réduisent à dire : de Dieu on ne peut rien savoir, ni pour, ni contre : donc ne rien nier, ne rien aflirmer ; c’est l’ignorance pure. La cpiatrièine dépasse de beauc<jup ces prémisses : que l’idée de Dieu ne puisse point avoir de place dans la Science, c’est une négation caractérisée ; et l’on prétendait ne rien nierl Mais, et si Dieu s’est manifesté, si certains faits de l’ordre phénoménal le démontrent, en vertu de quoi les exclut-on du savoir humain ? — L’apologiste remarquera aussi la liaison entre la méthode positiviste et cette méthode historirpie qui a pour premier principe « que l’histoire comme la science ne s’occupe que des phénomènes ». Dès 1881, Heinricii ol>servait : « c’est sous l’inlluence, consciente ou non, du positivisme qui nie la cognoscibilité de l’être et de l’essence des choses et par là rend impossible toute métaphysique et toute théologie, f]ue certains écrivains considèrent la théologie comme une science

« piu’ement historique », avec l’arrière-pensée de

soustraire les cpiestions théologiques à l’autorité de l’Eglise ])our les soumettre au Aerdict de la « critic ]ue » ; Dogmatische Théologie. Mainz, 1881, t..1, p. 2g. Et il ajoutait que, sous le nom ancien de théologie positive, plusieurs en réalité débitaient de la théologie positiviste. Nous avons vu depuis à la mode l’histoire des dogmes el l’exégèse positivistes. Le modernisme est dû en grande partie à cette erreur initiale de méthode. L’EuvycMqwc Pascend i le montre claii-emenl lors(pi’elle étudie le moderniste historien, critique el apologiste, « ^ INIodeinistarum (juidani sqq. Mais cet aspect du sujet, qu’il fallait indiquer, est hors de l’objet précis de cet article.

L’apologiste, évidemment, ne peut pas argumenter contre l’agnosticisme pur en recourant à l’autorité de l’Eglise : il faudra donc se borner aux arguments (jue fournit la seule raison naturelle. Ou les trouvera dans ce dictionnaire aux articles DiEf. positivisme,

UELATIVISMi : , MONISME, IMIÉXOMÉMSME. IDÉALISME.

ruACiMATisME. cHiTuiisME. Dcux reiuanpu’s seulement sont à faire ici.rt) La formule u notre connaissance est bornée i.ixphénoniènes « peul avoirdeux sens : le sens scientiflcpie et le sens kantien. Dans les sciences, un phénomène signilie « un fait à expliquer, un individu réellement connu à ramener à une loi ou à une cause inconnue ". lîeaucoup d’écrivains anglais et tous les auteurs fran>ais qui ne sont pas piqués de kantisme, bien plus tous les professionnels de la Science, quaiid ils font de la science et non pas de la philosophie, enlendent le mot dans ce sens. En

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style kantien, c’est autre chose : « notre connaissance j est bornée aux phénomènes » signilie que le seul être qu’atteig^ne notre intcllig : ence est l'être que nous présentent nos sens : « cet être est le phénomène ». C’est, remarque M' Cosh, un terthuii quid qui s’interpose oflicieusement entre l’esprit qui connaît, et ce que l’esprit connaît de la réalité ; M' Cosn, The method of’the dU’ine government, 4° éd., Edinburgh, 1855, p. 536. Que nous ne connaissions immédiatement que nos états subjectifs, c’est le premier postulat de toutes les variétés du relativisme du xix' siècle ; cette hypothèse est d’ailleurs ancienne (voir S. Thomas, 'à de anima, lect. 8 sub linem ; 2 contr. gent., 7-5, ad 3 ; Suntma. I, q. '56, art. 2, ad 4 ; q. 85, art. 2, elc.Cf. Kleutgex, /^AjVosophie scolastiqiie, n. 158 sqq.). Mais le progrès des sciences n’en dépend nullement, parce que Dieu a ainsi rangé les choses, que nos actes directs et les résultats naturels de notre activité intellectuelle sont en grande partie indépendants des théories que nous nous en faisons dans nos heures de loisir. La remarque est de S. Thomas, qui observe que les arts et les sciences ne s’occupent pas des « espèces représentatives », mais seulement les psychologues et les métapliysiciens. Inutile à la Science qui est née avant elle et s’est développée sans elle, la doctrine kantienne ruine la métaphysique et la théologie objectives ; l’agnosticisme pur lui doit ses meilleiu’es recrues, mais non pas toutes. Car on aboutit à la même attitude par l’empirisme de Hume ou même par une estime exagérée et exclusive de la méthode scientifique moderne. Tout relativisme mis de côté, si l’on réduit le savoir humain aux faits scientifiques, aux phénomènes de l’ordre physique et chimique, aux sciences dites exactes, on est bien près d'être positiviste. C’est donc très à propos C[u’en décrivant l’agnosticisme pur, rEncj’clique/'asce/ic ? « s’est servie de termes tels qu’ils comprennent aussi bien l’agnosticisme dont le relativisme est le fondement, que celui dont le simple nominalisme ou le positivisme sont le prétexte.

h) Rcijclle à toutes les subtilités des philosophies modernes, le grand public est sensible à cette objection courante : le silence de la science est un appoint considérable en faveur de l’agnosticisme. J’emprunte la réponse à cette dilTiculté populaire à un professeur de Cambrige, Gwatkix, The Knowledge of God (Gifford lectures), Edinburgh, 1906, t. I, p. 11. Chaque science, à bon droit, ijrend pour objet certains faits ou certains aspects des faits et néglige le reste ; et bien que souvent une science prenne pour objet les facteurs négligés par une autre science, nous n’avons aucune assurance que la Science — j’entends par là l’ensemble des sciences particulières — envisage sous tous leiu-s aspects tous les facteurs. Par conséquent, la méthode scientifique, qui ne considère jamais les choses que d’une manière fragmentaire, ne peut pas décemment prétendre à aboutir à une description ou à une explication complète des faits. Si le physicien ne trouve point de Dieu, la raison peut en être, non pas que Dieu n’existe pas, mais bien, que cette découverte n’est pas plus rol)jet propre du travail du physicien qu’elle n’est celui des efforts nmsculaii’es du débardeiu'. En fait, la question de savoir si la science peut avoir quekfue chose à dire sur « l’hypothèse Dieu » est une question de définition de mots. Le dix-huitième siècle a nettenu’ut distingué les problèmes de causes et d’origines de l'élude des phénomènes et de leurs lois, assignant ces problèmes à la philosophie et à la religion, réservant cette étude à la science. Si donc on limite la science — connue on le fait habituellement de nos joiu’s — aux phénomènes etàleurs lois, il est évident que la science ne peut rien avoir à dire sur les questions de causes et d’origines ;

si l’on étendait la science à ces questions, il faudrait avoir recours à d’autres méthodes, puisqu’il faudrait tenir compte de beaucoup de points de vue, négligés de parti pris quand on n’assigne pour objet aux recherches scientifiques que les phénomènes et leurs lois. Le risque de la confusion ne commence que si | l’on fait l’hjpothèse, ou bien qu’il n’y a ni causes ni ' origines, ou Ijien que causes et origines sont pour nous inconnaissables. En ce cas, il est clair qu’il «  n’existe rien pour nous en dehors de la série des phénomènes. Mais cette hypothèse n’a rien de scieii- tifîque ; c’est une théorie philosophique. Si en effet la science n’a pour objet que la série des faits, elle se renie elle-même et perd de vue son objet, du moment qu’elle affirme une doctrine quelconque sur les causes et siu" les origines, ne serait-ce que leur incognoscibilité. Cette réponse n’est pas seulement une défaite ad honiinem, nous la retrouverons bientôt sous la plume de S. Thomas.

VII. — Agnosticisme dogmatique. — L’agnosticisme dogmatique, tout en croyant à l’existence de Dieu — en quoi il diffère de l’agnosticisme pur, agnosticism of unbelief, — nie que nous puissions porter aucun jugement sur sa nature, agnosticism of belief. Ce dernier est de deux espèces : ou bien il accepte la révélation (Hamilton, Mansel), ou bien il la rejette (Kant, Spencer). Dans le premier cas, il accorde aux formules religieuses traditionnelles une valeur pragmatique ou régulative ; ce dernier mot, d’origine kantienne, est familier à Mansel, qui dit :

« Dieu veut que je croie qu’il est le Père tout-puissant, etc., et que je pense ainsi. » On voit, comme

le fait remarquer Hodge, que le système de Mansel ne peut pas s'énoncer sans se contredire ; si, en elTet, vous donnez un sens à il veut, aous affirmez la ^evsonnalité, dont aous déclarez ne rien savoir. Il en Aa de même de l’interprétation pragmatique de M. Le Roy : il admet que la réalité sous-jacente exprimée par les formules religieuses a de quoi légitimer la conduite prescrite. Mais prescrire, c’est faire acte d’intelligence et dcvolonté? M. Le Roy ncvcut cependant concéder aucune représentation théorique sur Dieu. Kant et Spencer rejettent la réAélation, mais avcc une différence : Spencer ne s’occupe guère des formules traditionnelles ; Kant en donne une interprétation purement morale, sans accepter jamais qu’on puisse donner une Aaleur objectivcà nos jugements sur Dieu. Cf. La religion dans les limites, etc. Toutes ces excentricités ne sont pas nouvclles, Le juif Maïmonide, après d autres, les a déjà nettement proposées et S. Thomas l’a réfuté. Comme les agnostiques modernes n’ont presque rien ajouté à Maïmonide, nous allons rattacher la discussion du fond de ces obscures doctrines, à la réfutation qu’en a faite S. Thomas. Le lecteur comprendra par là le sens du rappel aux anciennes doctrines de l’Ecole qui termine l’Encj’clique Pascendi. La netteté de l’argumentation de S. Thomas aidera aussi l’apologiste à résoudre les difficultés que l’on a répandues dans le public. Nous tâcherons d'être clair ; mais on ne peut pas traiter des questions aussi ardues sans quelque aridité, si l’on cherche aA’ant tout à être exact.

a) Le juif Maïmonide est partisan de « l’unité » de Dieu : unité équivalant ici à unicité et à simplicité. Il Aoit que les formules trinitaires n’ont un sens intelligible pour nous et ne peuvent nous être réAélées que si notre pouvoir de connaître Dieu s'étend, non seulement à distinguer Dieu du reste des êtres, mais encore à connaître et à distinguer les attributs essentiels de sa natui-e. Son but est donc d’arriver à une unité telle que la Trinité soit incon29

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cevable. « Celui qui croirait qu’il est un, possédant de nombreux attributs, exprimerait bien par sa parole qu’il est un ; mais, dans sa pensée, il le croirait multiple. Cela ressemblerait à ce que disent les clirétiens : Il est H « , cependant II est trois » ; 1. 1, p. 181. Maïmonide cherche donc à s'élever à Vun des néoplatoniciens, à la simplicité absolue, à « une idée unique qu’on trouve une de quelque côté qu’on l’envisage et à quelque point de vue qu’on la considère… et dans laquelle il n’existe point de multiplicité ni hors de l’esprit (objectivement), ni dans l’esprit (subjectivement ». p. 184. Cf. les propositions condamnées de maître Eckart, Denzinger, 023 sq. (450 sq.), 528 (4ô5). S. Thomas a fort bien vu l’importance du prol)lème, et parlant de la connaissance objectife et de la distinction des attributs en Dieu, il écrit que toute la théologie trinitaire et toute la théologie rationnelle dépendent de cette question : ex hoc pendet totus intellectus eovum quæ in primo libro (Sent.) dicuntur. Cf. Werner, der heilige Thomas, Regensburg : , 1889, t. I, p. 325 ; S. Augustin, cotit. Maximinum, 2, 10 ; Argentixas, in I, dist. 6, ad 2, obj. 10 conf. ; Pugio pdei. p. 3, d. 1, c. 4- Et il admet la connexion aperçue par Maïmonide entre l’objectivité des attributs allirmatifs, leur distinction — car la distinction que nous en faisons subjectivement est aussi une connaissance ou une modalité de notre connaissance dont il faut rendre compte — et le dogme trinitaire : Sed contra : sicut Deus est vere Pater, iia etiam est vere sapiens. Sed ex hoc quod vere Deus est Pater, non polest dici quod ratio paternitatis sit in intellectu tantum ; ergo nec ex hoc quod Deus vere est sapiens putest dici quod ratio sapientiæ sit in intellectu tantum ; in Sent., 1, dist. 2, q. i, art. 3 ; voir SuAREZ, de Deo, lib. i, cap. 9, n. 9.

Théologicjuement, le raisonnement est le suivant. Il est déhni que le Fils est consubstantiel au Père, ix rf, i o’Jk’k ; t « 0 -nv-rpcii, Denz., 54 (17). Donc, conclut S. Athanase, lorsque nous disons Dieu ou nommons le Père, nous signifions la substance divine et non autre chose ; autrement, comment le concile de Nicée a-t-il pu dire que le Fils est de la substance du Père ? Cf. Joaxxes Cyparissiota, Expositio materiaria, decas 10, cap. 1, Migne, P. G., t. CLII, col. gSg ; coll. décade 4> cap. 9, col. 799. Mais si le Fils n’est pas de la substance du Père, si le Père n’est pas Dieu, seulement dans notre esprit ; et si notre intelligence perçoit que le Fils est de la substance du Père et que le Père est Dieu, indépcndannnent de notre manière de les concevoir ; il faut de toute nécessité que les attributs absolus soient en Dieu et non pas seulement dans notre esprit ; que notre intelligence perçoive qu’ils sont en Dieu indépendamment de notre manière de les concevoir. En effet, c’est par les attributs absolus, conçus d’une façon plus ou moins al)straite, que, tout en maintenant la distinction des personnes, non seulement nous concevons l’identité de nature, mais adirmons, sur la parole divine, l’unité de substance et l'égalité des personnes : neque confundenles personas neque suhslantlani séparantes ; alia est enini persona Patris, alia Filii. alia Spiritus Sancti ; sed Patris et Filii et Spiritus Sancti una est divi/iilas… ; qualis Pater, talis Filius.(Syml)., J//irt//.)Supi)()sez (jue les attributs absolus, (jui sont cd^nmuns par identité aux trois personnes, ne sont pas eu Dieu, mais seulement dans notre esprit ; et que nous ne pouvons rien concevoir de Dieu indé[)eiuianinieiit, je ne dis pas de notre pensée, mais de notre mode de penser : nous voilà condamnés « au i)sillacisnu' sacré » dont nous menace ]M. Le Roy (Dogme et critique, p. 132), et nous sommes les perrocpu-ts dont se mocpie M. ïvhuei.l {Through Scylla and Charyhdis, p, 34 1) ; nous ne

pourrons même plus être Unitariens, ou Trithéistes, Ariens ou Sabelliens ; et l’Eglise, en face de la formule du baptême, ne pourra jamais s'élever à la comprendre assez pour exchu’e ces erreurs, ad aliquid veritatis capiendum, quod sufficiat ad excludendos errores. (De pot., quæst. 9, art, 5 ; coll. art. 8.)La conséquence est absurde. Aussi S. Thomas, se conformant à la terminologie des Pères et en particulier à celle de saint Augustin et du pseudo-Denys, conclut : les noms allirmatifs et absolus, comme bon, sage, signifient la sul^stance divine et se disent de Dieu substantiellement, Sunima, I, q. 13, art. 2 ; I, dist. 2, q. I, art. 2. Ce qui veut dire, remarque Vasquez très doctement, que certains noms de Dieu signifient id quod in Deo vere et realiter est, sive illud sit suhstantia, sive relatio, in I, disp. 5^, n. 27 sqq. ; de pot., quæst. 9, art. 7, ad i et 4- En style moderne : de même que la formule trinitaire, les attributs divins ont une portée métaphj’sique, et par eux nous concevons la nature intrinsèque de Dieu. Voici comment les théologiens énoncent cette doctrine : 1° Attrihuta affirmativa absoluta prædicantur de Deo ad designanduni aliquld posiiivum intrinsece et formaliter Deo conveniens. Propositio est de fîde^ dit le grave YsAMBERT, in I, q. 4 » îii’t. 3, viii ; d’autres disent pro.rima fîdei. 2" Eadeni attributa quanquam a nobis instar proprielatum, essentiani divinani consequentium, apprehendantur, re tamen vera ipsam divinani substantiam significant. Cette seconde thèse découle de la première, étant donnée la simplicité divine : Deo hoc est esse quod fortem esse, vel sapientem esse, et si quid de illa simplicitate dùreris. qua ejus substantia significutur (S. Augustin, de Trinit., ~, I et 15, 5. Cf. Urraburu, Theod., t. I, p. 297). Xon, répond M. Tyrrell, la formule trinitaire n’a pas « de valeur métaphysique » mais « seulement une valeur symbolique », ^'cj// « , p. 343. Non, répond M. Le Roy,

« la donnée dogmatique ne se présente pas comme

exprimée par des concepts, comme définie par ses déterminations intrinsèques », Dogme, ). 133. Xous y reviendrons, infra. VIll, B.

b) Voici comment Maïmonide mène sa démonstration : 1° Les termes figurés de l’Ecriture sont tous

« dérivés des actions divines », p. 224, ils se réduisent

donc à des attributs relatifs. 1° Or, les attributs relatifs ne nous apprennent rien de l’essence di^ine en elle-même ; ils ne pourraient le faire que s’il y avait une relation réelle entre Dieu et la créature : mais il n’y en a pas, comme les attributs négatifs d'éternité et d’immensité le prouvent. 3" D’un autre côté, les attributs essentiels, absolus — Maïmonide nomme vivant, puissant, sachant, voulant : c’est la personnalité divine, — a) se ramènent eux aussi à des attributs d’action ; b) ceux qui les admettent en Dieu les conçoivent comme une qualité, une détermination intrinsè(pie à Dieu ; mais aucune détermination ne peut se dire de Dieu et de la créature que par homonymie. Donc, ni les termes figures, ni les attributs négatifs, ni les attributs d’action ou i-elatifs, ni les attributs absolus, ne signilient rien qui soit en Dieu. ^" Que veulent donc dire ces noms divins ? a) Ou bien ils signifient i)urement le fait que Dieu a produit les êtres, sans rien dire de sa « capacité artistique » : c’est comme lorscpie, n’ayant pas en vue les talents de Zéid, on dit simplement : Zéid est celui (jui a charpenté celle porte, p.. ! o4. b) Ou bien ils signifient cjue l’elFel produit est tel (ju’il serait, s’il était r<euvi’e tl’un être inlelligenl, p. 244 = tout dans le nu)nde se passe comme si. 5° a) Ci, passant de l’elfel à la cause, nous disons ([ue Dieu est vivant, intelligent, le sens est purenu-nt négatif : nous ne voulons jias dire (jue Dieu en soi est vivant, intelligent, mais simplement qu’il n’est pas comme 31

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les pierres, qu’il n’est j^as connue les brutes ; chap. 58, p. 244- ^) Celui qui y rc-nécliira — mais c’est une doctrine ésotérique — conqirendra que, si tel est le sens de ces noms, tout revient à dire que nous n’avons aucune connaissance de l’essence divine et que les idées que nous avons de Dieu sont purement subjectives : « nous disons de ce quelque chose qu’il existe, c’est-à-ilire que sa non-existence est inadmissible », p. 243. 6"^ Deux remarques conlirment la doctrine : a) Cette interprétation des noms de Dieu est la seule qui se concilie avec la sinqilicité divine : cela suit de la distinction de l’essence, de l’existence et de l’unité : car parler de l’existence, de Vunité, de Dieu au sens positif serait le faire composé, puisque l’existence et l’unité dont les choses qui ont une cause nous donnent la notion, sont distinctes de l’essence ; chap. 5^. intitulé « plus profond que ce qui précède ». 0) Les docteurs sont unanimes à dire que nous ne « saisissons de lui autre chose, sinon qu’il est, mais non pas ce qu’il est » ; chap. 58, intitulé a plus profond que ce cpii précède », p. 241. 7" Mais si

« pour lui le silence est la louange », au sens négatif

indiqué par les docteurs, p. 253, à quoi servent et que valent les noms donnés à Dieu dans l’Ecriture ? a) Ils ont un usage normatif et régulatif, soit dans l’Ecriture, soit dans le livre de la prière (Haniilton, Mansel. Tyrrell), p. 255. b) Ils ont aussi une valeur pragmatique et morale, puisqu’ils nous apprennent comment en tout nous devons agir : nous devons rendre nos actions semblables aux siennes, p. 224 (Hampden, Le Roy, Tyrrell).

La méthode que suit S. Thomas dans la Somme pour réfuter Maïmonide est des plus instructives pour l’apologiste. Il va d’un pas au cœur de la dilUculté, la résout par des principes simples et évidents, puis reprend en détail l’argumentation de son adversaire. Il connnence par concéder ce que nous avons rapporté et expliqué plus haut : les noms négatifs et relatifs ne sig-nitient pas directement la substance divine, Summa, I, q. 13, art. 2, cf. art. ; , ad 1. Cette concession faite, S. Thomas ne s’arrête pas à faire remarquer que, par les termes figurés de l’Ecriture, c’est bien Dieu véritablement que nous désignons ; que ces termes sont très utiles pour les simples et aussi pour les doctes : sapientibus et insipientibus debitor sum, Summa, I, q. i, art. g ; I, dist. 34. q. 3, art. i ; de pot., q. 9, art. 3 ; que de ces termes pris au sens relatif nous pouvons passer et passons de fait au sens absolu, comme il arrive pour les attributs d’action et pour les attributs négatifs. A quoi bon toutes ces remar(pies ? Le sens absolu, c’est ce que nie Maïmonide : S. Thomas connnence par l’établir. Il ne perd pas son temps à discuter de l’univocité ou de l’analogie avec un adversaire qui nie que les attributs soient en Dieu : on ne peut discuter si les perfections sont univoqucs ou analogues en Dieu et dans les créatures, (ju’après qu’on est convenu que ces iierfections sont en Dieu. De même S. Thomas ne dit pas un mot de l’usage régulatif et pragmatique des formules religieuses : qu’elles aient ce but et cet usage, c’est évident ; et que, de cet usage, on puisse, d’une manière réflexe, remonter à Dieu, la chose n’est pas douteuse, puisque cet usage même fait, comme tout le restei partie du per eu quæ facta sunl ; mais prendre là (piestion par ce biais, c’est laisser à l’adversaire le moyen de se dérober à l’inlini. En elFet, puisqu’il admet l’existence de Dieu, il lui restera toujours l’échappatoire de dire qu’il concède quelque chose <rol)jeclif, et que la réalité sous-jacente des formules dogmali(iues u contient (sous une forme ou sous une autre) de quoi justilier, comme raisonnalde et salutaire, la conduite prescrite ». Le Roy, Dogme, p. 25. Ces réponses ne sont que la réplique de la thèse

fondamentale du système : « Nous ne connaissons Dieu que par dénominations extrinsèques, sans pouvoir jamais porter de jugement déterminé et valable sur sa nature intrinsèque. » C’est donc cette thèse qu’il faut d’abord attaquer.

Aussi S. Thomas néglige-t-il, au moins pour commencer, tous ces débats adventices. Il prend les conclusions de Maïmonide, rapportées n. 4 et 5, dans le sens de leur auteur — ce que ne font pas toujours les mystiques médiévaux qui citent notre rabbin en leur faveur — ; et sa réponse se réduit à deux remarques d’une force invincible : i" Le système de Maïmonide est contre la pensée intime des chrétiens : voilà l’argument théologique, et il est de première valeur. 2° Le principe de raison suflisante (.S. Thomas suppose connue Maïmonide que l’existence de Dieu a été démontrée par le principe de causalité) exige que les perfections créées aient en Dieu leur fondement. C’est toute l’argumentation de S. Thomas, Summa, I, q. 13, art. 2. Maïmonide soutenait que la prétendue connaissance de Dieu par des attributs allirmatifs

« élimine de la croyance l’existence de Dieu », 

t.I, p. 203. M. Le Roy va moins loin, et à travers tout son ouvrage Dogme et critique il se contente de prétendre que la même connaissance n’est qu’agnosticisme ou anthropomorphisme. S. Thomas, au contraire, conclut de son argumentation que nous avons de Dieu une connaissance imparfaite, il est Arai, mais objectivement valable et portant sur la nature divine en soi. Il donne ensuite une explication dialectique (les trois voies) et psychologique (connaissance par abstraction) de la connaissance intellectuelle que nous avons de la substance divine : les trois voies écartent tout danger d’anthropomorphisme, puisqu’elles sont le fondement de l’analogie logique, admise par toute l’Ecole, sans en excepter — quoi qu’on en ait dit — les scotistes ; la connaissance par abstraction écarte l’agnosticisme, puisqu’elle est la solution du problème de la représentation intellectuelle de l’être immatériel. Contre les réclamations de certains modernistes, l’tipologiste observera que, à supposer que cette explication dialectique, logique et psychologique de la connaissance que nous avons de Dieu, soit fausse — ce que je n’admets en aucune façon, car je la crois vraie en elle-même et l’Ecole tout entière l’a admise, — l’agnosticisme n’y gagnerait rien, et l’argumentation de S. Thomas contre Maïmonide subsisterait en entier. En effet, l’argument théologique, tiré du sentiment des chrétiens, est indépendant de toute théorie sur l’origine des idées ; et l’argumentation philosophique, basée sur les principes lie causalité et de raison suflisante, ne paraîtra jamais faible qu’à ceux qui mettent les vues systématiques au-dessus du bon sens. Dès que S. Thomas a sa conclusion : « Les attributs absolus signiiient la réalité intrinsèque à Dieu », il passe à la discussion, non plus des conclusions, mais bien des arguments de Maïmonide. Suivons-le en les reprenant dansfordremême oùnous les avons rapportés et sous les mêmes indications numériques et littérales.

1° Maïmonide constate « qu’il y a une grande différence entre amener quelqu’un à la sim])le notion de l’existence d’une chose, et approfondir son essence et sa substance. En effet, on peut dii-iger les esprits vers l’existence d’une chose, même au moyen de ses accidents et de ses actions, ou bien même au moyen de rapports très éloignés qui existeraient entre cette chose et d’autres » ; ch. 4^, p. 15^. Si je désigne un roi en disant : c’est celui qui a bâti cette muraille, consti’uit ce jjont, c’est celui que les voleurs craignent et qui ainsi est la cause du bon ordre de la cité ; Cl dans ces exemples, il n’y a rien qui indique l’essence du souverain et sa Aérilable substance en 33

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tant qu’il est souverain », p. 158. — Réponse. Il s’agit là de la connaissance par dénominations extrinsèques et par pures périphrases ; ces noms de Dieu sont bien, comme le veut Maïmonide, « dérivés de ses actions » ; nous sommes d’accord : ces noms par eux-mêmes ne nous apprennent rien de l’essence divine, que cependant ils désignent ; et ils se ramènent à des termes figurés. Voir supra, V, 2. — Mais le théologien juif ajoute : « C’est là ce qui est arrivé dans /o ; s les livres tles prophètes et de la Loi, lorsqu’il s’agissait de connaître Dieu fl, p. 158. Reprenant la même idée, pour arriver à la même conclusion. M. Tyrrell dit aussi que tous les énoncés prophétiques sont en termes ligures, Scxlla, ch. Révélation, initie. — Réponse de S. Thomas : i Non, tous les noms de Dieu ne sont pas métaplioriques, mais, comme le dit S. Ambroise : siint quædam nomina qiiæ e^’identer proprietutem dii’initatis ostenduut (Sitmtna, I, quæst. 13, art. 3). 2’^ Maïmonide commet perpétuellement un double sophisme : a) en supposant sans preuves que les termes figurés n’ont pas d’autre sens que les pures négations, comme incorporel, de pot., q. g, art. 7, ad 2 et 6 ; h) en prenant pour accordé que les termes figurés, comme la colère, n’expriment pas au fond quelque chose d’intrinsèque à Dieu : ainsi la colère se dit de Dieu non coinpetenter I, dist. 35, quæst. i, art. I, ad 2), mais la justice est en Dieu. Sunima, 1, q. 21, a. I, ad 4- ^1- Tyrrell se réclame de S. Thomas ; ces réponses du grand docteur, écho fidèle de la tradition, démolissent à elles seules toutes les théories de M. Tyrrell siu" la Révélation et la Foi.

2° Après avoir, comme Avicenne, indiiment ramené tous les noms divins à n’être que des attributs relatifs, Maimonide cherche à prouver que les attributs relatifs ne peuvent rien nous apprendre de la nature intrinsèque de Dieu : en d’autres termes nous ne pouvons pas légitimement passer du sens relatif, de fait et sjmbolique, au sens absolu, de droit et objectif. La question ainsi posée touclie aux plus dilTiciles problèmes de la théodicée et de la théologie : ceux qui concernent la nature de l’acte libre en Dieu. Voici le procédé de Maïnujnide : les attributs négatifs d’éternité et d’immensité ne signifient en Dieu aucune relation temporelle ou locale ; donc il en faut dire autant des attributs d’action. Pour conclure au srnibol (>-/idéisnie. équivalent adouci de l’agnosticisme croyant, Lobstein, Etudes sur la doctrine chrétienne de Dieu, Paris, 1907, raisonne sur l’éternité et la toute-présence d’après l’analyse du temps et de l’espace de Kant ; appliquant le même procédé à la science, à la puissance et à la personnalité de Dieu, il aboutit comme Maïmonide, bien qu’il essaie de sauver la personnalité, sans logiquement y réussir. Ce résultat n’a rien d’étonnant, car la troisième et la quatrième antinomie de Kant ne sont, nous le verrons, que la reprise du procédé du Guide des égarés. avec une confusion que ne commet pas l’auteur juif. Enfin, tous ceux qui, après Hume, Kant et Spencer, nous répètent (jne « notre i<lée de cause, transportée à Dieu, perd toute signification >>, que nous ne sommes pas « sûrs du contenu métaphysicpie de l’idée de cause entendue d’une cause i)remière » (Salkillks, La foi et la raison, trad. de Newnuin, Paris, iijoô, p. XXVI) ; ou avec M. Le Roy, <pie pour applicpier à Dieu la notion de paternité à notre égard & il ne faut garder à peu près rien de ce qui la constitue propreuu’ut dans le mon<le de notre expérience « (Dogme, p. 71) ; tous ceux-là. sans peut-être le connaître, pensent comme Maïmonide.

Nous conqirenons leur difliculté. aucun problème n’ayant été plus agité en tiiéologie fine celui qui les préoccupe : on compte jusipi’à seize essais de solution, qui se ramènent à quatre types. Kant dans ses anti nomies n’en connaît ou n’en rapporte que deux, et d’une façon inexacte, ce qui lui permet 1° de les opposer ; 2° de conclure à l’absurde. Suarez, sur les traces de S. Thomas, a donné la solution communément admise aujourd’hui, Disp. metaph., 30, seet. 9, et à laquelle se sont peu à peu ralliés les thomistes depuis les Salmaxticexses et Godoy, — voir la raison dans Vasquez, édit. Vives, Paris, 1906, t. I, p. 535, net. edit. Cependant le même Suarez en écrivtiit : difficultas numquani satis a theologis exaggerata vel declarata oh suani obscurifateni ; opusc. 4, de libert., disp. i, sect. 2, n. 24. édit. Vives, t. XI, p. 408. Mais S. Thomas n’a pas de peine à montrer à Maïmonide qu’il raisonne mal. Maïmonide, de ce que Dieu n’est pas un corps, conclut, et à bon droit, qu’il n’a pas de relation temporelle ou locale ; mais il est inférieur à son sujet, puisqu’il omet de considérer i( l’action ». In hoc autem déficit multipliciter Rabhy quod voluit probare* quod non esset relatio inier Deuni et creaturam ; de pot., quæst. 7, art. 10. Cf. Cont. gent., Il, cap. 6-1 4, avec le commentaire de Ferrariexsis. in cap. 9. Il est malheureusement impossible d’entrer ici dans les profondeurs de la réponse de S. Thomas : nous nous contenterons de la signaler et d’en indiquer brièvement le sens général.

On nous demande qu’avant de nous servir du principe de causalité, pour en déduire l’existence de Dieu, nous soyons sûrs avant tout du contenu métaphysique de l’idée de cause, entendue d’une cause première. On poiu-rait ici répondre 1° que si on n’admettait aucun théorème de la géométrie avant d’avoir épuisé la notion du quantum euclidien contenue dans le fameux postulat, nous n’aurions encore aucun moyen de mesurer nos champs ; 2" que l’idée de cause, entendue de la cause première, n’interAÎent en aucune façon dans les prémisses des preuves de l’existence de Dieu : on peut donc poser ces prémisses sans avoir satisfait aux exigences de M. Tyrrell et de ceux qui s’inspirent de ses doctrines. L’idée de cause, entendue d’une cause première, se trouve dans la conclusion, où elle est à sa place. 3" Mais on peut satisfaire à ces exigences et déterminer le contenu métaphysique de la dite notion entendue de la cause première : c’est précisément, dans une terminologie qui n’est plus la nôtre, mais qui est fort précise, ce que fait S. Thomas pour Maïmonide.

Hamilton et Mansel sont les deux agnostiques modernes qui ont le plus insisté sur la répugnance de la cavisalité de l’Absolu, et Spencer n’a fait que les répéter. Premiers principes, ^ 12 sqcj., p. 31 ; Hamilton, Discussions on philosophv and literature. p. 40 ; Maxsel, The limits of religions thought. p. 77 sqq. Leurs arguments se réduisent à ces deux points : i" La causalité impliciue une relation ; mais l’Absolu est, par définition, ce qui est hors de toute relation. 2° La causalité implique un changement, passage de l’inaction à l’activité ; et cette détermination à une activité déterminée ne va pas sans dépendance. Cf. le théologien protestant IIodge. Systematic theology. London. 1871. t. I, p. 348, qui réfute bien ces deux agnostiques ; lioEDDER, Theologia naturalis, Friburgi, 1890, append. 2. Il est très vrai, répond Suarez, a) que nous ne pouvons pas concevoir la causalité libre de Dieu, sans concevoir un changement en dehors de lui, un terme différent « le lui : il en est ici comme de la connaissance divine, que nous ne pouvons pas concevoir, sans penser à une distinction de l’objet et du sujet, h) De même, nous ne pouvons pas penser à l’action libre de Dieu au dehors, sans concevoir un additum en lui. Mais nous savons très l)ien que Dieu est un pouvoir causal indépendamment des termes 35

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de son activit*?, puisque nous démontrons qu’il est libre, c’est-à-dire pViysiquement indifférent à ces termes ; nous savons de même qu’il est immuable. Nous pouvons donc corriger ce qu’il y a de défectueux dans notre mode de concevoir l’Absolu : et quiconque attaque cette position, prouve par le fait qvi’il l’entend et qu’il nous comprend. La question du changement est par là résolue. Reste la difticulté plus grave de la dépendance, de la relation, de l’Absolu. Du changement, Mansel conclut à la relation réelle de dépendance. S. Thomas répond avec une grande profondeur. De Pot., q. 7, a. 10, ad 2 : Que le moteur soit mù dans tous les objets de notre expérience, ce n’est pas la raison de la relation réelle de la cause à son terme, ce n’en est que le signe, signum quoddam ; car c’est par là que nous voyons que les moteurs et les mobiles que nous observons, appartiennent tous à la catégorie des êtres changeants ; et aussi que les causes linies sost ordonnées à leurs effets : car elles ne les peuvent produire qu’en se complétant pour ainsi dire elles-mêmes, pour passer à l’acte ; et comme toute cause n’est pas naturellement capable de tout effet, nous concevons un lien plus ovi moins rigide, mais un lien, entre la nature de ces causes et leurs effets. Mais tout cela, changement, détermination, limitation à une classe ou série d’effets, ce n’est pas la causalité : ce sont les modes de notre activité causale finie, non pas l’eflicience causale. Celle-ci peut donc se trouver en Dieu sans relation réelle de dépendance ; ainsi l’Absolu est cause sans relation. Donc, conclut encore S. Thomas contre Maïmonide — et la réponse satisfera, je l’espère, le lecteur, — si affirmer les relations spatiales et temporelles serait mettre une imperfection en Dieu, il n’en est pas de même de l’activité causale. De l’incorporéité divine il suit bien que les relations locales et temporelles qui suivent le quantum ne doivent pas être affirmées de Dieu, et donc que l'éternité et l’immensité sont des attributs négatifs ; mais de ce que ces relations ne sont pas en Dieu, il ne suit pas : a) qu’aucune relation ne puisse être en Dieu (Trinité) ; h) que l’activité causale de Dieu n’emporte pas une relation réelle ; cette conclusion est vraie, mais non pour la raison qu’en donne Maïmonide. Aussi c) fautil nier la conséquence du Rabbin lorsqu’il conclut à l’agnosticisme en assimilant les attributs relatifs aux attrilnits négatifs ; car Ifien que nous ne puissions pas penser les attributs d’action sans penser une relation en Dieu, nous concevons que cette relation n’y est pas i-éelle et notre pensée n’est point vide alors de contenu défini, puisque nous formons le concept de la causalité pure : principe d’effet et non d’opération ; De Pot., q. 1, art. i, corp. et ad 10 ; q. 7, art. I, ad 9. Et nous pouvons conclure, à l’usage de nos contemporains : le contenu de la notion de cause appliquée à Dieu est parfaitement déterminé pour le philosophe.

J’ai dit que Kanl avait ici plus compliqué la question et par suite plus erré que Maïmonide. Voici pourquoi. Dans la grande controverse, qui date d’Aristote, sur la question de la création du monde ab aeterno, Maïmonide prend nettement parti contre Aristote, les néoplatoniciens et beaucoup d’Arabes. Un des arguments classiques de ces Arabes était le suivant : « Si Dieu avait produit le monde du néant. Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance et en le créant il serait devenu agent en acte. » Maï.momdk, t. ii, chap. i^, p. 118. Cf. AVorms, Die Lehre %'on der Anfanglosigkeit der Well bei den miitelalterlichen Arabisch. Philosoph. etc., dans le t. III des Beitragede Bæuniker. Cette difficulté deProclus et d’Averroès était connue des scolastiqucs, cf. Albert LE Grand, Summa iheologiae, pars 2, tract, i.

quæst. 4 » part. 3 : de sepieni t’j/s quas collegit rabbi Morses quibus probatur inundi aeternitas. S. Thomas, écrit à ce sujet : Et quia hæc yidetur esse efftcacior ratio qua utuntur ad probandum aeternitatem mundi, diligenter est hujus rationis solutio attendenda ; de Causis, lect. 11, édit. Vives, t. 26, p. 5'|3 ; Cont. gent., 2, 82 sqq. Cf. Urraburu, Cosmologia, Vallisoleti, 1892, qui traite bien la question, p. 252-263, et renvoie à Rened. Pkrerius, De communibus omnium revum naturalium principiis et affectionibus ; voir Raym. Martinus, Pugio fidei, p. 1, cap. 6 sqq. Comme Maïmonide n’admet en Dieu ni relations temporelles, ni relations locales, il résout très bien la difficulté, quant à la question du changement ; et S. Thomas ne fait guère sur ce point que reproduire sa réponse, loc. cit. ; cf. Sumnia, i, quæst. 46, art. i, ad 6. Ce n’est qu’une difficulté d’imagination, qui s'évanouit si l’on se souvient que la première cause n’est pas dans le temps et produit le temps, et que nous pouvons vouloir aujourd’hui pour demain. Et si l’on objecte que notre détermination d’aujourd’hui pour demain supjiose au moins un changement extérieur, à savoir le cours du temps ; Maïmonide et S. Thomas répondent que cela vient de ce que, nous, nous sommes des êtres dont la durée est successive, et que c’est pour cela que notre causalité fait partie du temps et par là même rentre dans l’enscmljle des phénomènes ; mais il n’en est pas ainsi pour Dieu — sinon dans l’imagination — puisqu’il crée le temps en même temps que le monde. Jusque là le théologien juif et S. Thomas sont d’accord. Mais comme Maïmonide pense, nous l’avons vu, qu’il faut ranger la relation causale sur la même ligne que les relations locales et temporelles, il ajoute : Mais « ce n’est que par homonymie (æ quiyoce) qu’on donne à la fois à notre Aolonté et à celle de l'être séparé le nom de volonté, et il n’y a point de similitude entre les deux volontés », t. II, chap. 18, p. 142. Nous dirons plus loin pourquoi il faut rejetter les homonymes du docteur juif ; il suffit de noter ici que S. Thomas enseigne expressément que la volonté est en Dieu propviissime ; de Verit., q. 23, art. i.

Que fait Kant ? Dans la troisième antinomie, il se donne dans l’antithèse comme absolument évident que, si une série commence en vertu d’une spontanéité absolue (cause libre), « devra commencer aussi absolument la détermination de cette spontanéité elle-même, en vue de la production de la série, c’està-dire la causalité ». C’est tout simplement supposer que la cause première est soumise aux relations temporelles et locales ; que la volition divine n’est pas éternelle, De Verit., q. 23, art. i, ad 9 ; et que la toutepuissance divine est un principe perfectible d’opération, ibid., ad 10 ; De Pot., q. 1, art. i : c’est, en iin mot, gratuitement prêter aux défenseurs de la liberté divine un anthropomorphisme grossier qui n’est pas dans leur esprit, on l’a vu. La thèse de cette antinomie prouve qu’il est nécessaire d’admettre une causalité libre pour l’explication des phénomènes. Dans les remarques qu’il fait sur cette thèse, Kant commet le même sophisme : il conclut en effet : « Puisque le pouvoir de commencer dans le temps tout à fait spontanément une série a été ainsi une fois prouvé (quoique non compris), il nous est aussi permis maintenant de faire commencer spontanément, sous le rapport de la causalité, diverses séries au milieu du cours du monde et d’attribuer à leurs substances un pouA’oir d’agir en vertu de la liberté. » Et il entend ce commencement « d’un cominencement absolument premier quant à la causalité ». Mais nous nions, avec Maïmonide et tous les chrétiens, que Dieu commence dans le temps une série. Nous nions avec S. Thomas et tous les chrétiens que le pouvoir extratemporel de com37

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menccr une sério qui, elle, est dans le temps, ne soit pas compris : on nous i)rcte l’agnosticisme deMaïmonide. La conclusion de Kant en faveur de la lil)erté, qu’il confond sciemment avec la spontanéité indépendante, est d’ailleurs aussi fausse que les prémisses : il n’v a pas, et il ne peut pas y avoir, dans les causes Unies, de commencement absolument premier. Depuis trois siècles, les bannéziens essayent en vain d’acculer les molinistes à cette absurdité ; et Kant sait bien que les molinistes la rejettent comme leurs adversaires. Telle (prdle est, cette argumentation de Kant se réduit donc à l’affirmation pour le lini d’une absui’dité, sous l’apparence d’une déduction e.r coiicess’s des principes du théisme. On nous prête à la fois un anthropomorphisme et un agnosticisme que nous rejetons également : et on conclut à la contradiction, tout en déduisant soi-même de nos prétendus principes une absmdité. La contradiction réelle et l’absurdité n’est pas entre la thèse et l’antithèse de la 3’antinomie. Au sens où Kant les entend, elles sont contradictoires et absurdes, l’une et l’autre, parce que, ni dans l’une ni dans l’autre, Kant n’a voulu tenir compte du concept de la causalité piu-e : principe d’effet et non d’opération.

Dans la 4*^ antinomie, Kant applique exactement le même procédé. On lit dans l’antithèse : il n’existe aucun être nécessaii’e. « Supposez qu’il y ait hors du nu)nde une cause du monde absolument nécessaire, cette cause étant le premier membre dans la série des causes du changement du monde, commencerait d’abord l’existence de leur série. Mais il faudrait alors qu’elle commençât aussi à agir et sa causalité ferait partie du temps et par là même rentrerait dans l ensemble des phénomènes, c’est-à-dire dans le monde, et par conséquent la cause même ne serait pas hors du nionde, ce qui contredit l’hypothèse » (cité d’après la traduction Tremesaygues et Pacaud, p. /io3 s(iq.). Que la causalité de la première cause lasse partie du temps, cela n’a de sens que si on suppose (ju’elle admet des changements d’état, une détermination à ses elTets du même ordre tpie celle que nous observons en nous ; que si dans l’expression

« commencer à agir « , entendue de la cause

première, on introduit subrepticement les relations temporelles et locales que nous nions avec S. Thomas et Maïmonide. La seconde conséquence ne suit même pas correctement de cette double absurdité qu’on nous prête : quand même, pour que Dieu commençât à agir, il faudrait en lui une nouvelle détermination

— hypothèse depuis longtemps connue dans les écoles sous le noni de Cajetan, — la conséquence que Dieu « rentrerait par là dans l’ensemble des phénomènes » ne suit légitimement que si l’on a recours au principe de Proclus et d’Averroès : non enim videtur passe contingere cjuod aliquod agens nunc incipiat operari cuni prius non operatum fuerit, iiisi forte aliquant exteriori mutatione præsupposita. Kant, introduit ici cette dernière hypothèse, puiscpi’il convient (jne l’argument de son anlithèseetccluidesa thèsene font qu’un. Or quand dans la thèse il essaie de prouver (pu- le passage à une cause absolument nécessaire est illégitime, il n’a rien auti-e chose à donner comme raison (jue ce fait : toutes les causes que nous observons cmpiri(pu’ment siq)posenl quelque changement, ne serait-ce que le cours du temps. Mais ceci revient à dire ([ue Kant dans la f antiiu)mie n’envisage pas la thèse théiste d’un être nécessaire, liors de la durée successive et cause du temps. La /(* antinomie n’est donc comme la troisième (lu’une ignoratio elenclii sublilenu-nt déguisée.

On soutiendra que Kant n’ignore pas mais exclut notre thèse. Réponse. lo Le procédé kantien ne peut pas logiquement aboutir à cette exclusion, puisque

le moyen terme employé (l’acti ité causale est dans la durée) n’est que la simple négation de la thèse théiste. 2° Kant, pour donner une valeur universelle à ce moyen terme, remarque que les causes empiiùquement connues sont dans la diu"ée. Cette obsei’vation est exacte. Mais sviit-il de là que la première cause soit soumise à cette condition ? Oui, répondent S. Thomas et Maïmonide, si l’on s’en tient à l’imagination et si, par un réalisme outré, on suppose, avec Kant, que le temps réel est la continuation physique du temps imaginaire : ce qui amène à donner à l’Intini des relations temporelles et locales. Suit-il de là, comme le c. Kant, (ju’il y ait un saut et un sophisme dans le passage des causes conditionnées à la cause inconditionnée ? Oui, si la condition envisagée est celle du temps et non celle de la connexion ou dépendance causale. Non, si la preuve de l’existence de Dieu par la causalité conclut directement à l’existence de la première cause, c’est-à-dire à celle qui n’est pas ab alio ; d’où l’on A’oit, pai- le principe de raison suffisante, que cette cause est nécessaire, cujus posse esse et esse intrinsecus et extrinsecus re idem sunt. Et ce n’est qu’après ces déductions, d’ailleurs faciles, qu’on peut résoudre cette question métaphysique de la simi :)licité divine et de son éternité. En d’autres ternies, les premes de l’existence de Dieu ne donnent pas explicitement tout ce que nous savons de Dieu. Elles concluent à la première cause, i. e. à laça use qui causalement ne dépend pas, ex eis in hoc perduci possumus ut cognoscanius de Deo, an est ; il reste à chercher ensuite : ea quæ necesse est ei convenire, secundum quod est prima omnium causa excedens omnia sua causata. Summa, I, q. I2, ai"t. 12.

3" a) Les attributs essentiels — vivant, puissant, sachant, voulant — se ramènent, d’après Maïmonide, aux attributs d’action. Les attributs essentiels expriment, dit-il, un rapport comme les attributs d’action ; mais j’ai montré, ajoute-t-il, qu’il ne saurait y avoir aucun rapport entre Dieu et la créatui’e, t. I, p. 21 4, 2Z2, 301. Ce que nous venons d’exposer sur les attributs relatifs suffit à résoudre la dilliculté, en ce qui regarde ces attributs comme ayant poui- objet ce qui n’est pas Dieu, 1, dist. 8, a. i, ad 2. En tant que ces attributs sont absolus, ils rentrent dans ce qui va suivre. Foui" discuter tout ce cjue dit ici Maïmonide, il faudrait écrire un traité sur chacun des attributs, ce qui n’est pas notre sujet. On trouvera les réponses de S. Thomas dans les passages déjà indiqués ou à citer.

b) Ce qui nous intéresse davantage, au point de vue de l’agnosticisme, c’est la seconde raison qu’apporte Maïmonide, pour conclure que nous ne savons rien de la nature intrinsèque de Dieu par les attributs absolus, quels (ju’ils soient. Si l’on admet tpie les attributs essentiels sont quelque chose de réel en Dieu, ils expriment donc une qualité, une manière d’être de Dieu, à laquelle les (jualités créées sont semblables. Mais « la similitude est un certain rapport entre deux choses, et toutes les fois qu’entre deux choses on ne peut admettre aucun rapport, on ne peut non plus se figurer une siniililu(ic entre elles », chap. 56, p. 227. Car le « rapport n’existe nécessairement (ju’cntre deux choses qui sont sous une même espèce prochaine ; mais lors(ju’elles sont seulement sous un même genre, il n’y a jKis de rapport entre elles)>, p. 201. Ainsi il n’y a pas de rapport entre cent coudées et la chaleur du poivre, ni entre la science et la douceur ; et on ne dit pas : telle chaleur est semblable à telle couleur. « Comment alors pourrait-il y avoir un rapport entre Dieu et une chose d’entre ses créatures ? » p. 203. Ainsi donc

« ceux qui croient fpi’il y a des attril>uts essentiels qui

s’appli(iiicnt au Créateur, savoii-, (ju’il a ïexistencc, 39

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la ie, la puissance, la science et la volonté, devraient comprendre que ces choses ne sauraient être attribuées dans le même sens à lui et à nous », p. 228. Ce n’est donc que par simple homonymie qu’on les lui attribue, « de manière qu’il n’y ait aucune ressemblance de sens entre les deux sortes d’attributs », p. 229.

S. Thomas, à la question 7 de potentia, commence par se mettre d’accord avec son adversaire sm- cpielques points préliminaires (voir les sed contra), tout en précisant ses positions. Dieu est simple, De Pot., q. ; , art. i ; en lui la substance ou l’essence est identique à r « xistcnce, ai-t. 2 ; il n’est pas dans un genre, parce qu’il est au-dessus de tous les genres, art. 3 ; les attributs absolus de Dieu, v. g. la science, ne sont pas en Dieu des accidents, art. ! , cf. art. 6, initio. Donc Maïmonide a eu parfaitement raison de ne pas admettre, avec les Motécallemin, que la science soit en Dieu réellement distincte de l’essence : ce qui est erroné et ridicule, Z>e Verit., quæst. 2, art. i.S. Thomas va plus loin : — a) et il concède à Maïmonide que, s’il s’en tient aux exemples physiques et mathématiques qu’il apporte, il a raison de dii-e, précisément parce que Dieu n’est pas dans un geni-e et n’a pas d’accidents, cju’il n’y a rien de commun entre Dieu et la créature. L’opinion d’Avicenne et de Maïmonide n’est pas contraire à la doctrine orthodoxe, si quis dictoruni rationes ex causis assumit dicendi ; I, dist. 2, quæst. i, art. 3. En effet : qiiæ habent diversum modum esse/idi non communicant in aliquo secundum esse quod considérât naturalis ; De Pot., q.’^, art. "j, ad 1. Xulla species quantitatis (matliematica) potest in rébus spiritualibus convenire, nisi secundum metaphoram ; de Pot., q. g, art. ;  ; q. j, a. 4 » ad 6. Ce qui signifie : si l’on veut transporter en Dieu les concepts du phjsicien et du mathématicien tels quels, on ne parle plus que par métaphores, parce que tous les concepts ainsi formés impliquent l’imperfection de la créature : Quæcumque nomina hujusmodi perfectionem désignant cum modo proprio creaiuris, de Deo dici non passant nisi per similitudinem et metaphoram (Cont. gent., i, 30). On ne peut donc appliquer à Dieu d’une façon propre aucun concept de la physique et des mathématiques. En cela Maïmonide a raison. Kant définit la connaissance : quantifier, qualifier ; Spencer, rattacher à un antécédent, à une classe ; et ils se déclarent incapables de connaître Dieu en lui-même. C’est, d’après S. Thomas, tout natiu’el ; et il ne peut même pas en être autrement. M. Le Roy voudrait appliquer à Dieu la notion de paternité avec « ce qui la constitue proprement dans le monde de notre expérience », et il aboutit à concevoir Dieu comme une réalité qui « d’une manière ou d’une autre » justifie son culte. Cet échec n’a rien qui nous étonne ; la conclusion de iI. Le Roy est conforme aux principes d’où il part. M. H. Laurent a proposé d’expliquer la présence de Dieu par les géométries non euclidiennes ; Grande Encyclopédie, avl. Philos, des sciences, p.’^22 ; l’intention est bonne, mais la méthode est défectueuse. Prenez n’importe laquelle de nos définitions physiologiques de la vie ; et essayez de l’appliquer à Dieu : vous n’aboutirez qu’à une métaphore, per quant quæ sunt unius rei, alteri soient adaptari, sicut aliquis homo dicitur lapis, propter duritiem intellectus ; ibid. La phj’sique, dit S. Thomas, serait la première des sciences, s’il n’y avait que des choses sensililes ; mais ce n’est pas son objet d’étudier Dieu ; si elle l’envisage, ce n’est pas en lui-même, mais seulement comme moteur, in Boeth., De Trinit., quæst. 5, art. 2, ad 3. Quant aux mathématiques, elles sont incapables de prouver l’existence de Dieu : aussi les objections qu’on en tire, ne prouvent-elles rien. La raison en est que, si

le quantum concret est soumis à l’ordre causal, le quantum abstrait, que le mathématicien envisage exclusivement, échappe à cet ordre ; d’où il suit que les mathématiques ne prouvent rien par la cause eflkiente ni par la cause finale, Summa, I, quæst. 44> art. I, ad 3. Cf. Bergomo, Tabula aurea, x. Matliematica, 4- Et ainsi s’explique ce que nous avons dit jjlus haut, pourquoi le silence et l’impuissance des sciences et des méthodes scientifiques, telles qu’elles sont de fait constituées chez nous, ne prouvent rien du tout contre la théologie ou la théodicée, et d’une façon plus générale contre la métaphjsique. — b) S. Thomas fait une autre concession à Avicenne ou à Maïmonide, ou plus exactement se donne une autre explication de leur erreur. « Considérant les perfections finies, ils ont remarqué que la « sagesse » est en nous une qualité, que « l’essence >> signifie la nature abstraite (uni’ersale quod non subsistit, X Metaph. , lect. 3 sub finem) ; mais Dieu est subsistant, c’est une nature concrète et il n’a pas de qualité ; ils en ont conclu quod deus est esse sine essentia et quod non est in eo sapientia secundum se » ; I, dist. 2, q. i, a. 3. Ces philosophes ont mal raisonné sur le sens et l’emploi des mots ; mais, entendue au sens indiqué, leur doctrine est au fond orthodoxe, quia nec dicunt aliquem modum perfection is Deo dees.se.

Mais, ces concessions et observations faites, la cp^iestion est de savoir si, à côté des sciences physiques et mathématiques, il n’y a pas de place pour la métaphj’sique ; et si certains concepts métaphysiques ne s’appliquent pas à Dieu d’une manière propre. Si le lecteur a parcouru les articles que je viens de résumer, l’opinion de S. Thomas lui est connue : il a vu que le logicien fait des abstractions autres que celles du physicien ; qu’il y a une autre unité que l’unité numérique, quoi qu’en aient dit Pierre Lombard et Maïmonide ; que les attributs de sagesse, justice, se disent de Dieu non comme des qualités, mais comme des perfections substantielles etc. Cf. I. dist. 8, q. 4, art. i ; De Pot., q. I, ai’t. i, sub finem coi-p. Ce serait ici le lieu d’exposer comment nous arrivons à nous faire une idée de Dieu : on le trouvera à l’article Dieu ; et, en attendant, le De Anima de Suarez, lib. 4, cap. 4-6 ou ses Disp. Metaph., 30, sect. 12, résumeront les vues de l’Ecole sur ce sujet ; la même doctrine est exposée d’après S. Thomas, dans Pesch, hisi. psycholog., Friburgi, 1898, t. II, n. 871 ; cf. infra, col.Ç)5 et Contra gentes, I, 31. D’ailleurs, S. Thomas se garde bien de faire dépendre la valeur de notre idée de Dieu des détails de la psychologie péripatéticienne qu’il a adoptée. Il avoue expressément que, si Maïmonide et Avicenne gardaient l’idée de la « plénitude de l’être », de l’être infiniment parfait, ils diraient au fond la même chose que les chrétiens, I, dist. 2, q. i, art. 3 ; dist. 8, q. i, a. 1, Contra. C’est que S. Thomas se souvient que la théologie de Denys (qui pour lui était l’Aréopagite), a pour lioint de départ l’idée de la « plénitude de l’être divin » ; il se souvient aussi que S. Anselme a déduit toute la théodicée de Vens quo majus cogitari nequit ; personnellement, S. Thomas n’admet pas qu’on prouve par là l’existence de Dieu ; mais, cette existence démontrée jiar ailleurs, l’idée de l’être infiniment parfait permet de retrouver les attributs iil^solus qui sont de l’essence de la divinité. Cette remai’que explique pourquoi l’intellectualisme des cartésiens s’est, en théodicée, assez facilement concilié avec les exigences du dogme ; mais il est bon de noter que la concession hypothétique de S. Thomas ne peut servir de rien aux modernistes qui rejettent tout intellectualisme.

M. Skutillanges est ici d’un avis tout différent. Il nous apprend que, thomiste, ses opinions sont celles de S. Thomas ; et il conclut que son opinion personil

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nelle, et par conséquent celle de S. Thomas, diffère de celle d’Avicenne et de Maïmonide « uniquement ijuant à la façon de parler « , Beiue de phUosophie. l’év. 1906, p. 164. Tous les théologiens connaissent les controverses classiques sur la pensée de S. Thomas en matière d’analogie ontologique : les différents textes qu’on se renvoie sont presque tous empruntés aux réponses que S. Thomas fait à Maïmonide à propos des noms homonymes. Dans TEcole, on n"a jamais mis en question si S. Thomas enseigne ([ue les attributs absolus sont intrinsèques à Dieu. Cette vérité est supposée par tous. Par exemple, les Nominalistes disaient avec Biel : al/soIute scientia est in Deo : les autres écoles les attaquaient en leur montrant que, puisqu’ils n’expliquaient la distinction de ces attributs que par de pures dénominations extrinsèques, ils tombaient dans l’erreur des anoméens et faisaient au fond tous les noms divins synonjnies ; les Xominalistes ne se sont pas relevés de cette dernière objection qu’Averroès avait dirigée contre Avicenne, et que nous retrouverons d’ailleurs sous la plume de S. Thomas contre Maïmonide, De Pot., q.’j, art. 7. Que les attributs absolus soient intrinsèques à Dieu, c’est la thèse d’où part Scot pour établir leur distinction formelle ex natura rei et par suite leur univocité ontologique, I, dist. 8. Dans ce passage célèbre, Scot reproche à S. Thomas sa doctrine de l’analogie, basée sur le rapport de causalité, connue insuilisante pour expliquer la distinction des attributs et pour légitimer les raisonnements des Pères sur ces attributs : il parle même des nombrevix cahiers pleins de déductions écrits par son adversaire, et conclut que si tous ces raisonnements ont quelque valeur, c’est donc que les attributs sont univoques. Scot d’ailleurs se garde bien de dire que le rapport de causalité ne sullit pas à donner la connaissance objective de ces attributs distincts : siur ce point, Scot procède exactement, même quand il s’agit de son inûnité radicale, comme les Pères et S. Thomas. Qu’on relise les discussions infinies entre les thomistes, pai’tisans de l’analogie de proportionalité, avec Cajetan, et Vasquez qui défend l’analogie de proportion, et Suarcz qui admet l’analogie d’attribution etc., on verra que le Ijut de l’argumentation est toujours en délinitive d’amener l’adversaire à mettre en question l’objectivité intrinsèque des attributs absolus : acculer l’adversaire à la négation de cette vérité, c’est dans l’Ecole le réfuter ex absurde. Depuis quelques années, ces controverses ont été reprises, mais dans un tout autre sens. On a essayé de prouver que, d"a[)rès S. Thomas, nos facultés cognoscitives n’atteignent que des relations, mais que l’être qui supporte ces relations demeure totalement hors de nos ])rises. Cf. Annales de philosophie chrétienne, t. CLI, icjo5-6. La notion d’analogie, iiar Desbuts, p. 87^ ; cf. iùid., iuin 1908, p. 2^7. On a prétendu que.S. Tiionuis enseigne cjue notre connaissance de l’essence divine se réduit à la perception d’une vague ressend>lanci’, d’un rapportcausal indéterminé, connue lorsque nous disons animal d’un chien et de sa pholograi )hie. Cf. SiciniLLANŒs, Agnosticisme ou anthropomorphisme, dans Res-ue de philosophie, fév.aoùt, 1906 etc., avec M. Gaudaih, L être divin, juin 1906 etc. Il est inii)<)ssiblc ih’discuter ici en détail l’exposition de MM. Desbuts et Sertillanges. Nous croyons plus utile de donner aux théologiens le moyen de se faire une opinion personnelle sur la pensée systématique de S. Thomas.

Voici donc cpielques textes de Maïmonide à qui S. Tliomas avait à répondre, et à qui de fait il répond dans les passages suivants : Summa, I, q. 4 et >3 pcr totam ; q. 7 De Pot. intégra ; q. 9, a. 7 ; fJe Verit., <iuæst. 2, art. 1 et 11 ; quest. 28, art. 7,

ad 9 sqq. ; I, dist. 35, q. i, art. i et 4 ; dist. 36, q. i, art. I etc.

h II faut nécessairement écarter de Dieu la ressemblance avec quoi que ce soit d’entre les êtres ; c’est là une chose que tout le monde sait, et déjà dans les livres des prophètes, on a expressément écai’té l’assimilation en disant : Et à qui me ferez-vous ressembler et à qui serai-je égal ? Isaïe, 40j 25. » Chap. 55, p. 220.

« Le grain de moutai’de et la sphère des étoiles

fixes sont semblables pour avoir les trois dimensions ; et quoiciue cette dernière soit extrêmement grande et l’autre extrêmement petit, l’idée de l’existence des dimensions est la même dans les deux. » Ainsi donc les partisans des attributs essentiels devraient comprendre que la différence entre les attributs de Dieu et les nôtres ne saurait consister unicpiement dans le plus et le moins. « Car le conipai’atif s’emploie seulement entre les choses auxquelles l’adjectif en question s’applique comme nom commun ; et, cela étant ainsi, il faut qu’il y ait similitude entre ces choses ; mais selon l’opinion de ceux qui croient qu’il y a des attributs essentiels, il faudrait admettre que, de même que l’essence de Dieu ne saurait ressembler aux autres essences, de même les attributs essentiels qu’ils lui supposent ne ressemblent pas aux attributs des autres êtres, et que par conséquent la même définition ne peut s’appliquer aux uns et aux autres. Cependant ils ne font pas ainsi, croyant au contraire qu’une même définition les embrasse les uns et les autres. Il est donc clair pour celui qui comprend le sens de la similitude que si l’on applique en même temps à Dieu et à tout ce qui est en dehors de lui le mot existant, ce n’est que par simple homonymie (le mot homme dit d’un homme Avivant, d’un homme mort, d’une statue est un homonyme, si l’on a égard à ce c|ui constitue la véritable essence de l’homme, puiscju’il désigne à la fois des choses de nature diverse, t. I, p. 6. S. Thomas appelle ces homonymes pure aequivoca, a casa aequivoca : il explicjue sa terminologie, Ethic, lib. I, lect. 7, sub linem, cf. les tables de Bergomo) ; et de même si la science, la puissance, la volonté et la vie sont attribuées en même temps à Dieu et à tout ce qui est doué de science, de puissance, de volonté et de vie, ce n’est que par simple homonymie, de manière qu’il n’y a aucune ressemblance de sens entre les deux. Il ne faut pas croire qu’on les emploie par amphibologie ; caries noms qui se disent par amphibologie sont ceux qui s’appliquent à deux choses entre lesquelles il y a une ressemblance dans un sens quelconque », chap. 56, p. 227 scj. (Par exemple le mot animal dit d’un animal vivant et d’un animal peint est ambigu ou amphibologique, parce que c’est un pur homonyme si l’on a égard à la nature de l’animal, et parce que c’est un nom appellatif ou commun, si l’on à égard à la ressemblance extérieure. Cf. S. Thomas, De Verit., q. 2, art. 11, ad 8 ; Summa, I, ([. 13, art. 10. ad 4-)

Quand donc Maïmonide dit que les attributs essentiels ne s’emploient pas par anq)hibologie, mais seulement comme homonjines, son intention est de signifier que les noms divins ne se disent pas de Dieu, même dans le sens où le mot homme se dit d’Hercule et de son porlrait, et le mot animal d’un animal vivant et d’un animal mort. Car là encore il y a une certaine ressemblance, qui est la raison objeclie de rai)|)licali<)n du même nom.

Enfin, voici le résumé du système. Bien que nous ayons mesuré certaines parties du ciel, nous « n’en comprenons pas la quiddité ; c’est pourquoi nous ne j)ouvons le qualifier que par des mots sans précision et non par aflirmalions précises ; en effet nous disons 43

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qiic le ciel n’est ni léger ni pesant d, cf. De Pot., q. 7, art.’j, ad i, contra. « Et rjue sera-ce de nos intelligences, si elles cherchent à saisir celui qui est exempt de matière, cjui est d’une extrême simiilicité, l’Etre nécessaire, qui n’a point de cause, et qui n’est affecté de rien cpii soit ajouté à son essence parfaite, dont la. perfection signifie négation des imperfections, comme nous l’avons exposé ? Car nous ne saisissons de lui autre chose si ce n’est qu’il est, qu’il y a un être auquel ne ressemble aucun des êtres qu’il a produits, qu’il n’a absolument rien de commun avec ces derniers, qu’il n’y a en lui ni multiplicité, ni impuissance de produire ce qui est en dehors de lui, et que son rapport au monde est celui du capitaine au i-aisseau ; non pas que ce soit là le rapport Aéritable, ni que la comparaison soit juste, mais elle sert de guide à l’esprit pour comprendre que Dieu gouverne les êtres, c’est-à-dire qu’il les perpétue et les maintient en ordre, comme il faut » ; chap. 58, p. 2/17.

Ailleurs, Maïmonide exprime la même idée par une formule ésotérique. R’Hanînà a dit que si on vantait pour posséder des pièces d’argent un roi qui posséderait des millions de pièces d’or, on lui ferait injure. Celte formule mystérieuse signifie que les noms absolus que nous donnons à Dieu doivent se prendre au sens purement négatif. L’interprétation paraît étrange ; elle est pourtant assez facile à comprendre. On sait que S. Augustin, pour exjîliquer comment les attributs relatifs n’entraînent pas de changement dans l’essence divine, s’est servi de la comparaison de la pièce de monnaie qui n’est pas intrinsèquement changée par les diverses dénominations extrinsèques que nous lui donnons à la suite de différents contrats : arrhes, prix de vente, don, etc. Transportez cette idée aux attributs absolus de vie, science, volonté, et vous Acrrez cpi’ils n’ont plus cju’un sens purement négatif, sans exprimer rien qui soit véritablement intrinsèque à Dieu ; t. I, p. 269.

Kant, dans ses Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, a repris la position des néoplatoniciens et de Maïmonide.

« De même qu’une horloge, un vaisseau, un régiment

se rapportent à un horloger, à un ingénieur, à un colonel, de même le monde sensible se rapporte à l’inconnu dont mon intelligence n’atteint pas ce qu’il est en lui-même, mais du moins ce qu’il est pour moi, c’est-à-dire son rapport au monde dont je suis une partie », § 5^. Le rapport du capitaine au vaisseau, c’est un emprunt fait à Aristote ; mais la seconde partie de la phrase est de Maïmonide, qui du cas singulier des nombres imaginaires concluait à la possibilité de penser le rapport à d’autres objets d’un objet X, dont nous n’avons aucun concept détei-minable. Une note de Kant explique bientôt comment nous pouvons concevoir le rapport du monde à l’inconnu.

« Je puis concevoir nettement le rapport des choses

qui me sont totalement inconnues. Par exemple le soin du l)onheur des enfants (= a) est à l’amour des parents (1= b) ce qu’est le salut du genre humain (=c) à l’inconnue en Dieu (=jr) que nous appelons Amour. Je ne prétends point que cet Amour ait la moindre ressemblance avec une inclination humaine ; mais nous pouvons comparer le rapport qu’il soutient avec le monde au rapport que les choses du monde soutiennent entre elles. Mais le concept de rapport, je veux dire celui de cause, n’est ici qu’une pure catégorie », § 58. Paris, 1891, p. 212. « L’être sui)rcme considéré en lui-même nous est tout à fait impénétrable, et par suite il est inq)ensable d’une façon déterminée : ce qui nous enq)èclie de faire un usage transcendant du concept que nous avons de la cause efliciente (par la volonté), pour déterminer la nature divine par des propriétés simplement emin-un tées à la nature humaine. » Ed. Born, t. II, p. 123.

« Le seul discours qui convient à notre infirmité est

celui-ci : nous pensons le monde comme s’il venait d’une intelligence supérieure cjuant à son existence et quant à ses détcrndnations intrinsèques. » Et en note : « Je dirai : la causalité de la cause suprême par l’apport au monde se conçoit par le rapport de la raison humaine à l’œuvre d’art. Mais en cela la nature de la cause suprême me demeure inconnue : je compare seulement son effet connu de moi (l’ordre du monde) et la conformité de cet effet avec la raison, avec les effets de la raison humaine qui me sont connus ; et par conséquent j’appelle la première cause une raison ; mais je n’attribue point pour autant à cette première cause comme une propriété, la même chose que j’entends quand je parle de la raison de l’homme, ni quelque autre qualité que je connaîtrais d’ailleurs. » Ibid., § 58.

De son côté, M. Bergson se souvient des « pièces et de la monnaie » rabbiniques, Evolution créatrice, Paris, 1907. Critiquant Aristote et Platon, il écrit :

« La philosophie des Idées établit entre l’éternité et

le temps le même rapport qu’entre la pièce d’or et la menue monnaie », p. rJ/j3.Dansle sjstème d’Aristote,

« la vraie relation causale est celle qu’on trouve entre

les deux membres d’une équation, dont le premier membre est un terme unique et le second une sommation d’un nombre indéfini de termes. C’est, si l’on veut, le rapport de la pièce d’or à sa monnaie », p. 351. Bien entendu, M. Bergson, comme Maïmonide, ne voit dans tous ces rapports « rien de véritable » ; mais ils lui servent à guider son esprit vers cette idée cpie « Dieu perpétue les êtres » ; et il parle « d’un centre d’où les mondes jailliraient commes les fusées d’un immense bouquet — pourvu toutefois que je ne donne pas ce centre comme une chose, mais pour une continuité de jaillissement. — Dieu ainsi défini n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté », p. 270. Mais n’allez pas prendre ces derniers mots au sens positif ; tout le monde sait que chez M. Bergson c’est une sorte de refrain que tout se passe comme si. Maïmonide n’a jamais dit autre chose ; le luthérien ïroeltsch a vu juste : « Le modernisme, c’est une nouvelle espèce de néoplatonisme et de gnosticisme » ; cf. le Deus causa sui du D"" Schell.

Avant de donner la réponse de S. Thomas, pour permettre au lecteur de bien saisir comment il résout à la fois les difficultés de Maïmonide, de Kant, de M. Bergson et réfute toute l’erreur moderniste, synthétisons le problème agnostique. Etant donné que nous pensons toujours la nature simple de Dieu, et même la simplicité divine, par des concepts tirés de l’expérience, le contenu de toutes les formules religieuses sur la nature de Dieu, connue par la seule raison, peut toujours s’exprimer par l’une des proportions indiquées par Maïmonide d’après Aristote. Cette petite opération faite, est athée celui qui dit : Le quatrième terme est de la pure imagination : deos fecit timor : la religion est une catégorie formelle fondamentale dont le contenu n’est en aucun cas nécessairement réel. Est agnostique pur, celui qui dit : On ne peut rien savoir du ([ualrième terme, pas même le fait brut de son existence. Est agnostique croyant ou dogmatique, celui qui dit : Le quatrième terme désigne bien quelque chose de réel (Dieu, le divin, l’Inconnaissable, l’Inconnu, la réalité sous-jacenle, le fond substantiel de l’être, etc.), mais je ne puis allirmer objectivement ce que j’en pense : d’où toutes les religions se valent théoriquement, puisque le contenu d’aucune n’est logiquement déterminable. Cf. Bibliothèque du congrès international de philosophie de 1900, Paris, t. lî, p. 819, Siiumel, de la religion au point de vue de la théorie de la connaissance. Est 45

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chrélien ou simplement philosophe raisonnable, celui qui dit : Le quatrième terme est existant, et les attributs absolus que j’en pense, soit par la raison, soit par la foi divine, sont en lui objectivement, non pas certes tels que je les pense (modiis cogitandi noster excliiditui), mais de façon à nie permettre de porter sur sa nature des jugenxents oljjectifs ^rais ; le vrai se déflnissant ainsi : aO eo quod res est aiit non est, oratio diciturera aut faha. Cette façon très simple de poser la question de l’agnoslicisme la dél)arrasse de beaucoup d’équivoques. Ainsi, il est clair que ceux qui ne l’econnaissent auxfornuiles religieuses qu’une valeur exclusivement morale, purement régulati^e ou pragmatique, tout en admettant l’existence de Dieu connue par expérience, sentiment, ou de cjuelque autre façon, sont tout simplement des agnostiques dogmatiques.

Que répond S. Thomas ? En face d’un adversaire qui n’accordait même pas que les noms de Dieu se disent de lui, au moins à cause d’une lointaine ressemblance comme lorsqu’on appelle animal le portrait d’un chien, — et tous les agnostiques dogmatiques en sont là — S. Thomas i" raisonne en théologien et remarque que s’il en est ainsi le texte de S. Paul, invisibilia enim…, Rom.^ i, 20, n’a plus de sens, Siimnui, I, q. 13, art. 5. Nous voilà loin d’une différence entre le thomisme et Maïmonide « uniquement quant à la façon de parler ». 2" Il montre en philosophe l’absiu’dité de la position de Rabby Moyses. Maïmonide admet les arguments d’Aristote pour démontrer l’existence de Dieu ; mais c’est un premier principe de la logique que d’une propriété démontrée pour l’animal qui est un chien on ne peut rien conclure au Chien, constellation. Or, d’après la thèse du philosophe juif, les preuves de l’existence de Dieu contiendraient toutes nécessairement un sophisme de ce genre. Il faut donc qu’il reconnaisse, puisqu’on démontre Dieu, un certain rapport entre le monde et Dieu, iOid. ; De Potentiel, quæst.y.art.^. D’ailleurs, un certain rapport de similitude entre toujours dans la relation causale, ibid. Rien de plus facile que d’accommoder cette argumentation aux dilférentes formules de l’agnosticisme dogmatique : d’une manière ou de l’autre — la question génétique importe ici peu — il croit à l’existence de Dieu, et donc il la pense au moins sous la forme de quelque chose à quoi il applique la notion ([’existence. Ces notions appliquées à Dieu sont-elles de pures équivoques ? L’argument de S. Thomas indique nettement sa pensée. (Cf. Cajktax, lettre à Ferrariensis, S. Thuniæ opéra, "S’enetiis, 15g ! i, t. 1-, opusc. Cajelani, t. III, tract. G ; S. Thomas, De Verit., quæst. 1, art. i ; De Pot., q. 7, art. 2, ad 7 ; q. g, a. 7, ad 6 ; Sunima, I, q. 13, art. 11, ad 3 ; 1, d. 8, q. 1, a. 3. Ji ;.N DE.S. Thomas a d’ailleurs pris grand soin d’écarter de l’analogie de proportionalilé toute équivocjne : Analoga prcporlionalitalis propriæ possunt habere conceptum ununi (agitur tain de conceptu objectis’o quani de formali, etc.), Logica, quæst. 13, art. 5 ; cf. art. 3, et quæst. i ; ^, art. 5. C’est donc à tort qu’on essaierait de conq)romellre l’ancienne école thomiste, même bannézienne, et de la présenter comme favorable à l’agnosticisme. 3" Ces deux points acquis, S. Thomas, qui sait très bien que le rapport de Dieu au monde qui sert de base à tous nos raisonnements sur Dieu, Conip. t/ieolog., cap. 26 (al. 27), peut être conçu de plusieurs manières (univocité ontologicpie, proportionalité, proportion, attribution intrinsètpa-, attribution extrinsèque), 1" écarte l’attribution exlrinsèciue, 2" observe que si l’univocité ontologi(iuc était donnée entre la bonté divine et la bonté créée, aucune des absurdités que déduit INIaimonide contre les attributs absolus ne suivrait, pourvu qu’on retint — comme font encore les Sco tistes — l’analogie logique, De Pot., q.-^, art. 7 ; 3° puis, s’attachant aux diverses analogies, il explique que le rapport de similitude|qu’elles impliquent toutes, et à l’aide duquel nous connaissons l’essence divine en soi d’une façon délinie l)ien qu"inq)arfaite, n’entraîne pas a) que Dieu soit semblable à l’honnue ; on ne dit pas qu’Hercule soit semblable à sa statue, mais bien i’ice’^ersa ; Suinma, I, q. 41 art. 3 ; De Verit., q. 23, art. 7, ad 11 ; cf. Ysambert, in I, quæst. 4, ai"t. 8 ; b)ni que la dift’érence entre Dieu et l’honnne soit seulement du plus au moins. De Verit., q. 23, art. 7, ad 9 ; c) ni que l’essence divine soit définissable, à cause du manque de vision intuitive, ou de connaissance c]uidditative et compréhensive ; De Verit., q. 2, art. I, ad 9 sqq. ; art. 11, ad 6 ; De Pot., quæst. 7, art. 5, ad 6 ; art. 3, ad 5. Summa, I, q. 13, a. 5.

Ces conclusions, cjui sont communes à toute l’Ecole

— Occam, Biel etc. les admettaient, bien que peu cohérentes avec leurs principes, — montrent bien, la première, que l’agnosticisme dogmatique est inconciliable avec la foi, cf. Eymericus. Directoriuni inquisitoruin, part. 2, quæst. 58, quæsl. fi, Errures Aiite

«  « rte. prop. 13 ; Alc/tindi, prop. 5 ; Rabby Moysis, 

prop. I, 2 et 3 ; Roinae, 1585, p. 204 sqq. ; voir Denz., 028(455), 1785(1634), 1806 (1 653) ; la seconde, qu’il manque de bonne tenue logique ; la troisième, qu’il est impuissant à nous acculer à l’absurde. Mais elles sont loin de constituer toute la docti-ine catholique sur le grave sujet qui nous occupe. D’ailleurs, en tant que les deux dernières sont défensives et sjstématiques, elles supposent une pensée constructive et doctrinale, que les réponses fondamentales de S. Thomas aux conclusions de Maïmonide vont nous donner l’occasion d’exposer. On ne détruit fjue ce qu’on remplace.

4" a) Maïmonide concède que les attributs de Dieu expriment un rapport causal, mais seulement de fait, comnie quand on dit : « C’est Zéid qui a charpenté cette porte, sans penser à la capacité artistique de Zéid. » Il est certain que tous nous parlons souvent ainsi. De Verit., quæst. 2, art. 1 ; la question est de savoir si les attributs que nous donnons à Dieu n’ont pas d’autre sens. — Réponse, i’^ Argument théologique. Si, lorsqu’on dit : « Dieu est bon >', l’on n’entend rien de plus que ceci : « Il existe, et il a produit cet eiïet qui est bon », on pourra dire aussi bien :

« Dieu est le ciel. Dieu se meut », puisqu’il est la

cause du ciel et du mouvement ; et, ainsi appliqués à Dieu, tous les noms seraient sjnonymes, Suinma, 1, q. 13, art. 4- Mais ni l’Ecriture ni les lidèles n’entendent les choses de la sorte. Donc. D’ailleurs, les Pères disent : quia est sapiens, sapienliam causât ; et dans la controverse anoméenne ils ont réfuté la synonymie des noms divins. Si quelcjnefois ils disent : Deus est sciens, quia scientiam causât, ils n’expriment par là que l’ordre logiijue de notre connaissance, et non l’ordre ontologique ; De Pot., quæst. 7, art. 6 ; DeVerit., q. 2, art. i. 2" Argument philosophique, hase siw le principe de causalité et de raison sullisante. L’elYet procède de sa cause suivant un mode d’être déterminé par lecpiel il lui ressemble ; le principe de raison sullisante exige donc que la cause soit d’abord déterminée (aliqualem) avant que l’ell’et le soit (lalem). De Pot., q. 7, art. 6. Car toute action est produite par sa cause en vertu d’un principe qui est dans cette cause ; donc, si Dieu produit l’ellet que nous appelons science, il faut qu’il y ait en lui quelque chose qui réponde à la détinition de la science, i, disl. 35, art. i, ad 2. Le sens de la formule « Dieu est bon » est donc : Id quod bonitalem dicimus in creaturis præe. ristil in Deo, et hoc quidem secundum modum altiorem, i, quæst. 13, art. 2. 3" S. Thomas ajoute ici une considération de grande importance apo47

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logélique contre les modernisles. Si, lorsqu’on dit que Dieu est cause, on n’a en vue que l’exercice du rapport causal, sans rien dire du principe interne de reifet en Dieu, il en résulte que Ion ne peut pas dire que Dieu a été bon, sage etc., de toute éternité : car il n’a pas créé de toute éternité. On reculera devant cette conséquence : alors il faudra dire que Dieu a eu ah aeterno le pouvoir de créer (sens absolu, de droit) ; mais ce pouvoir n’est pas autre chose qu’une ressemblance superéminente avec son effet. D’où il suivrait : quod intellecfus concipiens bonitatem assimilaretur ad id quod est in Deo et quod est Deus.Et sic rationi sel conceptioni honitatis respondet aliquid quod est in Deo et est Deus. Et ainsi tous les concepts des attributs absolus sont à la vérité subjectivement en nous, mais l’objet que signiiient ces concepts est en Dieu comme dans la racine qui leur sert de vériticatif. Car les concepts de notre esprit sur un objet quelconciue ne seraient pas vrais, si cette chose ne correspondait à nos concepts par voie de ressemblance ; De Pot., quæst. 7, art. 6. On remarquera que Maïmonide rejetait l’éternité du monde ; les modernistes font sans doute de même, puisque la création non ab aeterno est un dogme déûni. Ils ont donc à répondre à l’argument de S. Thomas.

b) Les noms divins, dit Maïmonide, signifient que l’effet produit est tel cfii’il serait s’il était l’œuvre d’un être intelligent. Quand nous disons que Dieu a la science et la volonté, « nous voulons dire qiie tous ces êtres suivent un certain ordre et un régime, qu’ils ne sont pas négligés et livrés au hasard, mais qu’ils sont comme tout ce qui est conduit avec une intention et une volonté par celui qui le Aeut y, p. 244-Kant ne dit pas autre chose : « Nous concevons le monde comme s’il tenait son existence et sa constitution intime d’une raison supérieure ; Prolég., % 58. M. Bergson parle de même. Maïmonide prouve ce point par l’autorité des rabbins sur les treize middôths de Dieu (middùth : mesure) ; cf. S. Thomas, 7>e Pot., cj. 7, art. 3, ad 7 ; art. 8, ad2 ; />e Verit., q i, art. 10 ; I, dist.8, q. 4, a- 2, ad 3 ; — voir R. Martinus, Pugio fidei, p. 3, dist. I, cap. 5, Lipsiae, 1687, p. 001. En parlant des middôths de Dieu « on ne veut pas dire qu’il possède des qualités morales, mais qu’il produit des actions semblables à celles qui chez nous émanent de qualités morales, je veux dire de dispositions de l’àmc, non pas que Dieu ait ces dispositions de l’àme ii, p. 21g. Et, sans sourciller, Maïmonide explique en ce sens la vision de Moïse, Ex. 33. Ce que Dieu jjromit de montrera Moyse, c’est qu’il « devait comprendre la nature de tous les êtres, leiuliaison les uns avec les autres, et savoir comment Dieu les gouverne dans leur ensemble et dans leur détail », p. 217. La vision ne fut donc au fond qu’une Weltanschauung, tout à fait conciliable avec le panthéisme ou avec « l’émotion cosmique » de ceux qui prétendent tressaillir religieusement « à l’idée que, lorsqu’ils donnent un coup de cognée, ils ont pour collaborateur la masse des étoiles ». Le second argument est tiré des anthropomorphismes de l’Ecriture. Il est évident que ces termes figurés, dit Rabby Moyses, ne doivent pas se prendre à la lettre : tout y est dit par manière d’allégorie, chap. 46. Donc tout ce que l’Ecriture dit de Dieu doit s’expliquer de la même manière.

Réponse, i » Argument théologique. — Il est vrai, dit S. Thomas, que le sens direct des termes figurés de l’Ecriture est bien celui que constate Maïmonide : on dit que Dieu est en colère, parce que l’efTet de sa justice ressemble à l’efTet de la colère d’un homme (cf. I, dist. 35, art. i, ad 2). Il est vrai encore que les relations de Dieu au dehors f|ui se disent dans

le temi)s sont symboliques I, dist. 8. q. 2, a. 3, ad 2). Mais les saints et les prophètes fcmt très bien la différence entre les divcrs noms divins ; la preuve en est qu’ils affirment absolument certaines choses de Dieu, et qu’ils en nient d’autres, par[ exemple qu’il soit un corps ; De Pot., quæst. 7, art. 5. Si on réduit tous les noms divins à cette espèce de similitude de proj)ortion que l’on observe dans les termes ligiu’és ou symboliques (toutes les métaphores se réduisent à une proportion, ôvk^c/î ?, d’après Aristote : la jeunesse est à la vie ce que l’aurore est au jour : d’où l’aurore de la vie pour la jeunesse), la science se dirait de Dieu dans le même sens que la colère, par métaphore : ce cfui est contre la pensée des saints Pères et en particulier de Denys, De Verit.. q. 2, art. i ; Summa, I, q. 13, art. 3. Donc, il faut dire que la science. la vie, etc., attribuées à Dieu signifient quelque chose qui est en Dieu lui-même ; et cela par ressemblance, inadéquate, imparfaite, déficiente, mais vraie. 2° Argument philosophique. Nous ne sommes pas sans moyen de distinguer ce qui convient proprement à Dieu et ce qui ne se dit de Inique par métaphore. Dans le monde de notre expérience, étant donnée une cause connue d’une certaine manière et les résultats de son action, mettons du feu sur une brique, nous savons très bien discerner quelles sont les propriétés de l’effet qu’il ne faut pas attribuer à la cause, par exemple la densité de la brique ne s’attribue pas au feu ; fiuelles sont les jiropriétés qu’on n’attribue à la cause que par métaphore, par exemple tout le monde entend cjue, si l’on attribue au feu la dureté de la brique en disant que le feu a chauffé dur, c’est une métaphore ; quelles sont enfin les propriétés qui conviennent proprement à la cause et à l’effet, par cette voie de ressemblance univoque ou analogue qui est inséparable de toute vraie causalité efficiente, parce que toute efVicience vraie implique la finalité. De luême, quand il s’agit de Dieu, cause que nous connaissons d’une certaine manière comme simple etc., nous faisons le départ de ce qui ne peut pas se dire de lui ; de ce qui se dit par métaphore, et de ce cpii se dit au sens propre ; De Pot., quæst. 7, art. 5, - ad 8. 3 » <> La foi nous enseigne que la créature n’a pas été toujours, ce cjue concède Maïmonide ; mais dans son système, nous ne pouvons pas dire que Dieu a été sage, bon, avant qu’il y eût des créatures. Car alors rien ne se passait co171nie si Dieu était bon ou sage. Cette conclusion est absolument contraire à la vraie foi, hocautem omnino sanæ fidei répugnât, nisi forte dicere velit. » On avouera de nouveau qu’entre Maïmonide et S. Thomas il ne s’agit pas seulement de la meilleure façon de parler, que les concessions de S. Thomas, I, dist. 2, ne sont c|u’hypothétiques, et que les videtur incom-eniens qu’il emploie ne sont que l’expression de la modestie d’un esprit puissant qui tient son adversaire par le bon bout et qui le sait. Conclusion contraire à la foi, disions-nous, mais voici le moyen d’y revenir : « à moins cjue Maïmonide ne > euille dire qu’avant de créer Dieu ne faisait rien comme sage, mais qu’il avait le pouvoir d’agir comme sage, car, de cette manière d’entendre les choses, il suivrait que le nom de sage signifie quelque chose de réellement existant en Dieu, et que la sagesse est la substance divine, étant donné que tout ce qui est en Dieu est sa substance », De Pot., quæst. 7, art. 5. Mais cette dernière conclusion était précisément ce que Maïmonide Aoulait enlever de l’esprit de son lecteur ; c’est également ce dont Kant et Spencer après Hume nient la légitimité.

Les modernistes qui, à la remorqiie de Mansel et Hampden, veulent bien reconnaître aux formules dogmatiques une valeur régulative et pragmatique. 19

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croient se distinguer beauconp de Kant et de Spencer, en disant : Mais nons tenons cjue la réalité sous-jacente des fornuiles a en elle-même, d’une manière ou d’une autre, de quoi justifier notre croyance et nos altitudes, bien que nous soyons incapables d’expliciter aucun jugement déterminé sur cette réalité. L’équivoque de cette façon de parler provient de ce que. prises au sens où les entendent ces publicistes, ces fornmles continuent à désigner Dieu, mais par pures dénominations extrinsèques. L’habitude que l’on a de les entendre au sens objectif. fait qu’on ne remarque pas, ou qu’on oublie, les contextes qui les encadrent ; et il semble qu’après tout ils disent d’une façon baroque ce que dirait tcnit uniment M. Jourdain : nons ne vojons pas l’essence divine comme les arbres. S. Thomas, en adoptant la méthode de variation — très usitée en théologie — et en portant le débat sur l’essence divine avant la création, met à nu l’équivoque : Si vous êtes incapables d’expliciter aucun jugement déterminé sur la nature intrinsèque de Dieu, vous ne pouvez pas formuler ceci : de toute éternité, avant toute création, en Dieu se trouvait un principe interne, de soi ellicace à produire le monde, mais indifférent à le produire ; et ce principe en soi était sage et bon, indépendamment de toute hypothèse sur la création ou la noncréation du monde. Ici pas d’échappatoire du côté des dénominations extrinsèques, et il faut passer au sens absolu. Car celui qui accepte le débat sur Dieu avant la création, s’il entend la question, s’interdit tout recours aux dénominations extrinsèques. En effet, nous pensons Dieu, avant la création de tout, à l’aide de deux dénominations extrinsèques : ex jii/tilo. aiite tempiis. Mais ces deux dénominations extrinsèques nous enlèvent le droit d’avoir recours à toute autre dénomination du même genre : ce recours serait contre l’hypothèse acceptée. Transposons cette ilialectique en termes métaphysiques. Désigner Dieu par dénominations extrinsèques suppose Vexercice de la toute-puissance. Mais avant la création, cette hypothèse est nulle. Donc ; Suniiiia, L q. 13, art. ii, ad 3. Ainsi il faut passer au sens absolu. Si votre système vous interdit de le faire, c’est donc qu’il est inconciliable avec la foi, qui exige absolument qu’on puisse dire et qu’on dise en eJfet qu’avant la création Dieu était sage comme il est maintenant, et toutpuissant, soit qu’il créât, soit qu’il ne créât pas.

Celte doctrine de S. Thomas fournit la réjionse à une difficulté que font certains modernistes, ou plutôt — car la difliculté n’est pas réelle — à un moyen de propagande qu’ils emploient. Voici leur raisonnement : La religion est pour tous, les simples doivent connaître Dieu aussi bien que les théologiens. Comment i)euvent-ils y parvenir, s’il faut tant de philosopliie et tant de subtilités théologicpies pour concevoir Dieu correctement, au sens absolu, de droit et objectif ? — Réponse : i" Tous, nous avons la même foi exactement, l)ien qu’elle ne soit pas chez tous également explicite. Mais, sans aucun doute, nous n’avons pas tous la même connaissance philosophique, théologique ou mjstiquc de Dieu : c’est un fait, que les idées égalitaires à la mode ne changeront pas. De plus, il faut distinguer entre les susdites connaissances et la possil)ilité de les expliciter, d’en rendre compte. Je connais de bonnes âmes dévotes qui en savent sûrement plus long que moi sur la perfection divine, et à qui ces ])ages seraient inintelligibles. 2" Les simples n’ont besoin, quand ils font leur acte de foi, d’avuune théorie pliilosophicpu’jjour concevoir Dieu correctement, au sens absolu, de droit et objectif. Voici comment les choses se jiassent. Le eatholi(pie (j » ii fait un acte de foi sur les articles du symbole, envisage d’abord Dieu comme principe de

vérité : crédit Deo ; et donc l’acte de foi est chez lui essentiellement un jugement par lequel il tient pour vraie la formule révélée ; par suite, par la foruuile, son jugement porte sur la réalité que la formule exprime ; et si la formule exprime la nature intrinsèque de cette réalité, ce jugement porte sur cette nature considérée en soi : « Credens Deiun, respicit Deum secunduin quod in se est : crédit namque Deum esse Patrem omnipotentem etc. » (Cajet., in 2. 2, quæst. 20, art. 3.) Voir Harknt, Expérience et foi, dans Etudes. 1908, 20 avril. Mais cela, c’est concevoir Dieu au sens aI)solu, de droit et objectif. Les simples pensent donc Dieu à la façon des meilleurs théologiens. 3 « Dans l’acte de foi, l’autorité divine est la dernière raison de croire ; dans les raisonnements philosophiques, les preuves jouent ce rôle. Les preuves certaines amènent l’esprit à une conclusion nécessaire, et objectivement et subjectivement ; par conséc{uent, à une conclusion que nous u savons être vraie >. Scimus quod hæc propositio quam formamus de Deo, cum dicimus, Deus est, vera est ; et hoc sciinus ex ejus effectibus. Summa, I, q. 3, art. 4> ad 2 ; De Pot., q. 7, art. 2, ad i ; Cont. gent., l, 12. Si vraie, donc de valeur objective ; et, s’il s’agit des perfections divines, démontrables par le raisonnement, l’affirmation porte sur la réalité divine en soi, comme dans l’acte de foi : secundum quod est in se. ibid., quæst. 13.art. 8, ad 2. Encore une fois, nous voilà dans le sens absolu des noms divins. 4" On voit que dans l’un et dans l’autre cas, les simples n’ont pas besoin de théories philosophiques poiu- concevoir Dieu à la façon des théologiens. Sans doute, les démarches spontanées de leur esprit impliquent quelque philosophie, et par suite en excluent d’autres : mais il n’est besoin de connaître d’une manière réfléchie ni les unes ni les autres pour faire très correctement — et très légitimement — tous ces actes. Tout le monde, dès le bas âge, connaît par expérience ce que c’est que croire, porter un jugement objectif, sur le témoignage d’un autre : et les théories qu’il a plu à Kant d’écrire sur la croyance n’y ont rien changé et n’y changeront rien. Cf. Harent, Expérience et foi, dans Etudes, 1907, 20 oct. De même la psychologie du raisonnement philosophique que j’ai indicjuée est familière à tous. Hume a fait l’aveu que

« hors de son cabinet », il l’appliquait comme tout

le monde ; et quand il ne l’eût pas avoué, on s’en serait douté. 5^^ Nous sommes ici en face de la nature, et contre elle ce n’est pas un argument valable que de nous dire que les diverses philosophies relativistes n’admettent pas la légitimité de l’acte de foi, ni du raisonnement naturel. os adversaires veulent la foi pour les simples : qu’ils essaient de leur faii-e entendre leurs systèmes ! En réalité, si les modernistes ne comprennent pas comment les sinqjles portent des jugements corrects sur Dieu en soi par l’acte de foi ou par le raisonnement, c’est qu’à force de s’hypnotiser devant l’idole de la critique kantienne ou spencérienne, ils ont fini par perdre le sens des réalités humaines. Quant à vouloir faire le pont l’utre les philosophies relativistes, dont le dernier mot est de nier la valeur de tout jugement sur la nature intrinsèque des choses, et la foi catholique ou la philosophie naturelle de l’humanité, c’est travailler à la quadrature du cercle, au mouvement perpétuel. Les nianiaques qui se livrent à ces derniers exercices, Ibiissent ordinairement par se délier de la géométrie <"t de la mécanique. Est-ce une raison pour cesser de les cultiver ? 0" Sophisme encore que de parler ici de subtilités théologiques et de philosophie enchevêtrée. Par la foi, les simples atteignent du premier coup la vérité. Quant aux sviblilités et enchevêtrements du reste, ils se réduisent au principe de causalité et déraison suflisanle, et le Saint-Esprit 51

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nous on a donné le résunié, à rusage « les doctes comme des simples : Qui /in.ril oculiim, non considérât ? Psalm. 93, 9. Cf. 1, dist. 35, q. i, a. 2 ; de Verit., q. 2, art. 3. Une partie de la dilUcullé est résolue ; et, on en conviendra, la doctrine catholique est vraiment catholique parce ([lu- vraiment humaine : chez nous, sans passer par le dur sentier de la Critique de la raison pure ou des Premiers principes, tous peuvent avoir la mènu’foi et penser Dieu de la même façon. S. lîonaventure le disait déjà à frère Gilles.

Ajoutons que, dans toute cette question de la foi des siuqiles, les partisans delà valeur exclusivement régulative et normative des formules, ne tiennent aucun compte de la grâce de la foi surnaturelle, des lumières qu’elle nous donne à tous, aux simples connue aux autres, et de la grâce par laquelle Dieu nous aide tous à penser bien de lui. Cf. S. Thomas, Sitmma, I, q. 12, art. 13 ; Bosscet, Œures oratoires, éd. Lebarcq, t. V, p. io4. Ou, s’ils parlent de ces éléments, c’est en substituant à la notion calliolique, la conception protestante, janséniste ou naturaliste du surnaturel ; c’est au détriment de la raison, comme si croire c’était d’ajjord se mutiler, et comme si c’était honorer Dieu que de prétendre qu’il a mis un conflit ou une cloison étanche entre notre nature morale et religieuse et notre nature raisonnable. Cf. Hodge, Systematic theology, t. I, p. 355.

Si enfin les modernistes faisaient attention au contenu de la première page de nos catéchismes, ils comprendraient comment psychologiquement les plus simples sont amenés à penser Dieu au sens absolu. On ne veut pas dire c^ue leur intelligence éjjuise d’un coup tout ce qu’on peut explicitement connaître de la perfection divine, ni même que certaines

« images grossières », comme dit Bossuet, ne

se mêlent aux idées que leur suggèrent les formules. Ce qui est en question, c’est le contenu ol)jectif des formules. Qu’on lise un catéchisme. On y trouvera, dès le début, en même temps que la spiritualité de Dieu, le dogme fondamental de la création e.r niltilo, la non-éternité du monde, la liberté divine et la souveraine indépendance de Dieu. Or, nous avons vu avec S. Thomas que tout cela ne peut s’entendre qu’au sens absolu. L’enfant a donc, dès sa première leçon de catéchisme, une métaphysique supérieure, qui non seulement est exempte objectivement d’erreur, mais qui subjectivement oriente dans le sens d’une intelligence plus parfaite de la réalité divine toutes ses facultés. On lui donne une description de Dieu, et ces deux vérités si faciles à saisir — quoi qu’en dise M. Bergson pour les besoins de son sjstème — que Dieu a créé le monde du néant et cjue le monde n’a pas toujours été, l’amènent psj^chologiquement à se mettre devant cette description au vrai point de vue, au point de vue objectif. Il pourra travailler sa vie entière à méditer sur ce sujet qu’il n’épuisera jamais, sans avoir à en changer. La première leçon de catéchisme est de soi révélatrice de vérités et préservatrice d’erreurs sur la nature intrinsèque de Dieu. L’Eglise primitive le savait bien, aussi le dogme de la création est-il en bonne place dans le Credo. Primant omnium crede ununi esse Deum qui omnia creavit, dit déjà le pasteur d’Hermas. La tradition des Pères est riche sur ce sujet ; et le dogme de la création non ab aeterno leur a servi à réfuter le gnosticisme, le manichéisme, l’arianisme etc. S. Tliomas n’est que l’éclio de la tradition quand il écrit : Manifestius inundus ducit in cognitionem dis’inae potentiae, si mandas non semper fuit quam si semper fuisset, Summa, I, q. l, art. j, ad G ; Cont. genî., i, 13, obj. i.On ol)jectera qnv, si telle est l’importance du dogme de la non-éternité du monde, on

ne voit pas comment Maimonide, qui le professait, a pu tond)er dans l’agnosticisme radical. — Réponse : l’argumentation de S. Thomas démontre en effet qu’il y avait là une contradiction dans la pensée du Ral)bin ; mais il y a longtemps cpie cette paille a disparu du judaïsme lil>éral, cf. /en/.s/i Cyclopædia, v. Création. Aussi M. Bergson, dans son Es-olution créatrice, fait-il porter tout son elTort contre l’idée de création ; toute son argumentation d’ailleurs est tirée d’une idée de Maïmonide et de Plotin sur les « idées négatives », dont il nous reste à parler.

5" Les deux dernières conclusions de Ma’imonide ne sont que des corollaires des thèses précédentes.

« ) Tous les attributs absolus de Dieu n’ont qu’un

sens négatif. « Comprenant qu’il n’en est pas de cet être comme de l’existence des éléments, qui sont des corps inanimés, nous disons qu’il est vivant, ce qui signifie que Dieu n’est pas sans vie. Comprenant ensuite fpi’il n’en est pas non plus de cet être comme de l’existence du ciel qui est un corps vivant, nous disons qu’il n’est point un corps », p. 2/|3. « Mais ces négations elles-mêmes, il ne faut s’en servir pour les appliquer à Dieu que de la manière que tu sais ; je Aeux dire qu’on nie quelquefois d’une chose ce qu’il n’est pas dans sa condition de posséder, comme quand nous disons du mur qu’il ne voit pas », p. 2/(5. Enfin « la perfection de l’essence parfaite signifie pour nous négation des imperfections… Aucun des êtres qu’il a produits ne ressemble à Dieu ; il n’a absolument rien de commun axec ces derniers », p. 2/17.

Réponse : i » Argument //ie’o/o°’/</He. Que les attributs absolus de Dieu aient ainsi un sens purement négatif,

« c’est contre la pensée intime des fidèles. Car lorsqu’ils

disent que Dieu est vivant, ils ont l’intention d’exprimer autre chose qu’une difïérence entre lui et les êtres inaniuiés » (Samma, 1, q. 13, art. 2). « Si les attributs de Dieu n’étaient en usage que pour nier, de même cjue nous disons que Dieu est vivant, parce que son existence n’est pas comme celle des êtres inanimés, ainsi que l’entend Maimonide, nous pourrions dire aussi que Dieu est un lion, parce que son existence n’est pas comme celle d’un Aolatile. En effet, toutes les fois que nous nommons une espèce, nous nions un mode d’être qui ne convient pas à Dieu ; car espèce inq^orte dilYérence, et par là exclusion d’une autre espèce : w lion » importe « quadrupède » qui est la difïérence entre le lion et le Aolatile. » (De Pot., quæst. j, art. 5.) Si donc l’intention des fidèles, quand ils appliquent à Dieu des noms, n’était que de nier de Dieu des modes d’être, ils pourraient lui donner au hasard n’importe quel nom, par exemple celui de lion, pour expriuier qu’il n’est pas un oiseau. S’ils ne le font pas, c’est donc que leur intention est d’exprimer par les noms que l’on donne à Dieu, autre chose c^u’une différence d’être. D’ailleurs, ajoute S. Thomas, Secundum Dionysiam dicendum est quod hajasmodi nomina significant divinam suhstantiam, quamvis deficienter et imperfecte, ibid. 2 » Argument philosophique. « Le fondement dernier de toute négation est une aflirniation, puisque toute proposition négative se prouve par une affirmative. Donc, si notre esprit ne connaissait aucun attribut positif de Dieu, il ne iiourrait rien en nier. Mais il ne connaîtrait aucun attribut positif, si rien de ce qu’il dit de Dieu aflirnuitivement ne se vérifiait ol)jectivement en Dieu et au sens positif. » De Pot., ibid. et q. 9, a. 7. ad 6. On remarquera dans cet argument i" conunent l’agnosticisme dogmatique conduit à l’agnosticisme pur ; 2" qu’on suppose ici qu’on a déjà prouvé ou qu’on prouvera, i)ar les principes de causalité et de raison suffisante, c^ue nous pouvons arriver à connaître des attributs positifs au sens

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absolu. Proposé dans d’autres conditions, il ne fera, comme l’a bien au Scot, I, dist. 3, q. 2, inii., que conlirmcr l’adversaire dans son erreur et préparer un disciple de plus à Plotin, à Maïmonide, ou à M. Bergson, ce qui revient au même.

Nous ne disons giière en français d’un nniv qu’il ne voit pas : mais nous disons volontiers qu’il n’a pas d’oreilles. En quelles occasions employons-nous cette locution ? Lorsque, par exemple, un ami hésitant à nous conûer un secret, nous voulons l’encourager à la confidence. Le sens est : « nous sommes seuls ety> serai discret ». Si rencontrant le corps d’un blessé, rigide, mais ayant les yeux ouverts, nous constatons que la rétine est insensible, nous disons : II ne Aoit pas « ; le sens n’est pas : « il ne regarde pas, il est aveugle » ; mais bien : « ce n’est pas ce que je croiras, ce n’est pas un homme, c’est un cadavre ». S'^ous employons aussi des termes privatifs de la même manière. « Je suis soiu’d et muet », répondons-nous à un questionneur importun ; ce qui signifie : « y&irésolu de ne rien dire de cette affaire ». « C’est une poule mouillée », signifie que cet homme, que nous croyions courageux, qui devait l'être, ne l’est pas ; la figure exprime, en même temps que ce fait, notre désappointement. Dans tous ces cas, nous pouvons signilier à la fois un état mental et une réalité objective. L’accent indique sur lequel de ces deux objets l’attention de l’auditeur doit s’arrêter. Il arrive aussi que de telles expressions sont prises au sens purement figuré, comme lorsque l’avare de Molière, après avoir vu les deux mains, demande « l’autre » ; ainsi dans « ce mur n’a pas d’oreilles, je suis sourd et muet », l'état montai de celui qui parle est seul en question. D’après Maïmonide, tous les noms de Dieu se ramènent à des façons déparier figurées de cette dernière espèce. Si nous disons u Dieu est vivant ", interprétez comme dans l’expression « je suis sourd et muet ». Si nous disons que Dieu nous voit, interprétez d’après l’exemple du cadavre dont on dit : « Il ne xovi pas », c’est autre chose que l'êti-e animé auquel je pensais.

M. Bergson, pour étajer son nominalisme subjectiviste. a recours à la théorie de ces sortes d’idées négatives. Maïmonide était objectiviste, mais nominaliste, t. I, p. 185. M.Bergson est nominaliste, sans être objectiviste. Il constate que « la science moderne roule sur des lois, c’est-à-dire sur des l’elations. Or une relation est une liaison établie par un esprit entre deux ou plusieurs termes. Un rapport n’est rien en deliors de l’intelligence qui rapjiorte », Evolution créatrice, Y). 385. Biel disait des relations exactement la même chose, bien qu’il fût objectiviste : « lîelationes important coiiceptum mentis quo intellectus formuliter refert rem unam ad aliam… Et ille conceptus quo res cognoscuntur ab inlcllecta taies, dicitur relatio {/n I, disl. 30, q. i, art. 3). (]onsé(piemment : Duo alha esse siniilia est me pcrcipere duo alha : et quant au fondement de ces relations, Biel eîit pu signer la formule positiviste " la science n’a pour objet que les faits et leurs lo[<, n : Similitudo Socralis ctPtaionis in alhedine, nihil est aliud quant Sorrides et Plato ; ordo est partes ordinatæ etc., ibid., art. 2. Le nominalisme, dont ces formules d’Occam et de Biel expriment toute l’essence, aboutit logiquement à l’agnosticisme. On trouve des agnosti(pu’s défenseurs de la perception immédiate comme Maïmonide et l’Ecossais Hamilton ; on en trouve d’oljjectivistes comme Locke, desubjectivisles comme Kant ; il en est d’idéalistes, il en est de réalistes : je n’en découvre aucun qui ne soit nominaliste. L'école d’Occam n'évitait l’agnosticisme qu’en se donnant par la foi, ou d’une façon contradictoire à ses principes, l’idée de la perfection divine. Il en faut dire autant du nominalisme cartésien, dès qu’il cessait de se d(Miner l’idée

innée de Dieu. Malebraxciie conclut à la fois à l’ontologisme et au fidéisme de ce que « l'àme ne peut connaître les êtres infinis », Recherche, etc., p. 1, 1. 3, 2 ; p. 2, 1. 3. Aussi Leibniz félicite-t-il le P. des Bosses du décret par lequel le général des jésuites avait interdit renseignement de cette proposition de Malebranche : Mens nostra, eo quod finita sit. nihil certi de infinito potest scire, proindeque de illo a nobis dispufari nunquam débet (Tamburini, 1^06). Ed. Gerhardt, t. II, p. 313. Le même philosophe avait lu et approuvait la proscription antérieure (iG51, Piccolomini) de la proposition fondamentale d’Occam, que quelcjues jésuites (de Hurtado, Arriaga, de Benedietis) avaient, sans en adopter toutes les consét]uences, soutenue contre Suarez, Vasquez et les grands théologiens de l’ordre : « Relatio siniilitudinis, paternitatis, etc., non est formaliter in rébus, aut in suo fundamento ; sed est aliquid rationis. aut mera intellectus comparatio. » Nominaliste, que M. Bergson soit agnostique, il ne faut donc pas s’en étonner. Mais pour légitimer son nominalisme, il a eu l’idée originale de recourir à la doctrine des idées négatives ; c’est ce qui le distingue de Kant, dont il rejette les formes à priori, p. 38^ ; de Spencer, dont il plaisante les « idées héréditaires » où en est encore M. Loisy, passim ; enfin, du relativisme vulgaire, p. 226.

« On verra, dans le prochain chapitre, dit-il, combien il est malaisé de déterminer le contenu d’une

idée négative, et à quelles illusions on s’expose, dans quelles inextricables diiricultés la philosophie tombe, pour n’avoir pas entrepris ce travail », p. 240. Suivent les exemples, pour persuader au lecteur que l’idée d’ordre et celle du néant ne sont cjue des idées pragmati([ues. « Si je choisis au hasard un volume dans ma l)ibliothèque, je puis, après y avoir jeté un coup d'œil, le remettre sur les rayons en disant :

« Ce ne sont pas des vers. » Est-ce bien ce que j’ai

aperçu en feuilletant le livre "^ Non, évidemment. Je n’ai pas vii, je ne verrai jamais une absence de vers. J’ai vu de la prose. Mais, comme c’est de la poésie que je désire, j’exprime ce que je trouve en fonction de ce que je cherche, et, au lieu de dire : A)ilà de la prose », je dis : ><. Ce ne sont pas des Acrs », ).i !. De son côté, l’idée du néant est celle de l’absence d’une utilité. « Si je mène un Aisiteur dans une chambre que je n’ai pas encore garnie de meubles, jel’aA’ertis « qu’il n’y a rien ». Je sais pourtant que la chambre est pleine d’air ; mais comme ce n’est pas sur de l’air qu’on s’asseoit, la chambre ne contient Aéritablement rien de ce c^ui, en ce moment, pour le A-isiteur et pour moi-même compte pour (jnelque chose », p. 322. Où est le sophisme ?

Le lecteur, qui a peut-être souri en lisant les réflexions de S. Thomas sur le lion et sur le Aolatile, n’a qu'à les relire. Elles sont de saison, puisque toute la nouvcauté de l’argumentation de VEvolution créatrice tle M. Bergson se réduit à l’analyse de ces façons communes de jiarler, dont M. Bergson allonge la liste, à la suite de Maïmonide. Pour conclure légitimement ce qu’il conclut du sens de ces locutions négatives, M. Bergson devrait prouver que toujours et nécessairement nous parlons comme dans les cas particuliers ([u’il étuilie. De Pot., q. 9, a. 7, ad 2 et in corp. Et ((uaïul nous parlons ainsi, est-ce au hasard <|ue nous choisissons nos expressions ? Non, répond M. Bergson, « uuiis nous sommes guidés dans ce choix uniijuenu’ut par nos états alfectifs, par des besoins d’ordre prali(iue » ; et M. Le Boy étend cette conclusion à toutes nos connaissaïu-es scicutili(pu>s, tandis que Maïmonide la restreignait à notre connaissance religieuse. C’est confondre le choix de l’expression avec la constatation ol>jective qui est la raison AGNOSTICISME

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pour laquelle nous avons à choisir une expression. La rétine du corps rig^ide, que j’ai rencontré, ne réagit pas : voilà le fait constaté : c’est ce que j’ai à tlire. Ici se pose la question du choix de l’expression. Je peux énoncer le fait, comme je viens de le faire : « rétine insensible ». Je peux l'énoncer autrement ; et mes habitudes d’esprit, mes états subjectifs actuels, mes besoins pratiques etc., comme aussi la mentalité de ceux à qui je m’adresse et leurs habitudes de langage, brutales ou polies, influeront pour leur part sur ce choix. Il n’en restera pas moins que, si je sais parler et si je ne veux pas mentir, c’est le fait initial — extérieur ou interne — constaté, qui en délinitive restera le noyau de mon expression ; et il y aura toujours moyen de distinguer ce noyau de tout le symbolisme dont nous l’enveloppons à notre choix. Le nier, c’est aller contre le sens commun, comme l’observe S. Thomas : Homo non est usinas, s’eiitas Jiujus negationis fimdalnr supra hominis naturam, quæ natiiram negatam non compatitur I, dist. 35, q. i, art. i. Siimma, I, II, q. 72, a. 6). C’est ni plus ni moins le principe de contradiction qui est ici en jeu. Cf. Bloxdkl, Principe élémentaire d’une logique de la vie morale, dans la Bibliothèque du congrès intern. de philos, de 1900, t. II, p. 51 ; comparer avec S. Thomas, De quatuor oppositis. opusc. 87 ; et avec Scot, in VII Metaph., q. 13, et in oxon., 2, dist. 3 : Mixges discute ces textes dans le fasc. i du t. Yll des Beitrdge de Bæumker.

b) Maïmonide tire enfin la dernière conclusion de son système, ou i^lutùt il fait à son disciple — mais bien en cachette — la révélation du dernier mystère du monde. Ce n’est pas long : que Dieu existe, signifie que nous ne pouvons pas penser autrement ; et il en faut dire autant de tous les attributs. Objectiviste, mais nominaliste, Maïmonide aboutit au subjeclivisme en thcodicée. Les relativistes modernes lui donnent la main. Dieu postulat de Kant, l’Absolu impliqué par le relatif de Spencer, sont des formules dont le sens réel est le même que celui de la phrase simjjlc du Rabbin. Il en faut dire autant de la formule de RiTscHL : Dieu n’est qu’un simple nom qu’emploie le chrétien pour résumer ses impressions religieuses ; de celle de Sab.^tier : la définition de l’objet adoré se tire du culte qu’on lui adresse et du bienfait qu’on en attend ; de celle de Simmf.l : l'état d'àme religieux ne rend aucun contenu déterminé logiquement nécessaire ; la croyance religieuse en Dieu est une forme de l'être interne, dont la connaissance intellectuelle de Dieu n’est que le reflet. Ces formules et vingt autres à la mode font de Dieu, comme celle d’Avicenne et du Guide, ce (ç S. Thomas appelle de simples res intellectæ ; et il est diflîcile de dire si elles sont plus proches du panthéisme, de l’athéisme ou du « riennisme >'. D’après M. Le Roy,

« une chose quelconque est affirmée rée//epour autant

qu’elle possède ce double caractère : résistance à la dissolution critique, fécondité inexhaustible » (Dogme, p. 15-). C’est étendre à toutes nos connaissances ce que Maïmonide disait seulement de la réalité divine : voilà tout le progrès. — Réponse. S. Thomas est sur ce point très court. Que dire au subjectivisme absolu, au relativisme radical ? Il constate d’abord qu’en fait nous avons des idées subjectives que nous n’attribuons pas aux choses, par exemple « les secondes intentions », c’est-à-dire les genres et les espèces. Il ne Aiendra en effet à l’esprit de personne de dire que la classification de Linné, celle de Jussieu ou celle de Cuvier soient dans les choses : elles sont dans les livres et dans l’esprit des naturalistes ; car elles sont le fruit d’une réflexion de l’esprit sur les objets de l’expérience, qui en ont fourni les matériaux et en ont donné l’occasion. Conceptioni hominis respondet

j res extra animam, conceptioni gencris secundum

quod hujusmodi, respondet solum res intellecta. Le

lecteur remarquera que si S. Thomas et les scolasti I ques sont objectivistes et non relativistes, ils savent

I pourtant distinguer ce qui est objectif de ce qui est

I le résultat de notre activité mentale. Mais, dit-il en

citant Averroès, l’adversaire de l’agnostique Avicenne,

il n’est pas possible que l’existence et les attributs de

I Dieu soient comme l’idée du genre, parce qu’il en

I résulterait que nous ne parlerions jamais de Dieu au

sens objectif, mais seulement au sens subjectif, no71

secundum quod in se est, sed secundum quod intelli gitur. Mais cette conséquence est évidemment fausse :

car lorsque nous disons « Dieu est bon », le sens

serait que nous le pensons ainsi, et non pas qu’il

est ainsi (De Pot., q. 7, art. 6). Ce qui est sûrement

contre la pensée des fidèles.

Maïmonide convenait que les chrétiens pensaient autrement que lui, et. s’il en était besoin, il pourrait servir de témoin de la foi de l’Eglise sur ce point. Il convenait de même que les Juifs, pris en masse, entendaient les choses comme nous : il n'écrit que pour les esprits cultivés, et encore il ne faudra livrer sa doctrine ((u'à des hommes éprouvés, « à qui le sens littéral de l’Ecriture fait des difficultés >-. C’est une doctrine ésotérique : aussi la traduction hébraïque du Guide rencontra-t-elle une ^ive opposition dans le monde juif provençal, ce qui démontre la nouveauté de la doctrine, Aoir Hist. littér. de la France, t. xvi, p. 302. Kant, lui aussi, sait très bien que personne n’entend les choses à sa façon ; il écrit des Prolégomènes pour une métaphysique future. A entendre les modernistes, non seulement les temps sont venus, et tout le monde pense comme eux, comme Plotin, Avicenne, Maïmonide et Kanl ; mais, ce qui est mieux, tout le monde a toujours pensé ainsi. M. Le Roy ne parait pas douter de ce fait : c’est comme une loi de nature ; Dogme, p. 133. M. Tyrrell distingue : les demi-savants laïques (Renan en 1848 disait : les bourgeois) pensent comme les théologiens et sont objectivistes ; le pauvre peuple a exactement les vues de M. Tyrrell et de tous les bons esprits (Scrlla, p. 345). Le don d’observation de M. Le Roy et de M. Tyrrell ne fait aucun doute pour eux : nous n’en doutons pas. La cpialification qui lui convient ne fait non plus de doute pour personne ; il est donc inutile de la spécifier. Notons seulement que les modernistes avaient besoin de dire i^artout que la masse des chrétiens était de leur avis, puisque c’est la masse qui, dans le système, élabore la doctrine. Cf. décret [Lai/ientabili, prop. G. 6" Maïmonide confirme sa doctrine par deux remarques, a) L’intcz"prétation négatiAC et subjective de tous les attributs divins est le seul moyen de concilier l’usage de ces noms a^ec la simplicité divine, telle que la raison la démontre. Toute la question 7 De Pot. de S. Thomas n’a pas d’autre but que de montrer qu’il n’en est rien. ÎMaïmonide concluait à l’impossibilité de la Sainte Trinité ; S. Thomas (question 8 du même ouvrage) n’aborde l'étude du mystère de la Trinité qu’après avoir réfuté Maïmonide, comme nous l’avons rapporté. M. Le Roy a repris cette vieille difliculté. Sa réponse est identique à celle du rabbin : « Nos concepts ne sont applicables à Dieu sous une forme distinctement concevable que dans la mesure où ils sont significatifs non de ce que la réalité est en soi, mais de ce que nous sommes ou devons être par rapport à elle », p. j/|5. M. Le Roy répète quand même à tout propos que S. Thomas est de son avis. Le lecteur sait déjà à quoi s’en tenir et nous allons achever de l'édifier. — Pour la solution détaillée de toutes les difficultés sur l’accord entre la simplicité et la multiplicité des attributs, voir les théologies développées : on trouAGNOSTICISME

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^elades résumés suffisants pour initier à la question dans Urraburu, Theodicea, t. I, p. 301-337 ; ou dans Lai-osse, Cursus theol. de Migne, t. VII, col. 80 à 98 :

; i propos des scotistes et du sens de l’univocité ontologique qu’ils soutiennent — librement, quoi qu’en

pense M. Le Roy, et cette liberté montre combien laf-nosticisme est éloigné de la pensée de l’Eglise, — oir ToLET, in I, q. 13, art. i cl art. 4 » P- 188.

h) Maïmonide confirme enfin sa doctrine par l’accord des docteurs sur cette formule : « Nous savons (le Dieu, seulement qu’il est, et non pas ce qu’il est. «  M. Le Roy, qui trouve la même phrase dans S. Thomas, où elle est très fréquente, la cite, et écrit triomphalement en note : « Cette dernière phrase ne ditelle pas exactement ce qu’on m’a tant reproché? > ([). 1 3 ;). Chez le rabbin, oui. Chez S. Thomas et dans l’Ecole, non ; là, elle dit exactement le contraire.

On peut résumer l’argumentation des modernistes sur ce point en ces termes : S. Thomas, représentant la tradition des Pères et des mystiques, dit que notre connaissance de Dieu est seulement quia est et toujours quid non sit : ce qui est une connaissance négative, une connaissance par dénominations extrinsèques, et non une connaissance de la nature intrinsèque de Dieu, bref une connaissance comme celle que nous, modernistes, nous admettons. Or la connaissance négative est la plus parfaite, de l’avis de S. Thomas, de tons les tliéologiens et de tous les mystiques. Donc. — Réponse. Ajirès ce qu’il a lu précédemment, le lecteur sent qu’a priori telle ne peut pas être la doctrine de S. Thomas ; et quand nous n’aurions pas une ligne de lui sur ce sujet, nous serions en droit d’afiirmer que pareille conclusion est le contraire de sa pensée. Mais nous n’en sommes pas réduits à des déductions ; S. Thomas s’est expliqué, soit en réfutant Maïmonide, soit en expliquant la phrase suiante de Boèce : In divinis intellectualiter 'ersari oporlehit, neque deduci ad imaginationes, sed putius ipsam inspicere forniam.

Cette phrase de Boèce, prise en elle-même, pondait exprimer deux erreurs : i" nous avons la vision intuitiAC de Dieu ; 2° nous avons la connaissance qiiiddilative de Dieu. Ces deux erreurs s'étaient rencontrées chez certains néoplatoniciens, qui soutenaient savoir ainsi de Dieu quid sit ; et quelques Arabes avaient repris cette doctrine, qui était l’inverse de l’agnosticisme de Plotin, d’Avicenne et de Maïmonide. Il est évident que si nous avions la Aision intuitive de Dieu, comme nous avons celle de nos seiublables, nous saurions de lui ce qu’est en ellemême son essence : nous saurions quid est, ut est in se. Il en est de même si nous en avions une connaissance quidditative ; car celle-ci se définit : cognuscere de re omnia prædicata ([uidditatis’a ( : = totam rei essenliam) usque ad di/ferentiain vel quasi differeutiam ultimam, eam co/icipiendo proprio et positi'0 conceptu. Psychologicjuenu’iit, le problème est le suivant : pouvons-nous, à l’aide de concepts tirés des créatures, sans voir Dieu, former un concept de Dieu qui le représente ut est in, sc.' Hkxui dk Gam) sendjle avoir pensé qu’une telle connaissance, qu’il appelle al)yssale, nous esl])Ossible, cf. AiUiENTiNAs, in Prolog. Sent, et ad calccm libri quarti. Les Platoniciens de la Renaissance reprirent cette idée : et les ontologisles en ont déduit, aussi bien que de Henri de Gand, qu’ils avaient admis leur vision en Dieu, ce qui ncst pas exact. Dej)uis Dcscarles, quelques écrivains (voir Fkmxox, de V ICxistence de Dieu, chap. 2) ont i)arlé comme s’ils avaient la connaissance ai)yssalc. Le cartésien S.volens se donne de Dieu une idée si parfaite qu’a^(( elle il résout lous les problèmes, lie pcrfectionilius di^ùnis, Coloniac Agr. 1718, t. 1, p. 363 : Contendo humanæ menti non déesse verani

speciem divinitatis, unius, siniplicis, immensæ, omnipotentis etc. Eusèbe Amort en dit autant dans sa Philosophia Pollingana, Augustæ VindeL, i ;  ; 30. Il ne fait qu’une petite réserve : « Cette représentation intellectuelle de Dieu, n’est pas adéquate. » Chez Amort, cette théorie est la conséquence de l’ultraintellectualisme qu’il professe dans des vues apologétiques. Il constate que les modernes ont pour principe de n’admettre que les idées claires, et qu’ils rejettent tout le péripatétisme : formas, accidentia, qualitates, relationes, modos, sous le prétexte qu’ils n’en ont pas d’idées claires. Eh bien ! je vais réfuter d’un coup les athées, les protestants, les modernes (il a en vue les cartésiens, Locke, Wolf) à l’aide de deux thèses : 1° nous avons la connaissance très distincte de beaucoup d'êtres abstraits et spirituels — non tantum per species aliénas reruni sensibilium, sed ctiam per species proprias, ut sunt in seipsis. Cette façon de défendre le péripatétisme est la négation de toute la méthode scolastique. 2" Le monde intellectuel et le monde réel sont tout à fait semblables. Voilà encore un intellectualisme qui n’est sûrement pas celui de l’Ecole. Pour que ces deux thèses (que l’auteur confirme par le mot d’Aristote, anima est quodammodo omnia, repris par M. Bergson au sens idéaliste des néoplatoniciens et de certains arabes), soient prises en rigueur, Amort ajoute celleci : Similitudo inter mundum intellectualem et realem est perfectissima, formalis, univoca ac quidditativa. Et Amort applique son intellectualisme à la connaissance de Dieu conmie à celle des couleurs, de la chaleur, en un mot à tout, op. cit., p. 481-506. Voilà, pour le dire en passant, l’intelleclualisme qu’on prête à l’Ecole ; et on s’obstine à ne pas conq)rcndre que, lorsque Léon XIII et Pie X nous recommandent de revenir à S. Thomas, à la scolastique, c’est précisément de la tentation de ce cartésianisme bâtard qu’ils nous détournent. On dit partout que Descartes, Kant, rempirisme sont insuflisants : les papes font la même constatation, et ils indiquent le remède, qui a fait ses preuves avec un S. Thomas, un S. Bonaventure, un Scot, un Cajetan, un Suarez etc. Revenons à notre sujet.

Unanimement, tous les théologiens de l’Ecole nient que nous ayons une connaissance de Dieu quid est, ut est in se. Que nous n’ayons pas la vision intuitive, c’est un dogme. Que nous n’ayons pas la connaissance quidditative, tous les théologiens, — - même les Scotistes, malgré une divergence de terminologie — en conviennent. De Verit., q. 2, a. 1, ad (j. La raison a priori de cet accord est <pie certains attributs de Dievi sont absolument incommunicables ; donc, notre connaissance de Dieu étant a posteriori, les créatures ne peuvent pas nous représenter l’essence divine quidditalivement, telle qu’elle est en soi. Cette connaissance est celle de la patrie, non celle de l’exil, cf. SuARKZ, Disp. metaph., '60, sect. 12.— Et. pour bien manpier qu’on rejette toute espèce d’intuition et de connaissance quidditative, on emprunte aux Pères la formule qu’ils avaient adoptée pour exprimer la même idée contre les anoméens etc. : « Nous savons de Dieu seulement quia est et non quid sit. » Et S. Thomas explique (pu » Boèce, en parlant de inspicere formam, n’a rien dit contre cette doctrine (//( lioeth., de Trinit.. q. 6, art. 3).

Cela veut-il dire, comme les modernistes le prétendent, que nous n’avons aucune connaissance de la nature intrinsèque de Dieu ? Oui, si Ton n’admet pas d’autre connaissance (pu- celle des idées claires (le Descartes, si l’on en est encore à cette psychologie simpliste des vieux manuels de baccalauréat que tout le monde aujourd’hui déclare absolument insufiisante. Mais l’Ecole, ce n’est pas Eusèbe Anu)rt, pas plus 59

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que la psycliolog : ie de l’école spiritiialiste française n’est tonte la psychologie ou toute la nature humaine. Voyons ce que dit S. Thomas et avec lui TEcole. « De nitlla re potcst sciri an est, iiisi qiioquo modo de ea sciattir (jiiid est, vel cognitione perfecta ce/ coguitione conftisn » (m Boeth., de r// » //., q. G, art. 3). L’assertion est évidente. S. Tliomas écarte — nous menons de le faire — l’hypotlièse de la connaissance parfaite, /’. e. intuitive ou quidditative. Reste la connaissance confuse.

Dans cette confusion, il y a bien des degrés. Le plus bas est celui dont il a longuement été question plus haut, où Dieu n"est désigné que par périplirases, parce qu’il n’est conçu que par des dénominations extrinsèques. C’est par antonomase une sinq)le connaissance quia est et qiiid non sit, non seciindum qitod est in se, puisque l’essence divine n’j » ^ est pas conçue en elle-même, mais seulement par comparaison : non talis qualis effectus, sed excedens. Mais en même temps, cette connaissance est la plus inqiarfaite. parce que c’est la plus confuse. Pour marquer qu’on est au plus bas degré de l’imprécision, on l’appelle quelquefois négative, par opposition à la connaissance distincte par dénomination intrinsèque, que les partisans de l’univocité et ceux qui tiennent l’argument de S. Anselme appellent volontiers positive.

A l’opposé, ou plutôt au-dessus de cette connaissance négative rudimentaire, on distingue la connaissance qui atteint la natui-e intrinsèque de Dieu, par exemple qu’il est un être spirituel, sage, etc. C’est la connaissance que nous avons appelée an sens absolu, de droit, objectif. Cajetan, et Iteaucoup d’autres après lui, l’appellent connaissance de la quiddité, ou même in quid, pour la distinguer de celle qu’ils nonnnent

« piidditative. Vascpiez rejette cette manière de parler, 

mais il concède la chose. On définit la connaissance de la quiddité : Cognoscere quodcumque pvœdicatuni essentiale, ce que Bossuet traduit : « connaître les perfections sans lesquelles Dieu ne serait pas Dieu » ; ou encore : Cognoscere de re quid sit, concipiendo aliquod prædicatum quidditativum ejus, non tantum ut commune sed etiam ut propriam. (Cf. De Verit., q. 2, art. i, ad lo.) Le lecteur reconnaît que ce n’est pas autre chose que la connaissance que S. Thomas soutient contre Maimonide, en l’appelant secundum suhstantiam, ou secundum quod Deus in se est.

Quand S. Thomas parle de cette connaissance, il mentionne les trois voies (causalité, négation, émineuce ) par lesquelles on y parvient. Cela ne veut pas dire que la connaissance rudimentaire ne s’obtienne pas aussi par voie de causalité (Summa, I, q. 13, art. 10, ad 5), bien que sur ce point d’autres hypothèses aient été faites que l’Eglise n’a ni condamnées ni approuvées. Cela ne veut pas dire non plus que les lidèles doivent, d’une façon réfléchie, penser comme un jjhilosoplie ou un psychologue, aux trois voies. Les lidèles pratiquent les trois voies en adhérant aux fornudes consacrées. (. Dieu seul est inQniment bon », renferme la voie de causalité dans le mot

« bon » ; celle de négation, dans « inliniment » ; celle

d’éminence, dans « seul ». Que « Dieu est la sao-esse même », analysé, donne le même résultat. Doct’cs et simples, quand nous pensons dans nos prières Dieu en soi, — ce que les modernistes ne veulent pas que nous fassions, — nous pensons que Dieu est en soi sage, bon, puissant, à l’aide des idées de sagesse, de bonté et de puissance que nous avons tirées de ses œuvres ; mais nous savons que cette sagesse n’est pas en lui comme dans les créatures, imparfaite, etc. ; qu’elle est en Dieu bien supérieure, d’un autre ordre, tellement parfaite en soi que jamais, même au ciel’, nous n’en saisirons toute la perfection. Simples et

doctes, c’est ce que nous suggère par exemple le Gloria in excehis de la Messe : Tu solus Dominas, tu solus Altissirtius. Chacun avec nos idées, nous concevons la suprême grandeur, et nous comprenons que la grandeur de Dieu n’est pas comme cet idéal, mais telle qu’il est le seul à être grand par droit de nature. Là n’est pas la différence entre les savants et les ignorants : nous avons tous la même foi, substantiellement la même manière de croire et d’aimer Dieu. La différence, c’est que les théologiens savent 1° que les trois Aoies sont de tradition patristique et ont leur fondement dans l’Ecriture, cf. Ecclesiast., 43, 29-33, texte grec j^lus clair que la Yulgate ; 2° qu’elles sont toujours associées, cf. Poule, Lerlibuckder Dogmatih, t. i, p. 33 ; 3" que, de leur analyse, il résulte que nos concepts de Dieu sont analogiques (analogie logique) ; 4° ils savent eniin en rendre compte et les justifier, comme tout ce que nous avons tiré de S. Thomas le montre amplement. SaA-oir tout cela, ce n’est pas la foi, mais de la théologie, cette science dont parle S. Augustin et dont l’objet est illud quo fîdes saluberrima, quæ ad seram beatitudinem ducit, gignitur, defenditur, roboratur. Qua scientia non poUent fidèles plurimi, quamvis poUeant ipsa Jlde plurimum. (De Trinit., i^, 1.)

Il est évident que tous ne parviennent pas philosophiquement à cette connaissance de la quiddité ; plusieiu’s l’ont seulement par la foi, nous l’avons déjà dit. Et, aussi bien parmi ceux qui, pour les vérités rationnelles, y arrivent par le discours, que parmi ceux qui ne l’obtiennent que par la foi — et pour les mystères de Dieu tous sont dans cette dernière catégorie — tous n’y font pas les mêmes progrès. S. Thomas en savait plus que vous et moi ; S"^ Thérèse et.maints simples fidèles comprennent mieux que d’autres les vérités divines énoncées dans le Credo. A quoi mesure-t-on ce progrès dans la connaissance de Dieu secundum quod est in se ?

La réponse unanime des Pères, des mj-stiques et des théologiens de l’Ecole est que lîlus elle est négative, plus elle est j^arfaite. Et on en donne trois excellentes raisons. Nous n’avons ni la connaissance intuitive ni la connaissance quidditative de Dieu : ex effectibus divinis divinam naturam non possumus cognoscere secundum quod in. se est, ut sciamus de ea quid est ; nous le connaissons seulement dans sa nature intrinsèque / ; e/’niodum eminentiæ et causalitatis et negationis (Summa, I, quæst. 13, art. 8, ad 2). Tout ce que nous en pouvons connaître se ramène donc à ce que les Pères grecs ont aiipelé rac -srj 0£sV pour bien indicpier que l’essence en elle-même, ut est in se, nous échappe ici-bas. Or rà tz-oI 6£(5v n’est autre chose cpie les attributs négatifs, absolus et relatifs. Commençons par les noms négatifs.

1° S. Augustin, avant le pseudo-Denys, avait déjà remarqué que penser Dieu par les noms négatifs au sens absolu (simplicité, éternité, immensité, incompréhensibilité etc.), c’est atteindre précisément les attributs incommunicables de Dieu et par conséquent ce qui, même indépendamment de notre mode de concevoir, distingue foncièrement Dieu de toute créature, réelle ou possible. (Cf. S. Augcst., Tract, in Joan., 23 ; 5 De Trinit., i. S. Thomas, Cont. gent., I, 14.) C’est la première raison de la préférence donnée à la connaissance /légative des perfections incommunicables de Dieu. On remarquera que les mjstiques, quand on dépouille leiu-s phrases des métaphores quelquefois très obscures qu’ils emploient pour exprimer leurs expériences du divin, parlent le plus soment de cette manière d’envisager Dieu. La plupart de leurs explications reviennent tout smiplement à exprimer qu’ils ont connu que Dieu est vraiment incompréhensible, c’est-à-dire que sa nature ( ; i

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iiilinic est tellement au-dessus de tout qiie l’intelliy^ence est impuissante à dire ce qu’elle en conçoit. F. dist. 8, q. I, art. i, ad 5 ; Suarez, Disp. inetapli., io, 12, n. De Pot., q. 7. a. 5, ad 13 sq.

2'J Les attributs relatifs, pris au sens de droit, se lamènent à des attributs aljsolus, et par conséquent ()nt de pair avec eux (sajiessc. libre volonté, puissance rtc). Nous pensons ces attriJ)uts al)solus par des con pts empruntés aux créatures : par exemple la sagesse livine est pensée par nous au moyen du concept de -an’csse en général, résidu de notre expérience I, (list. 22, q. I, art. i, ad 2). Or, il est clair que le concept commun de sagesse ne jieut pas s’appliquer à Dieu tel que nous le pensons, sans aucun correctif ; soit parce qu’en Dieu la sagesse n’est pas la sagesse en général, mais la sagesse divine, soit parce que la sagesse, telle cjue nous la pensons par le concept général de sagesse, est une qualité linie ou négati"cluent infinie qui n’est pas ainsi en Dieu où la sagesse est la substance positivement inlinie (De Pot., qiiæst. 7, art. 2, ad -). Si quelqu’un disait : « La sagesse en général, telle que je la pense, est en Dieu », il ne dirait pas une cliose absolument fausse, mais il parlerait d’une manière incongrue : affirmationes incoiiipaclae, dit Denjs. L’affirmation ne serait pas absolument fausse : parce que la sagesse en général, telle que vous la pensez, est une chose créée ; or toutes les perfections créées sont en Dieu de quelque manière. Comme d’ailleurs, en pensant la sagesse en général, vous formez un concept objectivement illimité, la cliose signifiée se trouve en Dieu. Mais votre airirmation est incongrue pour deux raisons. 1° Quand on donne à Dieu le nom de sage, on ne veut pas dire seulement qu’il connaît et produit la sagesse, mais bien qu’en soi il est sage, Z>e /'o^, q. 7, a. 7, ad 6, ser. i. 2" Et si Aous répondez que c’est bien ici que vous l’entendez, alors vous parlez de travers, en disant ([ue la sagesse est en Dieu, telle que aous la pensez (De Pot., q. -, art. 5, ad 2 ; cf. Corderius, Proleg. in Dionys., Migne, t. III, col. 83). Vous jjcnsez en effet la sagesse comme distincte, aliquam furiiiani de/initain : or en Dieu elle n’est pas ainsi, puisqu’elle est identique à la substance et i)ar suite à toutes les autres perfections. On peut donc nier votre proposition, puisque toute projtosition allirmative, qui n’est pas vraie à tous égards, est en toute rigueur niable : Ad yeritatem et proprieiatetn affirmationis requirltur ut toium — res si'^nificata et modas signiflcandi — affirinetitr I, d st. 22, art. 2, i ; dist. 4> <l- 2, art. i, ad 2 ; dist. 3/|, quæst. 3, ai’t. i). Au contraire pour qu’une proposition négative soit vraie, il suffît que la proposition aflirmalive contradictoire soit inexacte sur lin seul point : Ad proprietatem negationis sufficit si alterum tantum desit : ideo dicit })ionyi ; ias quod negatiories saut ahsoltite verae, sed tiffinnationes nonnisi secaiiduin qiiid (l, dist. 22, q. i, art. 2, ad i). Que dans tous ces j)assagcs, comme dans la ({uestion 7 De Pot., art. 5, dont on a tant abusé, ce ([ue S. Thomas concède qu’on peut al)solument nier de Dieu, ahsoldte negari possunt I attrituitaj, soit « la sagesse en général, telle que nous la concevons » ; on ne saurait en douter, si i" on remarriue que cette plirase commence par un ideo qui la joint à la précédente et détermine le sens où il faut la prendre ; 2" et qu’elle finit par ces mots : coiueniunf Deo attriIxita suhlimiori modo ; clsid'^ Von connaît la terminologie de S. Thomas sur les négations al)solucs (cf. 4 Metaph., lect. 3 init., et l’enqjloi cpi’il en fait v. g. I, dist. 28, quæst. i, art. 1, ad 2 ; dist. 13, art. 4). Enfin S. Tlionuis s’en expli(iuc clairemenl lui-même : Qii(im-is non nomiiiemus Deuin nisi e.r creaturis, lion lamen sempcr noniinanius ipsitni ex perfectione quæ est propria creaturx.secundumproprinm modum

participandi illam ; xoilk bien « la sagesse en général, telle que nous la concevons », dont on a dit que rallirnier de Dieu est incongru et qu’on peut la nier de Dieu ; mais S.Thomas ajoute : « Sed etiani possiinius imponeve nomen ipsi perfectioni absolute : et hæc pruprie dicuntur de Deo. » S. Thomas n’a pas lu M. Le Roy ; mais il a lu Maïmonide, et il se trouve que contredire ^laïmonide. c’est renverser tout le système de M. Le lloy I, dist. 22, quæst. i, art. 2, ad 2 sqq.).

Maintenant, comment x^^^sera-t-on du concept

« de la sagesse en général, telle que nous la pensons » à la sagesse en Dieu ; comment le concept

commun deviendra-t-il un concept propre ? Xegatione conceptus communis fit proprius, none.r propnis, sed ex conununihiis. On procède par négations, qui portent et sur le mode dont la sagesse est dans les créatures et surtout sur le mode dont nous connaissons la sagesse (Suniina, 1, quæst, 13, art. i ; cf. Tolet, in h. 1.). Mais il reste bien entendu que ces négations ne nous amènent jamais à connaître l’essence ut est in se, et aussi que ces négations n’aboutissent pas à nier en Dieu la sagesse : sunt positiones efficaces, dit le commentateur de Denys, S. Maxime (cf. TiioMASsix, De Deo, lY, 7-12). S. Thomas donne sa pensée sur ce sujet d’une façon piquante qui fait bien saisir le résultat de l’opération : « On parle du sourire des prés ; la sagesse incréée diffère plus de la sagesse créée que la floraison des prés ne diffère du sourire de l’homme, si l’on considère ce que la sagesse incréée est en Dieu ; mais quant à la raison objective pour laquelle on donne le nom de sagesse et à la sagesse divine et à la sagesse créée, la ressemblance est plus grande qu’entre les fleurs des prés et le sourire de l’homme, parce que cette raison objective est une par analogie, se trouvant en Dieu comme dans le premier principe et dans la créature par a oie de causalité. » I, dist. 22, q. 1, art. 2, ad 3.) Ce rôle des négations dans notre connaissance de Dieu en soi est la seconde raison pour laquelle tous les théologiens disent que la" connaissance négative est la i)lus parfaite.

3*^ On parle souvent, avec un air mystérieux, de la voie de négation et d'éminence, surtout de cette dernière. En réalité rien n’est plus simple, et tous les fidèles conçoivent Dieu par Aoie d'éminence, comme M. Jourdain faisait de la prose : il s’agit tout simplement de concevoir Dieu, par exemple connue sage, au superlatif absolu. Xous disons tous familièrement d’une personne bienfaisante : « C’est la bonté en personne, c’est la bonté même » ; les grammairiens ramènent cet emploi de l’abstrait pour le concret à un superlatif absolu. L’adverl)c tout ou l’adjectif se » / jouent le même rôle : Lillré, ou un autre dictionnaire, fourniront des exenq)lcs ; toutes nos mères et sivurs parlent couramment de fil cxtrafort. les hommes connaissent la fine chanq)agne superfine. On dit en théologie que les noms divins sont attribués à Dieu par voie d'éminence, lors<[irils sont employés de la sorte : il est la bonté même, le toutpuissant, le seul Très Haut, sa sagesse est supérieure à tout. Jusipie là, le rôle de la négation n’apparaît guère, liien <pie toutes ces expressions renfcriuenl la négation d’une parité, conçue i)ar resi)ril, el écartée. Celte négation devient quehpiefois très saillante, et le superlatif absolu s’exprime jiar une négation sur latpielle seuls les nigauds se méprennent. X. g. à une noce de campagne, on offre de l’alicante au dessert ; les convives, gens bien élevés, se croiront tenus de dire aux mariés : « Mais ce n’est pas du vin ! » Tous savent fort l)ien ce qu’il en est ; mais ils expriment que, comparé à toules les espèces de vin qu’ils ont goûtées, l’alicante est une espèce à part, 63

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au-dessus de tout. Le superlatif al)solu s’exprime aussi en fonction de Tétat subjectif que l’objet fait naître : « c’est adorable, charmant, épatant « i. Quand on A’eut renchérir, on recourt encore à la néiyation. Tout le monde a entendu les visiteurs de nos expositions universelles manifester leiu" admiration par ces mots : k On ne s’y ennuie pas ! En huit jours, je n’ai rien vul » Qu’en dites-vous ? demandais-je à un grand collectionneur d’anunonites etc. que j’avais conduit au Louvre : h Je n’ai rien fait, j’ai perdu ma vie ! » fut toute sa réponse. En face d’un grand malheur ou d’un bonheur inespéré : « Les bras nous tombent ; nous n’en pouvons rien dire », et nous trouvons que « c’est à n’y rien comprendre ». Toutes ces négations expriment des superlatifs absolus ; et tant que les enfants les prennent à la lettre, leurs bonnes jugent qu’ils n’ont pas atteint le plein usage de la raison et ne savent pas ce que parler veut dire. Si l’on analyse philosophiquement ces formules négatives, on y trouve : i" la connaissance quelquefois très nette d’un objet (vin dalicante, collections exposées etc.) dont cependant la nature n’est pas toujours exprimée parle langage, mais se comprend par le fil du discours ou par les circonstances ; 2" l’aflirniation de l’excellence de cet objet sur tous les objets de même genre, ou absolument, au moyen d’un symbole d’action. 3° Ce syndjole suppose une connaissance déterminée de l’objet, mais il ne l’exprime pas directement (les bras nous tombent devant des objets tout à fait disparates etc.) ; ce n’est qu’une dénomination extrinsèque pour signifier un superlatif absolu. Dans la littérature chrétienne et surtout mystique, pour exprimer l’éminence des perfections divines, rien n’est plus fréquent que l’emploi de formules négatives, semblables à celles du discours familier et de la poésie. L’Ecriture nous en donne l’exemple : Glorificantes Dominum quantumcumqite potueritis, supervalehit eiiim adhiic… Major est eniin omni laitde. Le concile du Vatican termine la superbe énuméi-ation des attributs de Dieu par ces mots : et super omnia, que præter ipsum sunt el concipi possunt, ineffaljiliter excelsus, Denz., 1782 (i 63 1). M. Le Roy cite ces paroles, en soulignant concipi et ineffabiliter, et il en conclut qu’il est k impossible d’avoir de Dieu une connaissance propre » (Dogme, p. 141)> que le concile enseigne avec lui, au sens exclusif, que les dogmes

« représentent en symboles d’action des vérités

de l’ordre pratique », p. 33 ;  ; et que’< notre foi dépasse nos idées », p. 338. Le sens du concile est tout différent. 1° Le concile énumère quelques attributs de Dieu dont nous avons une connaissance propre, et pour cela il emploie les deux procédés de négation déjà étudiés (attributs négatifs, attributs absolus avec négations complétives) ; et pour que rien ne manque, il a recours à la voie d’éminence, d’abord par superlatif énoncé directement : in se et ex se beatissimus, enfin par voie de négation : ineffabiliter excelsus. Tout cela a été calculé, voulu, connue on le voit dans les actes du concile, Coll. Lac, Acta Vatic, col. 102 sqq. Cf. sur l’incompréhensibilité, attribut fl/ ; so/H, Fraxzelix, De Deo uno, th. 17 et 18. 2° Le concile ne réduit pas ce que nous savons de Dieu à des symboles d’action, représentant des vérités d’ordre pratique. Le concile se sert de synd)()les d’action : « Dieu est au-dessus de tout ce que nous pou’ons concevoir et supérieur à toutes les créatures plus que nous ne pouwns le dire », pour exprimer l’éminence absolue de la natiu-e divine, parce que nous savons a) que Dieu est en soi « l’infini noétique » ; b) et qu’il est absolument distinct et indépendant du monde ; or dire qu’il est ineffable et au-dessus de tout ce que nous pouvons concevoir, c’est exprimer d’un seul coup ces vérités

de l’ordre objectif ; et la meilleure manière de le faire est de les exprimer en fonction de l’incapacité où nous sommes et serons toujours, même au ciel, de penser Dieu comme il se connaît lui-même. Ainsi, le dogme de rincompréhensibilité, loin de nous enseigner

« une attitude à prendre », nous apprend au

contraire que vouloir pénétrer Dieu comme il se connaît lui-même, c’est un geste ridicule, une prétention chimérique. Par là, tout danger de panthéisme est écarté — c’était un des buts que se proposèrent les Pères du concile ; et si M. Le Roj- l’eût compris, il n’eût point hasardé le mot malheureux de « panthéisme orthodoxe ». Cf. Denzinger, 432 (358), Estote etc. 3° Loin de concéder qvie « notre foi dépasse nos idées », le concile dit précisément le contraire. Il nous indique en efïet, après l’Ecriture et la Tradition, quel est le procédé psychologique (superlatif absolu, exprimé par voie de négation) par oïi nous élèverons nos idées exactement à la hauteur de notre foi. Ce procédé est celui par lequel nous obtiendrons de Dieu en soi la représentation intellectuelle la plus parfaite qu’il nous soit donné d’atteindre ici-bas. Or, à n’en pas douter, notre foi ne va pas plus loin que cela : comment ferait-elle ? D’ailleurs, le concile ne dit pas que Dieu est au-dessus de nos idées, concipi possunt ; il dit, au sens objectif, que Dieu est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons concevoir et qui ne sont pas lui. Et si l’on objecte : mais nos idées de Dieu sont du nombre de ces choses, et par conséquent le concile enseigne que Dieu est au-dessus de nos idées ; on répond : mais nous avons précisément l’idée qu’en ce sens Dieu est au-dessus de nos idées, qu’il le sera toujours, même durant la bienheureuse éternité, etcx^ie, quelque soit le progrès que nous fassions dans sa connaissance et dans son amour, la sagesse, la bonté divines, etc. seront toujours supérieures à ce que nous en pourrons penser et dire : supers alebit adhuc, major omni laude ; oculus non vidit… nec in cor koininis ascendit. L’idée très nette de l’éminence absolue de la nature divine et de ses perfections intrinsèques s’énonce par des symboles d’action, par des dénominations extrinsèques ; mais ces symboles ne font que recouvrir une aflirmation catégorique de l’esprit sur la nature divine en soi ; et cela est vrai, même de ce cjue l’on appelle la connaissance expérimentale de Dieu des mystiques, et aussi de la commune expérience des fidèles que Dieu invite à goûter sa douceur : gustate etvidete ; piæ des-otionis erudiamur affecta.

De tous les écrivains anciens, le pseudo-Denys est celui qui a le plus procédé par voie de négation. Mais il aboutit à l’éminence, et les négations qu’il multiplie ne sont pas des négations absolues, comme celles des néoplatoniciens : Nihil eorum quæ sunt… expUcat arcanum illud omneni rationem et intellectum saperons superdeitatis superessentialiter supra omnia superexistentis. M. Le Roy cite, d’après S. Thomas, un passage semblable et, comme toujours, il triomphe (p. 137, in I, q. 12, art. i). Que dirait-il du morceau suivant ? « Deus est non substantia, non s’ita, non lux, non sensus, non mens, non sapientia, non bonitas, non deitas, sed quiddam lus omnibus eminentius et præstantius. » (Mvsi. theol., 3.) Il s’agit là non plus « de la sagesse en général et telle que nous la concevons », mais bel et bien des attributs tels qu’ils sont en Dieu ; et c’est précisément parce qu’il s’agit des attributs tels qu’ils sont en Dieu, que la phrase est orthodoxe ; elle n’exprime qu’un superlatif absolu, et les derniers mots le disent clairement ; elle n’est donc, en aucun sens, agnostique. Il en va de même de cette phrase de S. Jean Damascène : Comenientius est ita de Deo prædicare aliquid ut ei omnia detrahantur, quippe nihil est eorum quæ sunt, non ut nihil 65

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sit, sed ut sit supra omnia quæ sunt, imo s-ero supra ipsum esse (De fid. orth., i, 4)- Le sens est exactement celui de la formule qu’a employée le concile du Vatican ; et chaque fois que S. Thomas rencontre ces formules, il les explique très correctement, comme nous l’avons fait : c’est d’ailleurs de lui et de Suarez que nous avons appris à les comprendre dans toute leur profondeur. S. Jean Dauuiscène appelle la substance divine : pelagus substantiæ inpnituni et iiidetenninatum. La formule est classique pour exprimer que Dieu est la plénitude de Tétre, De Pot., q. 7, a. 5, fin. corp. ; Summa, I, q. 13, a. i i.M. Le Roy en conclut que K Dieu est insaisissable en soi », p. 189. Il ne voit j)as que c’est précisément parce que nous saisissons en lui que, par nature, il n’est pas adéquatement saisissable, que nous pouvons dire de lui sans erreur qu’il est u indéterminé » ; en d’autres termes, si nous avons le droit de l’appeler indéterminé, c’est parce que nous savons que la simplicité de sa nature parfaite et certains de ses modes d’opéi-er que nous connaissons, sont absolument incommunicables à tout être Uni : ces termes négatifs connotent l’impossibilité radicale où nous serons toujours d’épuiser la richesse de la simplicité divine, et l’impossibilité non moins radicale d’une représentation adéquate de l’inlinie perfection par des perfections créées. Argentixas, in I, dist. 6, ad 2, obj. jo conf.

Pourquoi la connaissance par voie d’éminence, exprimée par des négations, est-elle considérée comme la plus parfaite, soit par les théologiens, soit par les mystiques’? (Voir pour l’interprétation des mystiques, qui n’est pas toujours facile, Alvarez de Paz ou, plus court, ScHRAM, Tlieologia mrstica, Paris, 1848 ; ou, plus clair, Scaramelli, La direction mystique, trad. Catoire, Tournai, 1863, 2 vol.) On en donne deux raisons. 1° C’est qu’elle est celle qui se rapproche le plus de la vérité. Quand nous conccvons que, si intense que soit notre amour pour Dieu, sa bonté, ses attraits dépassent infiniment toutes nos ardeurs, nous commençons à savoir moins mal ce qu’est Dieu en soi ; de même, quand après une vie d’études théologiques, nous arrivons à cette conclusion que la science de Dieu et ses mystères sont inscrutables, que les « formes intelligibles » les plus raffinées lui sont inadéquates, et que, dans ces profondeurs, ce qui nous échappe dépasse infiniment ce que nous savons, nous commençons, pour fruit de nos travaux, à penser avec plus de vérité la transcendance divine. 2° La seconde raison de la supériorité que l’on reconnaît à cette troisième espèce de connaissance négative est sa grande valeur religieuse. L’homme connaît Dieu, mais « nec ea scientiæ perfectione illustratus est ut 60 modo cognosceret Curiditorem, quo ejus cognitioni reliquæ creaturæ subjectæ sunt, sed distantiam maximum experiretur inter summa et infîma, et ex hoc ipso esset Deo accli^-is et humilis, quo auctori suo se iti nullo posset coiiferre. ctijus effugere dominiutn, nec penetrare consilium, nec poterat vitare judicium {De Cardin, operih. Christi, inter opéra (spuria) Cypriani, post init.). Par elle, non seulement nous concevons Dieu d’une façon moins indigne « de sa pure essence », mais encore nous l’estimons davantage et prenons en sa présence, sous la main de sa Providence, en face des mystères qu’il lui a plu de nous révéler, l’altitude qui convient à notre néant. (S. Bona-VENTURA, quest. disp. de mrst. Triait., q. 1, a. 2, éd. Quaracchi, t. V, p. 55-56. Cf. Bossuet, Œuvres oratoires, édit. Lcbarq, t. V, p. io4.)

Que resle-t-il de tout le l)ruit fait par les moilernisles autour de la connaissance négative ? Rien qu’une miséral^le équivoque, déjà percée à jour par S. Thomas chez Maïmonide, et bien avant lui par les Pères chez les néoplatoniciens et chez les gnostiques. Le

, i-j6ci des gnostiques était inconnaissable par dénominations intrinsèques. Plotin affirmait au sens littéral des mots que la parfaite connaissance de l’Un consiste à écarter de lui tous les attributs alfirmatifs : ut de ipso nihil prædiciiri queat. non ens, non essentia non yita. Ennead.. 3, lib. 8. cap. 9. Wn ne pouvait d’ailleurs pas même avoir conscience de soi : tolienda igitur ab ipso bono sui ipsius apprehensio : adjunctio enim omnis ablationem inducit atque defectum (Ennead. , 3, lib. 9. 3 ; cf. S.Thomas, I, dist. 35, quæst. i, art. I, ad 3 ; Bergomo, dub. 474)- C’est l’aboutissant logique de tous les systèmes qui ne veulent pas entendre les formules religieuses sur Dieu <.<. comme ayant une valeur ontologique directe ; comme exprimant une manière d’être intrinsèque de Dieu » (Dogme et critique, p. 154) ; ou qui refusent d’entendre les dogmes « comme des propositions intellectuelles » (p. 269). Les Pères furent-ils plotiniens, admirent-ils que la connaissance de l’être abstrait est la parfaite connaissance de Dieu et que Dieu soit cet être abstrait ? Leur réponse fut que Dieu est la plénitude de l’être, ipsum esse. Ils entendirent en ce sens le nom mystérieux de Jahvé, cf. Franzelix, De Deo uno, th. 22, 23, 24, et s’appliquèrent à retrouver la même idée dans le Timée de de Platon. Par là ils étaient aux antipodes de Plotin. Les formules néoijlatoniciennes sont évidentes et fréquentes chez le pseudo-Denys ; et on a beaucoup parlé de son plotinisme. Mais Denys part, lui aussi, de l’idée de la plénitude de l’être en Dieu, comme le fait remarquer très exactement S. Thomas, (I. II, q. 2, art. 5, ad 2) : « Etre, dans le sens de la plénitude de l’être, est meilleur que les déterminations ultérieures, et c’est dans ce sens que Denys au chap. 5 des Noms divins dit : Esse est melius quam yis-ere etc. » ; cf. De Pot., q.’], a. 2, ad 9. Cette simple remarque suffît pour expliquer que si les formules de Denys sont néoplatoniciennes, sa pensée est chrétienne et aussi loin du panthéisme que de l’agnosticisme. Cf. Cont. gent., i, 26, primum.

VIII. — L’agnosticisme des modernistes. — Que les modernistes soient des agnostiques dogmatiques, le lecteur n’en peut pas douter, puisqu’il a vu par des citations, dont on a de parti pris restreint le nombre, que les uns et les autres partent des mêmes principes et arrivent aux mêmes conclusions. Cependant les modernistes protestent tous contre cette épithète ; et c’est pourquoi nous les avons appelés plus haut des agnostiques larvés.

A. Pour se défendre du reproche d’agnosticisme ils ont recours à divers moyens. 1° Leur position, disent-ils, n’est pas celle de Comte et de Huxlej-.

— Réponse. Il est vrai qu’avec Maïmonide, Kant, Hamilton, Mansel et Spencer, ils dépassent l’agnosticisme pur. Mais leur point de départ est la philosophie, l’épistémologie, de l’agnosticisme pur. L’Encyclique Pascendi, en levant les masques, le montre assez, et personne n’en peut douter puisqu’ils avouent accepter les résultats de la critique kantienne et spencérienne et les regardent comme acquis et définitifs.

2° Ils dépassent, prétendent-ils, Kant et Spencer, qui rejettent toute révélation ; et ils admettent

— comme beaucoup de protestants — une certaine expérience religieuse. — Réponse. Les modernistes gardent le mol de « révélation)j ; mais ils nient la chose qu’exprime ce mot ; voir art. Révélation. Quant à l’expérience religieuse, dont ils ont tant parlé, voir art. Immanence, c’est une question distincte, comme celle de la révélation, du problème de l’agnosticisme pris en lui-même. Maïmonide, en lisant la Bible, y voit, comme Hamilton et Mansel, qu’il faut penser Dieu comme personnel ; Kant avoue qu’il 67

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pense nécessairement Dieu comme juste et bon ; Spencer concède que fatalement on le pense, avtc

« quekpie forme de pensée)^. La question précise de

l’ag-nosticisme n’est pas de savoir d’où viennent à ces philosophes ces idées siu- Dieu. Est-ce de la Bible avec le Rabbin et le pasteur anglican Mansel, de la conscience morale avec Kant, des associations héréditaires actuellement prévalentes avec Spencer, de l’expérience religieuse avec Ritschl et Sabatier ? tout cela, ce sont de graves problèmes, mais ce n’est pas le problème de l’agnosticisme. Celui-ci consiste en ceci : Quand il s’agit de passer de ces idées, d’où qu’elles viennent, à une affirmation objective sur la réalité divine en soi, que fait-on ? Les agnostiques dogmaticpies, par esprit de système — le nominalisnie est le trait d’union de tous ces systèmes — s’abstiennent de toute affirmation ; en dehors du fait brut de l’existence de quelque chose de divin, leiu* formule commune est tout se passe comme si. il faut que nous pensions que : telles attitudes sont commandées etc. Or les modernistes, au moment décisif, n’agissent pas autrement et ne disent rien de plus. Ils reprochent d’ailleurs amèrement aux théologiens

« leur intellectualisme », c’est-à-dire leurs alTirmations

catégoriques et déiinies sur la nature intrinsèque de Dieu, Summa. L q-’3, art. 12. MM. Le Roy et Tyrrell ont en horreur toute théologie, tout raisonnement sur Dieu ; et leur effort a consisté à nous faire une religion que puisse accepter un kantiste, un spencérien, un moniste, un phénoméniste, un protestant ou un juif libéral ; c’est dans ce but apologétique ( ?) que l’un a voulu libérer l’esprit catholique de toute philosophie spécifiquement chrétienne, et l’autre, de toute théologie. Or, la doctrine révélée sur Dieu est une métaphysique et le dogme implique une philosophie ; et par suite certaines philosophies sont inconciliables avec le christianisme, celles par exemple, qui nient la possibilité ou la légitimité de la métaphysique. .

3° Mais nous sommes chrétiens et nous avons la foi ; nous ne sommes donc pas agnostiques. — Réponse. Nous n’avons pas à discuter la foi personnelle et subjective des modernistes ; cette question n’est pas de notre compétence, mais bien de celle des juges ecclésiastiques. Dans tout ce travail, nous ne nous sommes occupés que des doctrines ; et nous continuerons dans cet esprit jusqu’à la dernière ligne. Sous cette réserve, il faut pourtant discuter la position des modernistes telle que leurs écrits la manifestent, fl) Pour dépasser Kant et Spencer, ils se donnent l’expérience religieuse. L’Eglise leur dit que l’expérience religieuse, telle qu’ils l’entendent avec beaucoup de protestants piétistes et autres, est hérétique. Mais, pour aller au bout de la discussion, passons. Arrivent-ils, oui ou non, à des jugements déterminés sur Dieu en soi ? Vos symboles intellectuels vous permettent-ils d’affirmer, par exemple, la personnalité divine, au sens objectif, absolu, sans équivoque ? Si oui, je vous réponds, comme S. Thomas à Maïmonide : « Sur le point précis de la cognoscibilité de Dieu, vous dites au fond la même chose que nous, puisque vous reconnaissez que non seulement nous pouvons le désigner par dénominations extrinsèques, par de purs symboles, mais encore que, par les formules religieuses, nous le pensons au sens absolu, secundum quod in se est. L’Encyclique Pascendi § Equidem nobis, vous fait la même réponse : Hoc quærimus, an hujusmodi inimanentia Deum ah homine distingua necne ? Si distinguit. quid tum a catholica doctrina differt, aut doctrinam de externa revelatione car rejicit ? Mais, dans cette hypothèse, il vous faut avouer que le point de départ philosophique de tout votre système est faux ; que la philosophie

kantienne et spencérienne, en tant qu’elle prononce que notre esprit est totalement incapable de porter un jugement objectivement valal)le sur la nature intime des choses et de Dieu, est ruinée et ruineuse. Cela concédé, si vous accordez ^ raiment que Dieu est en soi personnel, les théologiens pourront discuter avec vous sur le mode de cette i^ersonnalité ; jusqu’à ce que vous vous soyez fait une opinion sur le sujet, ils vous permettront aussi de dire : « Dieu est personnel, d’une manière ou d’une autre », restant bien entendu que la seconde partie de la phrase ne détruit en rien le sens plein et objectif de la première. C’est ainsi qu’on procède en théologie, quand après avoir prouvé la personnalité divine, on se demande : utrum sit univocum, utrum analogum, qua analogia etc.

b) Mais, hélas ! les modernistes refusent de porter un jugement déterminé sur la nature intrinsèque de Dieu. Le sens des formules i-eligieuses, considérées comme exclusivement régulatives et pragmatiques, revient donc à ceci : " Dieu est bon » signifie « tout se passe comme si, je dois faire comme si », mais de la réalité en soi, je ne sais rien, hormis le fait brut de l’existence de quelque chose. Oui, ils se tiennent assurés que tout se passe comme si ; ils disent même qu’ils ont la foi, parce que cette assurance que « tout se passe comme si, qu’il faut penser et faire comme si », leur est donnée par Dieu dans l’expérience religieuse. Or, dans l’Ecriture, Dieu ne dit pas : « Croyez que tout se passe comme si j’étais juste et bon, et vous ne vous tromperez pas. » Cette phrase n’est pas fausse, puisque de fait tout se passe bien comme il ferait dans l’hypothèse d’un Dieu en soi juste et bon ; et c’est la raison pour laquelle on concède aux agnostiques croyants ou dogmatiques, que cette formule désigne le vrai Dieu, non en lui-même, mais par dénomination extrinsèque, par périphrase. Mais — et tout est là, quand il s’agit de la foi — Dieu dit catégoriquement : « Crojez que je suis sage et bon » ; croyez-le tel quel, au sens plein, sans hypothèse, absolument ; croyez-le ainsi précisément parce que c’est moi qui vous l’ai dit, et vous ne vous tromperez pas. Voilà l’objet de la foi sur Dieu. Tant que les modernistes n’en viendront pas là, il nous faudra tristement les ranger au rang des disciples du Rabbin Maïmonide, qui lui aussi admettait le sens régulatif et pragmatique des formules. D’ailleurs, l’exégèse des modernistes ressemble étrangement à celle du rabbin rationaliste, dont Pic de la Mirandole a écrit : isti qui scilicet secundum p/iilusopkiam exponere ceperunt Bihliam. ceperunt a modico tempore. Primas enini fuit rabi Morses de Egypto, quo adintc vivente floruit Averruès cordubensis ; Apolugia tredecim quoestionum, Venetiis, iSig, quat. g. A rapprocher de la lettre de Grégoire IX, Denz., ^^3 (3^9), citée par l’Encyclique Pascendi ; Denz., 2026.

4" Un quatrième moyen d’écarter le reproche d’agnosticisme est celui qu’emploie M. Le Roy et auquel il est fait allusion dans le Programme des Modernistes italiens. En voici l’idée : 1" M. Le Roy n’est pas agnostique, puisqu’il est idéaliste, et que, dans l’idéalisme, l’agnosticisme n’a pas de sens : l’inconnaissable y est une pseudo-idée ; voir supra, col. 3. — Réponse. Ex absurdosequitur quodlibet. 2*^1)011ner à notre connaissance religieuse exactement la même valeui* qu’à notre connaissance scientifique, c’est lui donner le maximum de valeur : or, c’est ce que fait M. Le Roy ; donc, c’est l’Eglise qui est agnostique et non pas lui. — Réponse. Quand même M. Le Roy aurait les idées de tout le monde sur la valeur de la connaissance scientifique, nous ne lui concéderions pas son antécédent ; la connaissance religieuse, même naturelle, est d’un autre ordre que la connais69

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ro

sance scientifique (voir supra, col. 89) ; la foi a une certitude autre que la science (voir art. Foi). Mais M. Le Roy ayant sur la valeur de la science et sur les résultats de la critique des sciences des opinions particulières, il faut absolument nier que la connaissance morale et religieuse se réduise au nominalisme, dé^niisé sous le nom de pragmatisme, auquel il ramène les sciences positives. D’aillevu-s, depuis que ^^'ILLIAM J.A.MES ct ScHiLLER Ont publié, Tun le Praginatism, VaxiireV Hunianism, la «. vérité au sens pragmatique)' a, de tous côtés, fort mauvaise presse. On demande a^ec insistance, sans obtenir de réponse, comment on distinguera les « bonnes » pratiques et recettes des autres : et nous voilà au rouet. La réponse n’est pas neuve ; mais le système ne l’est pas davantage ; les sceptiques l’ont depuis longtemps proposé. Voici ce que j’en lis dans un luthérien du xviii" siècle :

« In theoreticis diiin oinni orationi orationem similem

adversari contendunt, tollunt prohabiliiatem, cui rationem -itæ et régulas prudentiæ inniti dictitant, h. e. sua ipsius propugnacula es’ertunt, et distinctionem inter actionf.m vitæ et veritatis coxtemplatioxem destruunt, qua sola se ab insaniæ suspicione défendant. >' Reimanxus, Historia univ. Atheismi, Hildesiae, i~jih, p. 4- Cette réponse suffit ici, voir art. Pragmatisme. S M. Le Roy, cependant, nous demandera d’expliquer comment et pourquoi le phosphate de chaux joue maintenant en médecine le rôle de l’ancienne « eau de corne de cerf » ; pourquoi les mêmes remèdes appliqués au même mal produisent les mêmes résultats, en France et en Angleterre, quoique les médecins anglais refusent de reconnaître comme entité morbide ce que les médecins français dénomment sypliilis héréditaire. Nous croyons que l’explication est assez facile à donner. Bien que M. Bergson, à la suite de quelques anciens rêveurs. De Pot., q. 7, a. g, ad 6, les confonde comme un vulgaire phénoméniste, l’espèce humaine continue à distinguer l’ordre de la causalité et celui de la connaissance. Et M. Le Roy a beau entier la voix, pour nous suggérer l’immanence de tout dans tout, notre expérience quotidienne l’emporte sur tout ce bruit de paroles. 4" Mais les géométries non-euclidiennes, l’application de l’algèbre à la géométrie, les propriétés des nombres finis non valables pour les nombres infinis, la solution des problèmes d’optique ou d'électricité etc., dans des hypothèses contradictoires, etc ? M. Le Roy a sur tous ces points ses solutions, qui sont du goût de M. Bergson, et M. Bergson nous renvoie aux travaux de M. Le Roy. Mais nous savons que beaucoup de savants traitent M. Bergson comme un simple

« amateur » en science, et que d’autres savants encore

cond)attcnt les solutions de M. Le Roy. La critique de l’idée du temps et du mouvement de Plotin fait le fond de la phiiosopliie des sciences de M. Bergson ; M. Le Roy suit les traces de Kant, dont le nominalisme repose tout entier sur la doctrine des formes de la sensibilité. Anima complet tempus, disait Aristote et répétèrent les scolasti([ues. Kant profita de l’observation ; sans s’expliquer clairement sur la subjectivité de l’espace et du temps — on discute encore sur sa pensée — il calqua sur la théorie qu’il avait donnée de ces formes, toute la doctrine des catégories. M. Le Roy commet à son tour un pareil saut de génère ad genus ; et c’est pourquoi sa critique des sciences déplaît à tant de spécialistes, ((iii d’ailleurs ne résolvent pas tous également bien les problèmes soulevés. Les anciens scolastiques ont étudié la question à propos de dilFérenls faits scientifiques qu’ils connaissaient. Ce n’est pas le lieu d’exposer leurs doctrines ; nuiis en voici le point central. Euclide, dans son cinquième livre, propose des modes de raisonner sur la quantité continue ou discrète, qui sont valables dans les scien ces, et qui pourtant sont contraires à l’une des règles du syllogisme : ab opposito antecedentis non valet ad oppositum consequentis. L’antinomie était trop apparente pour échapper aux i-éflexions des scolastiques. Voici leur solution — et, à mon avis, elle résout la question de la critique des sciences : les modes de raisonner euclidiens valent seulement pour la qiiantité continue ou discrète, à ne considérer précisément dans le continu que la propriété de la mensurabilité — propriété qui implique un travail spécial de l’esprit et la dvirée ; on ne peut donc pas s’en servir dans les raisonnements métaphysiques, où l’on ne s’occupe pas de la mensurabilité, mais de l’essence des phoses ; et de là vient que les raisonnements géométriques ne nous apprennent rien de la nature intime de la quantité, qu’il faut étudier i>ar d’autres procédés. Comme, d’ailleurs, le continu n’est pas de soi qualitatif, on peut le considérer sans la qualité ; et, si l’on prouvait l’identité de la qualité et de la quantité, il resterait encore que le luathématicien pourrait continuer à s’occuper du continu en négligeant la qualité. Cf. Ptolemæus, Philosophia mentis, Romae, 1 702, p. 258 ; Argentinas, In prolog. Sent., sub finem quæst. i. Et voilà pourquoi les Polytechniciens ([ui entrent au séminaire n’ont pas à y oublier ce qu’ils ont appris à l’Ecole, comme le sait M. Le Roy.

B. Il ne nous reste i^lus qu'à dire un mot sur un point très grave que nous avons réservé jusqu’ici, à savoir la doctrine des modernistes sur le mystère de la Sainte Trinité.

Nous avons dit que MM. Le Roy et TvRRELLnient toute valeur ontologique aux formules trinitaircs. M. Tyrrell dit explicitement : « Un Dieu en trois personnes — Père, Fils, Esprit — est une formule qui serait contradictoire, si elle avait une valeur métaphysique et non purement prophétique ct symbolique ; cette formule a une valeur d’imagination, de dévotion et pratique ; elle indique d’une manière obscure une vérité qui ne peut se définir ct qui cependant exclut l’Unitarianisme, l’Arianisme, le Trithéisme, le Sabellianisme et toute autre semblable impertinence de curiosité métaphysique » {Snlla. p. 343).

M. Tyrrell et M. Le Roy (Dogme, p. 268) ont fait cette grande découverte que les innombrables hérésies sur Dieu que l’Eglise a condamnées, ont toutes consisté à porter des jugements erronés sur la nature intrinsèque de Dieu. Ils en concluent que le vrai moyen d'éviter toutes les hérésies est de s’abstenir de tout jugement de ce genre, et de nous en tenir à des jugements sjiuboliques, les énoncés prophétiques n'énonçant directement que la réaction mentale personnelle du prophète sous l'ébranlement de l’expérience religieuse (Scylla, p. 289) ; ou, suivant M. Le Roy, les formules « traduisant la réalité par ce que nous devons être à son égard, et désignant dilïércnts groupes d’attitudes et de dénuirehes » (Dogme, p. 154). La question est de savoir si le procédé par lequel M. Tjrrell exclut l’Unitarianisme etc. n’exclut pas aussi, parmi les autres impertinences de curiosité métaphysique, la foi chrétienne, celle des apôtres et celle de Nicée, èxrvjj cvtiz ; To’j -nv-rpo' ;. Voir supra, col. 2g.

L'équivoque entre M. Tyrrell et les théologiens a duré longtemps, et voici pourquoi. En psychologie scolastique. pas d’actes intellectuels sans le concours de l’imagination : d’autre part, dit très bien Vasquez : Aon possuiuus audita voce Deus, ut ipsam rem intelligamus, non apprehendere aliquid aliud, cujus instar Deus ipse a nobis cognoscatur : quod nullus Scholasticorum negare potest (in I, disj). 58, n. 6). Connaissant cette doctrine, M. Tyrrell calculait ses phrases (signées) de façon à l’y impliquer toujours. 71

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Comme d’ailleurs il affirmait avec emphase que dans Texpérience relig-icuse, telle qu’il l’entendait, la représentation intellectuelle avait sa part, puisqu’on allait à Dieu avec toute son ànie ; beaucoup de théologiens, tout en combattant vigom-eusement les conséquences erronées que M. Tyrrell déduisait ou affirmait, hésitaient à le ranger parmi les agnostiques ; et il m’est arrivé, en écrivant sur M. Le Roy, de donner à entendre que l'épistémologie de M. Tyrrell était au fond soutenable (Etudes sur le décret Lainentnhili, Y>a.ries dans l’Univers, août 1907, tii'é à part, p. 73). Through Scylla and Charyhdis ne m'était pas encore parvenu ; il m’avait été impossible d’acquérir la certitude que M. Tyrrell niât tout nexus o^'ec/i « s déterminé entre nos représentations intellectuelles et la réalité divine. Le doute maintenant n’est plus possible.

M. Tyrrell en est clairement Acnu aux symboles qui servent, il est vrai, à désigner l’Absolu, l’Infini, d’une façon inadéquate, mais sans nous permettre de porter un jugement immuable et ferme, à la fois objectif, déterminé et précis, sur la natm-e intrinsèque de Dieu. D’après lui, les formules religieuses n’expriment que le retentissement de la réalité divine dans l'âme des croyants. « A S. Pierre, le Christ s’est tout à coup présenté sous l’idée de Messie, de Fils du Dieu vivant. A l’auteur du quatrième évangile, comme Logos éternel… Dans chacun de ces cas le même ébranlement d’expérience religieuse donne une réaction mentale différente… Le théologien observera que le Christ en toutes circonstances a été placé dans la plus haute catégorie de glorification dont chaque intelligence se trouvait meublée… Vox l’expérience chrétienne postérieure il est devenu le Fils consubstantiel à son Père, grâce à une théologie courante qui trouvait une telle exaltation concevable et conciliable avec l’intégrité de la nature humaine… C’est parce que les hommes ont senti et éprouvé que le Christ était leur Dieu, leui" sauveur, leur pain spirituel, leur vie, leur voie, leur A'érité, qu’ils l’ont conçu sous toutes ces formes et ces images, dont les unes sont plus adaptées que les autres à satisfaire le besoin qu'éprouve l'âme d’exprimer sa plénitude » (Scylla, p. 289). Mais ces conceptions, d’après M. Tyrrell, n’ont jias de valeiu' doctrinale : « Ces conceptions en tant que révélées n’ont pas de valem* théologique directe ; elles ne sont qu’une partie de l’expérience dont elles aident à déterminer le caractère » (ibid.).

Je me souviens d’avoir lii, je ne sais plus dans quel mystique, l’interprétation suivante des paroles que jjrononça Moyse, Ex. 34, 6 sqq., Dominator Domine Deus etc. L’auteur supposait que Moyse vit l’essence divine ut est in se et ne la connut pas seulement comme nous (bien que mieux) secuiidum cjuod est in se. Comme celle-ci est ineffable, il en concluait que les versets Dominator etc. n’expriment pas ce que voyait Moïse, mais que cette accumulation de paroles ne signifie que l'état mental du prophète, qui manifeste son saisissement en multipliant les épithètes. Cette exégèse est contestable pour bien des raisons ; mais admettons-la pour un instant. Ce mystique très orthodoxe était-il moderniste à la façon de M. Tyrrell ? Nullement, et pour deux raisons, i" Il n’appliquait ce système d’interprétation qu'à deux versets de l’Ecriture, à un cas singulier, dans l’hypothèse de la vision face à face : hypothèse que d’ailleurs rejette à bon droit M. Tyrrell. 2° Bien que n’exi)inmant pas dans Ex. 34, 6 l’objet divin tel précisément que Moyse le voyait, ce mystique admettait que ces paroles, Dominator elc, ont d’elles-mêmes une valeur de représentation déterminée, une portée métaphysique : incapable de dire ce qu’il voyait, comme il le voyait, ut est in se — c’est l’hypothèse

— Moyse l’exprimait en le transposant, en termes qui le disent secundum quod est in se. Si un ange A’enait à nous parler de Dieu, c’est nécessairement ainsi qu’il devrait s’y prendre pour être compris. Mais pour M. Tyrrell, 1° iln’j' a pas de cas singulier : tous les énoncés dogmatiques de l’Ecriture sont soumis à la même loi de ne signifier directement que l'état mental du théopneuste ; 2° les formules religieuses ne nous permettent pas de porter un jugement déterminé sur Dieu en soi.

Il est vrai que M. Tyrrell entend bien que les énoncés prophétiques nous permettent, comme traces ou traductions de l’impression extraordinaire produite par Dieu, de conclure ou plutôt d’expérimenter personnellement, à notre façon la sublimité divine. Cela s’entend : c’est une des raisons pour lesquelles les ouvrages des grands mystiques sont considérés comme des livres de dévotion. Mais, 1", l’Ecriture n’est-elle rien de plus que S. Bernard ou Thomas à Kempis ? 2" L’Ecriture ne nous apprend-t-elle rien de déterminé, de distinct siu- la sublimité divine : tout ce que l’Ecriture nous enseigne de Dieu en soi se réduit-il à l’impression vague de l’excellence divine que nous laissent certaines pages obscures de S. Jean de la Croix ? Telle page de l’Imitation me suggère une grande et très touchante idée de Dieu, j’en con-A’iens ; et le pieux auteur y fait adresser par Jésus-Christ à mon âme des discours qui, à certaines heures, l'émeuvent jusque dans ses replis les plus intimes. Mais les paroles historiques du Christ, le texte sacré, ont une tout autre autorité. D’abord, Thomas à Kempis ne m'émeut qu’autant qu’il est l'écho de l’enseignement évangélique : les dires du Bouddha laissent froides les âmes chrétiennes. Ensuite, le Christ m’instruit et ui’enseigne dans le texte sacré ; « la parole révélée nous a été donnée pour guérir notre âme toute entière, l’intelligence aussi bien que nos facultés émotives et nos puissances d’action » (M’Cosh, The Method, p. 609) ; et c’est pour cela que « celui qui a vu le Père » nous le révèle. Baptizantes eos in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, c’est tout d’abord une doctrine positive, qui s’adresse â mon esprit. Cf. Etudes, 20 avril igo8. Expérience et /b/, par S. Harent. Toute émotion mise â part, entendue au sens objectif comme l’Eglise l’entend, cette formule nous renseigne certes sur la sublimité de la nature divine : car rien, mieux que cet adorable mystère, ne nous apprend que nous ne pouvons pas nous comparer à Dieu, quo auctori suo se in nullo potest conferre. Mais cette doctrine n’engendre en nous cette persuasion intime, qui est d’une très grande valeur religieuse, qu’autant que nous la réalisons d’abord intellectuellement. Si l’on nous objecte, comme le fait M. Le Roy, « l’anéantissement » des mystiques, la connaissance par la ténèbre « sans forme intelligible déterminée », nous avons déjà donné l’explication à la fois théologique, grammaticale et psychologique de toutes ces façons de s’exprimer ; elles ne favorisent en rien l’agnosticisme, on l’a vu. Si l’on insiste, en prétendant que la connaissance confuse de Dieu, au sens des mystiques, est la plus relevée, nous répéterons que cette connaissance, si confuse qu’elle soit, débute par la foi et s’achève toujours par vine aflirmation sur la nature intrinsèque de Dieu ; qu’elle n’est donc jamais, comme celle des modernistes, une pure et simple dénomination extrinsèque. D’ailleurs, c’est une prétention singulière, de faire des états mystiques le type de l’acte de foi. A qui fera-t-on croire que nous sommes tous dans les transes d’un S. Jean de la Croix et que nous devons en passer par là à peine de crime d’infidélité? Benoît XIV déclare que l’EgUse ne requiert aucunement les « grâces mystiques » pour la canonisation des 73

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saints. Bossuet a trouvé le mot juste contre les pseudo-mystiques de son temps « qui sous prétexte qu’en un certain sens on attribue à Dieu plus de perfections dans les notions les plus générales (être, vérité, bonté, perfection) excluaient de la contemplation celles qui sont plus particulières, comme celles de la justice, de la clémence et de la sainteté » : l’objet de notre foi, dit-il, ce sont les articles du symbole :

« que s’ils sont l’objet de notre foi en tout état, 

ils le sont aussi dans la contemplation, dont la foi est le fondement ; et on ne peut s'élever au-dessus delà foi, qui nous les propose, que par une fausse et imaginaire transcendance » (Etats d’oraison, tr. i, lib. 2, '7 sq.). Remarquez d’ailleurs que les modernistes errent plus que les quiétistes ; ces derniers ne s’interdisaient pas les atrirmations sur Dieu au sens objectif, et ils donnaient des descriptions exactes de l'être illimité, etc. M. Tyrrell ne peut et ne veut rien faire de semblable.

Spencer a écrit, en s’inspirant de cpielques phrases des mystifjues : « Construire sans lin des idées qui exigent l’effort le plus énergique de nos facultés et découvrir perpétuellement que ces idées ne sont <pie de futiles imaginations, et qu’il faut les abandonner, telle est la tàclic qui, plus que toute autre, nous fait comprendre la grandeur de ce que nous nous efforçons en vain de saisir. » Il n’y a là que deux mots de trop : futiles imaginations. Mais ces deux mots font partie intégrante de la prétendue mj’stjque de M. Tyrrell. Imaginations.' M. Tyrrell concède le mot, nous l’avons vu : la formule trinitaire

« a une valeur d’imagination » ; mais il chicanera

sur le mot futiles.

Pour rendre Je mot « inaagination « vraisemblable, M. Tyrrell note les expressions ligurées ignis, aqua, qui se disent de l’Esprit-Saint. Il eût pu en ajouter plusieurs autres, qui allaient encore mieux à sa thèse : spiritalis unctio, dulce refrigeriam : voilà qui semble bien n’exprimer directement qu’une impression subjective, une réaction mentale ! Mais M. Tyrrell a dû ajjprendre au collège que les expressions ligurées ne sont pas des termes propres ; il doit savoir aussi que l’Eglise, interprète infaillible du sens des Ecritures, fait une grande différence entre les termes [tropres et les termes figures des Livres saints. Mais la confusion des termes lui sert à sauver le mot ^ imagination w, dont il a besoin. Ce mot lui permet de dire aux protestants libéraux, qui le citent aujourd’hui comme une autorité en psychologie religieuse : » Ma doctrine de la valeur d’imagiiuition des formules religieuses réduit l’objet de la foi à la seule réalité divine, et, par là, relègue tous les dogmes dans le donuiine du « théologisme » — dérivé, d’après lui, de theologia, comme sophisme de « j-ik. Aux catholi<pies, il répondra que si, pour lui, les formules n’ont qu’une valeur d’imagination, nous le calomnions en soutenant que, dans son système, elles sont futiles : «. La formule trinitaire a une valeur d’imagination, de dévotion et pratique ; elle indirpie d’une manière obscure une vérité qui ne peut se délinir et qui cependant exclut rUnitarianismeetc. » Cf. les vues analogues de M. Loisy dans Eludes sur le décret Lanientubili, édit. de YUui’crs, août 1907.

Ne laissons pas se déplacer la question. Nous appelons futiles les iujaginations, quelles qu’elles soient, qui n’ont pas de lien objectif déterminé avec la réalité objective qu’elles servent à désigner ; et nous ajoutons, sans qu’il soit besoin d’y insister après tout ce que nous avons dit sur la religion de Kant et de Spencer, que la dévotion et la pratique qui n’ont pas d’autre fondement que de telles imaginations, sont chimériques. Or M. Tyrrell nie de toute façon

un lien objectif déterminé entre les « images » des énoncés propliétiques et la réalité divine. La formule de Xicée est énoncée en « catégories alexandrines et platoniciennes » qui n’ont plus de sens pour nous {Scylla, p. 338). Il répète sur le mot « Verbe » des sophismes que déjà S. Cyrille d’Alexandi’ie réfutait chez un hérétique de son temps (p. 342) : « Que ce grand logicien nous démontre que le mot Verbe n’est pas le nom propre du Fils, et qu’il contredise à l’Ecriture et au bienheureux Jean qui a connu que le nom le plus convenable et propre du Fils de Dieu est de l’appeler Verbe, lorsqu’il a écrit : In principio erat Verhuin » (Thesaur., 'j, 2). Oui ou non, M. Tyrrell admet-il que ce qui est écrit dans l’Ecriture est écrit ? Oui, comme Maïmonide et Mansel ; mais il glose : « Les analogies auxquelles on a recours (paternité, filiation etc.) sont aussi variables que les institutions sociales de l’humanité », et par conséquent elles ne peuvent rien nous apprendre de déterminé sur Dieu en soi. Ce qui est écrit dans l’Ecriture est écrit, et il faut le répéter avec dévotion ; mais, pense-t-il, on aurait tout aussi bien pu écrire autre chose : « Je ne pense pas, dit-il, qu’on puisse contester que maternité par exemple serait sous certains rapports un symbole de la divinité sans sexe aussi bon que celui de paternité. » (Revue pratique d’apologétique, 1 5 juillet 1907, p. 5 10.) Et après cette trouvaille, que seul sans doute pouvait faire un habitué de la sublimité divine, viennent des considérations gynécologiques, qui m’ont remis en mémoire le plérome inconnaissable de ces gnostiques, dont M. Tyrrell a regretté un jour l'écrasement par l’intellectualisme des Pères. Eh bien ! ici, pour une fois, M. Tyrrell a raison : Nous ne pouvons pas contester, nous ne pouvons que nier, de toute notre àme. Il ne s’agit pas seulement de conserver le mot du symbole : Dieu s'étant nommé Père, c’est Père qu’il faut dire ; c’est ce qu’il veut que nous pensions de lui. Il ne s’agit pas seulement de croire que Père est l’expression la plus approchée, celle qui nous suggère, d’une façon obscure, le moins mal possible, ce qu’est la réalité. Cela ne suffit pas : Dieu s'étant nommé Père, puisqu’il ne peut ni se tromper ni nous tromper, c’est Père qu’il est : ab eo quod res est aut non est, oratio dicitur vera vel falsa. Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit, en soi, sans erreur, sans chicane, que vous y pensiez ou que vous n’y pensiez pas. Il l'était, avant de s'être révélé tel ; il l’est, indépendamment de tous les marivaudages psychologiques auxquels il vovis siéra de vous anuiser.

L'échappatoire « de la valeur de dévotion et pratique » est nulle. D’abord, M. Tyrrell suppose que, lorsque nous récitons le syud>ole, il s’agit de « satisfaire le besoin d’exprimer la plénitude de notre àme ». Mais nous pouvons réciter le Symbole lorsque nous sommes tentés violemment contre la foi, et nous le récitons avec une vraie foi, même lorsque nous avons péché (Conc. de Trente, sess. 6, can. 28, Denz., 838 (720)). De plus, les plus ignorants comme les plus savants distinguent très bien l’acte de foi de leur prière du soir, par exemple de l’audition des vêpres dans une langue qu’ils n’entendent pas. M. Tyrrell réduit toute la piété chrétienne à l'émotion qu’il imagine chez les religieuses qui chantent en latin, sans avoir appris cette langue, les psaumes de l’office. Il sait pourtant que toute la religion n’est pas là ; il a dû lire dans S. François de Sales que ces religieuses pensent positivement à Dieu, et non i)as seulement par dénominations extrinsèques et par périphrases. Nous savons d’ailleurs assez que ceux de nos contemporains qui n’ont pas d’autre connaissance de Dieu, que celle où M. Tyrrell voudrait tous nous réduire, n'éprouvent guère le besoin d'épancher, ni aux ALBIGEOIS

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vêpres, ni à la messe, ni ailleurs, la plénitude de leurs àræs. Si M. Tjrrell répond qu’il fait exception ainsi que ses amis, nous lui rappellerons deux thèses de théologie qu’il doit connaître : i° Ceux qui ont perdu la vraie foi gardent le souvenir humain et naturel de leurs anciennes croyances : cette observation psychologique, il le sait, explique bien des étrangetés dans l’histoire des hérésies. 2° Sans avoir perdu la foi, il peut arriver à un lliéologien de construire un système cjui soit en réalité subversif de la foi : averti de son erreur, si vraiment poiir lui l’autorité divine est indiscutée, s’il a de Dieu la haute estime rpie tout homme doit en avoir, ce théologien renonce à ses constructions personnelles : ce geste ne peut surprendre que ceux qui ne connaissent pas Dieu ; s’ils sourient, il n’y a qu’à les plaindre grandement ; pour nous, nous estimons que se soumettre à l’autorité divine par la foi, c’est s’honorer soi-même en même temps qu’honorer Dieu. Il est toujours beau de faire son devoir et de se tenir à sa place, devant son Créateur.

M. Tyrrell réplique qu’il n’est tombé dans aucune erreur, puisque, s’abstenant al^solument de tout jugement sur la nature intrinsèque de Dieu, il ne peut pas errer sur Dieu : n’errent que ceux qui cèdent à la curiosité métaphj’sique. Mais nous dire que « la formule trinitaire serait contradictoire, si elle avait une valeur métaphysique >>, n’est-ce pas porter un jugement de valeur ontologique ? Les Unitariens disent-ils autre chose ? M. Tyrrell répond qu’il exclut rUnitarianisme : « la formule a une valeur pratique ; elle indique d’une manière obscure une vérité qui ne peut se définir et qui cependant exclut l’Unitarianisme etc.’» Tout cela, dans un autre contexte que celui de M. Tyrrell, aurait un sens catholique : nous ne connaissons pas en effet adéquatement le mystère de la Trinité, mais nous en savons assez pour pouvoir, en pratique, exclure l’Unitarianisme etc. Mais comment l’Eglise a-t-elle exclu ces hérésies sur Dieu ? Par des jugements sur la nature intrinsèque de Dieu : <( le Fils est de la substance du Père », dit le concile de Nicée. Ce qui, remarque S. Thomas suppose qu’on atteint aliquid veritatis qiiod sufpciat ad excltidendos errores, De Pot., q. 9, art, 5 init. ; comparer avec le concile du Vatican, Denz., 1796 (164 4)- M. Tyrrell, lui, exclut l’Unitarianisme, le Sal )ellianisme etc., en s’abstenant de tout jugement sur cette même nature. L’Eglise entière croit à la vérité objective de la formule de Nicée ; M. Tyrrell, lui, juge qu’ainsi entendue la formule est contradictoire, et par suite que nous tous, lui seul excepté, nous adhérons à une absurdité. Le Credo entendu au sens objectif est, d’après lui, à ranger parmi les « impertinences » delà raison. Telle est, on n’en peut, hélas ! pas douter, la pensée de M. Tyrrell. Voilà où mène l’agnosticisme dogmatique ; cet exemple justifierait à lui seul, s’il en était encore besoin, après tout ce qui précède, l’Encyclique Pascendi (§ In tota), lorsqu’elle décrit le modernisme comme « le rendez-vous de toutes les hérésies ».

BmLiOGRAPniE. — Outre les ouvrages cités dans le cours de l’article, on lira utilement i* l’art. Agnosticisme et Dieu dans le Dictionnaire de Vacant-Mangenot ; l’art. Posiiii’ismus dans le Kirchenlexicon, 2 édit. ; et Vavt.Agnosticisin dans The Catliolic Encyclopædia, New-York, 1907. 2" Sur la connaissance religieuse en général, Denzinger, V ier Bûcher der religiôsen Erkentniss ; W. G. Ward, Essays on philosophy oftheism, London, 1884, 2 vol. 3° Sur la connaissance des attributs de Dieu, le troisième volume de Heinrich, Dogmalische Théologie et le premier volume de Pohle, Lehrbuch der Dogmatik donnent un bon résumé de l’enseignement palristique et scolastique, accommodé aux besoins actuels. Rien cependant ne suppléera à l’étude des grands théologiens v. g. des trois premiers livres du De Deo de Suarez. 4° W. M. Lacy, An examination of the philosophy of ihe Unhnowahle, Philadelphia, 1883 ; A. W. Momerie, Agnosticism, London, 1889, Belief in God, London, 1891 ; Flint, Agnosticism (Croall Lectures), 1908 ; Gruber, Auguste Comte ; Le Positivisme depuis Comte, 2 vol., Paris, Lethielleux ; J. Lucas, Agnosticism and Religion, heing anexaminationof Spencers religion ofthe Unhnowahle, Baltimore, 1895. 5° On trouvera la bil)liographie sur Maïmonide dans la thèse du rabbin de Dijon, Louis-Germain Lévy, La Métaphysique de Maïmonide, Dijon, 1906, p. 145-149 ; voir Moses ben Maimon, sein L^eben, seine Iferke und sein Einfluss, par le rabbin Guttman et divers collaborateurs, Leipzig, 1908, i"vol. M. CUOSSAT.