Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/AVEUGLE

La bibliothèque libre.
Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(1p. 635).

AVEUGLE. adj. & s. m. & f. Qui est privé de la vue. Cœcus, oculorum sensu, vivendi sensu carens. Homme aveugle. Femme aveugle. Si un aveugle mène l’autre, ils tomberont tous deux dans la fosse.

On a vu à Paris un aveugle qui étoit excellent Organiste, qui discernoit fort bien toutes sortes de monnoies & de couleurs, & qui étoit bon joueur de cartes. On en a vu encore ailleurs. Aldrovandus nomme un Sculpteur qui devint aveugle à vingt ans, & qui dix ans après, fit une statue de marbre qui ressembloit parfaitement à Cosme II, Grand Duc de Toscane, & une d’argile qui ressembloit à Urbain VIII. Bartholin parle d’un Sculpteur aveugle en Danemarc, qui discernoit au simple toucher toute sorte de bois & de couleurs. Le Père Zahu de l’Ordre de Prémontré, a rapporté plusieurs exemples de choses difficiles faites par les aveugles, dans un livre publié en 1685, intitulé, Oculus artificialis. L’Auteur de l’ambassade de D. Garcie de Silva Figuéroa en Perse, rapporte qu’il y a certains lieux dans ce Royaume où l’on trouve un grand nombre d’aveugles de tout sexe & de tout âge, à cause de certaines mouches qui piquent les yeux, les lèvres, qui entrent dans les narines, & dont il est impossible de se garantir.

Ménage dérive ce mot de aboculus, ou abocellus, c’est-à-dire, sine oculis, comme amens, sine mente : ce sont des mots de la basse latinité.

On appelle aveugle-né, celui qui est aveugle en naissant. Jésus-Christ guérit l’aveugle-né.

On nomme à Smyrne des tapis aveugles, les grands tapis qui se vendent au pic, lorsque le travail ne rend pas bien le dessein.

Aveugle, en termes de Chimie, se dit des vaisseaux bouchés qui n’ont qu’une ouverture d’un côté, & point d’issue par l’autre. Ainsi on dit, un alembic aveugle. On appelle aussi un tuyau aveugle, celui qui est bouché par le haut. En Anatomie on appelle trou aveugle, la troisième cavité qui est dans l’oreille, qui est faite comme une coquille d’escargot, parce qu’elle est sans bout & sans issue. On l’appelle autrement labyrinthe. Il y a aussi un des intestins que les Médecins appellent aveugle, ou cœcum : c’est le premier qu’on appelle gros intestin. A la guerre il y a des grenades qu’on appelle aveugles. Voyez Grenade.

Aveugle, se dit en Chirurgie dans le même sens qu’en Chimie. Une canule dont le bout étoit aveugle, plus gros que de coutume, & percé de quantité de petits trous autour de la longueur. Littre, Acad. 1702. Mém. p. 258.

Aveugle, se dit dans le sens figuré, de ceux chez qui la passion offusque la raison, & empêche les fonctions de l’entendement : il se dit aussi de la passion même. L’homme est aveugle pour ses défauts, & clairvoyant pour ceux d’autrui. Les Dieux devroient être sourds aux aveugles souhaits. La Font. On est si partial, & si aveugle pour soi-même, que l’on blâme avec emportement dans les autres, des choses que l’on pratique tranquillement. S. Evr. Ceux que la Religion sépare, se regardent mutuellement comme des aveugles, & déplorent sans cesse l’égarement l’un de l’autre. Fonten. En entrant dans le cloître, il faut faire plier sa volonté sous le joug d’une obéissance aveugle.

Quelle aveugle fureur vous arme contre moi ?

Racine.

A mon aveugle amour tout paroît légitime. Id.

☞ On dit communément que le sort est aveugle, que la fortune est aveugle ; pour dire, qu’elle favorise des personnes indignes de ses faveurs. La fortune ne paroît jamais plus aveugle qu’à ceux à qui elle ne fait point de bien. Si l’art ne prend loin de conduire la nature, c’est une aveugle qui ne sait où elle va. Boil.

☞ Obéissance aveugle, obéissance entière aux ordres d’un supérieur.

Aveugle, se dit proverbialement en ces phrases. Un aveugle sans bâton ; c’est un homme qui n’a pas ce qui lui est le plus nécessaire:& en ce sens on dit, crier comme un aveugle qui a perdu son bâton. On dit, qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont Rois ; pour dire, qu’avec des talens médiocres, on brille parmi des gens qui n’en ont point. C’est ce que dit à peu-près Sénèque, ep. 48. Navis quæ in flumine magna est, in mari parvula. Deroch. On dit que pour faire un bon ménage, il faut que l’homme soit sourd, & la femme aveugle ; pour dire, que la femme ne s’offense point des défauts de son mari, ni son mari des crieries de sa femme. On dit d’une chose facile à découvrir, qu’un aveugle y mordroit. On dit, que l’amour & la fortune sont aveugles, parce qu’ils favorisent souvent ceux qui le méritent le moins. On dit, il a changé son cheval borgne contre un aveugle ; pour dire, qu’on a perdu au change, qu’on a empiré son état en voulant le rendre meilleur. On dit dans le même style, il en juge comme un aveugle des couleurs ; pour dire, il en juge sans connoissance. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ; ni pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Cela n’entre que dans le discours familier. On appelle aveugle retourné, un filou, ou quelqu’autre qui aura été marqué de la fleur de lis par la main du bourreau, parce que ces sortes de gens portent la fleur de lis sur le dos, & que les aveugles de l’Hôpital des Quinze-vingts à Paris en portent une de cuivre appliquée par-devant sur leur habit.

Il y a dans l’Anthologie Grecque quelques épigrammes sur des aveugles, Liv. I, ch, 4.

Aveugles. Hommes privés de la vue, qui forment au Japon un corps de savans fort considérés dans le pays. Ils se distinguent sur-tout par la fidélité de leur mémoire. Ils se transmettent les uns aux autres tous les événemens. Ils ont des Académies où l’on prend des grades. Hist. du Japon du P. Charlevoix.