Aller au contenu

Dictionnaire de l’économie politique/Enquêtes

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles Coquelin, Gilbert-Urbain GuillauminGuillaumin (Tome premierp. 701-706).

ENQUÊTES. S’enquérir est le moyen d’arriver à savoir. Or, bien connaître les faits, les avoir vus sous toutes leurs faces, en avoir pu mesurer la portée et les conséquences, en avoir comparé les résultats, c’est avoir recueilli des éléments précieux pour toute décision à prendre, pour tout jugement à prononcer, pour toute mesure législative à prescrire. Il faut que les sociétés soient encore dans l’enfance, ou dominées par la force brutale, pour que le détenteur du pouvoir, souverain ou prêtre, puisse se croire la science infuse, et que, sans prendre la peine de s’enquérir, il dicte des lois et qu’il ordonne. Savoir douter est avoir fait un progrès en sagesse ; et dans les pays libres on s’enquiert et l’on cherche à s’éclairer avant de prendre un parti, et surtout avant de donner à des décisions force de loi pour l’avenir.

On distingue maintenant diverses natures d’enquêtes, dont l’application et le mode sont prévus et réglés par la loi ; ce sont les enquêtes judiciaires, les enquêtes administratives et les enquêtes législatives.

En matière de droit, on entend par enquête une procédure qui a pour but d’arriver à la preuve, à l’établissement d’un fait, par l’audition de témoins qui viennent déposer de sa vérité. Lorsqu’il y a un accident, une mort violente, une enquête judiciaire est commencée sur les causes qui ont amené le fait ; cependant on ne regarde pas comme étant une enquête, dans la propre acception du mot, l’instruction faite par un juge ou par le ministère public pour préparer une mise en accusation, non plus que l’audition des témoins dans un procès criminel ; on réserve en général ce nom aux instructions provoquées incidemment par l’une des parties, dans un procès civil. Le titre XII du Code de procédure règle tout ce qui concerne les enquêtes judiciaires lorsqu’elles sont ordonnées par application de l’art. 1316 ou des art. 1341 et suivants du Code civil.

La formalité d’une enquête préalable est une garantie toujours donnée, lorsqu’il s’agit d’exiger des particuliers le sacrifice de leur propriété contre payement d’une indemnité préalable, quand l’exécution de quelques travaux d’utilité publique vient à le rendre nécessaire. Ces principes ont été naturellement consacrés dans les lois relatives à l’expropriation forcée, notamment dans celles des 7 juillet 1833 et 3 mai 1841.

L’art. 3 de cette dernière loi est ainsi conçu : « Tous grands travaux publics, routes royales, canaux, chemins de fer, canalisations de rivières, bassins et docks, entrepris par l’Etat, les départements, les communes, ou par des compagnies particulières, avec ou sans péages, avec ou sans subsides du trésor, avec ou sans aliénation du domaine public, ne pourront être exécutés qu’en vertu d’une loi qui ne sera rendue qu’après une enquête administrative.

« Une ordonnance royale suffira pour autoriser l’exécution des routes départementales, celle des canaux et chemins de fer d’embranchement de 20 mille mètres de longueur, des ponts et de tous autres travaux de moindre importance.

« Cette ordonnance devra également être précédée d’une enquête.

« Ces enquêtes auront lieu dans les formes déterminées par un règlement d’administration publique. »

Les corps délibérants compétents sont d’abord consultés, c’est sur leur avis que l’enquête est ouverte, et c’est lorsque les résultats de l’enquête sont connus et appréciés que l’utilité publique est déclarée.

Des enquêtes de même nature sont ouvertes pour les travaux de voirie, et lorsqu’il s’agit d’arrêter les plans d’alignement des voies publiques.

C’est encore un mode préalable d’instruction administrative, que les enquêtes dites de commodo et incommodo prescrites lorsqu’il s’agit d’autoriser des établissements dangereux ou insalubres.

Mais les enquêtes législatives sont celles qui ont surtout occupé les économistes, comme pouvant avoir les plus heureuses conséquences sur la préparation des lois. De semblables enquêtes ne peuvent se faire utilement que dans les pays qui jouissent déjà d’une grande liberté politique, et où la publicité des choses utiles n’est entravée d’aucune façon. C’est donc seulement là où les institutions représentatives se sont développées que des enquêtes ont pu être ouvertes sur les questions d’intérêt général.

L’Angleterre en a donné les premiers exemples. Dans ce pays les enquêtes sont ouvertes soit sur l’initiative des ministres de la couronne, soit sur l’ordre de l’une ou de l’autre des chambres du parlement. Dans le premier cas elles sont dirigées par des commissaires, dans le second par les membres d’un comité. Elles sont ensuite imprimées, et font partie des documents parlementaires distribués à la chambre des lords et à celle des communes, et entrent ainsi dans la collection de ce qu’on appelle les livres bleus (blue books). En général la publicité consiste, dans ce cas, non-seulement dans l’impression des rapports des commissaires et des comités, mais encore dans la reproduction textuelle et minutieuse des procès-verbaux tenus des questions posées aux personnes appelées et des réponses que celles-ci ont faites.

Il a été fait, il y a une quarantaine d’années, une réimpression des rapports de quelques-uns des anciens comités de la chambre des communes, en 13 volumes in-folio ; il en est qui remontent à l’année 1715. Le président de la chambre des communes a fait, en 1831, un envoi à la bibliothèque de la chambre des députés de France, de 486 volumes de ces documents[1] ; 359 volumes ont ensuite complété la collection jusqu’en 1847, et depuis lors le nombre des volumes s’est annuellement accru dans une large proportion. Quelques enquêtes anciennes ont encore été réimprimées et jointes aux documents nouveaux, lorsque les mêmes questions revenaient à l’ordre du jour ; cela a été le cas en particulier pour une enquête faite en 1788 sur les honoraires reçus par les employés publics.

Beaucoup de ces enquêtes ont été remarquables, et leurs procès-verbaux offrent des renseignements pratiques nombreux sur les questions économiques ; elles peuvent être, en bien des cas, consultées avec beaucoup de fruit. C’est dans ces documents que l’on peut notamment puiser de très utiles informations sur tout ce qui touche aux banques. Des enquêtes ont eu lieu sur le renouvellement de la charte de la banque d’Angleterre chaque fois que la question s’est présentée, et sur tout ce qui tient aux banques d’émission. Une enquête avait été ouverte en 1797, Lors de la suspension des payements en espèces, et une autre en 1819, lorsqu’il s’est agit de reprendre l’usage de la monnaie métallique. Il est peu de documents qui puissent fournir plus de lumières sur le sujet important des banques en général que cette dernière enquête ; les questions étaient posées dans un ordre parfaitement logique, et les réponses faites par des hommes d’une grande expérience et d’une haute portée d’esprit, parmi lesquels il suffira de citer en première ligne deux économistes, David Ricardo et Thomas Tooke. Chacun d’eux a été interrogé dans plusieurs séances successives. À la question qui lui était d’abord posée par le lord président, dans une séance du 24 mars 1819 : « Quelle est la ligne de vos affaires ? » David Ricardo répondait déjà qu’il n’était plus dans les affaires, mais que pendant toute sa vie antérieure il avait été dans les transactions sur les capitaux à la bourse des fonds publics : « I have been all my life in the Money Market on the stock exchange. »

L’enquête de 1832 sur la banque d’Angleterre, et sur l’ensemble du système sur lequel étaient établies les banques d’émission en Angleterre et dans le pays de Galles, a été non moins remarquable, et a été faite par un comité présidé par lord Althorp, et dans lequel figuraient sir Robert Peel, lord John Russell, sir Henry Parnell, MM. Baring, Poulett Thomson et autres hommes compétents. M. Jones Loyd (aujourd’hui lord Overston), appelé devant le comité, y a fait des réponses pleines de sens, et l’on a surtout remarqué son insistance sur la nécessité d’une publicité fréquente et régulière des opérations d’une banque de circulation, comme moyen essentiel de crédit, et ses réclamations contre les lois sur l’usure et la limitation du taux de l’intérêt.

D’autres comités ont encore été chargés d’informer sur ce sujet compliqué en 1836, 1838 et 1840.

Une autre enquête, précieuse par les faits qu’elle constate, est celle de 1847 sur les effets des lois sur la navigation ; elle ne forme pas moins de 5 volumes.

De toutes les enquêtes anglaises, cependant, les plus considérables sont celles qui ont été faites à l’occasion des lois sur les pauvres. L’enquête sur le paupérisme en Angleterre a amené la législation actuelle sur la matière, et il en a été de même pour les pauvres d’Écosse et pour ceux d’Irlande. Un seul des nombreux rapports avec les procès-verbaux de l’enquête sur la question en Angleterre, publié en 1834, forme 16 volumes in-folio.

La France est entrée beaucoup plus tard dans la voie des enquêtes, et c’est seulement lorsqu’elle a essayé d’établir chez elle un gouvernement représentatif qu’elle a cherché à élucider par ce mode d’information quelques-unes des questions qui devaient être soumises à la discussion des chambres législatives. D’abord, les empiètes ont été faites par des commissions spéciales désignées par le gouvernement ou par son conseil supérieur du commerce, et c’est seulement en 1835 que le droit d’initiative à cet égard, de la part des chambres, a été revendiqué et reconnu.

Le monopole des tabacs, renouvelé en 1829, devait expirer en 1837 ; dès 1836, le gouvernement crut devoir s’adresser aux chambres pour en obtenir la prorogation. Le projet de loi ayant été porté à la chambre des députés, une proposition fut faite dans le sein de l’assemblée d’ouvrir, préalablement à toute discussion, une enquête sur tout ce qui tenait à la culture, à la fabrication et à la vente du tabac. Le droit d’ordonner une semblable enquête fut vivement contesté pour une chambre qui n’avait pas d’initiative à l’égard des lois ; mais les résistances furent vaincues ; l’enquête eut lieu, et le rapport, présenté par M. Vivien, a été imprimé en 1837. Depuis lors, le droit n’a plus été mis en question ; mais jusqu’en 1848 la chambre n’en a fait usage qu’à l’occasion d’une élection, et la chambre des pairs n’y a jamais eu recours.

Les premières enquêtes ouvertes par le gouvernement remontent à deux années avant la révolution de Juillet. Ce sont celles qui ont été faites en 1828, sous la présidence du ministre du commerce et des manufactures, sur les fers et sur les houilles. C’était entrer dans une bonne voie : mais les agents administratifs jouaient un trop grand rôle dans ces circonstances ; la plupart des documents étaient fournis par eux ; les rapports ont pris un grand développement, et dans les publications qui ont été faites, les procès-verbaux des interrogatoires occupent trop peu de place.

Dans l’enquête sur les fers, vingt-sept personnes ont été entendues, dont quatorze étaient maîtres de forges ; deux marchands de fer ayant avec ceux-ci des liens d’intérêt ; deux fabricants de machines ; un seul entrepreneur de serrurerie ; un fabricant de limes ; un agriculteur ; un propriétaire de vignobles et deux délégués commerciaux de Bordeaux et de Nantes. Les conclusions auxquelles on est naturellement arrivé par ces moyens ont été favorables au maintien du système protecteur[2].

Au mois de décembre de la même année commençait une enquête, conduite à peu près de la même manière, sur les questions relatives au sucre. On s’est d’abord occupé exclusivement du sucre exotique, en se livrant à de grandes recherches sur les conditions de production du sucre dans les colonies françaises et dans les autres contrées tropicales. De bons renseignements ont été alors fournis par les commerçants sur les inconvénients qui résultaient pour notre navigation des entraves que les surtaxes sur les sucres étrangers apportaient aux chargements en retour des navires français expédiés, au Brésil, à La Havane et ailleurs. Ces avertissements sont malheureusement restés sans effet ; mais ce qu’il y de plus remarquable, c’est qu’à cette époque les colons et les négociants des ports ne songeaient pas encore à se plaindre de la concurrence du sucre de betterave, qui grandissait dans l’ombre et allait bientôt menacer à la fois toutes les branches du commerce maritime, ainsi que les intérêts du trésor. Comme supplément à l’enquête, les fabricants de sucre indigène ont été cependant entendus ; l’un d’eux, M. Crespel-Dellisse, avouait que sa fabrication laissait une marge de 40 pour 100 de bénéfice. Néanmoins la commission a été amenée à conclure, à l’unanimité des voix et sans hésitation, ce sont les expressions du rapport, contre la proposition d’insérer dans la loi aucune disposition tendant à frapper le sucre de betterave d’un droit quelconque, soit immédiatement, soit dans un délai déterminé. On pourrait peut-être inférer de ces faits que des enquêtes incomplètes sont plus dangereuses qu’utiles.

L’enquête ouverte en 1834, devant le conseil supérieur du commerce, bien qu’elle n’ait pas eu de meilleurs résultats, avait été cependant plus largement conçue, et avait plus de portée. Cette enquête avait pour objet l’examen des questions relatives à diverses prohibitions établies à l’entrée des produits étrangers ; elle a été commencée le 8 octobre, sous la présidence de M. Duchâtel, ministre du commerce, et a donné lieu à la publication de 3 volumes in-4o[3] ; le premier contient les documents recueillis par l’administration ou envoyés par les chambres de commerce ; le second, ce qui est relatif aux poteries, plaqués et verreries ; le troisième, ce qui touche aux fils et tissus de laine et de coton. Les faits recueillis ont été nombreux et importants ; on peut y puiser d’utiles informations ; l’opinion publique ne s’en est pas suffisamment préoccupée ; ceux qui, en France, se livrent au commerce, ne sont pas assez habitués à porter leur attention sur ce qui ne les touche pas immédiatement, et les intérêts généraux se trouvent ainsi presque toujours sacrifiés à quelques intérêts privés. L’enquête n’a point amené d’améliorations dans la législation douanière ; tandis que les attaques faites alors contre les prohibitions ont été sensibles pour tous ceux qui vivaient de la restriction. C’est de cette époque que date la formidable coalition de tous les privilégiés contre les moindres réformes que l’on pouvait tenter d’introduire dans le tarif des douanes. Les prohibitionistes ont affecté de croire que l’on en voulait à l’industrie manufacturière, et ils ont fait appel aux passions pour la défendre. Parmi les pièces annexes publiées avec l’enquête, il est une note d’un fabricant d’Amiens dans laquelle on trouve le passage suivant : « Si l’enquête a eu son utilité en prouvant que les attaques contre les manufacturiers français n’étaient pas fondées, elle a produit aussi un très grand mal, en alarmant tous les intéressés sur leur avenir, et en suspendant toutes les transactions : elle a retenti jusque dans les hameaux, et le plus petit ouvrier attend avec anxiété quel sera son résultat. Il n’en eût pas été ainsi si l’on avait procédé sans donner autant de publicité à l’enquête. » Or les transactions n’ont, en aucune façon, été suspendues ; on faisait tout simplement alors de l’agitation et du désespoir factice pour sauver les privilèges.

D’autres fabricants plus sérieux, mais tenant aussi à la conservation du privilège résultant pour eux des prohibitions, ont envoyé de nombreuses notes, qui se trouvent dans les annexes, et qui avaient principalement pour but de combattre les dépositions contraires à leur cause ; quelques-uns même, bien que dans des positions personnelles honorables, n’ont pas reculé pour cela devant la calomnie[4].

Les dépositions de M. Nicolas Kœchlin, dans la même enquête, sont devenues l’objet d’une polémique publique et curieuse entre la chambre de commerce de Mulhouse et lui.

Une autre enquête, ouverte en 1838, sur les fils et tissus de lin et de chanvre, a eu pour effet d’aggraver les dispositions du tarif.

Les parties intéressées au maintien des prohibitions, ainsi surexcitées, ont profité ensuite de toutes les réunions des conseils généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce pour cimenter leur coalition. Elles en sont venues à acquérir une force qui leur a fait traverser impunément toutes les révolutions, se montrant toujours prêtes à soutenir tout gouvernement qui voudrait adhérer aux principes prohibitifs. C’est ainsi qu’en France les enquêtes sont restées longtemps sans effet pour l’amélioration du tarif des douanes.

En Belgique, la seule tentative qui ait été faite dans le système des enquêtes ne l’a pas été non plus dans un sens favorable à la liberté. Par suite de la demande persistante de l’abbé de Foëre, membre de ta chambre des représentants, une enquête a été ouverte en 1840 sur les questions Commerciales et industrielles. Après deux ans de durée, il en est résulté la loi des droits différentiels, qui a été promulguée en 1844, et est devenue une entrave pour le commerce belge, un grand embarras pour le gouvernement, et que l’on travaille depuis lors à démolir pièce à pièce. Les procès-verbaux de cette enquête forment deux gros volumes.

Beaucoup de rapports publiés par le gouvernement français sur divers sujets peuvent encore être considérés comme donnant les résultats de véritables enquêtes, et l’on peut citer, pour exemple, les procès-verbaux de la commission coloniale, où tous les faits relatifs à la grande question de l’esclavage ont été clairement exposés.

Dans les trois années qui ont suivi la révolution de 1848, on est entré plus largement dans la voie des enquêtes parlementaires, et plusieurs questions ont été ainsi élucidées. Il y a eu une enquête sur la marine, une sur les boissons, une autre sur les bestiaux et le commerce de la boucherie. Le conseil d’État y a eu aussi fréquemment recours, et a fait imprimer, entre autres, une excellente enquête sur les tarifs des chemins de fer, une sur le crédit foncier, une sur l’institution des monts-de-piété, une autre sur le système du contrôle des matières d’or et d’argent.

Au plus fort de la crise commerciale et industrielle de 1848, au milieu d’événements politiques graves, l’assemblée nationale constituante a rendu le 25 mai un décret ordonnant : qu’une enquête sur la question du travail agricole et industriel serait ouverte sur toute l’étendue du territoire de la République : que cette enquête serait organisée dans chaque cheflieu de canton sous la présidence du juge de paix ; que le juge de paix serait assisté d’une commission composée d’un nombre égal d’ouvriers et de patrons ; que chaque spécialité d’industrie, de culture et de travail serait représentée dans cette commission par un délégué ouvrier ou par un délégué patron, qui serait élu par ses pairs, à la pluralité des suffrages, dans des réunions formées spontanément.

De semblables prescriptions montrent suffisamment combien on se laissait égarer par les préoccupations de l’époque. On voulait, par égard pour la démocratie, faire entrer partout l’élément ouvrier, et l’on se laissait aller à une véritable confusion en plaçant dans la commission chargée de poser les questions et d’apprécier les réponses, ceux-là mêmes qu’il s’agissait d’interroger. D’un autre côté, les juges de paix pouvaient manquer des connaissances générales, économiques ou techniques, nécessaires pour bien conduire une semblable enquête. Mais, ce qui devait surtout la faire échouer, c’était le programme même des questions indiquées. Loin de porter directement sur les faits locaux et sur les données statistiques, les questions avaient toutes une tendance de généralité qui devait provoquer des dissertations de la part de ceux auxquels elles étaient posées, plutôt que des réponses catégoriques. C’est ainsi qu’on demandait : « Quels seraient les moyens d’augmenter la production et d’assurer le développement progressif de la consommation ? » Ce qui aurait permis à chacun de répondre par un cours complet d’économie politique.

En prenant de tels moyens, on ne pouvait arriver à aucun résultat réel. Dans un rapport présenté par M. Lefebvre-Duruflé, le 18 décembre 1850, à l’assemblée nationale, on voit que 2177 cantons, sur 2847, dont se compose la France, ont envoyé des procès-verbaux d’enquête ; mais que de l’ensemble de ces documents il serait difficile d’extraire aucune donnée statistique précise. Le décret primitif avait réservé pour le comité du travail de l’assemblée, le soin de faire l’enquête pour le département de la Seine ; mais aucune suite n’a été donnée à cette prescription, et l’on a reculé devant le défaut de moyens d’action, et devant l’impossibilité d’accomplir un semblable travail dans le délai de deux mois qui avait été fixé.

Ces circonstances, cependant, ont déterminé la chambre de commerce de Paris à donner suite à un projet dont elle s’était souvent occupée, celui de faire une enquête minutieuse, qui lui permît de tracer un tableau complet de l’industrie manufacturière, dans toutes ses branches, dans la ville de Paris. Ce travail a été suivi avec persévérance, et les résultats en ont été publiés à la fin de 1851, dans un volume grand in-4o, de 1400 pages.

Pour éviter de laisser s’égarer dans leurs dépositions les personnes même les plus compétentes dans chaque industrie, la chambre de commerce s’est décidée à poser les mêmes questions à tout individu étant par lui-même entrepreneur d’un travail industriel, c’est-à-dire faisant subir une transformation quelconque à un produit ou à une denrée, entre le premier achat et la revente ; et pour qu’aucun de ces entrepreneurs d’industrie-ne fût laissé en dehors, elle a fait visiter successivement chacune des maisons de Paris ; il y en a plus de trente-deux mille. Au lieu d’appeler les personnes à interroger devant la commission d’enquête, c’est au domicile de chacune d’elles qu’un recenseur est allé recevoir les réponses. Beaucoup de questions devaient être répondues par des chiffres, comme lorsque l’on demandait le nombre des ouvriers, hommes, femmes, enfants, apprentis, ou le montant des affaires faites en 1847 et en 1848. Des bulletins avaient donc été imprimés à l’avance, et les recenseurs devaient inscrire les réponses en regard de chaque question. 67,111 bulletins individuels ont été ainsi recueillis et utilisés ; l’on a pu se rendre le compte le plus exact de l’importance et du produit de l’industrie pour un nombre de 407,346 travailleurs, comprenant les entrepreneurs pour leur compte et les ouvriers des deux sexes et de tout âge.

On comprend que, pour présenter les résultats d’une semblable enquête, on ne se soit pas arrêté à la simple publication de procès-verbaux qui auraient donné, séparés les uns des autres, des chiffres qui ne peuvent avoir d’importance que réunis. Même pour ce qui concernait les appréciations morales, les réponses faites à une même question posée successivement à soixante-dix mille personnes eussent amené de fastidieuses répétitions, et le travail de la commission a été de les réunir et de les résumer en des résultats généraux. Le livre de la chambre de commerce présente donc le tableau général de toutes les industries à Paris, tel qu’il a pu être dressé a la suite d’une enquête minutieusement faite, plutôt qu’il ne présente l’enquête elle-même. Chaque industrie a été l’objet d’un tableau et d’une notice spéciale ; ces industries distinctes sont au nombre de 325, rangées, d’après les analogies qu’elles peuvent avoir entre elles, en 13 groupes industriels. Ayant pu poser la question relative à l’importance des affaires sur chacune des deux années 1847 et 1848, c’est-à-dire sur une année normale pour l’industrie et sur une année de crise, on a pu arrivera la constatation précise des effets des commotions politiques violentes sur le mouvement du travail dans une grande capitale, et il y a dans des faits ainsi simplement exposés plus d’un enseignement à puiser.

Ces détails, un peu longs peut-être, méritaient d’être donnés en ce qu’ils font connaître une application du système des enquêtes qui peut fournir de bons exemples à suivre. La chambre de commerce a employé trois années à faire faire le recensement et à effectuer le classement ainsi que le dépouillement des renseignements recueillis ; la commission de l’enquête a eu à la fois sous ses ordres jusqu’à soixante-quatre employés, et la dépense totale, y compris les frais d’impression du volume, s’est élevée à 110,600 fr.[5].

Les enquêtes en général sont le meilleur moyen d’arriver sur chaque question à une connaissance assez exacte des faits pour en pouvoir tirer d’utiles applications. Mais, pour qu’elles aient toute leur portée, il faut qu’elles soient bien déterminées dans leur objet et bien conduites. Une commission d’enquête ne doit pas être trop nombreuse ; elle doit être composée d’hommes éclairés et compétents, qui puissent présenter les questions avec clarté et dans un ordre logique ; mais il ne convient pas d’y faire entrer ceux-là mêmes qu’il s’agit d’interroger. Tout en laissant à chacun de ceux qui comparaissent une grande latitude pour le développement de leurs idées, il faut savoir ramener les réponses vers les points spéciaux qu’il s’agit d’élucider.

Les enquêtes anglaises, et on peut le dire maintenant, un grand nombre des enquêtes faites en France, renferment sur beaucoup de sujets divers des masses de faits et de renseignements très bons à consulter.
Horace Say.

  1. Parliamentary papers. — A sélection of the most important Parliamentary Papers from 1715 to 1803 ; Reports of commissionners on public accounts, 1780 to 1787 ; Finance accounts, 1786 to 1791 ; Reports on military inquiry, 1806 to 1810 ; Finance accounts, 1804 to 1810 ; and the Reports, evidences, and Papers printed by order of the house of commons, from 1816 to 1833. — (Papiers parlementaires, etc.), 486 volumes, demi-rel., prix 60 liv. 15 sh., chez Bigg and sons, à Londres.
  2. Enquête sur les fers, par une commission formée, avec la permission du roi, sous la présidence du ministre du commerce et des manufactures. Octobre et novembre 1828, Impr. nationale, 1 vol. in-4.

    Même année : Enquête sur les sucres, id., 1 vol. in-4.

  3. Enquête relative à diverses prohibitions établies à l’entrée des produits étrangers. — Paris, Impr. royale, 1835, 3 vol. in-4.
  4. M. Godard, l’un des administrateurs des cristalleries de Baccarat, n’a pas craint d’écrire le passage suivant pour combattre les dépositions de l’un de ceux qui demandaient la levée des prohibitions : «Je commencerai par M. H. Say, et je discuterai ses dépositions en faisant abstraction des motifs auxquels tout autre que moi pourrait croire qu’il a cédé involontairement, soit en sa qualité de commissionnaire exportateur, ayant intérêt à ce que tout ce qui se consomme en France vienne de l’étranger, et à ce que tout ce qui s’y fabrique en soit exporté, soit comme ayant eu avec la maison Launay, Hautiu et compagnie une discussion personnelle, pour raison d’un avantage particulier qu’il sollicitait, par lettre du 18 septembre dernier, sur ses commandes, et que cette maison lui a refusé, par la raison qu’elle ne pouvait sans injustice le faire jouir d’une faveur qu’elle n’avait jusqu’à présent accordée à aucun de ses confrères. »

    Le fait si perfidement articulé était malheureusement complètement faux, M. Say n’avait point eu de discussions avec la maison Launay, Hautin et compagnie, et n’avait jamais demandé qu’il lui fût fait aucun avantage particulier. Copie avait heureusement été gardée de la lettre du t8 septembre 4834 ; or cette lettre, loin de demander un avantage personnel, engageait seulement les fabricants coalisés à faire une réduction supplémentaire sur les prix de leurs produits qui étaient exportés, en se basant sur ce raisonnement bien simple, que, si le privilège dont ils jouissaient par suite de la prohibition leur permettait d’exagérer leurs prix sur le marché intérieur, il n’en était pas de même sur les marchés étrangers, où leurs produits rencontraient la concurrence des cristaux anglais, allemands et belges.

    Les prohibitionistes ont commencé par calomnier, parce qu’il en reste toujours quelque chose ; puis, comme ils n’avaient rien à opposer à un semblable raisonnement, ils se sont bientôt après décidés à faire une reluise spéciale sur les articles exportés.

  5. Statistique de l’industrie à Paris, résultant de l’enquête faite par la chambre de commerce pour les années 1847 et 1848. Paris, 1851, chez Guillaumin et comp., 1 vol. grand in-4 de 1,400 pages.