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Dictionnaire de l’argot des typographes/Sorte

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 101-104).

Sorte, s. f. Quantité quelconque d’une même espèce de lettres. || Au figuré, Conte, plaisanterie, baliverne. || Conter une sorte, c’est narrer une histoire impossible, interminable, cocasse, et que tout le monde raconte à peu près dans les mêmes termes. Les sortes varient à l’infini ; en voici quelques exemples : « Oui, Bidaut, » est une réplique qui signifie : « Oui, oui, c’est bien, soit ; je n’en crois pas un mot. » — « Il paraît qu’il va passer sur le nouveau labeur : le Rhinocéros. On dit que ça fait au moins 400 feuilles in-144, en cinq mal au pouce, cran sur l’œil. » Ou bien encore : « Le prote va mettre en main l’Histoire de la Chine[1], dont la préface fera à elle seule 45 vol. in-12 » C’est une scie qu’on monte aux nouveaux pour leur faire croire que le travail abonde. On dit aussi : « Le pape est mort ! » quand on entend remuer l’argent de la banque, parce que ce bruit argentin rappelle celui des cloches qui annoncent la mort du pape.

Quand un compositeur veut rompre le silence monotone observé depuis quelque temps, il s’écrie : « Tu disais donc, Matéo, que cette femme t’aimait ? » comme s’il reprenait tout à coup un dialogue commencé.

Il y a aussi des sortes en action. Quand un compositeur n’est pas venu travailler, surtout le lundi, ses compagnons prennent sa blouse ; la remplissent de maculatures, en font un mannequin qu’ils placent sur un tabouret devant sa casse, lui mettent en main un composteur et lui donnent l’attitude d’un compositeur dans son dur.

« Quand un compositeur n’est pas matineux, dit l’auteur de Typographes et gens de lettres, ses compagnons, pendant son absence, lui font une petite chapelle. C’est l’assemblage de mille choses plus disparates les unes que les autres : blouses, vieux souliers, composteurs, galées, bouteilles vides, qu’on dispose artistement en trophée ; puis on allume autour tous les bouts de chandelle que l’on peut trouver. »

Voici une autre sorte en action dont la victime s’est longtemps souvenue. C’était dans un atelier voisin du quai des Grands-Augustins. Il y a quelques années se trouvait sur ce quai le marché aux volailles connu sous le nom de la Vallée. Il arrivait parfois aux typographes de s’y égarer et d’acheter à la criée un lot de volailles : des poulets, des pigeons ou des oies. À l’atelier, on se partageait le lot acheté. Chacun contribuait au prorata de la dépense. On faisait des parts ; mais ces parts ne pouvaient jamais être égales : il était impossible, en effet, de disséquer les volatiles. Force était donc de tirer au sort. Il arriva un jour qu’un jeune fiancé gagna à cette loterie d’un nouveau genre une oie superbe, une oie de 15 livres, une oie grasse, blanche et dodue. Joyeux, il l’enveloppe soigneusement dans une belle feuille de papier blanc, à laquelle il adjoint un journal du jour, puis une maculature. Il ficelle le tout et dépose précieusement le paquet sous son rang. Le soir arrive ; notre jeune homme se hâte d’endosser son paletot, prend son paquet sous le bras et court, tout empressé, chez les parents de sa fiancée. « Je viens dîner avec vous, » s’écrie-t-il. Puis, discrètement, avec un clignement d’yeux significatif, il remet à la ménagère son précieux fardeau ; c’en était un véritablement.

On se met à table, on cause, on boit, on rit. La ménagère, curieuse de faire connaissance avec le cadeau du fiancé, profite d’un moment pour s’esquiver. Elle revient bientôt après, le visage allongé, et s’assied à sa place en grommelant. L’amoureux typo, s’apercevant de la mauvaise humeur de sa future belle-mère, veut en connaître la cause. On l’emmène à la cuisine, et quelle n’est pas sa stupéfaction de voir son oie changée en tiges de bottes moisies, en vieilles savates et autres objets aussi peu appétissants. Un compagnon facétieux avait accompli la métamorphose. L’oie fut mangée le lendemain chez un marchand de vin du voisinage. Le fiancé, dit-on, fut de la fête.

Autre sorte en action, à laquelle ne manquent pas de se laisser prendre les novices. On a placé le long du mur, à une hauteur suffisante pour qu’il ne soit pas possible de voir ce qu’il contient, un sabot qui est censé vide. Le monteur de coup s’essaye à jeter une pièce de monnaie ; mais il n’atteint jamais le but. Un plâtre, impatienté de sa maladresse et tout heureux de se distinguer, tire une pièce de deux sous de sa poche, et, après quelques tentatives, la loge dans le sabot. Il est tout fier de son triomphe ; mais il ne veut pas laisser sa pièce. Pour l’avoir, il se hausse sur la pointe des pieds, plonge ses doigts dans le sabot, et les retire remplis… comment dire ? remplis d’ordure.

Il existe des milliers de sortes dont beaucoup sont très vieilles et que la tradition a conservées jusqu’à nos jours.

  1. Cette sorte rappelle un fait véritable : l’immensité des publications chinoises ; ainsi, d’après le World, le See-Coo-Tswen-Choo ne comprendra pas moins de 160,000 volumes.
    C’est une encyclopédie dont le plan fut conçu à l’origine par l’empereur Kien-Long, vers le milieu du XVIIIe siècle, et dont l’exécution fut confiée par lui, vers 1773, à une commission de savants et d’érudits chargée d’en faire les compilations. Durant le siècle qui s’est écoulé, 78,716 volumes ont été publiés. De ce nombre, 7,353 tomes ont rapport à la théologie ; 2,152 traitent des quatre ouvrages classiques de la Chine et de la musique ; 21,626 sont historiques, et les 47,004 volumes restants traitent de la philosophie et des sciences.
    Les souverains qui ont successivement régné sur le Céleste-Empire ont toujours été entourés de littérateurs, de collectionneurs et de lecteurs de livres.
    L’empereur actuel possède une bibliothèque de 400,000 volumes et il a donné l’ordre de réunir tous les poèmes écrits sous l’une des dynasties, pour être publiés en 200 volumes.
    L’épaisseur des ouvrages n’en fait pas le prix : les livres imprimés se vendent très bon marché en Chine. Ainsi, un ouvrage historique en 24 tomes coûte seulement de 0 fr. 80 à 4 francs.