Dictionnaire de la Bible/Abgar
ABGAR, nom ou titre de plusieurs rois de l’Osrhoène. C’est en particulier celui d’un roi contemporain de Notre-Seigneur, devenu célèbre par la correspondance avec Jésus-Christ qu’on lui a longtemps attribuée. Ce nom a été fréquemment défiguré par les écrivains grecs et orientaux. Il est certain, par les monnaies de quelques-uns de ces rois qui sont parvenues jusqu’à nous, que la véritable orthographe est Abgar (fig. 4). Pendant environ trois siècles, c’est-à-dire depuis l’an 99 avant l’ère chrétienne jusqu’à l’an 217 de notre ère, d’après la Chronique de Denys (patriarche jacobite de Telmahar, qui vivait au ixe siècle), l’Osrhoène fut gouvernée par des toparques ou petits rois. Assemani, Bibliotheca orientalis, t. i, p. 417 et suiv. L’Osrhoène était bornée à l’est par le Chaboras, au nord par le Taurus. Elle avait pour capitale l’antique ville d’Édesse, dont les traditions locales ont prétendu faire remonter l’origine jusqu’à Nemrod. Sous les premiers Séleucides, elle avait porté le nom grec de Callirrhoé, à cause d’une source consacrée à la déesse Atergatis ; à partir d’Antiochus VII, elle avait pris le nom d’Antiochia. Édesse, sous le gouvernement de ses toparques, devint le premier centre chrétien des régions de l’Euphrate, et mérita ainsi les surnoms d’Édesse la Sainte, d’Édesse la Bénie, que lui donnent les écrivains orientaux.
4. — Abgar, roi d’Osrhoène, contemporain de l’empereur Gordien III (238-244).
Buste de l’empereur Gordien, tourné à droite. Tête imberbe, radiée. [Γ]ΟΡΔIANOC CEB(αστης). — ℞. Le roi Abgar, portant la tiare, à cheval. ΑΒΓΑΡΟC ΒΑΣΙΛΕΥC.
D’illustres martyrs y scellèrent leur foi de leur sang. On y compta dans la suite plus de trois cents monastères. Prise par les Arabes en 639, elle redevint en 1097, du temps des croisades, une principauté chrétienne ; mais elle retomba, en 1146, sous le joug des musulmans, auxquels elle est encore soumise. Elle est aujourd’hui connue sous le nom d’Orfa.
Un grand nombre de toparques de l’Osrhoène se sont appelés Abgar. Denys de Telmahar en énumère vingt-neuf. Celui qui régnait à Édesse du temps de Notre-Seigneur est le cinquième. Il reçut le surnom d’Uchama ou Ucomo, c’est-à-dire le Noir. D’après la chronologie du patriarche Denys, rectifiée par Gutschmid, Die Königsnamen in den apokryph. Apostelgeschichten, dans le Rheinisches Museum, nouv. série, t. xix, p. 171, Abgar V gouverna l’Osrhoène de l’an 13 à l’an 50 de notre ère. D’après Moïse de Khorène, il descendait du roi parthe Arsace. Voir Bayer, Historia Osrhoena, p. 97. Procope, dans sa Guerre de Perse, ii, 2, raconte qu’ayant fait un voyage à Rome, ce prince inspira à Auguste une telle affection, qu’il eut grand’peine à quitter la capitale de l’empire pour retourner en Orient. Tacite, au contraire, représente Abgar sous un jour défavorable, s’il est vrai que, l’an 49, le roi d’Édesse abandonna lâchement sur le champ de bataille le jeune roi parthe Méherdate. Quoi qu’il en soit de ce trait, Abgar Uchama doit sa célébrité à la lettre qu’il écrivit à Jésus-Christ, d’après Eusèbe, et à la réponse supposée qu’il en reçut.
L’évêque de Césarée, après avoir raconté dans son Histoire ecclésiastique, i, 13, t. xx, col. 121, que Thaddée, l’un des soixante-douze disciples, était allé prêcher la foi à Édesse, ajoute que la preuve de ce fait lui est fournie par les archives de cette ville, d’où il a tiré une lettre d’Abgar à Jésus, lettre qu’il rapporte, ainsi que la réponse du Sauveur, en traduisant les deux documents de l’original araméen en grec. Abgar écrit à Jésus qu’ayant appris les guérisons miraculeuses que le Sauveur opère en Judée, il le prie de venir à Édesse pour le guérir d’une maladie dont il est atteint. On croit que cette maladie était la lèpre. Notre-Seigneur lui répond qu’il doit demeurer en Judée pour y être élevé, c’est-à-dire crucifié ; mais qu’après sa mort il lui enverra un de ses disciples, qui le guérira et lui donnera la vie, à lui et à tous ceux qui sont avec lui. Thaddée, le disciple, alla en effet plus tard à Édesse, où il guérit et convertit le roi Abgar.
Le célèbre historien d’Arménie, Moïse de Khorène, rapporte les mêmes faits qu’Eusèbe avec quelques divergences, et aussi avec cette addition importante que l’envoyé d’Abgar lui aurait rapporté de Jérusalem un portrait du Sauveur. Ce portrait se trouvait encore de son temps, c’est-à-dire au ve siècle, à Édesse. Il fut depuis transporté, dit-on, à Constantinople, et de là à Rome, dans l’église Saint-Sylvestre, ou bien à Gênes.
Plusieurs historiens grecs ont reproduit la correspondance d’Abgar avec Jésus-Christ ; la plupart y ont joint, en l’embellissant de plus en plus, l’histoire du portrait ; tous se sont inspirés d’Eusèbe et des traditions courantes en Orient. Depuis ces dernières années, nous possédons sur ce sujet quelques documents auparavant inconnus en Europe. Il existe à la Bibliothèque nationale de Paris, ancien fonds arménien, no 88, une traduction arménienne de la Doctrine d’Addaï, contenant l’histoire du disciple (Thaddée) envoyé à Édesse, et tout ce qui s’y rattache. On en a publié une double traduction française. L’une, faite par Jean-Raphaël Émine, a été insérée par Victor Langlois dans le tome Ier de sa Collection des historiens anciens d’Arménie, p. 315-331 ; elle a pour titre Léroubna d’Édesse : histoire d’Abgar et de la prédication de Thaddée, traduite pour la première fois sur le manuscrit unique et inédit de la Bibliothèque impériale de Paris (1867). La seconde, œuvre du Dr Alishan, est plus complète : Lettre d’Abgar, ou Histoire de la conversion des Édesséens, par Laboubnia, écrivain contemporain des Apôtres, traduite sur la version arménienne du ve siècle, in-8o. Elle a été publiée en 1868, à Venise, par les Pères mékhitaristes de Saint-Lazare.
Cette version arménienne a été faite sur le syriaque. L’original a été retrouvé et publié. Le Musée Britannique, à Londres, en possède un manuscrit incomplet, qui a été édité par Cureton, dans ses Ancient Syriac Documents relative to the earliest establishment of Christianity in Edessa and the neighbouring countries, in-4o, Londres, 1864 ; mais il ne contient pas les pièces reproduites par Eusèbe, parce que c’est le commencement qui manque. Cette lacune a pu être heureusement comblée par un manuscrit de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, écrit en beaux caractères estranghelo, au vie siècle. Il a été publié par George Philipps, The Doctrine of Addai, the Apostle, in the original Syriac, with an English translation and notes, in-8o, Londres, 1876.
La comparaison du document syriaque, qui renferme la lettre d’Abgar, avec le texte d’Eusèbe, montre que l’historien de Césarée a reproduit fidèlement en grec, sauf quelques variantes insignifiantes qu’il est facile d’expliquer dans une traduction, l’original araméen qui circulait à Édesse. Mais, quant à la réponse de Notre-Seigneur, il existe entre Eusèbe et les sources orientales une divergence importante. D’après ces dernières, le Sauveur fit au roi d’Édesse, non pas une réponse écrite, comme le dit l’auteur de l’Histoire ecclésiastique, mais seulement une réponse orale, dont le sens est d’ailleurs le même : « Quand Jésus eut reçu la lettre, lisons-nous dans la Doctrine d’Addaï, il dit à Hannan, le conservateur des archives : « Va et dis à ton maître qui t’a envoyé vers moi : Bienheureux, etc. » La traduction arménienne du texte syriaque répète exactement la même chose. Il résulte de là que Notre-Seigneur n’avait pas écrit à Abgar, et qu’Eusèbe, qui a reproduit fidèlement la réponse verbale attribuée au Sauveur, telle qu’elle était conservée dans les archives d’Édesse, s’est trompé en la prenant pour une réponse écrite. Quand les Édesséens nous disent que la réponse de Jésus ne fut qu’orale, on peut les en croire. S’ils avaient cru posséder une lettre de Jésus-Christ lui-même, ils n’auraient pas manqué de s’en vanter.
Relativement à la lettre d’Abgar, qui est la même chez Eusèbe et chez les Orientaux, son authenticité a été admise jusqu’à ces derniers temps par un grand nombre non seulement de catholiques, Baronius, Tillemont, Oudin, les Bollandistes, Welte ; mais aussi de protestants, les centuriateurs de Magdebourg, Cave, Grabe, Rinck. Voir Welte, Ueber König Abgar und die Einführung des Christenthums in Armenien, dans la Theologische Quartalschrift de Tubingue, 1842, p. 335-365 ; W. F. Rinck, Von dem Briefe des Königs Abgar an Jesum Christum und der Antwort Christi an Abgar, dans la Zeitschrift für die historische Theologie d’Illgen, 1843, p. 3-26. Voir aussi Assemani, Bibliotheca orient., t. i, p. 318-420. Tillemont, dans ses Mémoires, 1701, t. i, p. 617, s’exprime sur ce sujet de la manière suivante : « Nous ne prétendons pas qu’elles (les lettres) soient certainement vraies, car tout homme peut se tromper ; mais nous espérons que les personnes habiles qui, la plupart, sont portées aujourd’hui à les croire fausses, nous pardonneront aisément, si nous ne voulons point abandonner notre règle, de ne point rejeter tout ce qui est suffisamment autorisé dans l’antiquité, à moins que nous n’y soyons contraints par des raisons tout à fait fortes. » — Ces raisons tout à fait fortes existent-elles maintenant ? Oui, nous l’avons vu pour la lettre attribuée à Notre-Seigneur par Eusèbe. Quant à la lettre d’Abgar, presque tous les critiques répondent aussi aujourd’hui affirmativement, en s’appuyant surtout sur les divers détails contenus dans la Doctrine d’Addaï, et qui démontrent que cet écrit ne remonte pas au temps d’Abgar Uchama. Il y est question, en effet, des Actes des Apôtres et des Épîtres de saint Paul, de l’invention de la vraie croix par la princesse Protoniké ou Patroniké, et même du Diatessaron de Tatien, qui n’a vécu qu’au second siècle. Aussi le Dr Lipsius, Die Edessenische Abgar-Sage kritisch untersucht, in-8o, Brunswick, 1880, p. 11, dit-il : « Les souvenirs historiques de l’Église d’Édesse dignes de foi ne remontent pas au delà du temps d’Abgar VIII (176-213). L’histoire de la conversion d’Abgar V et de sa correspondance avec le Christ sont du domaine de la légende. » Le Dr Alishan et M. Philipps n’en adoptent pas moins l’authenticité du fond de la Doctrine d’Addaï, tout en reconnaissant qu’elle a été remaniée et qu’il s’y est glissé un certain nombre d’interpolations. Il est, en tout cas, fort invraisemblable que le christianisme se soit établi à Édesse aussi tardivement que le suppose le Dr Lipsius. Remarquons d’ailleurs que la primitive Église n’a pas admis la correspondance d’Abgar : « Epistola Jesu ad Abgarum apocrypha ; Epistola Abgari ad Jesum apocrypha. » Decretum Gelasii de libris recipiendis, Migne, Pat. lat., t. lix, col. 164.
Quant au portrait de Jésus, que les écrivains grecs racontent avoir été empreint miraculeusement sur un linge dont le Sauveur s’était servi pour s’essuyer la face, Évagre, H. E., iv, 27, t. lxxxvi, col. 2748-2749, nous avons vu qu’Eusèbe n’en parle point dans son récit. La Doctrine d’Addaï le mentionne, mais elle ne lui attribue pas une origine miraculeuse ; elle en fait l’œuvre de Hannan, qui était peintre, et qui avait apporté à Jésus en Palestine la lettre d’Abgar. L’existence d’une image du Sauveur très vénérée à Édesse depuis une haute antiquité est donc incontestable ; quant à son histoire, elle est légendaire.
Voir, outre les ouvrages déjà cités : W. Grimm, Die Sage vom Ursprung der Christusbilder, Berlin, 1843 ; K. C. A. Matthes, Die Edessenische Abgarsage auf ihre Fortbildung untersucht, in-8o, Leipzig, 1882 ; E. Renan, Deux monuments épigraphiques d’Édesse, dans le Journal asiatique, février-mars 1883, p. 246-251 ; Th. Zahn, Tatian’s Diatessaron, in-8o, Erlangen, 1881, p. 350-382 ; R. A. Lipsius, Die apokryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden, t. ii, part. ii, 1883, p. 154-200 ; L.-J. Tixeront, Les origines de l’Église d’Édesse et la légende d’Abgar, in-8o, Paris, 1888.