Dictionnaire de la langue française/2e éd., 1873/Tome 1a

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DICTIONNAIRE
DE LA
LANGUE FRANCAISE
CONTENANT
1o  POUR LA NOMENCLATURE :
Tous les mots qui se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie française
et tous les termes usuels des sciences, des arts, des métiers et de la vie pratique ;
2o  POUR LA GRAMMAIRE :
La prononciation de chaque mot figurée et, quand il y a lieu, discutée ;
l’examen des locutions, des idiotismes, des exceptions et, en certains cas, de l’ortbographe actuelle,
avec des remarques critiques sur les difficultés et les irrégularités de la langue ;
3o  POUR LA SIGNIFICATION DES MOTS :
Les définitions, les diverses acceptions rangées dans leur ordre logique,
avec de nombreux exemples tirés des auteurs classiques et autres ;
les synonymes principalement considérés dans leurs relations avec les définitions ;
4o  POUR LA PARTIE HISTORIQUE :
Une collection de phrases appartenant aux anciens écrivains
depuis les premiers temps de la langue française jusqu’au seizième siècle,
et disposées dans l’ordre chronologique à la suite des mots auxquels elles se rapportent ;
5o  POUR L’ÉTYMOLOGIE :
La détermination ou du moins la discussion de l’origine de chaque mot établie par la comparaison des mêmes formes
dans le français, dans les patois et dans l’espagnol, l’italien et le provençal ou langue d’oc ;
PAR É. LITTRÉ
DE L’ACADÉMIE FRANCAISE
______
TOME PREMIER
______
A — C
LIBRAIRIE HACHETTE ET
PARIS, 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
LONDRES, 18, KING WILLIAM STREET, STRAND (W. C.)
1873
Tous droits réservés

PRÉFACE.


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Il y a cent soixante-dix ans que l'auteur anonyme de la préface du Dictionnaire de Furetière (Furetière était mort avant la publication de son livre) disait :

« Le public est assez convaincu qu'il n'y a point de livres qui rendent de plus grands services ni plus promptement ni à plus de gens que les dictionnaires ; et, si jamais on a pu s'apercevoir de cette favorable disposition du public par les fréquentes réimpressions ou par la multiplicité de cette sorte d'ouvrages, c'est surtout en ces dernières années ; car à peine pourroit-on compter tous les dictionnaires ou réimprimés ou composés depuis quinze ou vingt ans. Rien donc ne pourroit être plus superflu que d'entreprendre ici la preuve si souvent donnée par d'autres de l'utilité de cette sorte de compilations. »

Rien n'a changé depuis lors ; les dictionnaires ont continué à se faire et à se refaire, et le public a continué de les accueillir et d'en user. Ajouter à ce genre de compositions une composition de plus pour quelque amélioration que l'on imagine et que l'on exécute, est donc chose ordinaire. Pourtant, comme un dictionnaire de la langue française, même lorsqu'il porte le moins le caractère d'une élaboration originale et le plus celui d'une compilation, est toujours une œuvre et bien longue et bien lourde, je ne me serais pas décidé à me détourner de mes études habituelles et à consacrer vingt années à une pareille entreprise, si je n'y avais été entraîné par le plan que je conçus. C'est donc ce plan qu'il importe d'exposer aux lecteurs ; car il renferme toute la cause, si je puis ainsi parler, de ce dictionnaire. Un plan, quand il apparaît à l'esprit, le séduit et le captive, il est tout lumière, ordre et nouveauté ; puis, lorsque vient l'heure d'exécution et de travail, lorsqu'il faut ranger dans le cadre et dans les lignes régulières qu'il présente, la masse brute et informe des matériaux amassés, alors commence l'épreuve décisive. Rien de plus laborieux que le passage d'une conception abstraite à une œuvre effective. Mais, quoi qu'il advienne de celle-ci, un plan qui a changé le point de vue habituel et haussé le niveau a pu seul m'engager dans ce travail qui a là son originalité principale.

Avant tout, et pour ramener à une idée mère ce qui va être expliqué dans la Préface, je dirai, définissant ce dictionnaire, qu'il embrasse et combine l'usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l'usage présent toute la plénitude et la sûreté qu'il comporte.

La conception m'en fut suggérée par mes études sur la vieille langue française ou langue d'oïl. Je fus si frappé des liens qui unissent le français moderne au français ancien, j'aperçus tant de cas où les sens et les locutions du jour ne s'expliquent que par les sens et les locutions d'autrefois, tant d'exemples où la forme des mots n'est pas intelligible sans les formes qui ont précédé, qu'il me sembla que la doctrine et même l'usage de la langue restent mal assis s'ils ne reposent sur leur base antique.

Le passé de la langue conduit immédiatement l'esprit vers son avenir. Il n'est pas douteux que des changements surviennent et surviendront progressivement, analogues à ceux qui, depuis l'origine, ont modifié la langue d'un siècle à l'autre. Le style du dix-septième siècle, celui qui a été consacré par nos classiques, n'a pas pour cela été à l'abri des mutations, et la main du temps s'y est déjà tellement fait sentir, qu'à bien des égards il nous semble appartenir à une langue étrangère, mais avec cette particularité qui n'est pas sans charme, une langue étrangère dont nous comprenons les finesses, les élégances, les beautés. Le style du dix-huitième siècle, plus voisin de nous par le temps et par la forme, a innové sur l'âge précédent ; le dix-neuvième siècle innove à son tour, et il n'est personne qui ne soit frappé, quand il se place au sein du dix-septième, de l'invasion du néologisme soit dans les mots, soit dans les significations, soit dans les tournures.

On conçoit pourquoi le néologisme naît à fur et à mesure de la durée d'une langue. Sans parler des altérations et des corruptions qui proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des vraies formes ou des vraies significations, il est impossible, on doit en convenir, qu'une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s'y fixe. En effet l'état social change ; des institutions s'en vont, d'autres viennent ; les sciences font des découvertes ; les peuples, se mêlant, mêlent leurs idiomes : de là l'inévitable création d'une foule de termes. D'autre part, tandis que le fond même se modifie, arrivant à la désuétude de certains mots par la désuétude de certaines choses, et gagnant de nouveaux mots pour satisfaire à des choses nouvelles, le sens esthétique, qui ne fait défaut à aucune génération d'âge en âge, sollicite, de son côté, l'esprit à des combinaisons qui n'aient pas encore été essayées. Les belles expressions, les tournures élégantes, les locutions marquées à fleur de coin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s'use promptement, ou du moins ne peut pas être répété sans s'user rapidement et fatiguer celui qui redit et celui qui entend. L'aurore aux doigts de rose fut une image gracieuse que le riant esprit de la poésie primitive rencontra et que la Grèce accueillit ; mais, hors de ces chants antiques, ce n'est plus qu'une banalité. Il faut donc, par une juste nécessité, que les poëtes et les prosateurs innovent. Ceux qui, pour me servir du langage antique, sont aimés des cieux, jettent, dans le monde de la pensée et de l'art, des combinaisons qui ont leur fleur à leur tour, et qui demeurent comme les dignes échantillons d'une époque et de sa manière de sentir et de dire.

Le contrepoids de cette tendance est dans l'archaïsme. L'un est aussi nécessaire à une langue que l'autre. D'abord on remarquera que, dans la réalité, l'archaïsme a une domination aussi étendue que profonde, dont rien ne peut dégager une langue. On a beau se renfermer aussi étroitement qu'on voudra dans le présent, il n'en est pas moins certain que la masse des mots et des formes provient du passé, est perpétuée par la tradition et fait partie du domaine de l'histoire. Ce que chaque siècle produit en fait de néologisme est peu de chose à côté de ce trésor héréditaire. Le fonds du langage que nous parlons présentement appartient aux âges les plus reculés de notre existence nationale. Quand une langue, et c'est le cas de la langue française, a été écrite depuis au moins sept cents ans, son passé ne peut pas ne pas peser d'un grand poids sur son présent, qui en comparaison est si court. Cette influence réelle et considérable ne doit pas rester purement instinctive, et, par conséquent, capricieuse et fortuite. En examinant de près les changements qui se sont opérés depuis le dix-septième siècle et, pour ainsi dire, sous nos yeux, on remarque qu'il s'en faut qu'ils aient été toujours judicieux et heureux. On a condamné des formes, rejeté des mots, élagué au hasard sans aucun souci de l'archaïsme, dont la connaissance et le respect auraient pourtant épargné des erreurs et prévenu des dommages. L'archaïsme, sainement interprété, est une sanction et une garantie.

L'usage contemporain est le premier et principal objet d'un dictionnaire. C'est en effet pour apprendre comment aujourd'hui l'on parle et l'on écrit, qu'un dictionnaire est consulté par chacun. Il importe de constater cet usage aussi complètement qu'il est possible ; mais cette constatation est œuvre délicate et difficile. Pour peu qu'à ce point de vue on considère les formes et les habitudes présentes, on aperçoit promptement bien des locutions qui se disent et ne s'écrivent pas ; bien des locutions qui s'écrivent, mais qui sont ou dépourvues d'autorité ou fautives. C'est là le fond où le néologisme commence ; c'est là qu'apparaît le mouvement intestin qui travaille une langue et fait que la fixité n'en est jamais définitive. Mais, au milieu de ce mouvement instinctif et spontané hors des limites anciennes, il est à propos que la critique essaye un triage, distinguant ce qui est bon, et prévoyant ce qui doit surnager et durer.

Ainsi toute langue vivante, et surtout toute langue appartenant à un grand peuple et à un grand développement de civilisation, présente trois termes : un usage contemporain qui est le propre de chaque période successive ; un archaïsme qui a été lui-même autrefois usage contemporain, et qui contient l'explication et la clef des choses subséquentes ; et, finalement, un néologisme qui, mal conduit, altère, bien conduit, développe la langue, et qui, lui aussi, sera un jour de l'archaïsme et que l'on consultera comme histoire et phase du langage.

Chez nous, l'usage contemporain, pris dans un sens étendu, enferme le temps qui s'est écoulé depuis l'origine de la période classique jusqu'à nos jours ; c'est-à-dire que, commençant à Malherbe, il compte aujourd'hui plus de deux cents ans de durée. Cet intervalle est rempli par une foule d'écrivains de tout genre, dont les uns font autorité et dont les autres, sans jouir de la même renommée et du même crédit, méritent pourtant d'être consultés. Cela forme un vaste ensemble dans lequel les plus anciens touchent à l'archaïsme et les plus récents au néologisme. Dans le plan que je me suis fait d'un dictionnaire, les uns et les autres ne peuvent manquer d'entrer en ligne de compte et d'occuper une place très importante. Leur présence, à l'aide d'exemples empruntés à leurs ouvrages, constate les emplois, autorise les locutions, agrandit les significations, et est l'appui le plus sûr de celui qui prétend associer la lexicographie à la critique.

Ainsi, selon la manière de voir qui m'a guidé, un dictionnaire doit être, ou, si l'on veut, ce dictionnaire est un enregistrement très étendu des usages de la langue, enregistrement qui, avec le présent, embrasse le passé, partout où le passé jette quelque lumière sur le présent quant aux mots, à leurs significations, à leur emploi. Je me suis arrêté à ces limites et n'ai point inscrit les mots de la vieille langue tombés en désuétude ; c'est l'objet d'un autre travail, tout différent du mien, et qu'il importe de recommander vivement à l'érudition. Mais, même en de telles limites, l'enregistrement n'est pas complet, car il faudrait avoir tout lu la plume à la main, et je n'ai pas tout lu ; il faudrait n'être pas le premier dans ce travail, et je suis le premier qui en ait réuni et rapproché les matériaux, et surtout qui ait tenté de les faire servir d'une façon systématique et générale à l'étude de la langue.

Deux ouvrages seulement sont entrés simultanément avec le mien dans la voie où je suis entré: le Dictionnaire de M. Dochez et celui auquel travaille l'Académie française. M. Dochez, qui, privé par une mort prématurée de la satisfaction souvent refusée à un long labeur, n'a pas vu la publication de son livre, a, comme moi, recueilli un choix d'exemples classiques et d'exemples antérieurs à l'âge classique ; mais c'est le seul point où nous concourions. L'usage que nous faisons de ces deux catégories d'exemples est tout à fait différent : il met les exemples classiques à la suite les uns des autres, moi je les distribue suivant les significations ; quant aux exemples antérieurs, il n'en use ni pour l'étymologie, ni pour la grammaire, ni pour la classification des sens. Semblablement, je dirai, en parlant du dictionnaire historique préparé par l'Académie française, que le plan qu'elle suit et le mien ne se ressemblent aucunement. D'ailleurs l'illustre compagnie n'a encore publié qu'un fascicule comprenant seulement les premiers mots de la lettre A. Ces tentatives montrent qu'un dictionnaire qui fonde l'usage présent sur l'histoire de la langue intéresse de plus en plus le public, mais qu'un travail ainsi conçu restait à faire.

Un travail ainsi conçu se fait en ce moment même en Allemagne. Deux célèbres érudits, les frères Grimm, associant en cela comme presque toujours leurs travaux, ont entreprise de donner à leur pays un dictionnaire historique de sa langue. Cette grande publication, commencée depuis quelques années, se poursuit avec succès, nonobstant le malheur qui vient de la frapper et de lui enlever un des deux frères. Elle est une preuve de plus de ce désir d'histoire qui occupe les esprits.

Mon dictionnaire à moi a pour éléments fondamentaux un choix d'exemples empruntés à l'âge classique et aux temps qui l'ont précédé, l'étymologie des mots et la classification rigoureuse des significations d'après le passage de l'acception primitive aux acceptions détournées et figurées. Si l'on considère l'ensemble et la connexion de ces éléments, on reconnaît qu'ils donnent précisément l'idée d'un dictionnaire qui, usant de la part d'histoire inhérente à toute langue, montre quels sont les fondements et les conditions de l'usage présent, et par là permet de le juger, de le rectifier, de l'assurer.

Certaines personnes seront peut-être disposées à penser qu'un dictionnaire où intervient l'histoire est principalement une œuvre destinée à l'érudition. Il n'en est rien. L'érudition est ici, non l'objet, mais l'instrument ; et ce qu'elle apporte d'historique est employé à compléter l'idée de l'usage, idée ordinairement trop restreinte. L'usage n'est vraiment pas le coin étroit soit de temps, soit de circonscriptions, où d'ordinaire on le confine ; à un tel usage, les démentis arrivent de tous côtés, car il lui manque d'avoir en soi sa raison. L'usage complet, au contraire, a justement sa raison en soi, et il la communique à tout le reste. C'est ainsi qu'un dictionnaire historique est le flambeau de l'usage, et ne passe par l'érudition que pour arriver au service de la langue.

Imposer à la langue des règles tirées de la raison générale et abstraite telle que chaque époque conçoit cette raison, conduit facilement à l'arbitraire. Un dictionnaire historique coupe court à cette disposition abusive. Comme il consigne les faits, il remplit, quant à la langue, le rôle que remplissent les observations positives et les expériences quant aux sciences naturelles. Ces faits ainsi donnés, l'analyse, j'allais dire la raison grammaticale, s'y subordonne, et, en s'y subordonnant, trouve les vraies lumières. Il faut en effet transporter le langage des sciences naturelles dans la science des mots, et dire que les matériaux qu'elle emploie sont les équivalents des faits expérimentaux, équivalents sans lesquels on ne peut procéder ni sûrement ni régulièrement. Puis intervient le rôle de la critique lexicographique et grammaticale, s'efforçant de tirer de ces faits toutes les informations qui y sont implicitement renfermées. De la sorte la raison générale se combine avec les faits particuliers, ce qui est le tout de la méthode scientifique.

Un dictionnaire ainsi fondé peut être défini un recueil d'observations positives et d'expériences disposé pour éclairer l'usage et la grammaire.

Telle est l'idée et le but de ce dictionnaire. Voici maintenant comment l'arrangement des différentes parties a été conçu. Cet arrangement n'est point indifférent, si l'on veut d'une part que le lecteur trouve la clarté par l'ordre, et d'autre part qu'il mette sans retard la main sur ce qu'il cherche. La disposition commune à tous les articles est la suivante : le mot ; la prononciation ; la conjugaison du verbe, si le verbe a quelque irrégularité ; la définition et les divers sens classés et appuyés, autant que faire se peut, d'exemples empruntés aux auteurs des dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles ; des remarques, quand il y a lieu, sur l'orthographe, sur la signification, sur la construction grammaticale, sur les fautes à éviter, etc. ; la discussion des synonymes en certains cas ; l'historique, c'est-à-dire la collection des exemples depuis les temps les plus anciens de la langue jusqu'au seizième siècle inclusivement, exemples non plus rangés suivant les sens, mais rangés suivant l'ordre chronologique ; enfin l'étymologie. Il ne sera pas inutile d'entrer en quelques détails sur chacune de ces subdivisions.

I. Nomenclature des mots.

C'est en essayant de dresser le catalogue des mots que l'on reconnaît bien vite qu'une langue vivante est un domaine flottant qu'il est impossible de limiter avec précision. De tous les côtés on aperçoit des actions qui, soit qu'elles détruisent, soit qu'elles construisent, entament le langage traditionnel et le font varier.

Des mots tombent en désuétude ; mais, dans plus d'un cas, il est difficile de dire si tel mot doit définitivement être rayé de la langue vivante, et rangé parmi les termes vieillis dont l'usage est entièrement abandonné et qu'on ne comprend même plus. En effet, il faut bien se garder de ce jugement dédaigneux de l'oreille qui repousse tout d'abord un terme inaccoutumé et le rejette parmi les archaïsmes et, suivant l'expression méprisante de nos pères, parmi le langage gothique ou gaulois. Pour se guérir de ce dédain précipité, il faut se représenter que chacun de nous, même ceux dont la lecture est le plus étendue, ne possède jamais qu'une portion de la langue effective. Il suffit de changer de cercle, de province, de profession, quelquefois seulement de livre, pour rencontrer encore tout vivants des termes que l'on croyait enterrés depuis longtemps. Il n'en est pas moins vrai que la désuétude entame journellement la langue et qu'il y a là un terrain qu'on ne peut fixer avec sûreté. Ma tendance a toujours été d'augmenter la part d'actif de l'archaïsme, c'est-à-dire d'inscrire plus de mots au compte du présent qu'il ne lui en appartient peut-être réellement. Ce qui m'y a décidé, c'est d'abord cette incertitude qui existe en certaines circonstances sur le véritable état civil d'un mot : est-il mort? est-il vivant ? En second lieu, c'est la possibilité qu'un terme vieilli effectivement n'en revienne pas moins à la jeunesse ; on rencontrera plus d'un exemple de ce genre de résurrection dans le dictionnaire ; plusieurs mots condamnés par l'usage ou par un purisme excessif sont rentrés en grâce ; il n'est besoin ici que de rappeler sollicitude, que les puristes Philaminte et Bélise, dans les Femmes savantes, trouvent puant étrangement son ancienneté, et contre lequel nul n'a plus les préventions de ces dames. Enfin la qualité même et la valeur du mot m'ont engagé plus d'une fois à le noter, soit qu'il n'ait plus d'équivalent dans la langue moderne, soit qu'il complète quelque série ; et je l'ai mis, non sans espérance que peut-être il trouvera emploi et faveur, et rentrera dans le trésor commun d'où il est à tort sorti. Pas plus en cela qu'en autre chose il ne faut gaspiller ses richesses, et une langue se gaspille qui sans raison perd des mots bien faits et de bon aloi.

Quand en 1696 l'Académie française prit le rôle de lexicographe, elle constitua, à l'aide des dictionnaires préexistants et de ses propres recherches, le corps de la langue usuelle. Ce corps de la langue, elle l'a, comme cela devait être, reproduit dans ses éditions ultérieures, laissant tomber les mots que l'usage avait abandonnés et adoptant certains autres qui devaient à l'usage leur droit de bourgeoisie. On peut ajouter que, dans la dernière édition, qui date de 1835, elle a conservé certains mots plus vieux et plus inusités que d'autres qu'elle a rejetés. Quoi qu'il en soit, ce corps de langue a été rigoureusement conservé dans mon dictionnaire ; il n'est aucun mot donné par l'Académie qui ne se trouve à son rang. Mais, comme la nomenclature a été notablement augmentée, comme il est toujours curieux de savoir si un mot appartient à la nomenclature de l'Académie, et qu'il est quelquefois utile d'en être informé quand on parle ou qu'on écrit, enfin comme cette notion est exigée par certaines personnes qui se font un scrupule d'employer un terme qui n'ait pas la consécration de ce corps littéraire, j'ai eu soin de noter par un signe particulier tous les mots qui sont étrangers au Dictionnaire de l'Académie.

Ces additions sont considérables et proviennent de diverses sources.

La première est fournie par le dépouillement des auteurs classiques. En effet, quand on les lit la plume à la main et dans une intention lexicographique, on ne tarde pas à recueillir un certain nombre de mots qui ne sont pas dans le Dictionnaire de l'Académie. De ces mots les uns sont archaïques, les autres sont encore de bon usage ; mais, à mon point de vue, les uns et les autres doivent être admis. Ceux qui sont devenus archaïques veulent être inscrits, pour que, rencontrés, on puisse en trouver quelque part l'explication. Un dictionnaire qui dépasse les limites de la langue purement usuelle et contemporaine doit cette explication aux lecteurs qui en ont besoin, et cette inscription aux auteurs classiques eux-mêmes, à qui ce serait faire dommage de laisser perdre ces traces de leur pensée et de leur style. Quant aux termes que l'usage n'a pas abolis, ou auxquels leur forme ou leur sens permet sans peine de rentrer dans l'usage, ils appartiennent de plein droit à une nomenclature qui essaye d'être complète.

Une autre source de mots très abondante serait fournie par les auteurs du seizième siècle, du quinzième, et même par les auteurs antérieurs, s'il était possible d'y puiser sans réserve. Mais ici la plus grande discrétion est commandée ; ce qui est tout à fait mort doit être abandonné. Cependant, dans ce riche amas de débris, il n'est pas interdit de choisir quelques épaves qui peuvent être remises dans la circulation, parce que les termes ainsi restitués ne choquent ni l'oreille ni l'analogie, et qu'ils se comprennent d'eux-mêmes.

L'Académie a donné dans son Dictionnaire un certain nombre de termes de métiers ; mais depuis longtemps les lexicographes ont pensé qu'il fallait étendre davantage cette nomenclature. Furetière et Richelet ont effectivement dirigé leurs recherches de ce côté et fourni un complément notable. Depuis, ce complément s'est beaucoup agrandi, d'autant plus que l'industrie, s'incorporant davantage à la société, a rendu utile à tout le monde la connaissance d'un grand nombre de ces termes particuliers. À ce genre d'intérêt qui est le premier, la langue des métiers en ajoute un autre qui n'est pas sans prix : c'est qu'on y rencontre de temps en temps de vieilles formes, de vieux mots ou de vieux sens, qui, perdus partout ailleurs et conservés là, fournissent plus d'une fois des rapprochements explicatifs. Ici aussi la nomenclature n'est fixe que du côté du passé, elle est mobile et progressive du côté du présent et de l'avenir : de nouveaux procédés se créent tous les jours et exigent concurremment de nouveaux termes et de nouvelles locutions.

La question des termes scientifiques est de même nature. La science elle aussi influe de toutes parts sur la société, et dès lors les termes qu'elle emploie se rencontrent fréquemment dans la conversation et dans les livres ; de là la nécessité, pour un lexicographe, de les enregistrer et d'augmenter le fonds qui est déjà dans le Dictionnaire de l'Académie. Avant tout il faut remarquer que la langue scientifique diffère essentiellement de celle des métiers. En effet, tandis que la langue des métiers est toujours populaire, souvent archaïque, et tirée des entrailles mêmes de notre idiome, la langue scientifique est presque toute grecque, artificielle et systématique ; là l'étymologie se présente d'elle-même. Ce qui est difficile, c'est de donner brièvement des explications claires de choses souvent compliquées. La langue scientifique, il est à peine besoin de l'ajouter, est dans une rénovation et une extension perpétuelles ; car chaque jour les connaissances positives se modifient et s'amplifient. Puis le champ est immense et, pour ainsi dire, sans limite. Pour ne citer que la botanique et la zoologie, les espèces y sont, dans chacune, au nombre de bien plus de cent mille, toutes pourvues d'un nom spécifique. Enfin, dans cet amas de termes souvent changeants et qui plus d'une fois dépendent de principes et de systèmes différents, il y a bien des cas où un dictionnaire général ne peut faire comprendre en peu de mots tant de dépendances, encore moins tenir lieu de dictionnaire technique. En conséquence il m'a semblé qu'il fallait faire un choix, prendre les termes qui ont chance de se rencontrer et d'être de quelque besoin à un homme cultivé, demeurer non en deçà mais au delà de cette mesure, et pour le reste s'en remettre aux dictionnaires spéciaux, qui seuls ici peuvent tout donner et tout faire comprendre.

Telles sont les idées qui ont réglé la nomenclature de ce dictionnaire.

II. classification des significations des mots.

Au point de vue lexicographique, on peut nommer mot compliqué celui qui a beaucoup d'acceptions ; or, dans un mot compliqué, il ne doit pas être indifférent de ranger les acceptions en tel ou tel ordre. Ce n'est point au hasard que s'engendrent, dans l'emploi d'un mot, des significations distinctes et quelquefois très éloignées les unes des autres. Cette filiation est naturelle et partant assujettie à des conditions régulières, tant dans l'origine que dans la descendance. En effet un mot que rien dans sa création primitive, d'ailleurs inconnue, ne permet de considérer comme quelque chose de fortuit, l'est encore moins dans des langues de formation secondaire telles que les langues romanes et, en particulier, le français ; il est donné tout fait avec un sens primordial par le latin, par le germanique, par le celtique ou par toute autre source dont il émane. C'est là que gît la matière première des sens qui s'y produiront ; car, il suffit de le noter pour le faire comprendre, ceux de nos aïeux qui en ont fait usage les premiers, n'ont pu partir que de l'acception qui leur était transmise. Cela posé, les significations dérivées qui deviennent le fait et la création des générations successives, s'écartent sans doute du point de départ, mais ne s'en écartent que suivant des procédés qui, développant tantôt le sens propre, tantôt le sens métaphorique, n'ont rien d'arbitraire et de désordonné.

Ainsi la règle est partout au point de départ comme dans les dérivations : c'est cette règle qu'il importe de découvrir.

Le Dictionnaire de l'Académie n'entre point dans ce genre de recherches, ou, pour mieux dire, il obéit à une tout autre considération, qui, sans pouvoir être dite arbitraire, n'a pourtant aucun caractère d'un arrangement rationnel et méthodique. Cette considération est le sens le plus usuel du mot : l'Académie met toujours en premier rang la signification qui est la principale dans l'usage, c'est-à-dire celle avec laquelle le mot revient le plus souvent soit dans le parler, soit dans les écrits. Quelques exemples montreront comment elle procède. Dans le verbe avouer, la première signification qu'elle inscrit est confesser, reconnaître ; mais, sachant que avouer est formé de vœu, on comprend que tel ne peut pas être l'ordre des idées. Dans commettre, elle note d'abord le sens faire (commettre un crime) ; mais commettre, signifiant proprement mettre avec, ne peut être arrivé au sens de faire qu'après un circuit. Dans débattre, ce qu'elle consigne en tête de l'article est contester, discuter ; mais débattre, dans lequel est battre, ne reçoit le sens de contestation et de discussion qu'à la suite d'un sens propre et physique que l'Académie ne consigne qu'après le sens figuré.

Sans doute, en un dictionnaire qui ne donne ni l'étymologie ni l'historique des mots, ce procédé empirique a été le meilleur à suivre. Dans l'absence des documents nécessaires à la connaissance primitive des sens et à leur filiation, on échappait au danger de se méprendre et de méconnaître les acceptions fondamentales et les dérivées ; et, en plaçant de la sorte au premier rang ce que le lecteur est disposé à trouver le plus naturel comme étant le plus habituel, on lui donne une satisfaction superficielle il est vrai, mais réelle pourtant. Toutefois cet avantage est acheté au prix d'inconvénients qui le dépassent de beaucoup. En effet ce sens le plus usité, le premier qui se présente d'ordinaire à la pensée quand on prononce le mot, le premier aussi que l'Académie inscrit, est souvent, par cela même qu'il est habituel et courant dans le langage moderne, un sens fort éloigné de l'acception vraie et primitive ; il en résulte que, ce sens ayant été ainsi posé tout d'abord, il ne reste plus aucun moyen de déduire et de ranger les acceptions subséquentes. La première place est prise par un sens non pas fortuit sans doute, mais placé en tête fortuitement ; une raison étrangère à la lexicographie, c'est-à-dire une raison tirée uniquement d'un fait matériel, le plus ou le moins de fréquence de telle ou telle acception parmi toutes les acceptions réelles, a fixé les rangs ; les autres sens viennent comme ils peuvent et dans un ordre qui est nécessairement vicié par une primauté sans titre valable. N'oublions point que ce n'est pas un caractère permanent pour une signification, d'être la plus usuelle ; les exemples des mutations sont fréquents. Ranger d'après une condition qui n'a pour elle ni la logique ni la permanence, n'est pas classer.

Autre a dû être la méthode d'un dictionnaire qui consigne l'historique des mots et en recherche l'étymologie. Là, tous les éléments étant inscrits, on peut reconnaître la signification primordiale des mots. L'étymologie indique le sens originel dans la langue où le mot a été puisé ; l'historique indique comment, dès les premiers temps de la langue française, ce mot a été entendu, et supplée, ce qui est souvent fort important, des intermédiaires de signification qui ont disparu. Avec cet ensemble de documents, il devenait praticable, et, j'ajouterai, indispensable de soumettre la classification à un arrangement rationnel, sans désormais rien laisser à ce fait tout accidentel de la prédominance de tel ou tel sens dans l'usage commun, et de disposer les significations diverses d'un même mot en une telle série, que l'on comprît, en les suivant, par quels degrés et par quelles vues l'esprit avait passé de l'une à l'autre.

Afin que l'on conçoive nettement la méthode qui a dirigé la marche, je citerai trois exemples très simples et très courts. Prenons le substantif croissant ; l'Académie le définit par son acception la plus usuelle : la figure de la nouvelle lune jusqu'à son premier quartier. Mais il est certain que croissant n'est pas autre chose que le participe présent du verbe croître pris substantivement. Comment donc a-t-on eu l'idée d'exprimer par ce participe une des figures de la lune ? Le voici : il y a une acception peu usuelle, que même le Dictionnaire de l'Académie ne donne pas, qui se trouve pourtant dans certains auteurs, et qui est l'accroissement de la lune ; par exemple, le cinquième jour du croissant de la lune. Voilà le sens primitif très positivement rattaché au participe croissant. Puis, comme la lune, étant dans son croissant, a la forme circulaire échancrée qu'on lui connaît, cette forme à son tour a été dite croissant. De là enfin les instruments en forme de croissant de lune ; si bien qu'un croissant, instrument à tailler les arbres, se trouve de la façon la plus naturelle et la plus incontestable un dérivé du verbe croître.

Prenons encore le verbe croupir. L'Académie dit qu'il s'emploie en parlant des liquides qui sont dans un état de repos et de corruption : c'est là, en effet, un des sens les plus usuels. Mais croupir vient de croupe ; comment concilier cette étymologie certaine avec cette signification non moins certaine ? Après le sens qui lui a semblé le plus usuel, l'Académie en ajoute un autre ainsi défini : croupir se dit aussi des enfants au maillot et des personnes malades qu'on n'a pas soin de changer assez souvent de linge. Ce sens aurait dû précéder l'autre où il s'agit de liquides. En effet, l'historique fournit une acception ancienne qui n'existe plus et qui explique tout. Croupir a eu le sens que nous donnons aujourd'hui à accroupir. La série des sens est donc : 1° s'accroupir ; 2° être comme accroupi dans l'ordure ; 3° par une métaphore très hardie, être stagnant et corrompu en parlant des liquides. Dès lors la difficulté est levée entre croupe et croupir, entre l'étymologie et le sens ; tout paraît enchaîné, clair, satisfaisant.

Examinons enfin, de la même manière, un mot très usuel, merci, que l'Académie définit par miséricorde. Il est certain que merci vient du latin mercedem, signifiant proprement salaire, puis faveur, grâce. Si l'on passe en revue les anciens textes, on voit qu'il n'en est pas un à l'interprétation duquel grâce, faveur ne suffise ; ainsi la dérivation de la signification latine est expliquée. La dérivation de la signification française s'explique en remarquant que le sens de faveur, de grâce, s'est particularisé en cette faveur, cette grâce qui épargne ; d'où l'on voit tout de suite en quoi merci diffère de miséricorde, qui renferme l'idée de misère. On disait jadis la Dieu merci, la vostre merci, et cela signifiait par la grâce de Dieu, par votre grâce ; de là le sens de remerciement qu'a reçu merci. Mais comment, dans ce passage, est-il devenu masculin contre l'usage et l'étymologie ? Il y avait la locution très usuelle grand merci, dans laquelle, suivant l'ancienne règle des adjectifs, grand était au féminin ; le seizième siècle se méprit, il regarda grand comme masculin, ce qui fit croire que merci l'était aussi.

C'est là ce que j'appelle donner l'explication d'un mot : on comble par les intermédiaires que fournissent les différents âges de la langue les lacunes de signification, et l'on montre comment les mots tiennent à leur étymologie par des déductions délicates, mais certaines.

Le classement des sens, quand ils sont nombreux et divers, est un travail épineux. Parfois on a de la peine à déterminer exactement quelle est l'acception primordiale. Mais le plus souvent la difficulté gît dans l'enchaînement, qu'il s'agit de trouver, des dérivations. L'esprit vivant et organisateur qui préside toujours à une langue est, on peut le dire, aussi visible dans ces transformations qu'il l'est dans la création des racines, des mots et des significations primitives. Quand on examine cette élaboration d'un mot par la langue, élaboration qui, partant de tel sens, arrive à tel autre souvent très éloigné, on est frappé des intuitions vraies, profondes, délicates, plaisantes, métaphoriques, poétiques, qui, suivant les circonstances, ont agrandi le champ de l'acception et créé de nouvelles ressources au langage. C'est une création secondaire sans doute, mais c'est certainement une création. Elle s'est poursuivie pendant des siècles ; et notre langue tient mille ressources de ces élaborations qui, se portant tantôt sur un mot tantôt sur un autre, l'ont fait se renouveler par une sorte de végétation.

Ces considérations montrent qu'établir la filiation des sens est une opération difficile, mais nécessaire pour la connaissance du mot, pour l'enchaînement de son histoire, surtout pour la logique générale qui, ennemie des incohérences, est déconcertée par les brusques sauts des acceptions et par leurs caprices inexpliqués.

iii. prononciation.

Après chaque mot et entre parenthèses est placée la prononciation. Dans les langues qui ont appliqué aux sons nationaux un système orthographique provenant de la tradition d'une langue étrangère, par exemple le français appliquant l'orthographe latine, il y a souvent un grand écart entre la prononciation réelle et l'orthographe. Cela oblige, quand on veut figurer cette prononciation, autant que cela se peut faire par l'écriture, de recourir à certaines conventions qui ramènent à des types connus les discordances orthographiques. Un tableau annexé à la fin de la Préface indique le procédé de figuration que j'ai employé.

Il est notoire que la langue a varié dans les mots mêmes qui la constituent, malgré leur enregistrement dans les livres et dans les documents de toute espèce. A plus forte raison a-t-elle varié dans la prononciation qui, de soi, est plus fugitive et qui d'ailleurs est plus difficile à consigner par l'écriture. Nous n'avons rien de précis sur la prononciation du français pendant le moyen âge, dans le douzième siècle et dans les siècles suivants. Cependant Génin[1] a pu soutenir, et, je pense, avec toute raison, qu'en gros cette prononciation nous a été transmise traditionnellement, et que les sons fondamentaux du français ancien existent dans le français moderne. On peut en citer un trait caractéristique, à savoir l'e muet. Il est certain qu'il existait dès les temps les plus anciens de la langue ; car la poésie d'alors, comme la poésie d'aujourd'hui, le comptant devant une consonne, l'élidait devant une voyelle.

Toutes les fois que j'ai rencontré des indications de prononciation pour les temps qui ont précédé le nôtre, je les ai notées avec soin. Ce sont des curiosités qui intéressent ; ce ne sont pas des inutilités. En effet, un traité de prononciation tel que je le concevrais devrait, en constatant présentement le meilleur usage, essayer de remonter à l'usage antérieur, afin de déduire, par la comparaison, des règles qui servissent de guide, appuyassent de leur autorité la bonne prononciation, condamnassent la mauvaise, et introduisissent la tradition et les conséquences de la tradition.

Je tiens de feu M. Guérard, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, homme que l'amitié ne peut assez regretter ni l'érudition assez louer, un souvenir qui vient à point : un vieillard qu'il fréquentait et qui avait été toute sa vie un habitué de la Comédie française, avait noté la prononciation et l'avait vue se modifier notablement dans le cours de sa longue carrière. Ainsi le théâtre, qu'on donne comme une bonne école et qui l'a été en effet longtemps, subit lui-même les influences de l'usage courant à fur et à mesure qu'il change. La prononciation de notre langue nous vient de nos aïeux, elle s'est modifiée comme toutes les choses de langue ; mais, pour juger ces modifications et jusqu'à un certain point les diriger, il importe d'examiner à l'aide des antécédents quelles sont les conditions et les exigences fondamentales.

Cette réflexion n'est point un conseil abstrait ; elle s'applique à la tendance générale qu'on a, de nos jours, à conformer la prononciation à l'écriture. Or, dans une langue comme la nôtre, dont l'orthographe est généralement étymologique, il ne peut rien y avoir de plus défectueux et de plus corrupteur qu'une pareille tendance. Voici un exemple qui fera comprendre comment, dans la langue française, l'écriture est un guide très infidèle de la prononciation : altre, de l'ancienne langue, vient du latin alter, et conserve sous cette forme son orthographe étymologique ; mais les peuples qui de alter formèrent altre, ne faisaient pas entendre l' l dans al et donnaient à cette combinaison orthographique le son de ô. Sans doute, plus tard, la combinaison al a fait place à la combinaison au ; ce fut un essai pour conformer l'orthographe à la prononciation ; mais, derechef, on se trouva embarrassé pour figurer le son qui s'entend dans la première syllabe de autre, et l'adoption de au n'est que la substitution d'une convention à une autre. Faire prévaloir ces conventions sur la chose réelle, qui est la prononciation traditionnelle, est un danger toujours présent.

L' écriture et la prononciation sont, dans notre langue, deux forces constamment en lutte. D'une part il y a des efforts grammaticaux pour conformer l'écriture à la prononciation ; mais ces efforts ne produisent jamais que des corrections partielles, l'ensemble de la langue résistant, en vertu de sa constitution et de son passé, à tout système qui en remanierait de fond en comble l'orthographe. D'autre part, il y a, dans ceux qui apprennent beaucoup la langue par la lecture sans l'apprendre suffisamment par l'oreille, une propension très marquée vers l'habitude de conformer la prononciation à l'écriture et d'articuler des lettres qui doivent rester muettes. Ainsi s'est introduit l'usage de faire entendre l' s dans fils, qui doit être prononcé non pas fis, mais fi ; ainsi le mot lacs (un lien), dont la prononciation est , devient, dans la bouche de quelques personnes, lak et même laks. On rapportera encore à l'influence de l'écriture sur la prononciation l'habitude toujours croissante de faire sonner les consonnes doubles : ap'-pe-ler, som'-met, etc. Dans tous les cas semblables, j'ai soigneusement indiqué la bonne prononciation fondée sur la tradition, et réprouvé la mauvaise.

On peut citer d'autres exemples de cet empiétement de l'écriture sur les droits de la prononciation. Les vieillards que j'ai connus dans ma jeunesse prononçaient non secret, mais segret ; aujourd'hui le c a prévalu. Dans reine-claude la lutte se poursuit, les uns disant reine-claude, les autres reine-glaude, conformément à l'usage traditionnel. Second lui-même, où la prononciation du g est si générale, commence à être entamé par l'écriture, et l'on entend quelques personnes dire non segon, mais sekon.

Il est de règle, bien que beaucoup de personnes commencent à y manquer, qu'un mot, finissant par certaines consonnes, qui passe au pluriel marqué par l' s, perde dans la prononciation la consonne qu'il avait au singulier : un bœuf, les bœufs, dites les beû ; un œuf, les œufs, dites les eû, etc. Si l'on cherche le motif de cette règle, on verra que, provenant sans doute du besoin d'éviter l'accumulation des consonnes, elle se fonde sur le plus antique usage de la langue. En effet, dans les cas pareils, c'est-à-dire quand le mot prend l' s, la vieille langue efface de l'écriture et par conséquent de la prononciation la consonne finale : le coc, li cos. C'est par tradition de cette prononciation qu'en Normandie les coqs se prononce les cô ; et, vu la prononciation de bœufs, d' œufs, où l' f ne se fait pas entendre, c'est que nous devrions prononcer, si, pour ce mot, l'analogie n'avait pas été rompue. Je le répète, dans les hauts temps la consonne qui précédait l' s grammaticale de terminaison ne s'écrivait pas, preuve qu'elle ne se prononçait pas.

L'ancien usage allongeait les pluriels des noms terminés par une consonne : le chat, les châ, le sot, les sô, etc. Cela s'efface beaucoup, et la prononciation conforme de plus en plus le pluriel au singulier ; c'est une nuance qui se perd.

Il est encore un point par où notre prononciation tend à se séparer de celle de nos pères et de nos aïeux, je veux dire des gens du dix-huitième et du dix-septième siècle : c'est la liaison des consonnes. Autrefois on liait beaucoup moins ; il n'est personne qui ne se rappelle avoir entendu les vieillards prononcer non les Étâ-z-Unis, comme nous faisons, mais les Étâ-Unis. A cette tendance je n'ai rien à objecter, sinon qu'il faut la restreindre conformément au principe de la tradition qui, dans le parler ordinaire, n'étend pas la liaison au delà d'un certain nombre de cas déterminés par l'usage, et qui, dans la déclamation, supprime les liaisons dans tous les cas où elles seraient dures ou désagréables. Il faut se conformer à ce dire de l'abbé d'Olivet : « La conversation des honnêtes gens est pleine d'hiatus volontaires qui sont tellement autorisés par l'usage, que, si l'on parlait autrement, cela serait d'un pédant ou d'un provincial. »

Dans la même vue on notera que, dans un mot en liaison, si deux consonnes le terminent, une seule, la première, doit être prononcée. Ainsi, dans ce vers de Malherbe :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;

plusieurs disent : la mor-t-a.... mais cela est mauvais, il faut dire la mor a. Au pluriel la chose est controversée ; il n'est pas douteux que la règle ne doive s'y étendre : les mor et les blessés ; mais l'usage de faire sonner l' s comme un z gagne beaucoup : les mor-z et les blessés ; c'est un fait, et il faut le constater.

Telles sont les idées qui m'ont dirigé dans la manière dont j'ai figuré la prononciation et dans les remarques très brèves qui accompagnent quelquefois cette figuration. Je voudrais que cela pût susciter quelque travail général où l'on prît en considération d'une part le bon usage et la tradition, d'autre part la lutte perpétuelle entre l'orthographe et la prononciation.

iv. exemples tirés des auteurs classiques ou autres.

La citation régulière et systématique d'exemples pris aux meilleurs auteurs est une innovation qui paraît être en conformité avec certaines tendances historiques de l'esprit moderne. Du moins c'est surtout de notre temps qu'on s'est mis à insérer, dans la trame d'un dictionnaire français, des exemples pris dans les livres. Richelet en a quelques-uns, mais clairsemés, et sans aucun effort pour concentrer sur chaque mot les lumières qui en résultent. De nos jours les dictionnaires de M. Bescherelle et de M. Poitevin ont fait une place plus large à cet élément ; dans le Dictionnaire de M. Dochez[2] et dans le mien il est partie constituante de l'œuvre ; il l'est aussi dans le Dictionnaire historique que l'Académie prépare et dont il a paru un premier fascicule.

Voltaire avait songé à des collections d'exemples pour un dictionnaire de la langue française, et, parlant de celui auquel l'Académie travaillait alors, il dit : " Il me semble aussi qu'on s'était fait une loi de ne point citer ; mais un dictionnaire sans citation est un squelette. " (Lettre à Duclos, 11 d'août 1760.) Sans admettre d'une manière absolue l'expression de Voltaire, puisqu'un dictionnaire peut être fait à bien des points de vue, il est certain qu'une littérature classique fondée il y a plus de deux cents ans, reçue comme le plus beau des héritages dans le dix-huitième siècle, entretenue avec des renouvellements dans le dix-neuvième, offre de quoi largement alimenter la lexicographie ; et, si la nomenclature des mots avec des exemples créés exprès est un squelette, il est facile de lui redonner du corps et de l'ampleur avec tant et de si précieux éléments. Ce n'est que continuer ce qui fut à l'origine ; car les littératures, précédant les dictionnaires, en fournirent les premiers éléments. Voltaire pensait qu'il fallait laisser pénétrer les exemples, soutenir l'usage par les autorités, et établir entre les mots et ceux qui s'en sont heureusement servis le lien réel qui est consacré par les livres. C'est ce que pratiquent les dictionnaires qui citent ; et c'est ce qui a suggéré à Voltaire de dire qu'un dictionnaire sans citation est décharné.

Quand on a sous les yeux une collection d'exemples et qu'on cherche à les faire tous entrer dans le cadre des significations, tel qu'il est tracé par les dictionnaires ordinaires et en particulier par celui de l'Académie, il arrive plus d'une fois que ce cadre ne suffit pas et qu'il faut le modifier et l'élargir. L'emploi divers et vivant par un auteur qui à la fois pense et écrit, donne lieu à des acceptions et à des nuances qui échappent quand on forme des exemples pour les cadres tout faits. Sous les doigts qui le manient impérieusement, le mot fléchit tantôt vers une signification, tantôt vers une autre ; et, sans qu'il perde rien de sa valeur propre et de son vrai caractère, on y voit apparaître des propriétés qu'on n'y aurait pas soupçonnées. L'on sent que le mot qui paraît le plus simple et, si je puis parler ainsi, le plus homogène, renferme en soi des affinités multiples que les contacts mettent en jeu et dont la langue profite. Mais il faut ajouter que celui qui, faisant un dictionnaire, se donne pour tâche de ranger les acceptions dans l'ordre le plus satisfaisant, éprouve des difficultés particulières dans la classification des exemples. C'est un très grand travail que de déterminer les places où ils conviennent logiquement. L'intercalation des exemples est une épreuve dont la classification des sens sort presque toujours modifiée, corrigée, élargie. Il n'en faut laisser aucun hors cadre ; aussi m'efforcé-je toujours de leur trouver un compartiment convenable à la nature du mot et à l’intention de l’auteur.

D’autres fois les exemples offrent des combinaisons que les dictionnaires n’ont pas. Entre beaucoup on peut citer celui-ci : cherchez dans le Dictionnaire de l’Académie à date la locution sans date, vous y trouverez lettre sans date ; et en effet il ne doit pas y avoir autre chose tant qu’on ne fait pas intervenir les exemples. Mais ouvrez les Harmonies de M. de Lamartine, et vous rencontrerez :

Ce furent ces forêts, ces ténèbres, cette onde
Et ces arbres sans date et ces rocs immortels....

et dès lors vous inscrivez à sa place sans date avec le sens d’ immémorial, du moins dans la poésie.

Il arrive que les passages cités ainsi donnent une explication précise ou élégante, ou contiennent quelque détail curieux, quelque renseignement historique. Bien que j’aie tourné mon attention sur ce motif de choisir les exemples, cependant le genre d’utilité qui en résulte ne m’a frappé qu’assez tardivement. Aussi maints passages utiles m’ont échappé sans doute ; mais, arrivé au terme d’un si long labeur, il a fallu me contenter de ce que j’avais amassé depuis près de vingt ans.

Comme les plus anciens de nos auteurs classiques touchent au seizième siècle et que même, à vrai dire, il n’y a qu’une limite fictive entre les deux époques, les exemples qu’on leur emprunte donnent plus d’une fois la main à ceux de l’âge précédent inscrits à leur place chronologique. De la sorte la transition apparaît telle qu’elle fut entre la langue parlée et écrite de la fin du seizième siècle et celle du commencement du dix-septième.

Pour citations, les plus anciens exemples doivent être préférés aux nouveaux. En effet l’objet de ces citations est de compléter l’ensemble de la langue et la connaissance des significations, connaissance qui n’est donnée que par les origines. Plus on remonte haut, plus on a chance de trouver le sens premier, et, par lui, l’enchaînement des significations. Les textes modernes ont leur tour ; car ils témoignent de l’état présent de la langue ; mais ils sont réservés pour indiquer ce qui leur est propre, c’est-à-dire les nouvelles acceptions, les nouvelles combinaisons, en un mot les nouvelles faces des mots. Ils sont les autorités de l’usage nouveau, comme les autres sont les autorités de l’usage ancien.

Enfin, indépendamment de ces avantages, les exemples ne sont pas sans quelque attrait par eux-mêmes. De beaux vers de Corneille ou de Racine, des morceaux du grand style de Bossuet, d’élégantes phrases de Massillon plaisent à rencontrer ; ce sont sans doute des lambeaux, mais, pour me servir de l’expression d’Horace, si justement applicable ici, ce sont des lambeaux de pourpre.

v. remarques.

Sous ce chef, j'ai réuni quelques notions complémentaires qui n'entrent pas d'ordinaire dans les plans lexicographiques, mais qui pourtant ne me semblent pas dénuées d'intérêt et d'utilité.

Sans qu'un dictionnaire puisse jamais devenir un traité de grammaire, il se rencontre de temps en temps des mots qui, par leur nature et par leur emploi, invitent à quelques recherches et à quelques décisions grammaticales. Je n'ai pas voulu me refuser, par le silence et la prétermission, à ces naturelles invitations, et c'est de la sorte que, dans ce dictionnaire, un paragraphe s'est ouvert, sous le titre de Remarques, à des observations de grammaire.

Ces remarques se rapportent essentiellement à des difficultés. En plus d'un cas l'usage est chancelant ; on ne sait ni comment dire, ni, s'il s'agit d'écrire, comment écrire. Les grammairiens se sont beaucoup appliqués à la discussion de ces cas. Il a donc suffi souvent de résumer leurs décisions et de les présenter sous une forme concise. Mais il est arrivé aussi que soit l'examen du fait en lui-même, soit l'abondance des renseignements fournis par les exemples et par l'histoire, ont conduit à modifier leur décision, ou bien à introduire des cas nouveaux auxquels ils n'avaient pas songé. Ces remarques, de leur nature, sont très diverses. Cependant, j'indiquerai comme exemples la discussion des locutions dans ce but, remplir un but, imprimer un mouvement, sous ce rapport, se suicider, sous ce point de vue, se faire moquer de soi.

D'autres fois ces remarques sont relatives a des faits rétrospectifs de grammaire, mais appartenant toujours à l'âge classique de la langue et de la littérature. Des constructions et des emplois de mots ont varié ; c'est ainsi que davantage que (je cite celui-là entre beaucoup d'autres), après avoir été usité chez les meilleurs écrivains du dix-septième siècle, a été condamné par les grammairiens et est finalement exclu du bon usage. Pour un double motif cette sorte de remarques méritait d'avoir une place : ou bien, comme ces tournures se trouvent dans d'excellents auteurs bien qu'elles soient condamnées par la grammaire présente, le lecteur qui les rencontre se pourrait croire autorisé à en user, et pourtant il pécherait contre la correction contemporaine ; ou bien, comme elles sont aujourd'hui qualifiées de fautes, il serait porté à imputer aux auteurs classiques qui les lui offrent, des péchés contre le bon langage qui n'y sont pas ; car dans leur temps la grammaire n'avait rien dit contre et l'usage les justifiait.

Il est enfin un dernier ordre de remarques, tantôt mises sous ce chef, tantôt incorporées dans la série des acceptions du mot. Il s'agit de l'interprétation de certaines locutions figurées ou proverbiales. J'ai, toutes les fois que cela m'a été possible, expliqué d'où provenait la locution et comment on devait en comprendre l'origine et l'application ; mais je conviens sans hésitation que, malgré mes efforts, cette partie est loin d'être complète. En effet, à moins que l'interprétation ne s'offre d'elle-même, ou que des renseignements précis n'aient été conservés, il n'est guère que le hasard qui fasse rencontrer, en cela, ce que l'on cherche ; je veux dire que le succès dépend des chances de lecture qui amènent sous les yeux quelque passage explicatif.

vi. définitions et synonymes.

Un dictionnaire ne peut pas plus contenir un traité de synonymes qu'un traité de grammaire ; c'est aux ouvrages spéciaux qu'il faut renvoyer les développements que comporte un sujet aussi étendu et aussi important. Cependant la synonymie touche à la lexicographie par quelques points qui ne doivent pas être négligés.

La définition des mots est une des grandes difficultés de la lexicographie. Quand on fait un dictionnaire d'une langue morte ou d'une langue étrangère, la traduction sert de définition ; mais, quand il faut expliquer un mot par d'autres mots de la même langue, on est exposé à tomber dans une sorte de cercle vicieux ou explication du même par le même. Ainsi, le Dictionnaire de l'Académie définit fier par hautain, altier ; et il définit hautain par fier, orgueilleux. Évidemment il y a là un défaut duquel il faut se préserver.

Je ne prétends pas, malgré mon attention, m'en être partout préservé ; mais la discussion des synonymes m'a souvent averti de prendre garde aux nuances et de ne pas recevoir comme une véritable explication le renvoi d'un terme à l'autre. C'est entre tant d'objets qu'un dictionnaire doit avoir en vue un de ceux auxquels j'ai donné le plus d'attention.

L'exemple cité plus haut de hautain et altier signale un autre côté par où la synonymie donne un utile secours à la lexicographie, en la forçant à préciser des idées très étroitement unies. Il s'agit des mots qui ne diffèrent que par un suffixe : hautain et altier proviennent d'un même radical, le latin altus ; joignez-y haut dans le sens moral, et vous aurez trois termes identiques radicalement, ayant par conséquent un fond commun de signification, et n'étant distingués que parce que haut est sans suffixe, haut-ain pourvu du suffixe ain, et alt-ier du suffixe ier. Ce sont là des nuances qui sont difficiles à exprimer et qui pourtant influent sur les définitions.

vii. historique.

Ici se termine ce que j'appellerai l'état présent de la langue. Ceux qui ne voudront rien de plus pourront s'arrêter là et laisser une dernière partie que la disposition typographique en a tout à fait séparée. Mais ceux qui seront curieux de voir comment un mot a été employé d'âge en âge depuis l'origine de la langue jusqu'au seizième siècle ; ceux qui iront jusqu'à désirer de connaître l'étymologie entreront dans l'histoire du mot, et trouveront, au-dessous de cette histoire, l'étymologie qui très souvent en est dépendante.

Je donne le nom d'historique à une collection de phrases appartenant à l'ancienne langue. Lorsqu'un mot a été exposé complètement tel qu'il est aujourd'hui dans l'usage, lorsque les sens y ont été rangés d'après l'ordre logique, lorsque des exemples classiques, autant que faire se peut, ont été rapportés à l'appui, lorsque la prononciation a été indiquée et, au besoin, discutée, lorsque enfin des remarques grammaticales et critiques ont touché, dans les cas qui le comportent, à l'emploi du mot ou aux difficultés qu'il présente, alors s'ouvre un nouveau paragraphe pour les textes tirés de la langue d'oïl. Ainsi placé, c'est le prolongement naturel d'une série que l'on tronque quand on s'arrête à notre temps et aux temps classiques. Après avoir vu comment écrivent Corneille, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu et nos contemporains, on pénètre en arrière et l'on voit comment ont écrit Montaigne, Amyot, Commines et Froissart, Oresme et Machaut, Joinville, Jean de Meung, Guillaume de Lorris, Villehardouin, le sire de Couci, le traducteur du livre des Psaumes, et Turold, l'auteur de la Chanson de Roland.

Ce n'est point, je l'ai déjà dit et je le répète, un dictionnaire de la vieille langue que j'ai entendu faire ; on ne trouve pas ici tous les mots qui nous ont été conservés dans les livres de nos anciens auteurs. Mon plan est plus restreint ; la vieille langue ne figure qu'à propos de la langue moderne. Toutes les fois qu'un mot d'aujourd'hui a un historique, c'est-à-dire n'a pas été formé et introduit depuis le dix-septième siècle, il est suivi d'un choix de textes qui en montrent l'emploi dans les siècles antérieurs. Il y a deux cents ans que quelque chose d'analogue avait été conseillé par l'auteur anonyme de la préface du Dictionnaire de Furetière : " L'on pourra avec le temps faire porter à ce dictionnaire le titre d'universel en toute rigueur ; il faudroit pour cela y enfermer tous les mots qui étoient en usage du temps de Villehardouin, de Froissart, de Monstrelet, du sire de Joinville et de nos vieux romanciers.... On y pourroit insérer l'histoire des mots, c'est-à-dire le temps de leur règne et celui de leur signification. Il faudroit observer à l'égard de ces vieux termes ce qu'on pratique dans les dictionnaires des langues mortes, c'est de coter les passages de quelque auteur qui les auroit employés. On ne feroit pas mal non plus de se répandre sur les ouvrages des anciens poëtes provençaux ; et rien ne serviroit plus à perfectionner la science étymologique qu'une recherche exacte des mots particuliers aux diverses provinces du royaume ; car on connoîtroit par là l'infinie diversité de terminaisons et d'altérations de syllabes que souffrent les mots tirés de la même source ; ce qui donneroit une nouvelle confirmation et plus d'extension aux principes de cet art, et justifieroit plusieurs conjectures qui ont servi de raillerie à quelques mauvais plaisants."

Je reviendrai ci-après sur les patois, le provençal et les autres langues romanes, et je continue l'explication de cet historique.

Pendant que, dans l'article consacré à l'usage présent, les acceptions sont rigoureusement classées d'après l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par le sens propre et en allant aux sens de plus en plus détournés, ici tout est rangé d'après l'ordre chronologique. Le principe de succession prévaut sur le principe de l'ordre des significations ; ce qui importe, c'est de connaître comment les emplois se succèdent les uns aux autres et s'enchaînent. D'un coup d'œil on saisit toute cette filiation ; et, allant de siècle en siècle, on voit le mot tantôt varier d'usage, de signification et d'orthographe, tantôt se présenter dès les plus hauts temps à peu près tel qu'il est aujourd'hui. La curiosité qu'excite naturellement un tel déroulement ne se satisfait pas sans éveiller une foule de réflexions spontanées qui rendent la langue plus claire, plus précise, et, si je puis dire ainsi, plus authentique, et qui, faisant sentir le prix de la tradition, inspirent le respect des aïeux, et, au lieu du dédain pour le passe, la reconnaissance.

L'antiquité des langues romanes est fort grande ; elle se confond avec l'origine de toutes les choses modernes en Occident, puisque c'est du centre romain que sont parties les influences de civilisation qui ont agi sur la Germanie, conquise par Charlemagne, christianisée par la conquête et par les missionnaires, et rendue féodale du même coup. Quand on considère l'Occident européen dans son ensemble et comme corps politique, on y aperçoit trois groupes : le groupe allemand, le groupe roman, le groupe anglais, tous trois distincts par la langue. Le premier, comme le nom l'indique, est de langue germanique ; le second est de langue latine ; le troisième est intermédiaire, germanique d'origine, mais fortement mélangé de roman par l'effet de la conquête normande. Le premier est le plus ancien, je parle des monuments de langue : on remonte, dans le domaine germanique, jusqu'au quatrième siècle, aux Goths et à Ulfilas, à une époque où le latin était encore vivant, et où il n'était aucunement question des langues romanes. Le second est postérieur, et son idiome commence à se dégager vers le neuvième siècle. Le troisième est le dernier en date ; au quatorzième siècle l'anglais se forme de la combinaison d'un fonds germanique avec un mélange français. C'est ainsi que se partage l'histoire des langues dans l'Occident.

La langue française, en tant que langue distincte du latin, a commencé d'exister dans le courant du neuvième siècle, du moins à en juger par les monuments écrits. Un trouvère du douzième siècle, Benoît, nous apprend que des vers satiriques en cette langue furent faits contre un comte de Poitiers qui s'était mal conduit dans un combat avec les pirates normands. Ces vers du neuvième siècle ne nous sont point parvenus, et nous n'avons d'une aussi haute antiquité que le serment des fils de Louis le Débonnaire.

Le dixième siècle n'est guère plus riche en textes. La langue vulgaire, cela est certain, ne faisait que bégayer, et, quand il s'agissait d'écrire, c'était au latin que l'on recourait. Deux très courts échantillons du parler d'alors nous ont été conservés : c'est le Chant d'Eulalie et le Fragment de Valenciennes. Le Chant d'Eulalie est une petite composition qui n'a que vingt-huit vers ; le Fragment de Valenciennes est un lambeau de sermon trouvé sur la garde d'un manuscrit, décollé à grand'peine et lu avec non moins de difficulté. Quelque courts qu'ils soient, ces textes sont précieux et curieux par leur date.

C'est au onzième siècle que commencent les grandes compositions poétiques ; mais comme ces compositions, d'abord écrites en assonances, furent remaniées dans le siècle suivant en rimes exactes, il ne nous reste que bien peu de poëmes que l'on puisse faire remonter avec certitude jusque-là. Cependant ce n'est point une témérité que d'attribuer au onzième siècle la Chanson de Roland, qui a conservé les assonances primitives et qui porte d'ailleurs toute sorte de caractères d'ancienneté. Les Lois de Guillaume, imposées par le conquérant à l'Angleterre lorsqu'il y établit le système féodal, sont incontestablement du onzième siècle ; seulement les textes que nous en avons ne sont pas purs de toutes retouches ni de ces influences qui donnèrent au français parlé en Angleterre un cachet particulier. Rien de pareil ne peut être reproché au Poëme de Saint Alexis, qui est un excellent texte de la langue écrite du onzième siècle. Il n'y a que ces trois documents pour la période qui compte ses années depuis 1001 jusqu'à 1100.

Celle qui les compte de 1101 à 1200 voit se développer dans son essor le mouvement et le travail commencés dans le siècle précédent. Le douzième siècle est l'âge classique de l'ancienne littérature. C'est alors que se composent ou se remanient les grandes chansons de geste et que se font les poëmes du cycle breton sur la Table ronde et Artus. Les textes abondent ; et, ne pouvant tout citer, il faut faire un choix. On trouvera à l' historique, particulièrement mis à contribution, la geste des Saxons, le poëme si remarquable de Raoul de Cambrai, les chansons du sire de Couci, le poëme si bien écrit et si travaillé sur le martyre de saint Thomas de Cantorbéry, les traductions du livre des Psaumes, de Job, des Rois, des Machabées et des sermons de saint Bernard, Benoît et sa Chronique de Normandie, Wace et ses poëmes de Brut et de Rou. De la sorte, on a sous les yeux un suffisant témoignage de la manière de parler et d'écrire du temps de Louis le Gros et de Philippe Auguste.

Le treizième siècle est a tous égards la continuation du douzième ; il n'innove pas, mais il ne laisse rien dépérir, et il cultive tous les genres créés dans l'âge précédent. Seulement le nombre des textes conservés est plus grand ; c'est une immensité, si à ce qui est publié on ajoute ce qui demeure inédit dans les bibliothèques. Les exemples de l' historique sont empruntés à Villehardouin et à Joinville, ces deux historiens, l'un du commencement, l'autre de la fin de ce siècle, à la Chronique de Rains, à Beaumanoir, au Renart, épopée burlesque et vive satire de la société féodale, à la Rose, aux fabliaux, à la Chanson d'Antioche, à Berte aux grands pieds, à Marie de France, etc.

Le quatorzième siècle perd le goût des compositions qui avaient fait le charme des âges précédents, et pourtant il n'est pas en état d'y suppléer par des créations de son fonds ; l'originalité languit, mais cela n'empêche pas les textes d'être fort nombreux. Quelques-uns seulement figurent dans l' historique : pour la poésie, le roman héroïcomique de Baudoin de Sebourg, la vie de Bertrand du Guesclin, Machaut, Girart de Rossillon, etc. ; pour la prose, Oresme, le traducteur d'Aristote, Bercheure, le traducteur de Tite Live, Modus, qui est un traité sur la chasse, le Ménagier de Paris, qui est une espèce de guide de l'administration d'une maison et d'un ménage, les Chroniques de Saint-Denis, etc.

Dans le quinzième siècle, on trouvera des citations de Froissart, qui clôt le quatorzième siècle et qui meurt dans le quinzième, d'Alain Chartier, de Christine de Pisan, de Charles d'Orléans, d'Eustache Deschamps, de Coquillart, de la spirituelle comédie de Patelin, de Commines, de Villon, de Perceforest, l'un de ces romans en prose qui remplacèrent les anciennes chansons de geste, du petit Jehan de Saintré. C'est par ces écrivains que le quinzième siècle passe sous les yeux du lecteur.

Au seizième siècle se termine la partie archaïque de la langue ; on ne le quitte que pour entrer dans l'âge classique. Rabelais, Amyot, Calvin, Montaigne, d'Aubigné, Marguerite de Navarre, le conteur des Perriers et quelques autres ont été dépouillés ; Olivier de Serres et Ambroise Paré l'ont été aussi pour le langage technique de l'agriculture et de la chirurgie. Les poëtes, dans cette période, n'ont pas atteint à la hauteur des prosateurs ; cependant les deux Marot, le père et le fils, Joachim du Bellay, Ronsard, donnent encore un contingent important.

Tels sont les principaux auteurs et ouvrages, mais les principaux seulement, qui ont fourni des échantillons de leur langage. Quand la série est complète, c'est-à-dire quand on a des exemples jusqu'au onzième siècle (en avoir plus haut est rare, puisque des deux siècles précédents quelques lignes seulement nous sont parvenues), une même vue montre d'âge en âge comment le mot s'est comporté, et quelles modifications graduelles l'ont fait ce qu'il est aujourd'hui.

En ceci, le classement par significations troublerait tout ; le classement par ordre de temps éclaircit tout. Je citerai quelques exemples. Toutes les personnes familiarisées avec la latinité ne peuvent manquer d'être frappées du mot choisir tres-voisin d' élire par le sens. Élire est, si je puis ainsi parler, du cru ; il nous appartient par droit d'héritage ; mais comment avons-nous l'autre, et quel est-il? L' historique donne la réponse. En le suivant dans son ordre chronologique, on voit que choisir a le sens d'apercevoir, de voir, et n'a que ce sens ; puis, peu à peu, à côté de cette signification fondamentale apparaît la signification d'élire, de trier ; puis, entre les deux significations, le rapport devient inverse : c'est celle d'élire qui prédomine ; l'autre n'a plus que de rares exemples ; si bien qu'au seizième siècle elle est un archaïsme, abandonné tout à fait dans le dix-septième. On comprend comment l'idée d'apercevoir s'est changée en une idée dérivée, celle de trier. À ce point, l'étymologie se présente sans conteste ; et notre mot vient du germanique kausjan, voir, regarder.

Danger peut encore être allégué comme un de ces mots que l' historique éclaire particulièrement. Avant toute histoire et toute ancienne citation, on a été porté à y voir un dérivé du latin damnum ; par exemple, damniarium, d'où danger ou dangier. Mais d'abord l'idée de dommage n'est pas tellement voisine de celle de péril, qu'une simple conjecture, sans preuve de textes, suffise à établir le passage de l'une à l'autre. De plus, la langue du droit a, dans quelqu'un de ses recoins, conservé des emplois où danger ne signifie aucunement péril, mais signifie la défense qu'impose une autorité. Enfin, ce qui est décisif, l' historique élève deux objections fondamentales : la première, que la forme primitive est non pas danger, mais dongier ou donger ; la seconde, que le sens primitif est non pas péril, mais pouvoir, autorité, et, par suite, interdiction, défense. Il faut donc, quant à l'étymologie, ne considérer que cette forme et ce sens ; on satisfait à l'une et à l'autre à l'aide du latin dominium, seigneurie, pouvoir, fournissant par dérivation la forme fictive dominiarium, ou la forme réelle dongier. On voit les conditions précises imposées à l'étymologie ; il faut qu'elle soit explicative de la forme et du sens. Elle vient pour ces deux, forme et sens, d'expliquer dongier ; il lui reste à expliquer danger. C'est une habitude beaucoup plus étendue dans l'ancienne langue, mais dont il reste des traces dans la moderne, de changer o des latins en a, on ou un en en ou an : ainsi dame, de domina ; damoiseau, de dominicellus ; volenté, de voluntas ; mains pour moins ; cuens pour coms (de comes, comte), etc. À cette catégorie appartient danger, qui figure dans les textes à côté de donger, et qui n'en est qu'une variante dialectique. Voilà pour la forme ; quant au sens, on voit, en suivant la série historique, que vers le quatorzième ou quinzième siècle se trouve estre au danger de quelqu'un, qui signifie également être en son pouvoir et courir du péril de sa part. Là est la transition ; dès lors le sens de péril devient prédominant ; on oublie l'autre peu à peu, si bien que, quand l'ancienne et propre signification est exhumée des livres, on la méconnaît ; et l'on douterait de l'identité, si l'on ne tenait tous les chaînons.

Ce sont ces chaînons qui permettent de rattacher dais au latin discus dans le sens de table à manger. Les anciens textes sont concordants : un dais y est toujours la table du repas, et particulièrement du repas d'apparat, de celui des princes et des seigneurs. Puis, comme le repas d'apparat occupait un endroit élevé au-dessus du sol, dais passe au sens d'estrade ; enfin, comme l'estrade est souvent recouverte de draperies qui la décorent, le sens actuel de dais s'établit, et les autres qui ont servi d'intermédiaire tombent en désuétude.

Les mots, comme les familles, sont exposés à perdre leur noblesse et à descendre des significations élevées aux basses significations. L'historique, qui est leur arbre généalogique, en fait foi. Voyez donzelle ; c'est un terme du langage familier, d'un sens très dédaigneux et appliqué à des femmes dont on parle légèrement. Tel n'était point l'usage originel : donzelle, ou doncele, ou dancele (ces formes sont équivalentes) n'avait pas d'autre emploi que demoiselle ou damoiselle, dont il est la contraction : c'était la jeune dame, la jeune maîtresse, la fille de la maison, du manoir féodal ; et cette signification prenait sa source dans le latin ; car demoiselle est la représentation française de dominicella, diminutif de domina. C'est encore au sein de la hiérarchie domestique que valet, après avoir été dans le haut, descend dans le bas. D'abord, il fut bien loin d'appartenir aux serviteurs de la maison et de jamais prendre l'acception défavorable qui lui vient quand il sert à caractériser une complaisance servile et blâmable. Valet, et, selon l'orthographe véritable, vaslet, est le diminutif de vassal, proprement le petit vassal ; or, dans le langage du moyen âge, ce petit vassal est le jeune homme des familles nobles qui en est à son apprentissage dans les fonctions domestiques et militaires. Le sens propre est resté dans varlet, qui ne se dit plus qu'en parlant des temps féodaux et qui est le même mot, l'r se substituant quelquefois à l's. Vassal avait deux sens très distincts dans le vieux français : il signifiait et celui qui était subordonné à un autre dans la hiérarchie féodale, et celui qui se distinguait à la guerre par sa vaillance et sa prouesse. On peut croire que l'idée de vassal, perdant sa dignité, à mesure que la société féodale dépérissait, est descendue jusqu'à celle de valet ; mais l'on voit par l'exemple de donzelle, que l'usage n'a pas même besoin de ces prétextes pour faire passer un mot des rangs élevés dans les humbles positions.

Il en est de certaines locutions comme des sens détournés ; si elles sont difficiles, il n'y a guère que l'historique qui en fournisse l'explication ; s'il manque à la fournir, les conjectures ne mènent d'ordinaire qu'à des incertitudes. Qui, par exemple, sans l'historique, peut deviner ce qu'est chape chute? Une chape et une chute, que veut dire cela? Et si, dans l'impuissance d'expliquer ces deux mots, on cherche à les interpréter en attachant à chape et à chute un autre sens que celui qui leur est propre, quelle confiance avoir en d'aveugles tâtonnements? Rien n'est à changer au sens de ces mots ; c'est bien de chape qu'il s'agit ; chute est le participe chu ou chut, devenu substantif dans notre mot chute, conservé dans la seule locution chape chute, qui dès lors signifie chape tombée. Or cette chape chute ou chape tombée figure dans un vieux récit du trouvère Wace sur la justice rigoureuse du duc Rollon ou Rou en Normandie. Une femme s'empare d'une chape chute et est punie ; de là vient la locution de chape chute pour chose de quelque valeur que l'on trouve, et dont on s'empare ; et c'est ainsi que, dans la Fontaine, le loup, rôdant autour de la maison où l'enfant pleurait, attendait chape chute, c'est-à-dire quelque aubaine.

Par une efficacité de même genre, l'historique ramène parfois à des origines distinctes des mots qui sont allés se confondant par une vicieuse assimilation. Le dé à jouer et le dé à coudre est-ce étymologiquement la même chose? Et, s'ils sont différents, quelle est la forme primitive de chacun? Du premier coup d'œil, la lecture des textes successifs tranche la question, montrant que le dé à jouer est toujours dé, et ne change pas en remontant vers les anciens temps, au lieu que le dé à coudre quitte une apparence trompeuse, cesse d'être assimilé à l'autre et devient deel, lequel indique le latin digitale.

Chaque époque a son genre de néologisme. L'historique en donne la preuve : tels mots n'apparaissent qu'au quatorzième siècle, tels autres datent du quinzième ou du seizième. Ce sont des additions continuelles ; il est vrai que des pertes non moins continuelles agissent en sens inverse ; tous les siècles font entrer dans la désuétude et dans l'oubli un certain nombre de mots ; tous les siècles font entrer un certain nombre de mots dans l'habitude et l'usage. Entre ces acquisitions et ces déperditions, la langue varie tout en durant. Un fonds reste qui n'a pas changé depuis le onzième et le douzième siècle ; des parties vont et viennent, les unes périssant, les autres naissant. C'est cette combinaison entre la permanence et la variation qui constitue l'histoire de la langue.

viii. patois ; langues romanes.

Les patois, dans l'opinion vulgaire, sont en décri, et on les tient généralement pour du français qui s'est altéré dans la bouche du peuple des provinces. C'est une erreur. Je montrerai plus loin, à l'article Dialectes, que les patois sont les héritiers des dialectes qui ont occupé l'ancienne France avant la centralisation monarchique commencée au quatorzième siècle, et que dès lors le français qu'ils nous conservent est aussi authentique que celui qui nous est conservé par la langue littéraire. Cela étant, un dictionnaire comme celui-ci ne pouvait pas les négliger ; car ils complètent des séries, des formes, des significations.

En fait de langue et de grammaire, des exemples mettent les choses bien plus nettement sous les yeux que ne font les raisonnements. Je prends de nouveau notre mot danger, pour en faire l'étude par les patois comme j'en ai fait l'étude par l'historique, et pour y montrer comment les patois et l'historique se donnent souvent la main. De quelque manière qu'il soit devenu synonyme de péril, qui est le terme propre, le terme d'origine latine (periculum), le français littéraire ne donne rien au delà de cette acception présente. Mais allons aux patois ; aussitôt la signification s'étend et ouvre des aperçus dont il faut tenir compte. Dangier, en normand, signifie domination, puissance ; et dangî, en wallon, nécessité, péril. Sont-ce des sens arbitraires et nés de caprices locaux ? Pas le moins du monde ; la série des textes écarte une aussi fausse interprétation. Dans l'ancien français, danger signifie autorité, contrainte, résistance, et le sens de péril n'y paraît qu'assez tard. L'historique, les patois, le sens d'aujourd'hui, voilà donc les éléments de toute discussion sur le classement des significations du mot danger et sur son étymologie.

Certaines formes pures qui ont disparu du français sont demeurées dans les patois. Si l'on doutait que lierre fût une production fautive née de l'agglutination de l'article avec le mot (l'-ierre), les patois suffiraient à en fournir la preuve ; tous n'ont pas suivi la langue littéraire dans la corruption où elle est tombée ; et hierre, du latin hedera, se trouve dans la bouche des paysans de plusieurs provinces, tandis que les lettrés sont obligés de dire et d'écrire ce barbarisme, le lierre. Non pas que je veuille, grammairien ou lexicographe rigoureux, conseiller en aucune façon de revenir sur ce qui est accompli et d'essayer, par exemple, de restaurer hierre à la place du vicieux usurpateur lierre ; y réussir serait un mal. En effet, qu'arriverait-il? L'oreille s'accoutumant à hierre, lierre deviendrait un barbarisme insupportable, et tous les vers de notre âge classique, où lierre figure honorablement, seraient déparés. On n'a que trop fait cela au dix-septième siècle, quand, déclarant entre autres dedans, dessus, dessous, adverbes au lieu de prépositions qu'ils avaient été jusque-là, on a rendu désagréables pour nous tant de beaux vers de Malherbe et de Corneille. Il est des barbarismes et des solécismes qu'il est moins fâcheux de conserver, qu'il ne le serait de les effacer.

D'autres fois les patois offrent un secours particulier à l'étymologie. Dans notre mot ornière, si l'on prend en considération le commencement or... et le sens, on sera très porté à y trouver un dérivé du latin orbita, roue (l'ornière étant la trace d'une roue), par l'intermédiaire d'une forme non latine orbitaria, mais qu'on peut supposer. Cependant des scrupules étymologiques persistent, et la présence de l'n au lieu du b entretient les doutes ; car orbita, par l'intermédiaire d'orbitaria, aurait dû donner orbière, non ornière. Si orbière était quelque part, il éclaircirait ornière, qui ne pourrait pas en être séparé. Il est en effet quelque part ; le wallon a ourbîre, qui signifie ornière, et de la sorte le chaînon nécessaire est trouvé.

Un fait qui est certain, bien qu'il n'ait pas été très remarqué, c'est que de temps en temps il s'introduit dans la langue littéraire des mots venus des patois, particulièrement des patois qui, avoisinant le centre, ont avec lui moins de dissemblance pour le parler. Cela n'est point à regretter ; car ce sont toujours des mots très français et souvent des mots très heureux, surtout quand il s'agit d'objets ruraux et d'impressions de la nature. Cette introduction se fait principalement par les récits de comices agricoles et de congres provinciaux, par les journaux, par les livres. Il est possible que, grâce à une plume célèbre, le mot champi (enfant trouvé), qui est usité dans tout l'Ouest, prenne pied dans la langue littéraire.

Pour ces raisons, j'ai fait usage des patois. Malheureusement toutes ces sources de langue qui coulent dans les patois sont loin d'être à la portée du lexicographe. Il s'en faut beaucoup que le domaine des parlers provinciaux ait été suffisamment exploré. Il y reste encore de très considérables lacunes. C'est aux savants de province à y pourvoir ; et c'est à l'Académie des inscriptions et belles-lettres à encourager les savants de province.

La place que j'ai accordée aux patois est petite et ne dépasse pas la rubrique que j'ai intitulée ÉTYMOLOGIE. Là je recueille toutes les formes qu'ils fournissent, autant du moins que les glossaires qui ont été publiés me l'ont permis ; je les mets les unes à côté des autres, et souvent elles me servent à la discussion étymologique, quelquefois à la détermination des sens et à leur classification ; dans tous les cas elles complètent l'idée totale de la langue française, en rappelant qu'elle a eu des dialectes, et qu'avant d'être une elle a été nécessairement multiple, suivant la province et la localité.

Je dirai des langues romanes ce que je viens de dire des patois : je leur donne une petite place à l'ÉTYMOLOGIE, citant avec soin les mots qu'elles m'offrent en correspondance avec le mot français ; et là elles me servent à la discussion étymologique et à la détermination du sens.

A l'article langues romanes, dans le Complément de cette préface, j'exposerai avec quelques développements les rapports des langues romanes entre elles et la position que le français y occupe. Pour le moment, je veux seulement expliquer l'usage de ce dictionnaire, c'est-à-dire indiquer quelles sont les parties qui le composent, quelle place ces parties y occupent et à quel office elles sont employées.

Dans la plupart des cas, un mot français n'est point un mot isolé dans l'Occident, mais il est également provençal, espagnol, italien, soit qu'il provienne du latin, ce qui est l'ordinaire, soit qu'il provienne du germanique ou d'autres sources. Cette simultanéité ne peut pas ne pas être consultée pour l'étymologie ; l'étymologie, à son tour, réagit sur la connaissance des acceptions primitives et sur leur filiation. Et dès lors il devient nécessaire de faire une place, petite sans doute, mais déterminée, à la comparaison des langues romanes, pour chaque mot qu'elles ont en commun.

ix. étymologie.

L'étymologie a pour office de résoudre un mot en ses radicaux ou parties composantes, et, reconnaissant le sens de chacune de ces parties, elle nous permet de concevoir comment l'esprit humain a procédé pour passer des significations simples et primitives aux significations dérivées et complexes.

L'étymologie est primaire ou secondaire : primaire, quand il s'agit d'une langue a laquelle, historiquement, on ne connaît point de mère ; secondaire, quand il s'agit d'une langue historiquement dérivée d'une autre. Ainsi l'étymologie romane, et, en particulier, française, est secondaire, remontant pour la plupart des mots au latin, à l'allemand, au grec, etc. Puis l'étymologie latine, ou grecque, ou allemande, est primaire ; ces idiomes n'ont pas d'ascendants que nous leur connaissions, mais ils ont des frères, le sanscrit, le zend, le slave, le celtique ; ce sont autant de termes de comparaison pour l'étymologie primaire, qui s'efforce d'isoler les radicaux irréductibles, de déterminer quel en fut le sens et d'en faire la nomenclature.

Dans ce dictionnaire, il n'est question que de l'étymologie secondaire et seulement de la langue française. Le problème à résoudre est de trouver pour chaque mot français le mot ancien dont il procède et l'origine de la signification que prend le mot ancien en devenant le mot moderne. Il s'en faut, certes, que le problème soit résolu pour tous les mots ; mais il l'est pour beaucoup ; et sur ce terrain de l'étymologie secondaire, qui est plus rapproché de nous et plus historique, on a d'amples et précieux documents qui enseignent comment l'esprit d'un peuple, à l'aide d'un fonds préexistant, fait des mots et des significations : ce qui jette du jour sur le terrain plus éloigné et moins historique de l'étymologie primaire.

Mais l'étymologie est-elle une science à laquelle on puisse se fier, et dépasse-t-elle jamais le caractère de conjectures plus ou moins ingénieuses et plausibles? Cette appréhension subsiste encore chez de bons esprits, restés sous l'impression des aberrations étymologiques et des moqueries qu'elles suscitèrent. L'étymologie fut, à ses débuts, dans la condition de toutes les recherches scientifiques, c'est-à-dire sans règle, sans méthode, sans expérience. La règle, la méthode, l'expérience ne naissent que par la comparaison des langues, et la comparaison des langues est une application toute nouvelle de l'esprit de recherche et d'observation. Les savants qui les premiers s'occupèrent d'étymologie, ne pouvant consulter que la signification et la forme apparente des mots, ne réussissaient que dans les cas simples : ils n'avaient aucun moyen de traiter les cas complexes et difficiles sinon par la conjecture et l'imagination ; et dès lors les aberrations étaient sans limites, puisqu'il ne s'agissait que de satisfaire tellement quellement au sens et à la forme.

Désormais les recherches étymologiques sont sorties de cette période rudimentaire ; et l'ancien tâtonnement a disparu. L'étude comparative a établi un certain nombre de conditions qu'il faut remplir ; le mot que l'on considère est soumis à l'épreuve de ces conditions ; s'il la subit, l'étymologie est bonne ; s'il la subit incomplétement, elle est douteuse ; s'il ne peut la subir, elle est mauvaise et à rejeter. De la sorte tout arbitraire est éliminé ; ce sont les conditions qui décident de la valeur d'une étymologie ; ce n'est plus la conjecture ni l'imagination. Voici, pour l'étymologie française, l'énumération de ces conditions ; ce sont : le sens, la forme, les règles de mutation propres à chaque langue, l'historique, la filière et l'accent latin. Quelques mots sont nécessaires sur chacune de ces divisions.

1. Le sens est la première condition ; il est clair qu'il n'y a point d'étymologie possible entre deux mots qui n'ont point communauté de sens. Ainsi entre louer, donner ou prendre à location, et louer, faire l'éloge, il ne faut chercher aucun rapport étymologique ; si on en cherchait, on s'égarerait : l'un vient de locare, l'autre de laudare. Mais il ne faut pas se laisser tromper non plus par les détours divers, quelquefois très prolongés et difficiles à suivre, que prennent les significations. Dans l'ancien français on trouve louer, loer, avec le sens de conseiller ; y verra-t-on autre chose que le verbe laudare? Non. Celui qui conseille loue ce qu'il conseille à celui qui le consulte, il en fait l'éloge ; de là ce sens détourné qu'anciennement louer avait pris. Et pour mentionner un exemple de notre temps, se laissera-t-on empêcher, par la différence des sens, de voir un seul et même mot dans cour, espace libre attenant à une maison, et cour de prince, ou encore cour de justice? En aucune façon ; une étude exacte des significations, appuyée sur l'histoire, montre que la cour fut d'abord une habitation rurale, d'où le sens de cour de maison ; puis l'habitation rurale d'un grand seigneur franc, d'où la signification relevée de résidence des princes ou des juges.

2. La forme est d'un concours non moins nécessaire que le sens. Des mots qui n'ont pas même forme soit présentement, soit à l'origine, n'ont rien de commun, et appartiennent à des radicaux différents ; mais l'identité de forme n'implique pas toujours l'identité de radical ; témoin les deux louer cités tout à l'heure. Les lettres qui composent un mot en sont les éléments constitutifs ; elles ne peuvent pas se perdre, elles ne peuvent que se transformer, ou, si elles se perdent, l'étymologie doit rendre compte de ce déchet. Je comparerai volontiers les métamorphoses littérales dans le passage d'une langue à l'autre aux métamorphoses anatomiques que le passage d'un ordre d'animaux à l'autre donne à étudier. Que deviennent les os dont est formé le bras de l'homme, quand ce bras se change en patte de devant d'un mammifère, en aile d'un oiseau, en nageoire d'une baleine, en membre rudimentaire d'un ophidien? Semblablement, que deviennent les lettres d'un mot latin ou allemand qui en sont les os, quand ce mot se change en mot français? Des deux parts, pour l'étymologiste comme pour l'anatomiste, il y a un squelette qui ne s'évanouit pas, mais qui se modifie.

Il faut pousser plus loin la comparaison entre l'anatomie et l'étymologie. L'anatomie a ses monstruosités où des parties essentielles se sont déformées ou détruites ; l'étymologie a les siennes, c'est-à-dire des fautes de toute nature sur la signification, la contexture ou l'orthographe du mot. Ces infractions n'ont, des deux côtés, rien qui abolisse les règles ; elles sont des accidents qui en partie ont des règles secondaires, en partie constituent des cas particuliers, expliqués ou inexpliqués. Ce sont les règles générales et positives qui permettent de dire qu'il y a faute là même où l'on ne peut connaître les circonstances ou les conditions de la faute, et de diviser tout le domaine en partie régulière et correcte et en partie altérée et mutilée par les inévitables erreurs du temps et des hommes.

Parmi les lettres, les consonnes sont plus persistantes que les voyelles ; et, parmi les voyelles, les longues plus que les brèves. Voyez peindre du latin pingere, et plaindre de plangere ; l'e bref disparaissant, il en devait résulter peingre et plaingre. Mais, au moment de la transformation, l'oreille, du moins l'oreille française, ne put guère supporter entre la nasale n et la liquide r, que la dentale d ; et ainsi naquirent peindre et plaindre ; l'habitude fut de rendre par ei ou, moins bien, par ai, les combinaisons latines en, in, em, im. Louange est un peu plus compliqué : c'est le verbe louer, avec un suffixe ange, ou plutôt enge (car telle est l'orthographe ancienne) : or vendange, de vindemia, nous apprend que ce suffixe représente emia ; ce qui nous conduit à un bas-latin laudemia, qui existe en effet ; de sorte que louange est fait sur le même modèle que vendange. Pour la forme comme pour le sens, on doit prendre garde aux transformations ; elles conduisent quelquefois bien loin un mot, qu'on méconnaîtra si on ne tient pas les gradations qui en ont changé la figure. A première vue, on ne saura, par exemple, ce que peut être notre adverbe jusque ; et si l'on spécule tant qu'il est dans cet état, on entreverra sans doute qu'il tient au latin usque, mais sans pouvoir en fournir la démonstration. Il y tient en effet ; la forme primitive est dusque, ce qui mène à de usque, sorte d'adverbe composé comme l'est la préposition dans (de intus) ; de ou di latin se changea souvent, sous l'exigence de l'oreille française, en j ou g sifflant. Jour peut aussi servir à mesurer l'espace parcouru, sans se dénaturer, par un mot qui se transforme ; dans l'ancienne langue il est jorn, en italien giorno, tous deux du latin diurnus, qui lui-même provient de dies ; si bien que, très certainement, dies et jour, n'ayant plus aucune lettre commune, mais en ayant eu, sont liés l'un à l'autre.

3. A la forme du mot on rattachera étroitement les règles de permutation des lettres. Toute forme d'un mot ne dépend pas des règles de permutation ; mais toute permutation influe sur la forme. On entend par règles de permutation le mode uniforme selon lequel chacune des langues romanes modifie un même mot latin. Il ne faut pas croire, en effet, que ces langues traitent capricieusement les combinaisons latines de lettres, et que la même combinaison soit rendue par chacune d'elles, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Non, là aussi la régularité est grande et prime les exceptions. Chaque langue romane eut, à l'origine, son euphonie propre, instinctive, spontanée, qui lui imposa les permutations de lettres en les réglant, et qui fit que tel groupe de lettres en latin est uniformément rendu, dans les cas les plus variés, par tel groupe de lettres en roman. Le latin maturus devient : en italien, maturo ; en espagnol, maduro; en provençal, madur ; en français, meür et, par contraction, mûr. Ce petit tableau ou diagramme montre comment un même mot peut être traité par chacune des quatre langues : l'italien est aussi voisin que possible du latin ; l'espagnol change la consonne intermédiaire ; le provençal la change aussi et efface la finale ; le français, qui efface semblablement cette finale, supprime de plus la consonne médiane. Supprimer les consonnes médianes des mots latins est un des caractères spécifiques du français, par rapport aux autres langues romanes, et ce qui l'écarte le plus, en apparence, non au fond, du latin.

On peut, pour le français, citer entre autres les habitudes ou règles suivantes : en général, dans le corps du mot, les syllabes non prosodiquement accentuées sont supprimées, d'où résulte une contraction du mot latin, comme dans sollicitare, soulcier (soucier) ; ministerium, mestier (métier) ; monasterium, moustier (moutier) ; cogitare, cuider ; cupiditare, mot du bas-latin, convoiter ; oestimare, esmer, etc. Il arrive souvent qu'une consonne est supprimée, ce qui produit le rapprochement des voyelles, rapprochement que nos aïeux paraissent avoir aimé : securus, seür (sûr) ; maturus, meür (mûr) ; regina, reïne (reine) ; adorare, aorer (adorer) ; fidelis, féal ; legalis, loyal, etc. Enfin, quand deux consonnes sont consécutives dans le latin, le français a deux modes de les traiter : ou bien il en supprime une, adversarius, aversaire (le d a reparu dans le français moderne), advocatus, avoué, etc. ; ou bien l'une d'elles se fond avec la voyelle antécédente pour en modifier le son : alter, autre ; altar, autier, aujourd'hui autel, etc. La partie initiale du mot est en général respectée par le français, sauf un seul cas, celui où le mot commence par une s suivie d'une autre consonne ; alors le français, qui trouve cette articulation pénible, la facilite par un e prosthétique : scribere, escrire (écrire) ; species, espèce ; stringere, estreindre (étreindre) ; spissus, espois (épais), etc. On comprend que les mots tels que statue, spécial, etc. ne sont que des exceptions apparentes ; l'ancienne langue a dit especial et aurait dit estatue. Pour le reste, le français conserve cette partie initiale telle que le latin la donne ; on ne peut plus mentionner que des exceptions très rares, comme l'addition du g dans g-renouille, qui vient de ranuncula ; le changement de t en c dans craindre, qui vient de tremere. Surtout, notre langue ne se permet pas ces suppressions, qui sont fréquentes dans l'italien, comme rena pour arena, le sable, badia, abbaye, etc. On ne peut guère citer, et encore dans l'ancien français, que li vesque pour li evesques, qui d'ailleurs se disait aussi (vesque ayant été formé par une influence provençale ou italienne : en provençal, vesque ; en italien, vescovo).

Quant à la partie finale du mot, je me contente de noter ces particularités : la terminaison latine ationem devient aison : sationem, saison ; venationem, venaison ; orationem, oraison ; la finale sionem ou tionem se change généralement en son : mansionem, maison ; potionem, poison ; suspicionem, soupçon, etc. La finale iculus, icula, iculum, devient eil ou il : periculum, péril ; vermiculus, vermeil ; la finale alia devient aille : animalia, aumaille ; la finale ilia devient eille : mirabilia, merveille ; la finale aculum devient souvent ail : suspiraculum, soupirail ; quelquefois simplement acle : miraculum, miracle. La finale arius devient aire ou ier : contrarius, contraire, primarius, premier. La finale aticus, aticum, s'exprime par age : viaticum, voyage. Les finales enge, inge, onge, proviennent de emia, imius, omia ou omnia : simius, singe ; somniari, songer. Le double w germanique se rend par gu : guerre, de werra. L'n suivie d'une r exige souvent l'intercalation d'un d : veneris dies, ven'ris dies, vendredi ; ponere, pon're, pondre.

Ces exemples, qu'il serait facile d'étendre davantage, suffisent ici. Une fois que les règles de permutation ont été ainsi obtenues par la comparaison de beaucoup de cas, on s'en sert comme d'une clef. Prenons le verbe ronger : comparé à songer, qui vient de somniari, ronger viendra de rumniare, dit, par l'épenthèse très commune d'un i, pour rumnare ; de sorte que ronger est proprement ruminer. Cette déduction, que la théorie suffirait pour assurer, est vérifiée de fait par les patois, qui disent en effet ronger pour ruminer. De la même façon, on trouvera une élégante étymologie de notre mot âge : l'accent circonflexe indique une contraction ; en effet, la forme complète est eage ou aage, et, dans les plus vieux textes, edage ; dès lors tout est clair : le corps du mot est ea ou eda, représentant oeta, du latin oetatem ; la finale age représente aticum ; et l'on remonte sans conteste à un mot bas-latin oetaticum, réel ou fictif, qui sert d'intermédiaire entre le français âge et le latin oetas. Ce que sont les mots bas-latins ainsi formés, on le comprend ; ils n'ont rien de commun avec les intermédiaires imaginés par les anciens étymologistes. Ceux-ci ne connaissaient pas les règles de permutation, et ils inventaient des thèses pour justifier leur étymologie ; elle dépendait de ces intermédiaires qui en dépendaient à leur tour ; c'était un cercle vicieux. Aujourd'hui rien de semblable ; on sait exactement quelle est la forme qui en bas-latin peut répondre à la forme romane ; et quand, ne la trouvant pas, on la reconstitue, on ne fait que mettre complétement sous les yeux du lecteur une série d'ailleurs assurée ; cela sert à représenter l'explication, non à la fonder.

4. L'historique, en regard des formes diverses données par les langues romanes, fournit les formes et les significations primitives. Sans la connaissance de ces formes et de ces significations, il n'y a guère d'étymologie qui puisse être cherchée avec sécurité, je parle des étymologies non évidentes de soi. C'est par le défaut d'historique qu'il est en beaucoup de cas impossible d'expliquer les noms de métier. Quand on n'a que la conjecture, des chemins divers sont ouverts pour atteindre la forme primitive, le sens primitif ; mais, quand on a un historique, le chemin prend une direction fixe dans laquelle il faut s'engager. Ainsi basoche vient de basilica, cela est certain ; mais comment est-ce certain? C'est que tous les lieux qui portent le nom de basoche ont basilica pour nom latin ; cela posé, basilica donne baselche, réel ou fictif, peu importe, car on sait par des exemples suffisants que le latin ilica ou ilice donne elce ou elche ; puis, par le changement connu de el en eu ou o, baselche deviant basoche, avec l'accent tonique sur la syllabe qui est, en latin, accentuée (basilica) ; d'ailleurs le sens convient, puisque la basilique désignait un édifice où se rendait la justice.

Il est encore un autre service que l'historique rend à l'étymologie, c'est de lui signaler les cas où un mot s'établit par une circonstance fortuite. Dans l'ignorance de cette circonstance, on s'égare à mille lieues, cherchant à interpréter par la décomposition ou par la ressemblance un mot qui, d'origine, ne tient ni par la forme ni par le sens à aucun élément de la langue. Si l'on ne savait que espiègle vient d'un recueil allemand de facéties intitulé Eulenspiegel (le Miroir de la Chouette), où n'irait-on pas en cherchant à ce mot une étymologie plausible? Si le dix-huitième siècle ne nous avait pas appris que la silhouette est dite ainsi d'un financier d'alors, dont on tourna en ridicule les réformes et les économies, y aurait-il rien de plus malencontreux que de tâcher à décomposer ce mot en éléments significatifs? Un cas de ce genre m'a été fourni par mes lectures, et de la sorte j'ai pu donner une étymologie nécessairement manquée par tous mes devanciers qui n'avaient pas mis la main sur ce petit fait. Il s'agit de galetas ; Ménage le tire de valetostasis, station des valets ; Scheler songe au radical de galerie ; on a cité un mot arabe, calata, chambre haute ; Diez n'en parle pas, ce qui, en l'absence de tout document, était le plus sage. Quittons le domaine des conjectures qui ne peuvent pas plus être réfutées que vérifiées, et venons aux renseignements particuliers qui, dans des significations que j'appellerai fortuites, contiennent seuls explication. Galetas est de l'efficacité de ces trouvailles une excellente preuve ; en effet, qui le croirait? c'est la haute et orgueilleuse tour de Galata à Constantinople qui, de si loin, est venue fournir un mot à la langue française. Galata a commencé par quitter l'acception spéciale pour prendre le sens général de tour, puis il s'est appliqué à une partie d'un édifice public de Paris ; enfin ce n'est plus aujourd'hui qu'un misérable réduit dans une maison. Il n'a fallu rien moins que l'expédition des croisés de la fin du douzième siècle, leur traité avec les Vénitiens qui les détourna de la terre sainte sur Constantinople, la prise de cette ville, l'établissement momentané d'une dynastie française à la place des princes grecs, pour que le nom d'une localité étrangère s'introduisît dans notre langue et y devînt un terme vulgaire. Galetas est allé toujours se dégradant ; parti des rives du Bosphore dans tout l'éclat des souvenirs de la seconde Rome, il s'est obscurément perdu dans les demeures de la pauvreté et du désordre.

5. La filière est, par comparaison avec l'instrument de ce nom, une suite de pertuis par lesquels le mot doit passer ; ces pertuis sont les formes qui lui appartiennent dans les langues romanes. Pour qu'une étymologie soit valable, il ne suffit pas qu'elle satisfasse à la condition française du mot ; quand ce mot est commun à toutes les langues romanes ou à plusieurs, il faut qu'elle satisfasse à la condition italienne, espagnole, provençale. Soit, par exemple, le mot encre ; l'italien dit inchiostro ; il faudra donc trouver un mot latin qui convienne à la fois à encre et à inchiostro ; ce mot latin est encaustum, qui, de la signification d'encaustique, était passé a celle d'encre, dès Isidore et le sixième siècle ; et sacrum encaustum désignait une encre de pourpre réservée à l'empereur. Encaustum avait deux prononciations : l'une latine, avec l'accent sur caus, a donné l'italien inchiostro ; l'autre grecque, avec l'accent sur en (έγκαυτον), a donné le français encre. Autre exemple : dans la finale age, qui répond à la finale latine aticus, la filière est pleinement satisfaisante ; sauvage, de sylvaticus, présente la forme où l'étymologie est le plus masquée ; l'italien, par les deux gg (selvaggio), fait connaître que la finale avait plus d'une consonne ; enfin le provençal met à découvert la seconde consonne (selvatge). En revanche, ce qui rend l'étymologie du verbe aller si difficile, et, à vrai dire, impraticable jusqu'à présent, c'est la filière qui ne laisse pas passer toutes les formes romanes ; ces formes sont : en italien, andare ; en espagnol, andar ; en provençal, anar ; en français, aller, et aussi, dans l'ancienne langue, aner. Il est malaisé de voir, dans ces mots qui se touchent par le sens et même un peu par la forme, des mots différents ; mais il est impossible qu'ils traversent tous la filière : où l'un passe, l'autre est arrêté ; telle forme latine (aditare) qui donnerait très bien l'italien andare, s'il était seul, ne donne plus le provençal ou le français. Si on les prend comme ayant même radical, on ne peut rendre compte de la transformation ; si on les prend comme ayant des radicaux différents, on perd la garantie de la comparaison, et on n'a plus que des conjectures plus ou moins plausibles.

La particule péjorative mes (mésestimer, mésuser, mespriser, etc.) est un des exemples où ressort particulièrement la nécessité de la filière. A première vue on croirait qu'elle représente la particule allemande miss (en anglais mis), qui a même sens et même forme ; avec le français seul et surtout avec l'italien qui dit mis, il serait impossible d'échapper à cette conclusion. Mais allons plus loin et poussons jusqu'au bout la filière : mes ou mis devient, dans les mots parallèles, en provençal mens, menes (mesprezar, mensprezar ou menesprezar, mépriser), en espagnol et en portugais menos (menospreciar, menosprezar). Ce n'est donc pas à la particule allemande miss qu'on a affaire ; elle ne donnerait ni mens, ni menes, ni menos ; c'est à l'adverbe latin minus, moins, qui donne menos, menes, mens, et, par la suppression non rare de la nasale devant l's, mes, puis, par altération de la voyelle, mis en italien.

6. Enfin l'accent tonique latin est, dans la recherche des étymologies romanes, de première importance. On nomme accent tonique ou, simplement, accent, l'élévation de la voix qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes. Ainsi, dans raison, l'accent est sur la dernière syllabe, et, dans raisonnable, il est sur l'avant-dernière syllabe. L'accent tonique peut être dit l'âme du mot; c'est lui qui en subordonne les parties, qui y crée l'unité et qui fait que les diverses syllabes n'apparaissent pas comme un bloc informe de syllabes indépendantes. En français, il n'occupe jamais que deux places : la dernière syllabe, quand la terminaison est masculine ; l'avant-dernière, quand la terminaison est féminine. L'une et l'autre de ces places ont leur cause dans l'accentuation latine. Celle-ci, sans avoir une règle aussi simple que l'accentuation française, est beaucoup moins compliquée que l'accentuation grecque. En voici la règle essentielle en deux mots : la langue latine recule l'accent tonique jusqu'à la syllabe antépénultième du mot. Ainsi dans anima, animas, dominus, dominos, l'accent est sur an, sur dom ; il importe peu que la finale soit longue, l'accent garde sa place. Mais si la syllabe pénultième est longue, alors l'accent se déplace et vient se fixer sur cette pénultième : dólor, dolórem : l'accent, qui est d'abord sur do, passe sur lo.

Toutes les langues romanes obéissent à l'accent latin. Dans chaque mot, la syllabe accentuée en latin est la syllabe accentuée en français, en espagnol, en italien, en provençal ; les exceptions elles-mêmes confirment la règle, c'est-à-dire qu'il est toujours possible de les expliquer, en montrant que la règle les domine. Cette puissance de l'accent est surtout remarquable dans le français, qui mutile singulière ment le mot latin ; car toutes ces mutilations portent sur les syllabes non accentuées la syllabe accentuée est toujours respectée. Considéré dans sa forme par rapport au latin et dans son origine, je définirais le français, une langue qui conserve la syllabe accentuée, supprime d'ordinaire la consonne médiane et la voyelle brève ; puis, cela fait, reconstruit le mot suivant l'euphonie exigée par l'oreille entre les éléments littéraux qui restent ; et de la sorte etablit sa nouvelle et propre accentuation, qui porte toujours sur la dernière syllabe en terminaison masculine, et sur l'avant-dernière en terminaison féminine. On définirait autrement les autres langues romanes ; mais il demeure avéré, pour lui comme pour elles, que toute étymologie qui pèche contre l'accent latin est à rejeter, si elle n'a pas d'ailleurs quelque explication précise et valable.

Telles sont les conditions déterminées que désormais l'étymologie doit remplir. La recherche a des limites qui l'assurent et, j'allais dire en songeant à quelques rêveries anciennes ou modernes, des garde-fous qui la protègent. En dehors de ces limites commence la conjecture, que dès lors on donne uniquement pour ce qu'elle vaut. En dedans de ces limites s'exerce l'habileté étymologique ; car, pour avoir posé les règles, on est loin d'avoir tout fait, on a seulement mis l'outil entre les mains de l'ouvrier. Les difficultés étymologiques sont, dans les langues romanes, beaucoup plus grandes et plus nombreuses qu'on ne le croit communément.

Dans la composition des articles de ce dictionnaire, j'ai placé l'étymologie tout à fait en dernier lieu ; c'est qu'en effet elle ne peut être discutée à fond qu'après que tous les documents ont passé sous les yeux, à savoir les significations, les emplois, l'historique, les formes des patois et celles des langues romanes. Les éléments de la discussion une fois rassemblés, il ne reste plus qu'à en tirer le meilleur parti possible.

C'est dans ce dictionnaire que, pour la première fois, on trouvera traitée dans sa généralité l'étymologie de la langue française. Jusqu'à présent il n'y a eu que des travaux partiels ; ici est un travail d'ensemble. Habitué aux méthodes rigoureuses, j'ai peu usé de la conjecture. Aussi reste-t-il de notables lacunes, surtout pour les termes de métier, qui rarement ont un historique et pour lesquels on est loin de savoir toujours si l'acception est propre ou figurée. Mais j'ai l'espérance que bien des rapprochements qui m'ont échappé ressortiront quand les étymologistes auront sous les yeux ce premier essai d'un travail complet, et que plus d'une lacune sera comblée.

L'étymologie a toujours excité la curiosité. Il est, on peut le dire, peu d'esprits qui ne s'intéressent à ce genre de recherches ; et plus d'une fois ceux qui s'occupent le moins de l'étude des mots ont l'occasion d'invoquer une origine à l'appui d'une idée ou d'une explication. Cet intérêt n'est ni vain ni de mauvais aloi. Pénétrer dans l'intimité des mots est pénétrer dans un côté de l'histoire ; et, de plus en plus, l'histoire du passé devient importante pour le présent et pour l'avenir.

x. conclusion.

Cette préface s'est prolongée d'explication en explication, et elle s'étend encore dans un Complément qui en fait partie et qui traite plusieurs questions, séparées du reste comme accessoires, introduites comme éclairant et vivifiant l'ensemble. Sans doute, à un dictionnaire tel que celui dont j'ai exposé la structure a-t-il fallu, pour que le lecteur pût l'apprécier, une longue introduction. Si l'on veut bien s'arrêter encore un moment, je rappellerai que mon travail est constitué de deux parties distinctes mais connexes. L'une comprend les diverses significations rangées suivant leur ordre logique, les exemples classiques ou autres où les emplois du mot sont consignés, la prononciation discutée quand il y a lieu, et les remarques de grammaire et de critique que l'article comporte. L'autre comprend l'historique, les rapports du mot avec les patois et les langues romanes, et, finalement, l'étymologie. Ces deux parties se complètent l'une l'autre ; car la première, celle de l'usage présent, dépend de la seconde, celle de l'histoire et de l'origine. Les séparer peut se faire et s'est fait jusqu'à présent ; mais la première sans la seconde est un arbre sans ses racines, la seconde sans la première est un arbre sans ses branches et ses feuilles ; les avoir réunies est l'originalité de ce dictionnaire.

Arriver à l'idée la plus étendue du mot tant dans sa constitution ou anatomie que dans son emploi ou fonction est le but. Cette idée implique l'histoire, la comparaison, l'étymologie : c'est pourquoi l'histoire, la comparaison, l'étymologie sont devenues les pivots autour desquels tourne mon travail.

Par là se découvre un autre point de vue. Les mots ne sont immuables ni dans leur orthographe, ni dans leur forme, ni dans leur sens, ni dans leur emploi. Ce ne sont pas des particules inaltérables, et la fixité n'en est qu'apparente. Une de leurs conditions est de changer; celle-là ne peut être négligée par une lexicographie qui entend les embrasser toutes. Saisir les mots dans leur mouvement importe ; car un mouvement existe. La notion de fixité est fausse ; celle de passage, de mutation, de développement est réelle. Je n'ai prétendu à rien de moindre qu'à donner une monographie de chaque mot, c'est-à-dire un article où tout ce qu'on sait sur chaque mot quant à son origine, à sa forme, à sa signification et à son emploi, fût présenté au lecteur. Cela n'avait point encore été fait. Il a donc fallu, pour une conception nouvelle, rassembler des matériaux, puis les classer, les interpréter, les discuter, les employer. Je n'ai certainement suffi ni à les réunir tous ni à tous les éclaircir ; et déjà des trouvailles que je rencontre ou qu'on me signale m'apprennent que des choses d'un véritable intérêt m'ont échappé. Aussi, dans un si grand ensemble et dans l'immensité de ces recherches, je n'ai besoin d'aucune modestie pour demander l'indulgence à l'égard des omissions et des erreurs. D'ailleurs un supplément sera ouvert pour tout ce qui se trouve après qu'une oeuvre de beaucoup d'années est terminée.

Ce long travail, bien long surtout pour un homme qui est entré dans la vieillesse, ne s'est pas fait sans secours et sans aide. Plusieurs personnes ont dépouillé pour moi les auteurs, recueilli les exemples soit dans les textes classiques, soit dans les textes antéclassiques, compulsé des dictionnaires, préparé des matériaux. Je nommerai M. Braut ; M. Huré, aujourd'hui maître de pension ; M. Pommier, aujourd'hui professeur de littérature à Saint-Pétersbourg ; M. Peyronnet, employé au ministère des finances ; surtout M. Leblais, professeur de mathématiques, qui a le plus et le plus longtemps travaillé pour moi et a été mon compagnon le plus assidu. Cette Préface est le vrai lieu pour leur donner une marque de ma reconnaissance.

Dans le temps où j'amassais mes provisions, M. Humbert, de Genève, connu par différents travaux, et entre autres par son Glossaire du parler génevois, me remit une riche collection d'exemples pris en grande partie aux tragiques français et à quelques sermonnaires. Depuis, cet estimable savant est mort ; mais le témoignage que je lui aurais rendu vivant, je suis encore plus empressé de le rendre à sa mémoire et de dire que ce dictionnaire doit quelque chose à ses labeurs.

Quand, après quinze ans d'un travail non interrompu, il fallut songer à l'impression, il fallut aussi songer à une nouvelle série de collaborateurs. Faire passer un ouvrage de l'état de manuscrit à l'état d'imprimé, est toujours, on le sait, une besogne rude, surtout s'il s'agit d'une aussi grosse masse qu'un dictionnaire. C'est dans cette laborieuse opération que je suis d'abord et principalement aidé par M. Beaujean, professeur de l'Université ; il y est mon associé ; il revoit la première et la dernière épreuve de chaque feuille. Une tâche d'une aussi longue durée ne l'a pas effrayé ; et, comme moi, il ne la quittera que terminée. Je voudrais, si ce travail doit être un titre pour moi, qu'une telle collaboration fût un titre pour lui.

Puis vient le secours de M. Sommer, issu de l'École normale et bien connu par plusieurs publications, et de M. B. Jullien, auteur d'ouvrages estimés de grammaire et de belles-lettres. Tous les deux mettent au service du dictionnaire leurs lectures, leur expérience, leur savoir ; et quand j'ai sous les yeux ces épreuves où sont consignées leurs observations et leurs critiques, je ne puis jamais assez me féliciter de leur zèle, de leurs lumières et de la sécurité qu'ils me donnent.

J'ai eu quelques auxiliaires bénévoles. Je citerai M. Laurent-Pichat, nom cher aux lettres ; il a bien voulu me communiquer d'utiles remarques. Je citerai aussi M. Deroisin avocat, l'un de mes jeunes amis ; lui m'a fourni des indications surtout en ce qui concerne les termes de droit et d'économie politique.

J'aurais quelques remords à laisser sans mention deux autres auxiliaires, tous deux morts depuis longtemps, et dont les travaux inédits et enfouis dans les bibliothèques ne sont connus que de quelques érudits. Je veux parler de Lacurne de Sainte-Palaye et de Pougens. Lacurne de Sainte-Palaye, qui est du siècle dernier, avait préparé un dictionnaire du vieux français dont il n'a été publié qu'un premier tome ; les matériaux qu'il avait recueillis remplissent beaucoup d'in-folio qui sont déposés à la Bibliothèque impériale ; ces matériaux consistent en exemples pris dans les anciens auteurs ; je les ai eus constamment sous les yeux, et j'y ai trouvé de nombreux et utiles suppléments à mes propres recherches. J'en dois dire autant de Pougens. Lui est de notre siècle ; il avait projeté un Trésor des origines de la langue française ; un Spécimen en a été publié en 1819, et deux volumes, sous le titre d'Archéologie française, en ont été tirés. Pour s'y préparer, il avait fait des extraits d'un grand nombre d'auteurs de tous les siècles ; ses dépouillements sont immenses ; ils remplissent près de cent volumes in-folio ; c'est la bibliothèque de l'Institut qui les conserve, et ils n'y sont que depuis deux ou trois ans ; j'y jette les yeux à mesure que j'imprime, et avec cette aide je fortifie plus d'un article, je remplis plus d'une lacune. Les manuscrits de Lacurne de Sainte-Palaye et de Pougens sont des trésors ouverts à qui veut y puiser ; mais on ne peut y puiser sans remercier ceux qui nous les ont laissés.

Ici se clôt mon compte de débiteur. On le voit, mon entreprise est oeuvre particulière et d'un seul esprit, en tant du moins que conception et direction. Telle qu'elle est, elle a été conduite au point où la voilà par un travail assidu, et, pour me servir des expressions du fabuliste, par patience et longueur de temps. Il sera besoin encore de plusieurs années pour terminer l'impression et la publication du tout. Quel est le sexagénaire qui peut compter sur plusieurs années de vie, de santé, de travail? Il ne faut pas se les promettre, mais il faut agir comme si on se les promettait, et pousser activement l'entreprise commencée.

Pour la mener à bien, en ce qui dépend des hommes, une bonne fortune m'est échue, c'est que mon éditeur est mon ami. La plus vieille amitié, celle du collège, nous lie : elle s'est continuée dans une étroite intimité pendant toute notre vie ; et maintenant elle se complète et s'achève, moi donnant tous mes soins à ce livre qu'il édite, lui prodiguant tous les secours de son habileté et de sa puissante maison à ce livre que je fais.

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COMPLEMENT DE LA PRÉFACE

ou

COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.


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Mon plan, qui a rendu une préface nécessaire au dictionnaire, rend un complément nécessaire à la préface. En effet, sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des changements du langage. Dans l'étymologie j'invoque l'historique ; je l'invoque aussi plus d'une fois pour la classification des sens, pour l'explication des locutions, pour des remarques qui confrontent l'usage moderne et l'usage ancien, et de cette confrontation tirent des conseils. Ici donc la vieille langue est auprès de la moderne, lui prêtant appui et lumière. Mais celui qui, pour chercher et consulter, tournera les pages de ce dictionnaire, est en droit de demander : « Qu'est la vieille langue ? En quoi ressemble-t-elle à la langue moderne, en quoi en differe-t-elle ? Est-elle barbare, comme on le pense d'ordinaire, ou est-elle régulière ? Que disent là-dessus l'érudition et les nouvelles recherches ? Puisque des vers sont cités, de quel genre de versification usait-on, et quel est le rapport de notre versification avec l'ancienne ? Puisque le français a déjà duré tant de siècles, quelle en est l'histoire? Et enfin quel est, parallèlement à cette histoire, le développement de la littérature ? »

La réponse à ces questions est dans sept chapitres qui se suivent et s'intitulent ainsi : 1° Des règles grammaticales de l'ancien français ; 2° De l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation ; 3° Des règles de l'ancienne versification ; 4° Des dialectes et des patois ; 5° Des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française ; 6° Aperçu de l'histoire du français ; 7° Coup d'œil sur l'histoire de la littérature, chapitre destiné à montrer quelle valeur et quel intérêt s'attachent aux vieux textes.

i. des règles grammaticales de l'ancien Français.

Si l'on rapproche l'usage actuel de l'usage du dix-septième siècle, on note de nombreuses dissemblances. Ainsi on disait alors autant comme :

Tendresse dangereuse autant comme importune.

(Corneille.)


On ne le dit plus. On employait dessus, dessous, dedans comme prépositions ; aujourd'hui ils sont uniquement adverbes. La tournure plus.... plus se rendait souvent par d'autant que.... d'autant plus,

Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour,
D'autant plus maintenant je te dois de retour.

(Corneille.)

En remontant au seizième siècle, on aperçoit des modifications analogues : des tournures tombent en désuétude, d'autres s'introduisent ; mais la syntaxe, dans ce qu'elle a d'essentiel, reste la même ; les rapports des mots suivent des règles identiques, et l'accord s'en fait au seizième siècle comme au dix-septième et comme de notre temps.

Il n'en est plus ainsi quand on arrive aux époques anciennes, aux onzième, douzième et treizième siècles. Alors la syntaxe est autre, ressemblant plus à la syntaxe latine qu'à celle de l'usage moderne. Le trait le plus marqué de la dissemblance, quant à la syntaxe, entre le latin et le français actuel, est que l'un a des cas et l'autre n'en a point ; eh bien, l'ancien français a des cas, non pas six comme le latin, mais deux, le nominatif ou sujet et le régime.

La formation de ce nominatif et de ce régime se fait dans une certaine catégorie de mots en vertu de l'accent latin qui se déplace du nominatif au régime, et, dans une autre catégorie, à l'aide de l’s, qui, dans la deuxième déclinaison latine, appartient au nominatif et disparaît à l'accusatif.

Pour la première catégorie je citerai : emperere, empereor répondant au latin imperátor, imperatórem (j'indique par un accent la syllabe qui porte l'accent tonique) ; sire, seigneur répondant au latin sénior, seniórem ; lerre, larron répondant au latin látro, latrónem ; donere, doneor répondant au latin donátor, donatórem ; mieudre, meilleur répondant au latin mélior, meliórem ; pire, pior répondant au latin péjor, pejórem ; abe, abé répondant au latin ábbas, abbátem ; enfe, enfant répondant au latin infans, infántem ; prestre, prevere ou provoire répondant au latin présbyter, presbyterum, et ainsi de suite. On rapprochera de cette gorie les noms latins qui, en changeant de cas, ne changent pas d'accent, il est vrai, mais prennent une syllabe de plus, dont l'effet se fait sentir dans le français : hom, home répondant au latin hómo, hóminem ; cuens ou cons, comte, répondant au latin cómes, cómitem, etc.

Voici le paradigme :

1re catégorie des noms masculins.

Singulier Pluriel.
Nom. li emperere. li empereor.
Rég le empereor. les empereors.

Pour la seconde catégorie, le nominatif se marque par une s qui provient de l's du nominatif de la seconde déclinaison latine, et le régime par le thème du mot sans l's : li chevals (caballus) ou chevaus ou chevax (car les finales als, aus, ax sont grammaticalement équivalentes, sans doute parce qu'elles l'étaient dans la prononciation), le cheval (caballum) ; li chevels ou cheveus (capillus), le chevel (capillum) ; li fils (filius), le fil (filium), etc. Le neutre latin s'étant perdu dans les langues romanes, les noms neutres de la deuxième déclinaison furent traités comme les noms masculins : li bras, le brac (brachium). Enfin, la règle de l's se généralisant, on la donna, pour distinguer du régime le nominatif, à des mots qui n'appartenaient pas à la deuxième déclinaison : li rois, le roi ; li chiens, le chien ; li airs, le air ; la maisons, la maison ; la riens (du latin rem), la rien ; li dormirs, le dormir, etc. Il arriva même, l'esprit de régularité grammaticale s'étendant, que cette s caractéristique du nominatif en une certaine catégorie fut introduite en l'autre catégorie qui n'en avait pas besoin ; et dans un certain nombre de manuscrits on trouve, ce qui d'ailleurs est moins bon : li empereres, li doneres, li enfes, li abes, li homs, etc.

Dans les noms de la deuxième déclinaison latine, le pluriel étant en i, par exemple caballi, et le régime avec une s, caballos, la langue d'oïl représenta exactement cette formation : li cheval, les chevals ou chevaus ou chevax (on voit d'où vient notre pluriel chevaux). De la sorte, le pluriel se trouve reproduire inversement le singulier, ayant pour nominatif la forme du régime du singulier, et pour régime la forme du nominatif. Dans l'autre catégorie de noms, le latin étant imperatores, imperatoribus, la langue aurait dû dire : li empereors, les empereors ; mais l'influence de l'autre catégorie se fit sentir, et le nominatif pluriel, là aussi, resta semblable au régime singulier ; de sorte que le tout devint : li empereor, les empereors ; li enfant, les enfans ; li abé, les abés ; li home, les homes, etc.

Voici le paradigme :

2e catégorie des noms masculins.

Singulier. Pluriel.
Nom. li chevals. Li cheval.
Rég. le cheval. les chevals.

Les noms féminins à terminaison masculine, comme maison, cité, salut, etc. suivirent la règle commune de l's. Quant aux noms féminins à terminaison féminine, c'est-à-dire ceux qui répondent aux noms de la première déclinaison latine, la règle voulait, au singulier, la rose, pour les deux cas, répondant à rosa, rosam ; au pluriel, les rose (sans s) au nominatif, et les roses au régime, répondant à rosæ, rosas ; cela se trouve en effet dans quelques manuscrits. Mais l'usage prévalut de traiter ce genre de mots au pluriel comme au singulier, c'est-à-dire de ne leur donner qu'une terminaison pour les deux cas ; cette terminaison fut l's : les roses, au nominatif comme au régime.

Pourvue ainsi de deux cas, la langue eut une syntaxe qui, sans être celle de la latinité, ne fut pas non plus celle du français moderne. Dans les emplois où un mot était sujet ou attribut appartenant au sujet, on lui donna la forme du nominatif ; dans ceux où il était complément soit d'un verbe actif, soit d'un verbe neutre, soit d'une préposition, soit d'un autre substantif, on lui donna la forme du régime : la fille le roi, la fille du roi ; li chevals l'empereor, le cheval de l'empereur ; plaire le seigneur, plaire au seigneur ; li brans Charlon et li Rolant, l'épée de Charles et celle de Roland. Un souvenir de ces constructions s'est conservé jusqu'à nous dans fête-Dieu, hôtel-Dieu.

Les adjectifs présentaient une particularité : ceux qui, en latin, avaient une même terminaison pour le masculin et le féminin, n'en avaient non plus qu'une seule dans le français. Ainsi, legalis ayant donné loial, on disait uns hom loials et une femme loials, au nominatif ; un home loial et une femme loial, au régime. Plus tard, les adjectifs qui, venant des adjectifs latins en us, a, um, changent de finale pour le féminin, tels que bon, bonne, vrai, vraie, etc. étant les plus nombreux, il se créa une tendance à l'uniformité qui l'emporta sur la règle d'origine, et l'on finit par soumettre tous les adjectifs, quelle qu'en fût la provenance, à la même flexion, et par écrire loyale au féminin. Mais, quand on rencontre les textes où l'accord déterminé par le latin est observé, il ne faut pas se laisser tromper par l'usage moderne et prendre l'usage ancien pour une infraction à la grammaire. Au contraire, l'infraction est dans l'usage moderne et la correction dans cet usage ancien, dont nous avons gardé grand mère, qui serait mieux écrit grand mère, et quelques autres

A la règle des adjectifs tient de très près celle de la formation des adverbes en ment. Les langues romanes laissèrent complètement tomber les adverbes latins en ter, comme prudenter, prudemment, et en e, comme male, malement. Ains obligées d'inventer, elles créèrent une combinaison nouvelle qui prévalut non-seulement dans le français, mais dans le provençal, l'espagnol et l'italien ; ce fut de prendre le substantif latin mens, mentis, qui signifie esprit, de lui attribuer le sens de façon, manière, et d'en faire avec l'adjectif un composé organique ayant l'emploi d'adverbe. Cette combinaison implique des conditions grammaticales qui furent exactement remplies. Le mot mens étant féminin, il fallut que l'adjectif qui entrait dans cette composition, s'y accordât ; cela fut fait, et l'on dit alors, comme nous disons encore, bonnement, saintement, hautement ; on dit vraiement, hardiement, etc. (ces derniers, nous les avons contractés en vraiment, hardiment, etc.) ; on dit loialment, que nous avons changé en loyalement quand les adjectifs de ce genre prirent l'e au féminin ; on dit prudemment, l'adjectif prudent étant de ceux qui, de par le latin, ont le féminin semblable au masculin ; nous avons conservé ce dernier sans lui faire subir le changement qu'a subi loialment pour devenir loyalement ; mais ce changement, il l'avait subi au seizième siècle, où l'on disait prudentement ; ce néologisme ne se maintint pas, et la forme ancienne, quoique en désaccord avec la réforme apportée aux adjectifs, prévalut et demeura.

Autre différence de syntaxe : le comparatif n'avait pas dans l'ancien français le même complément que dans le français moderne ; ce n'est pas le que dont on se servait, c'est la préposition de : plus grant de son frere, etc. Les langues romanes (car les autres emploient aussi cette tournure) se conforment en cela au latin, rendant de cette façon l'ablatif qui était le complément du comparatif : major fratre.

Quant à la conjugaison, la principale observation est que la première personne du singulier ne prend point d's, à moins que cette lettre ne soit du radical : je voi, je vi, etc. Ces formes sans s sont restées dans notre versification à titre de licences ; mais, bien loin d'être une licence, c'est une régularité, car l's, conformément à la conjugaison latine, type de la nôtre, n'appartient pas à la première personne (video, vidi), et c'est à tort que de la seconde personne, dont elle est caractéristique, on l'a étendue à la première. L'imparfait est en oie, oies, oit : je aimoie, tu aimoies, il aimoit : ce qui représente les désinences latines abam, abas, abat ; le conditionnel suit la même formation : je aimeroie, tu aimeroies, il aimeroit. Certains verbes de la première conjugaison subissaient au présent de l'indicatif une modification qui change le son de la voyelle du thème : je doin, tu doins, il doint, de donner ; je aim, tu ains, il aint, de aimer. On trouve jusque dans le dix-septième siècle : Dieu vous doint.

Ces quelques remarques sont surtout destinées à empêcher que les dissemblances qui sauteront aux yeux entre l'usage ancien et l'usage présent ne soient prises pour des fautes. C'était là l'illusion des gens du dix-septième siècle et du dix-huitième ; pour Voltaire, ces dissemblances ne sont qu'une rouille de barbarie qui s'est effacée par le progrès des lumières, et il est plein de mépris pour le jargon qui se parlait au temps de saint Louis. Mais il n'y a aucun compte à tenir, en ce cas, de son jugement et de tout jugement pareil, car ce jugement était porté en pleine ignorance des faits ; nul ne soupçonnait alors que le vieux français fut une langue à deux cas, et que cette rouille apparente, ce jargon prétendu, dépendissent de règles syntaxiques qu'on admirait grandement dans le latin. Une étude positive témoigne que le français ancien est plus voisin du latin que le français moderne, et qu'à ce titre il faut en écarter toutes les imputations de barbarie grammaticale et de jargon grossier ; le latin suffit à le protéger.

Ces remarques ont aussi pour but d'aider à comprendre les textes de la vieille langue qui sont abondamment cités dans ce dictionnaire. Un peu de lecture la rend bien vite familière ; pour nous le vieux français n'est point une langue étrangère où nous ayons tout à apprendre ; c'est notre propre langue dont d'avance nous connaissons le fonds. Dès qu'on a écarté le voile des différences de grammaire, dès qu'on a saisi le sens de quelques mots essentiels, on devient suffisamment maître de la langue pour lire couramment les textes.

ii. de l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation.

Il faut, parmi les difficultés qui déconcertent au premier abord, compter les différences d'orthographe. Bien que l'orthographe ancienne soit le fondement de la nôtre, cependant des changements très notables sont intervenus ; on s'en étonnera d'autant moins, vu le long temps qu'embrasse l'histoire de la langue, que le court intervalle qui nous sépare du siècle de Louis XIV a suffi pour nous faire écrire une foule de mots autrement que ne les écrivaient nos pères ; ainsi nous figurons par ai ce qu'ils figuraient par oi (j'aimois), par ê ce qu'ils figuraient par es (teste), etc.

Quand la langue vulgaire, se dégageant du latin, commença d'être écrite, on eut devant soi une règle naturelle et toute faite que l'on suivit ; ce fut l'orthographe latine qui fournit tout d'abord le gros de celle du français. Ainsi testa donna teste ; tempestas donna tempeste ; amare donna amer (aimer), et ainsi de suite. De la même façon, de alter on fit altre ; de gloria, glorie ; mais ici les particularités de la prononciation française se manifestèrent ; de très bonne heure, sinon de tout temps, on prononça autre et gloire ; si bien que l'orthographe étymologique fut obligée de céder à l'orthographe de prononciation, et que, à côté de altre et de glorie, les textes ne tardèrent pas à présenter autre et gloire. Il y eut même, dans le quinzième et le seizième siècle, un moment où, combinant vicieusement le principe d'étymologie et le principe de prononciation, on écrivit aultre.

Il faut dire un mot de la prononciation, car, ainsi qu'on le voit, elle est intimement liée à l'orthographe. Ce sont deux forces qui réagissent continuellement l'une sur l'autre. Quand l'enseignement grammatical est peu étendu et qu'on apprend sa langue beaucoup plus par les oreilles que par les yeux, alors c'est la prononciation qui modifie l'orthographe et la rapproche de soi. Quand au contraire les livres ont une grande part dans l'enseignement de la langue maternelle, alors l'orthographe prend empire sur la prononciation ; la tendance est de prononcer toutes les lettres qu'on voit écrites, et la tradition succombe en bien des points sous cette influence des yeux ; nous en avons, dans le parler d'aujourd'hui, de continuels exemples.

Durant le cours de tant de siècles et au milieu de toutes les influences dialectiques, la prononciation a dû varier beaucoup, et il est impossible de la faire connaître exactement, nos aïeux ne nous ayant laissé là-dessus aucun renseignement direct. Toutefois, nous en avons d'indirects, et avec cette aide on peut se faire en gros une idée de la prononciation ou, si l'on veut, des prononciations de notre langue dans les temps anciens. Génin est le premier qui se soit occupé de cette matière, et qui, au milieu de beaucoup de propositions paradoxales et erronées, ait posé un principe vrai et fécond : c'est que, en général, dans les sons fondamentaux, la prononciation d'aujourd'hui reproduit la prononciation d'autrefois, et que, toute déduction faite de certaines différences manifestes d'elles-mêmes, on se rapproche bien plus de l'articulation passée en prononçant un mot comme nous le prononçons maintenant qu'en le prononçant comme il est écrit.

En effet, les articulations propres à la langue moderne existent dans la langue ancienne. Les ll mouillées y sont écrites tantôt ll, tantôt li, tantôt, comme en italien, gl. Il en est de même du gn, qui est aussi en italien, et qui s'écrit ñ en espagnol ; il en est de même du j, cette lettre particulière au français parmi les langues romanes. On trouve au moins deux e : l'e muet et l'é fermé à la fin des mots. En combinant toutes les prononciations des langues romanes et en les rapprochant du latin, on arrive à déterminer avec probabilité beaucoup d'articulations qui, une fois déterminées, réagissent à leur tour sur le problème de la prononciation de l'ancien français.

Une des plus heureuses applications du principe de Génin a été de constater ce qu'était la combinaison des lettres ue. Jusqu'à lui, on y voyait, comme cela est écrit pour nous et selon nos habitudes, deux voyelles énoncées distinctement (u et e) ; même on mettait, dans les anciens textes imprimés, un accent sur l'e, écrivant, par exemple, les bués (les boeufs) : ce qui faisait deux fautes, l'une contre la versification quand le mot se trouvait en vers, puisque, de monosyllabe qu'il est, on en faisait un dissyllabe ; l'autre contre la prononciation, puisqu'il doit se prononcer exactement comme aujourd'hui boeufs se prononce. Dans la peinture des sons par les lettres, tout est de convention. Le son eu se figure aujourd'hui par e et u ; chez nos aïeux il se figurait par u et e ; du moins, c'est la forme à beaucoup près la plus ordinaire ; on ne rencontre que rarement notre figuration présente. Ainsi il puet doit s'articuler il peut ; cuer doit s'articuler coeur, écrit dans les temps intermédiaires cueur ; puis, quand l'ue se change dans l'écriture en eu, le c se trouvant alors devant un e et ne pouvant avoir la prononciation dure qui appartient à ce mot, on vint à la combinaison présente qui est coeur. Cueillir est un scandale pour les grammairiens : suivant l'orthographe et la prononciation présentes, on y lirait ku-e-llir, non keu-llir ; mais, si l'on se reporte à l'orthographe ancienne, on voit que c'est la figuration ue conservée archaïquement et non remplacée par eu, à cause de la difficulté qui s'est présentée de mettre e après c. Dans le nom de lieu, la Muette, qui a toujours été un rendez-vous de chasse, cette même figuration archaïque conservée a rendu le mot méconnaissable ; il aurait fallu, quand la mutation d'ue en eu s'est faite, changer l'orthographe et écrire la Meute pour maintenir le son et le sens.

Des remarques semblables s'appliquent aux finales ex, iex. Tout porte à croire que iex se prononçait yeux, que diex se prononçait comme nous prononçons dieux, et que l'x n'y est qu'un signe orthographique comme dans notre propre figuration.

Le signe orthographique qui notait le nominatif singulier et le régime pluriel était, suivant les temps et les textes, x, zou s. De fait, nous avons gardé pour la formation du pluriel l'x ou l's, dont telle est l'origine.

L'orthographe ancienne n'aimait pas l'accumulation des consonnes ; c'est au seizième siècle que, par une recherche pédantesque de l'étymologie, on en a chargé l'écriture ; notre orthographe ne s'est pas suffisamment débarrassée de oe qu'a fait en cela le seizième siècle. Dans les hauts temps on écrivait les enfans, non les enfants ; les pons, non les ponts ; les saus, non les sauts ; les sers, non les serfs ; les cos, non les coqs, etc. C'est ainsi que ost, qui signifiait armée et qui n'a pas complètement disparu de la langue, quand, au nominatif singulier ou au régime pluriel, il prenait l's, devenait li oz, les oz, et le buef (boeuf) devenait li bues, les bues. Les grammairiens qui ont demandé à diverses reprises et parfois obtenu la suppression du t dans les terminaisons plurielles ants, ents, peuvent invoquer pour eux l'usage antique.

Dans un dictionnaire qui lie incessamment l'ancien français avec le français moderne et qui n'abandonne jamais la tradition, des explications de ce genre sont indispensables.

iii. des règles de l'ancienne versification.

L'ancienne versification est le fondement de la nôtre, et rien n'est plus faux que l'opinion de Boileau :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.

Bien des siècles avant Villon, toutes les règles de la versification avaient été trouvées, et, durant un long intervalle de temps, appliquées dans une foule innombrable de compositions grandes et petites. Villon n'eut rien à débrouiller ; il ne fit, lui et ses successeurs, que se servir des créations d'un âge primordial.

Cet âge primordial est celui où la langue naquit des ruines du latin. Ce fut des mêmes ruines que sortit la versification. L'ancienne métrique, venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves (je laisse de côté ici l'arsis et la thésis). Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eut progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta ; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné, et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et à brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques. Les choses en étaient là quand les barbares intervinrent : l'empire fut ruiné, et les langues romanes commencèrent à se former. Mais, si le vers antique était tombé en déchéance sans pouvoir se reproduire, puisque les langues modernes suivaient l'accent et non la quantité prosodique, le vers nouveau n'était pas trouvé. Il fallait pourtant qu'il se trouvât ; car le monde roman (je me sers de cette expression pour désigner l'ensemble des populations héritières du monde latin) ne pouvait demeurer sans poésie qui se chantât, donnât forme aux effusions de l'âme, racontât les hauts faits et les légendes, en un mot charmât l'imagination curieuse et le sens inné de beauté. Aussi la force spontanément créatrice qui, dans de telles circonstances, appartient à toute civilisation, fit son office ; et, sans qu'on sache de qui provient une création poétique et musicale destinée à un si grand rôle, les décombres de la latinité produisirent le vers de dix syllabes, qui fut le vers héroïque des Italiens, Espagnols, Provençaux et Français, qui satisfait si pleinement l'oreille et qui est un si bel instrument de chant et de poésie.

Mais rien ne vient de rien, et toute chose nouvelle est ou transformation ou prolongement de quelque préexistence. Ainsi en fut-il du vers de dix syllabes. Le latin avait un vers très harmonieux, un vers qui nous plaît encore particulièrement, sans doute parce qu'il se rapproche plus que les autres des habitudes de notre oreille et de notre harmonie : je veux parler du vers saphique. Ce vers appartenait à l'ode, à la chanson, aux chants d'église ; ce furent ces circonstances qui, le rendant familier et populaire, permirent de le transformer et d'y trouver les éléments du vers nouveau.

Celui-ci est uniquement fondé sur l'accent (plus le nombre des syllabes) ; toute considération de la quantité prosodique des syllabes est exclue, et le nom de pied qui, dans l'antiquité gréco-latine, désignait, entre autres, une certaine combinaison de syllabes longues ou brèves, ne peut plus se dire qu'abusivement de chacune des syllabes qui le constituent. Formé de dix syllabes (ou de onze, quand la dernière est muette), l'harmonie qui lui est propre résulte de l'arrangement de deux accents ainsi distribués : un à la quatrième syllabe ou à la sixième, l'autre à la dixième ; le reste des accents est facultatif, et sert au poëte à varier la modulation et à la conformer au sentiment qui l'inspire. Voiez l'orguel de France la loée est un vers du onzième siècle et pourrait être un vers du dix-neuvième.

L'ancien décasyllabe français se présente sous deux formes : il est à césure ou sans césure (la césure est nommée hémistiche dans le vers alexandrin). La césure, quand elle existe, est placée à la quatrième syllabe, ce qui est le cas de beaucoup le plus commun, ou elle l'est à la sixième ; presque toutes les chansons de geste sont écrites dans le premier système, quelques-unes seulement dans le second. Ces deux modes de versification traitent la césure comme la fin du vers, c'est-à-dire qu'une syllabe muette, quand elle s'y trouve en plus, ne compte pas ; cette manière de versifier est bonne, satisfaisante pour l'oreille, et il est dommage qu'elle se soit perdue.

Voici quelques vers en exemple du décasyllabe ayant une syllabe muette à l'hémistiche :

Les treves donent devant midi sonant,
Par la bataille vont les mors reversant ;
Qui trova mort son pere ou son enfant,
Neveu ou oncle ou son apertenant,
Bien poés [pouvez] croire, le cuer en ot dolant.

En voici d'autres en exemple de la césure au sixième pied :

Qu'il vous viene droit faire à vostre estage [résidence],
Si com firent li home de son lignage.

Quand il n'y a point de césure, notre décasyllabe ressemble en tout point au décasyllabe italien, les deux accents suffisent à y marquer l'harmonie fondamentale ; mais ce vers ne s'établit pas en France, on n'a point de poëme


écrit en ce mètre, qui se rencontre seulement en des vers isolés et très rares. Je cite cet exemple :

Sire, choisi avez trop malement,
Selon maniere de loial ami.

Et encore celui-ci :

Je pri, pour Dieu, bone amour et requier
Qu'à la plus bele rien qui or soit née
Face savoir mon cuer et ma pensée.

Il n'y a point de césure, mais l'accent est à la place qu'il faut, dans les mots écrits en italique. Comme on sait, rien, du latin rem, signifiait chose, et se disait de la dame des pensées dans le style élevé.

Notre décasyllabe actuel est exactement l'ancien décasyllabe avec la césure à la quatrième syllabe, sauf la faculté que nous avons perdue de ne pas compter une muette en plus après la césure.

La poésie lyrique, les chansons, offrent une anomalie qui était sans doute dissimulée par la musique, mais qui n'en est pas moins très choquante : c'est que, à l'hémistiche, la quatrième syllabe, celle qui porte l'accent fondamental dans le mètre régulier, peut être une muette. Quand cela arrive, il n'y a vraiment plus de vers, ce n'est qu'une ligne de dix syllabes qui satisfait à la musique de la chanson, mais qui viole l'essence même du décasyllabe.

A côté du décasyllabe qui est le vers fondamental de la versification créée dans les langues romanes pour remplacer la versification de l'antiquité classique, viennent se ranger les autres espèces de vers, d'abord l'alexandrin avec l'hémistiche après la sixième syllabe, et comportant, comme le décasyllabe, à cet hémistiche une syllabe muette en plus ; puis les petits vers de huit syllabes, de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois, combinés par les poëtes en des arrangements très variés. De ce côté-là la versification moderne n'a rien ajouté.

Le vers saphique, d'où le décasyllabe procède, n'est point rimé ; aussi la rime n'est-elle point essentielle au décasyllabe roman, et aujourd'hui encore l'Italie use des vers blancs, nous pourrions en user de même. Toutefois, de très bonne heure, la rime s'introduisit dans la poésie romane, du moins sous la forme d'assonance. Les plus anciens poëmes ne sont pas rimés, à proprement parler ; ils sont assonants, c'est-à-dire que l'oreille s'y contente de syllabes où tantôt les voyelles se ressemblent mais non les articulations, et tantôt les articulations se ressemblent mais non les voyelles ; la Chanson de Roland et quelques autres poëmes sont écrits en assenances. Le sentiment qui avait amené l'assonance ne tarda pas à se montrer plus exigeant ; et dès le douzième siècle, la rime complète, exacte, devint une loi impérieuse de la versification, si bien que, à cette époque, on remania les anciennes compositions pour les mettre au goût du jour ; et peu, échappant à ce remaniement, nous sont parvenues avec la forme antique de l'assonance. Nous n'avons, quant à la rime, rien innové, sauf la règle du croisement des rimes masculines et des rimes féminines, règle qui fut étrangère aux compositions de nos aïeux et dont le mérite est d'ailleurs contestable. Il est des mots dont la prononciation usuelle réduit le nombre des syllabes, par exemple supprimant les e muets, disant ion monosyllabe au lieu de i-on dans nation, etc. ; mais la versification leur rend toute leur ampleur ; aucune syllabe n’est mangée, aucune n’est contractée en une autre. Cela, nous le tenons de la versification ancienne, qui est même plus rigoureuse et plus conséquente. Ainsi, au féminin, aimée, amie, et toutes les finales de ce genre, ne peuvent entrer maintenant dans le vers qu’à la condition d’être suivies d’une voyelle qui permette l’élision de l’e muet, au lieu que jadis elles y étaient admises, non-seulement comme nous faisons, avant une voyelle, mais aussi avant une consonne, et alors aimée comptait pour trois syllabes ; aimées, au pluriel, ne peut se mettre qu’à une fin de vers, autrefois il pouvait occuper toute place. Les mots plaie, joie, roue, etc. sont traités par nous comme les finales en ée, c’est-à-dire qu’ils ne trouvent emploi que devant une voyelle ; jadis ils étaient traités comme les autres mots terminés en e muet, se mettaient devant les consonnes, et leur e muet était compté. Il est probable que les mots tels que plaie, joie, etc. se prononçaient pla-ye, jo-ye, ou d’une manière approchante.

Ainsi le vers fondamental des populations novo-latines a été trouvé au déclin de l’ancienne versification, sans qu’on sache à qui rapporter l’honneur de l’invention ; et, si l’ère des mythologies n’avait pas été irrévocablement passée, l’imagination populaire aurait attribué à quelque Orphée des âges intermédiaires l’œuvre de mélodie et de chant. Une fois trouvé, soit par quelque chantre heureusement inspiré, soit spontanément et par l’oreille commune habituée aux chants saphiques, ce vers est devenu le vers de tout l’Occident latin, en italien, en espagnol, en langue d’oïl, en langue d’oc. Une telle universalité en confirme et en consacre le caractère.

On remarquera la contradiction implicite qui entachait le jugement du dix-septième siècle sur notre ancienne versification ; ce siècle admirait l’Italie, dont il se reconnaissait l’élève, comme de l’Espagne, à certains égards. Traiter d’art confus et grossier l’art de versifier de ces pays, qui alors versaient leur influence sur la France, aurait paru un sacrilège aux hommes de cet âge ; et pourtant, cet art de versifier italien ou espagnol n’est pas autre que celui de nos vieux romanciers ; tout, à l’origine, est commun en ce genre entre les nations romanes. Admirer l’un comme un chef-d’œuvre et flétrir l’autre comme quelque chose de barbare est une flagrante contradiction ; c’en est aussi une de se plaire à notre versification présente et de répudier celle de nos aïeux, quand on voit, comme je viens de l’expliquer, que la leur et la nôtre sont fondamentalement les mêmes. Les remarques succinctes par lesquelles je l’ai montré suffiront en même temps pour que le lecteur curieux de ces choses scande couramment et sans peine le vers de la langue d’oïl.

iv. dialectes et patois.

On sera peut-être étonné de voir mettre sous une même rubrique deux mots que la pensée n’associe pas d’ordinaire, ou du moins d’entendre parler de dialectes là où l’on n’a jamais entendu parler que de patois. Le fait est qu’il y a eu de vrais dialectes chez nous ; que nos dialectes et nos patois ont une communauté fondamentale, et qu’ils ne diffèrent que par l’époque et la culture.

Ceci se rattache à une condition historique de l’ancienne France, de la France féodale. Il y a des dialectes tant que les grands fiefs subsistent ; il y a des patois quand l’unité monarchique absorbe ces centres locaux. Au début du moyen âge, le pouvoir périssant entre les mains des Carolingiens et la suzeraineté prenant la place de la souveraineté, on trouve que les provinces se constituèrent sous des chefs héréditaires qui leur étaient propres, l’Ile-de-France, la Normandie, la Bourgogne, la Champagne, le Vermandois et le reste. Lorsque la royauté eut changé de mains, le roi de France avait pour vassaux tous ces chefs, qui lui devaient foi et hommage, mais rien de plus ; et, pour ses possessions directes, il n’était qu’un seigneur.

Ainsi, de grandes provinces étaient constituées en pleine indépendance, sauf le lien féodal. Or, dans la formation de la langue, lorsque le latin devint du français, voici ce qui était arrivé : à cette formation, rien autre n’avait présidé que la parole et l’instinct populaires, puisque tous les lettrés, laïques et ecclésiastiques, écrivaient exclusivement en latin et ne considéraient l’idiome naissant que comme un ensemble de corruption et de fautes vulgaires et rustiques qu’il fallait éviter. Ce latin, ainsi soumis à l’opération qui le changeait, était, il est vrai, un et identique sur toute la face de la Gaule septentrionale; mais il n’était pas, en allant de la Loire vers l’ouest et le nord, en contact avec des populations qui fussent identiques. Chacune de ces populations mettait son cachet particulier à l’altération qui, commune à tout l’Occident latin, créait le type nouveau des mots. De la sorte, quand définitivement le latin fut éteint, quand les lettrés eux-mêmes n’en usèrent plus que comme d’une langue morte, quand le français fut devenu le parler de tout le monde, il se trouva que ce parler différait, d’une façon non pas profonde mais pourtant caractéristique, de province à province. Ces différences sont les dialectes.

Pourquoi des dialectes et non pas des patois? C’est qu’alors l’unité de langage et de littérature n’existait pas. Chacun de ces parlers provinciaux avait autant de droit qu’un autre à soutenir son indépendance ; aucun ne primait. En fait de langue, les duchés, les comtés se valaient et valaient même le domaine royal. On en a la preuve dans cette littérature française du moyen âge, si considérable et dont une bonne partie est encore manuscrite dans les bibliothèques. Là, les textes et les manuscrits ne laissent aucun doute sur leur provenance. Pour peu qu’on soit familiarisé avec ces monuments, on reconnaît à première vue le dialecte picard, le dialecte normand, le dialecte bourguignon, celui de l’Ile-de-France, celui de la Lorraine. Il en est de même des documents officiels ; ils sont tous écrits dans la langue du district auquel ils appartiennent. Comme chacun a sa langue, chacun a sa littérature, et il arrive très souvent que telle composition écrite en normand est remaniée en picard par le scribe picard qui la transcrit, et vice versa. A cette haute époque, ce sont les littératures de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France qui ont la primauté par le nombre et la qualité des œuvres. Quand le quatorzième siècle finit, les seigneuries provinciales ont beaucoup perdu de leur caractère féodal ; la monarchie a pris la prépondérance ; Paris est devenu une capitale, et simultanément il s'est fait une langue une, employée par tous ceux qui écrivent, à quelque localité qu'ils appartiennent. C'est à ce moment que les dialectes cessent d'exister en France ; les patois en prennent la place.

Ainsi l'on définira le patois un dialecte qui, n'ayant plus de culture littéraire, sert seulement aux usages de la vie commune. Cette définition, fondée, comme on voit, sur l'histoire, empêche aussitôt de croire que les patois soient une corruption de la langue correcte : idée fort répandue mais très fausse ; la généalogie des patois le montre.

Non-seulement les dialectes ne sont pas nés d'un démembrement d'une langue française préexistante, mais, à vrai dire, ils sont antérieurs à la langue française, ou, si l'on veut, elle est un de ces dialectes ayant gagné, par des circonstances extrinsèques et politiques, la primauté. Dans leur temps, le mot de langue française s'appliquait à l'ensemble des dialectes de la France du Nord : nom très juste, puisque ces dialectes avaient plus de ressemblance entre eux qu'ils n'en avaient avec aucune des autres langues romanes, provençal, espagnol ou italien. Quiconque a une teinture d'histoire sait pourquoi oe fut le dialecte de Paris et de l'Ile-de-France qui prévalut ; mais ce qu'on ne sait pas aussi généralement, c'est qu'au fur et à mesure qu'il devenait la langue du pays, il recevait un considérable mélange de formes normandes, picardes et autres.

Les Italiens nomment textes de langue les textes qui proviennent d'autorités classiques ou du moins d'autorités valables. On peut introduire chez nous cette expression, et dire que, comme textes de langue, les dialectes jouissent d'un plein droit et ont entre eux une parfaite égalité. Il est impossible de nier qu'ils aient transmis cette prérogative aux patois. Sans doute les patois, quand ils ont reçu dans leur sein un mot littéraire, nouveau, scientifique, l'ont estropié ; mais le fond qu'ils tiennent des dialectes est excellent et aussi français que ce qui est dans la langue littéraire : on peut donc en user en sécurité, car ils sont une part réelle et saine de notre idiome. Eux seuls en conservent les caractères locaux qui, à l'origine, furent empreints dans les dialectes. Il est bon de savoir que, dans un grand pays, ce n'est pas la langue une et commune qui forme les dialectes ; ce sont les dialectes qui forment la langue une et commune.

Considérée dans son ensemble, l'étude de la langue comprend l'état présent, et, dans l'état passé, l'état provincial ou dialectique : c'est-à-dire ce qu'elle est aujourd'hui en sa fonction littéraire, politique et administrative ; ce qu'elle fut en ses phases diverses ; ce qu'elle fut en sa formation simultanée sur tous les points du territoire dont chacun lui imprima une marque spéciale. Cette marque spéciale, représentée jadis par les dialectes, est représentée aujourd'hui par les patois.

v. des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française.

Les langues romanes occidentales sont au nombre de quatre, en laissant de côté la langue romane orientale, le valaque, qui, s'étant formé dans de tout autres conditions. peut être ici négligé. Ce sont l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Dans l'espagnol sont compris le portugais et le catalan, qui appartiennent au même domaine. Quant au provençal ou langue d'oc, c'est déjà, et même depuis longtemps, un idiome mort ; les circonstances politiques le tuèrent, et le très grand éclat qu'il eut dans le haut moyen âge ne l'a pas sauvé.

Le français n'est qu'un membre particulier de la grande formation romane. Si l'on n'avait que des textes d'histoire et non les langues elles-mêmes, on pourrait douter que le latin fût devenu le parler usuel, vulgaire, de la population, non-seulement dans l'Italie, mais dans l'Espagne et dans la Gaule. Sans doute on voit de bonne heure que, soit d'origine ibérienne, soit d'origine gauloise, tous les esprits qui se sentaient quelque aptitude littéraire, abandonnant sans retour leur langue maternelle, n'écrivaient qu'en latin. Pline dit que ceux des Latins qui s'adonnaient à la médecine délaissaient immanquablement leur idiome et composaient en grec, transfugæ ad Græcos ; de même les Gaulois et les Ibères lettrés passaient tous en transfuges à la latinité. On voit aussi que l'administration se faisait en langue latine. Mais, malgré cette attraction toute naturelle et le puissant réseau administratif, il aurait pu se faire que le gros des nations ibérienne et gauloise, c'est-à-dire la population des villes et des campagnes, gardât opiniâtrement son parler ; et ce parler aurait reparu quand, les barbares ayant supplanté les Romains, le latin n'eut plus rien qui le soutînt. C'est ce qui advint dans l'Armorique et la Biscaye, où le celtique et le basque, qui étaient indigènes et préexistants, se sont remontrés quand la pression romaine eut été écartée. Mais les langues romanes coupent court à toutes ces suppositions ; elles prouvent par leur caractère, qui est latin, et qui l'est autant en Gaule et en Espagne qu'en Italie, qu'au cinquième siècle, quand les barbares s'établirent définitivement sur les terres, ce qui restait des langues indigènes n'était plus que peu de chose et ne put tenir devant ce dernier et terrible choc. La latinité devint le refuge universel des populations vaincues ; et, quand l'assimilation fut complétée entre les envahisseurs et les envahis, c'est-à-dire à peu près vers le temps de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, il se trouva que, si la Gaule et l'Ibérie avaient disparu dans la latinité, la Germanie transplantée n'y avait pas moins disparu. Seul le latin avait présidé à la production de langue qui s'était faite.

Voici comment, d'après l'état des recherches étymologiques, on classera la part qui revient dans la formation des langues romanes à chacune des populations qui composaient l'Occident latin. La part la plus petite est à l'ibérien, dont le basque est, comme on sait, le représentant moderne ; c'est par le basque qu'on a indiqué quelques origines qui paraissent être ibériennes. Une part plus grande, mais encore peu notable, est au celtique, dont les représentants modernes sont le bas-breton en Armorique, le gallois ou kimry dans le pays de Galles en Angleterre, le gaélique dans les hautes terres d'Écosse et dans l'Irlande ; c'est avec les langues néo-celtiques et quelques rares documents transmis par l'antiquité qu'on détermine un certain nombre d'étymologies qui viennent de ce fonds. L'apport germanique dépasse de beaucoup les deux autres ; les différents dialectes germaniques qu'on parle aujourd'hui, allemand, flamand, hollandais, danois, suédois, fournissent les principales données ; cependant il est utile de se reporter aux anciens dialectes allemands dont nous avons des textes peu après Charlemagne, et même au gothique qui, par la Bible d'Ulfilas, remonte jusqu'au quatrième siècle. Comme les emprunts faits par les langues romanes à ce domaine datent des hauts temps, ils concordent, dans bien des cas, plus avec les formes archaïques du germanisme qu'avec ses formes modernes. Telles sont les déductions qu'il faut faire dans la latinité des langues romanes ; mais, cela retranché, ces langues demeurent avec leur plein caractère de demi-latinité ; et pour qui en considère l'évolution, il est manifeste que le latin ne pouvait pas ne pas aboutir à quelque chose de très semblable, et que ces idiomes méritent véritablement le nom de demi-latin. De même que le celtique de nos jours est dit, par rapport à l'ancien, celtique moderne, de même on dirait les langues romanes du latin moderne, si cette expression n'était réservée chez nous au latin que les modernes écrivent.

On s'étonnera aussi que ces multitudes de Germains qui occupèrent le sol gaulois, Francs, Burgundes, Wisigoths, Ostrogoths, n'aient pas germanisé davantage le langage ; cela est étonnant sans doute, mais cela est certain ; et c'est la meilleure preuve que, dans la transformation que subirent les éléments latin et germain mis aux prises, la prépondérance appartint à l'élément latin. La latinité victorieuse effaça le celtique, sauf le coin de la basse Bretagne ; la latinité mourante absorba la Germanie envahissante, et ne reçut d'elle que quelques mots, assez nombreux pour témoigner du passage des Germains, assez rares pour témoigner de la prépondérance des populations romanes

Quand le latin eut définitivement effacé les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois grands pays, mais le parler vulgaire (j'entends le parler latin, puisqu'il n'en restait guère d'autre) y fut respectivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les langues romanes par leur seule existence ; si le latin n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon particulière, les idiomes sortis de ce parler latin que j'appellerai ici régional, n'auraient pas des caractères distinctifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espagnols et ces Gaulois, conduits par le concours des circonstances à parler tous le latin, le parlèrent chacun avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était propre. De là vint la diversité, et de là se formèrent les quatre compartiments de langues, l'italien, l'espagnol, le provençal et le français. Il se passa, sur une plus grande échelle, ce que j'ai signalé tout à l'heure pour les dialectes et les patois : ces grandes localités qu'on nomme Italie, Espagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la langue comme la mirent ces localités plus petites qu'on nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation géographique qui implique des différences essentielles et caractéristiques entre les populations. Le français, le plus éloigné du centre du latin, fut celui qui l'altéra le plus ; je parle uniquement de la forme, car le fond latin est aussi pur dans le français que dans les autres idiomes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place dans le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les longe, est intermédiaire, plus près de la forme latine que le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rapprochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la langue. Enfin, l'italien, comme placé au centre même de la latinité, la reproduit avec le moins d'altération. Il y a, de cette théorie de la formation romane, une contre-épreuve qui, comme toutes les contre-épreuves, est décisive. En effet, si telle n'était la loi qui préside à la répartition géographique des langues romanes, on remarquerait çà et là des interruptions du type propre à chaque région, par exemple des apparitions du type propre à une autre. Ainsi, dans le domaine français, au fond de la Neustrie ou de la Picardie, on rencontrerait des formations ou provençales, ou italiennes, ou espagnoles ; au fond de l'Espagne, on rencontrerait des formations françaises, provençales ou italiennes ; au fond de l'Italie, on rencontrerait des formations espagnoles, provençales ou françaises. Il n'en est rien ; le type régional, une fois commencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers les types d'une autre région ; tout s'y suit régulièrement selon des influences locales qu'on nommera diminutives en les comparant aux influences de région. Il est bien vrai qu'il y a des lisières où le parler est mixte et présente des confusions de type ; mais justement ce sont des lisières, c'est-à-dire des territoires placés sur les confins de deux types. Ainsi entre la langue d'oïl et la langue d'oc est une zone intermédiaire ; il en est une aux pieds des Pyrénées, entre le provençal et l'espagnol ; il en est une autre aux pieds des Alpes, entre le provençal et l'italien ; mais, loin d'infirmer le principe, ces zones le confirment en montrant qu'il n'y a de types mixtes que là où il y a passage d'un type à l'autre.

Cette régularité fait pressentir que le fait matériel, c'est-à-dire la latinité admise comme langue par les populations romanes, ne fut pas leur seul lien ; ou, si l'on veut, le fait matériel prouve qu'un même esprit les avait pénétrées profondément : et ceci est un des plus grands témoignages qu'on puisse donner de la force d'assimilation qu'eurent alors le génie latin et la civilisation latine. Pour quiconque se reporte en idée à l'officine d'où sortirent les langues romanes, et y voit les mots se forger, les cas disparaître, les conjugaisons se disloquer, la quantité prosodique des syllabes s'oublier, les vers métriques se défaire, les adverbes prendre une finale caractéristique, il semblera que c'est le chaos, ou du moins que chacune des populations romanes, taillant à sa guise dans ces dépouilles désormais abandonnées et faisant, comme il lui plaisait, son triage, devait ne se rencontrer jamais avec sa voisine dans l'admission, le rejet, la transformation des formes et des mots. Pourtant les choses se passèrent autrement ; et, au grand étonnement de l'érudit, les mutations s'effectuèrent comme si un concert préalable les avait déterminées. Le champ des divergences était illimité ; le point des rencontres était unique ; eh bien, ce champ illimité, aucune des langues ne s'y engage ; ce point unique, toutes s'y arrêtent. Voici en quoi il consiste essentiellement : la réduction de la déclinaison latine ; la suppression du neutre ; la création de l'article ; l'introduction de temps composés pour le passé dans la conjugaison ; la formation d'un nouveau mode, le conditionnel ; le passif exprimé non plus par des désinences, mais par une combinaison du verbe être avec le thème ; l'organisation des auxiliaires pour le service de la conjugaison ; la conception d'un nouveau type de l'adverbe à l'aide du suffixe ment ; enfin, quand ces langues vont puiser hors du domaine latin pour exprimer de nouvelles idées ou pour remplacer des termes tombés en désuétude, l'adoption à peu près commune des mêmes mots : cela est surtout remarquable pour les mots germaniques ; ainsi, même dans le néologisme qui est à leur origine, les langues romanes concourent d'une manière frappante.

Plus on remonte haut dans l'histoire des langues romanes, plus les conformités qui les lient sont apparentes. Et de fait, si l'on avait des textes datés de siècle en siècle, on arriverait jusqu'à l'identité, c'est-à-dire au latin parlé uniformément, sauf les nuances régionales, en Italie, en Espagne et en Gaule. Cette vue d'ensemble suffit pour écarter toute opinion qui supposerait qu'une langue romane dérive d'une autre langue romane ; aucune n'a d'antériorité ; elles sont toutes contemporaines, et, si je puis dire ainsi, sœurs jumelles. Dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, lorsqu'on avait oublié que la France eut un passé littéraire antérieur à celui de l'Italie, et quand le grand éclat des lettres italiennes éblouissait les yeux, on s'imagina que la formation française était une formation postérieure, et que, là où les deux langues concouraient, l'italien était le prêteur et le français l'emprunteur. Il n'en est rien : l'égalité est complète entre les langues romanes ; elles ont formé simultanément leur système particulier, en pleine indépendance l'une de l'autre, si l'on considère le temps, qui est le même, et le lieu, qui est divers ; en pleine dépendance, si l'on considère les connexions mentales qui les astreignent à modifier le latin selon des analogies identiques.

Cette simultanéité qui les fait sœurs, cette indépendance qui leur donne leur caractère individuel, cette dépendance qui leur donne leur caractère commun, indiquent que l'histoire de l'une d'elles ne peut pas être complètement séparée de l'histoire de toutes les autres. L'ensemble est nécessaire pour comprendre les parties. Ainsi vue, la discussion d'un mot français n'est une discussion purement française que dans un nombre très restreint de cas ; elle intéresse d'ordinaire à même titre le provençal, l'italien et l'espagnol ; ce qui est décidé pour l'un l'est aussi pour les autres, et, réciproquement, le concours de tous est utile, nécessaire même, pour cette décision. C'est pourquoi j'ai, dans ce dictionnaire, mis le groupe roman à une place déterminée.

vi. aperçu de l'histoire de la langue française.

L'intérêt de ce dictionnaire, sans permettre les longs détails d'une histoire de la langue, exige pourtant qu'une idée en soit donnée. Cette esquisse destinée à signaler les phases essentielles de la vie, déjà longue, d'un grand idiome, appellera l'attention de ceux surtout qui liront l'historique ou série de textes antérieurs à l'âge classique. Ils verront la langue se modifier de siècle en siècle ; mais ils seront avertis que ces modifications, qui ne sont ni arbitraires ni capricieuses, sont concomitantes de mutations littéraires et, plus profondément encore, de mutations sociales.

La langue française, dite dans son état archaïque langue d'oïl, c'est-à-dire langue de oui, est, comme on l'a vu, sœur des autres langues romanes. Le vaste pays qui s'étend des Alpes et des Pyrénées à l'Océan et au Rhin, et qui était la Gaule des anciens, ne forma pas du latin une seule langue ; il en forma deux : l'une que l'on nomme le provençal ou langue d'oc, et qui est au delà de la Loire, et l'autre, le français, en deçà de la Loire. C'est là le domaine primitif du français ; et même il n'occupe pas, dans ce domaine, tout ce qui avait appartenu autrefois à la Gaule. La lisière du Rhin, l'Alsace, la Flandre, une partie de la Lorraine, fortement occupées par des races germaniques, qui n'avaient point appris à parler latin, ne parlèrent point, par conséquent, la langue dérivée du latin qui s'établit parmi les races romanes ; elles gardèrent leurs dialectes allemands : ce qui prouve surabondamment que, dans le reste des pays envahis, les Barbares furent absorbés ; car, s'ils avaient absorbé les indigènes comme sur les bords du Rhin, les dialectes germaniques régneraient en place du français, du provençal, de l'espagnol, de l'italien. Le français fut aussi arrêté du côté de l'Armorique par les populations celtiques que raviva une immigration de Celtes de la Grande-Bretagne, et qui conservèrent le langage indigène.

Le français est la création et le propre des pays qui bordent la Loire : du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie, plus tard Normandie, de la Picardie, du pays Wallon, qui en est au nord l'extrême limite, d'une partie de la Lorraine, de la Bourgogne et de la contrée qu'arrosent la Seine et la Marne. Comme il est, entre les idiomes romans, celui qui est à la plus grande distance géographique du latin, c'est aussi celui qui, dans la façon des mots, s'éloigne le plus de la forme latine.

On doit fixer l'extinction définitive du latin dans les Gaules à l'époque où l'on ne connut plus l'accent latin. Tant que l'on sut, par exemple, que, dans fragilis, l'accent tonique était sur fra, peu importait qu'on le prononçât tellement quellement, le prononçât-on même frêle ; c'était encore du latin. Mais il vint un moment où les termes les plus usuels eurent subi la transformation propre à la langue d'oïl ; alors tout le parler fut moderne, le latin fut hors d'usage dans la bouche du vulgaire ; l'accentuation s'en perdit, et il fut définitivement mort, c'est-à-dire qu'il cessa de pouvoir fournir à la langue née de lui des mots formés de manière à représenter son propre accent. Dès lors, quand on emprunta au latin, il fallut laisser le mot tel quel, sauf une terminaison française, et, par exemple, faire fragile de fragilis.

Mais pour tous les mots qui ont reçu l'empreinte primitive, on peut dire qu'ils nous représentent la façon dont on prononçait, du moins quant à la syllabe accentuée, aux septième et huitième siècles. En cela, le français, comme les autres langues romanes, est un dialecte latin encore vivant et parlé.

Dans sa partie latine, la langue se décompose en deux portions inégales. La première, qui est la plus considérable, renferme les termes produits quand le latin vivait encore, conformés suivant l'intonation latine et modifiés suivant l'euphonie des pays d'en deçà de la Loire ; la seconde comprend les termes empruntés postérieurement au latin et se reconnaissant tout d'abord à ce que l'accent latin n'y est pas respecté.

Au moment où une langue moderne se préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se présentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état singulier : il employait assez bien le nominatif ; mais il confondait les autres cas et usait indistinctement de l'un pour l'autre ; c'est du moins ce qu'on trouve dans les monuments de l'époque, tout hérissés de ces solécismes. La langue nouvelle qui était en germe, ayant son instinct, porta la régularité dans ce chaos ; elle garda le nominatif, et des autres cas fit un seul cas qui fut le régime. Aussi le français, dans sa constitution primitive, n'est point une langue analytique comme le français moderne ou comme le sont l'espagnol et l'italien dans leurs plus vieux textes ; il a un caractère synthétique, par conséquent plus ancien, exprimant les rapports des noms entre eux et avec les verbes non par des prépositions, mais par des cas (je me sers de ces termes synthétique et analytique, pour dire que le latin exprime par des désinences significatives plus de rapports que ne fait le français, qui, lui aussi, à bien des égards, demeure synthétique). C'est, comme on voit, une syntaxe de demi-latinité, syntaxe qu'il a en commun avec le provençal. De sorte que les deux langues des Gaules, c'est-à-dire le français et le provençal, étant l'une et l'autre des langues à deux cas, se ressemblent plus entre elles qu'elles ne ressemblent à l'italien et à l'espagnol, qui, eux, n'ayant point de cas, se ressemblent plus qu'ils ne ressemblent à la langue d'oïl et à la langue d'oc.

Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme héritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut pas dans le français une condition fugitive, qui n'ait laissé de trace que pour la curiosité de l'érudition. L'emploi en dura trois siècles. On ne parla et on n'écrivit que d'après cette syntaxe dans les onzième, douzième et treizième siècles. Le latin, qui est pour nous langue classique, reçoit beaucoup de louanges à cause de la manière dont sa déclinaison fait procéder la pensée. Je n'examine point la supériorité des langues à cas ou des langues sans cas ; mais une part de ces louanges doit rejaillir sur l'ancien français, dont la déclinaison est amoindrie mais réelle, et qui, à ce titre, est du latin au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme souvent, une langue savante, l'ancien français réclame une part dans cette qualification ; et ceux qui ont traité de jargon notre vieille langue parlaient sans avoir aucune idée de ce qu'elle était.

Le français a été une langue à deux cas ; il ne l'est plus. Il y a donc un intervalle où la syntaxe s'est défaite, et de synthétique est devenue purement analytique pour les substantifs. Cet intervalle est la dernière moitié du quatorzième siècle. Dans la première moitié, les règles anciennes gardent encore leur empire ; les écrivains corrects les observent ; et, quel que soit le langage vulgaire, le langage écrit ne se sent pas autorisé à les secouer. Mais vers la fin du quatorzième siècle, les barrières qu'opposait la tradition sont décidément forcées ; la syntaxe qui ne reconnaît plus de cas se fait jour de toutes parts, et alors la langue offre le mélange des deux syntaxes. Le même auteur, ne sachant comment il doit écrire, tantôt use du nominatif et du régime comme faisaient les anciens, tantôt n'en a plus la distinction et se sert d'une seule forme, comme feront bientôt sans restriction les générations qui viendront après lui. On peut étudier de très près les dégradations que subit la langue ; les textes abondent, et, pour ce point, ils sont curieux à analyser. On y voit clairement que ce qui se perd, c'est l'intelligence des finales significatives, de celles qui distinguent le nominatif du régime.

Ainsi, devant emperere qui est sujet et empereor qui est régime, les gens du quatorzième siècle ne savent pas trop pourquoi il y a là deux désinences différentes ; emperere et empereor leur semblent la même chose, et finalement l'un devient superflu et périt ; l'autre seul reste en usage. Quelquefois les deux cas sont conservés ; mais alors chacun reçoit des emplois spéciaux : dans l'ancienne langue, sire est le nominatif et seignor le régime ; aujourd'hui ce sont deux mots si distincts que la plupart de ceux qui les prononcent ne savent pas qu'il y a là un seul et même terme.

Les observations faites sur la langue du quatorzième siècle jettent du jour sur la façon dont se défit le latin à l'origine des langues romanes. Les désinences caractéristiques des cas cessèrent d'avoir un sens précis : on les confondit. Quand le français et le provençal se formèrent, le parler distinguait le nominatif et l'opposait aux autres cas qui, réduits en un seul bloc, représentaient toutes les nuances de l'idée de régime. Quand l'italien et l'espagnol se formèrent, le nominatif avait disparu, et l'on ne connaissait plus que ce bloc des autres cas qui, pour le provençal et le français, avait constitué un régime, et qui, pour l'espagnol et l'italien, servait également de régime et de sujet.

Une syntaxe dont le caractère a été si marqué et qui a duré si longtemps, toute défaite qu'elle est, a laissé des empreintes ineffaçables sur la langue qui s'est formée secondairement. C'est par elle en effet qu'on explique comment une s est devenue le signe du pluriel des noms. Dans l'ancien français, le régime pluriel avait une s, qui venait du latin : caballis ou caballos, les chevals (aujourd'hui chevaux) ; capillis ou capillos, les chevels (aujourd'hui cheveux) ; servis ou servos, les sers (aujourd'hui serfs), etc. La langue moderne, qui recevait de son aînée deux formes pour chaque nom, la forme du nominatif et la forme du régime, a généralement porté son choix sur celle du régime qu'elle a retenue. C'est ainsi que le régime pluriel de l'ancienne langue est devenu le pluriel de la moderne, sans acception de régime ou de sujet. Cette s, ainsi employée, n'a rien d'arbitraire en soi ; ce n'est point une invention des grammairiens pour distinguer les deux nombres ; si peu qu'elle soit, elle remonte à la plus haute antiquité, passant par la langue d'oïl, et allant rejoindre la déclinaison latine. Si l'on veut en savoir le sens, il faut analyser la déclinaison entière des langues aryennes et chercher quelle est la signification primitive des suffixes qui, s'accolant dans ces langues au radical, ont produit les différents cas.

La fin du quatorzième siècle est témoin d'un singulier solécisme qui, d'abord apparaissant çà et là dans les textes, finit par prendre tout à fait le dessus et expulser la légitime façon de parler. Il s'agit des pronoms possessifs féminins, ma, ta, sa. Dans l'ancienne langue ils étaient traités devant une voyelle ou une h muette comme l'article la, c'est-à-dire que la voyelle a s'élidait : m'espée, t'ame, s'enfance. L'élision de l’a pour l'article et pour les possessifs est identique, et il n'y a rien de plus dur dans l'agglutination de ceux-ci que de celui-là avec le substantif. Pourtant un caprice de l'usage en décida autrement ; l'habitude vint de joindre le masculin mon, ton, son, avec les noms féminins qui commençaient par une voyelle ou une h muette. Il est difficile de voir un plus criant solécisme. Cette production du quatorzième siècle, qu'il est impossible de ne pas qualifier de grossière, s'implanta définitivement dans la langue ; et bientôt il ne fut plus permis de parler autrement.

Le quinzième siècle vit l'achèvement de la révolution syntaxique qui avait été commencée par le quatorzième : les cas disparaissent entièrement ; du début du siècle à la fin l'effacement en devient complet. Dans les premières années on rencontre encore çà et là des nominatifs et des régimes ; dans les dernières années on n'en rencontre plus ; le caractère essentiel de la vieille langue est anéanti, et la nouvelle commence ; tous les rapports qui précédemment étaient exprimés par les deux cas conservés du latin le sont dorénavant par des prépositions, et le français est désormais ce que des grammairiens ont nommé une langue analytique. Ici il faut interposer une remarque d'histoire comparée qui n'est pas sans importance. L'espagnol et l'italien ont été langues analytiques bien avant le français moderne, on ne les connaît pas autrement ; au lieu que le vieux français eut un état synthétique, l'espagnol et l'italien n'en ont point eu. Ainsi, tandis que le vieux français est leur aîné, ils sont à leur tour les aînés du français actuel, et celui-ci est, à vrai dire, la plus moderne des langues romanes, puisque, avec ce caractère particulier, il ne date que du quinzième siècle.

Non moins que la syntaxe, la prononciation éprouve des variations, mais qui ne peuvent guère être notées avec quelque sûreté, vu qu'on n'a pour les constater que des inductions insuffisamment garanties. Cependant il est un genre de ces changements qui n'est sujet à aucun doute : c'est celui que l'on reconnaît à l'aide de la mesure des vers et qui consiste dans la réduction des syllabes d'un mot. Ainsi les vers prouvent que l'on prononçait seür en deux syllabes, roont en deux, aage en trois (en comptant l’e muet), raançon en trois, etc. Tous ces mots ont été réduits d'une syllabe : sûr, rond, âge, rançon. C'est surtout dans le quinzième siècle que se fait cette contraction. Une autre contraction y doit aussi être rapportée ; c'est celle qui ne compte plus l’e de la troisième personne du pluriel de l'imparfait : dans l'ancienne langue, prenoient, voioient, amoient étaient, non comme aujourd'hui des mots de deux syllabes mais des mots de trois. Le quatorzième siècle hésite sur cette prononciation : tantôt il les scande à l'ancienne façon, tantôt il les scande à la moderne ; mais le quinzième n'hésite plus, et cet e muet y est décidément effacé de la prononciation. Il en est de même de l’e muet de certains adverbes : hardiement, vraiement (telle était l'orthographe de ces adverbes). L'ancienne langue articulait l’e muet qui entre dans leur composition ; la langue du quinzième siècle n'est pas constante à cet égard ; on trouve dans la farce de Patelin, par exemple, cet e tantôt compté, tantôt non compté. Mais la contraction ne tarde


pas beaucoup à se faire ; cet e cesse de se prononcer, il cesse ensuite de s'écrire, ou bien, comme dans les adverbes en ument, ûment, uement, l'orthographe de l'Académie demeure inconséquente, n'écrivant ces adverbes ni tous avec e ni tous sans e.

La langue du seizième siècle n'inaugure rien de nouveau ; mais elle assure et confirme ce qui s'était fait au quinzième Quand on considère combien elle a de caractère et de vraie beauté, quand on la voit cultivée par des écrivains aussi éminents qu'Amyot et Montaigne, on se demande pourquoi le dix-septième siècle se crut autorisé à émonder un parler si ample et si souple, à corriger un instrument d'un si bon usage. Pourtant, en examinant de près la contexture de cette langue du seizième siècle et son histoire, on y trouve certaines particularités qui témoignent de la nécessité d'une réformation et qui montrent que, malgré d'excellentes conditions, on ne pouvait la recevoir pour fixée.

Deux vices compromirent la langue à cette époque, le latinisme et l'italianisme. On était dans une grande ferveur pour l'antiquité classique, et, bien que Henri Estienne eût voulu montrer que le français avait une affinité particulière avec le grec, c'était toujours vers le latin que les emprunteurs se tournaient. Et ils empruntaient outre mesure. La plaisanterie de Rabelais sur l'écolier limousin qui ne parle qu'en mots latins francisés, et qui, serré à la gorge par Pantagruel, ne trouve plus que son patois, est une caricature sans doute, mais une caricature pleine de vérité. Et Rabelais lui-même est plus d'une fois tombé dans le défaut qu'il ridiculisait ; tantôt la construction, tantôt l'expression est chez lui trop latine. La chose alla au point que l'on fit une tentative pour changer le genre d'une catégorie de mots. Le français, en adoptant les termes latins abstraits en or qui sont tous masculins, les a tous faits féminins : la douleur, la peur, la chaleur, etc. ; le petit nombre de mots de cette espèce qui sont actuellement masculins le sont devenus par ces déviations que produit souvent dans le long cours du temps l'oubli des règles les plus effectives : tels sont l’amour qui pourtant est resté des deux genres, le labeur qui de bonne heure est devenu masculin, et l’honneur qui est resté féminin jusqu'à la dernière limite de la transformation moderne. Ce féminin, en contradiction avec le masculin du latin, chagrina les latinistes du seizième siècle ; aimant mieux parler latin que français, ils essayèrent de donner le masculin à tous ces noms, et c'est ainsi qu'entre autres on trouve humeur du masculin dans Ambroise Paré.

L'italianisme fut un autre fléau de la langue. Les fréquentes expéditions au delà des monts et les séjours prolongés de tant de Français en Italie avaient rendu l'italien très familier en France ; mais surtout le grand éclat que jetaient alors les lettres et les arts dans la péninsule séduisait les esprits et donnait le prestige de la mode à tout ce qui était italien. On dénaturait le français, on l'italianisait, et Henri Estienne écrivit un livre plein de raison et de vigueur contre ce mauvais néologisme qui altérait tout sans rien renouveler. Recevoir l'influence italienne était certainement, au seizième siècle, très salutaire ; mais recevoir en même temps les tournures et les locutions italiennes était un désordre pour la constitution, la pureté, la correction de la langue française. Ce furent ces deux travers, le latinisme et l’italianisme, qui, lorsqu’on en revint, firent vieillir si rapidement la langue du seizième siècle et ses auteurs, et qui obligèrent le dix-septième à faire révision et épuration. À peine quelques années s’étaient écoulées, et déjà Rabelais, Amyot, Ronsard et même Montaigne étaient devenus archaïques. L’Académie, faisant la première édition de son dictionnaire, ne pouvait citer comme textes de langue des œuvres pourtant si éminentes par le talent et par le style.

Le fait est qu’on ne parlait plus, qu’on n’écrivait plus comme ce siècle et ses écrivains ; ils appartenaient à l’histoire de la langue, non à l’usage présent. Ce fut l’engouement pour l’antiquité classique et pour l’Italie devenue classique à son tour qui porta la langue à se défigurer elle-même ; mais il faut ajouter qu’au moment où elle s’abandonnait à ce triste goût du pastiche, elle n’avait guère de résistance, de lest et de tradition. On se rappellera ce qui a été dit ci-dessus, qu’en tant que langue sans cas, le français est le plus moderne des idiomes romans ; que cette transformation, commencée au quatorzième siècle, ne fut achevée qu’au quinzième, et qu’elle fit tomber dans le plus profond oubli toute la vieille littérature qui avait été la gloire de la France aux yeux de l’Europe. N’ayant plus de passé et n’ayant pas encore de présent, la langue était sans défense contre les emprunts autorisés par les modèles latins ou italiens.

Après ces généralités, il suffira de signaler au lecteur quelques particularités. Ce fut dans le passage du quinzième au seizième siècle que la langue perdit définitivement la notion du véritable emploi du pronom moi, toi et lui. Ces pronoms dans l’ancien français sont des régimes et ne jouent pas le rôle de sujets ; on disait : je qui parle, tu qui parles, il qui parle. Du moment que les cas des substantifs furent perdus, la nouvelle langue eut peu de souci de ceux des pronoms ; et, bien qu’elle se refusât à dire : moi parle, toi parles, elle s’accoutuma à dire : moi qui parle, toi qui parles. Quant à lui, non-seulement elle dit : lui qui parle, mais en quelques circonstances elle s’en servit directement et sans intermédiaire en place du pronom il : Les autres se taisaient, lui prit la parole. On comprend maintenant pourquoi, en termes de pratique, on dit : je soussigné…. et non : moi soussigné…. Le langage technique a conservé un emploi aboli partout ailleurs.

C’est au seizième siècle que la prononciation aime-t-il, et autres formes semblables, devient prédominante. Dans les temps primitifs de la langue, au onzième siècle et même au douzième, la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif dans les verbes de la première conjugaison est écrite avec un t : il parlet, il donet, etc. Mais les vers prouvent que ce t était purement étymologique, ne se prononçait pas, et laissait l’e muet s’élider devant une voyelle. Plus tard, dans le treizième siècle, ce t ne s’écrit plus ; et derechef les vers prouvent que des formes comme parle il, done il, étaient articulées sans qu’un t s’y fît entendre, puisqu’elles ne sont que de deux syllabes. Mais au seizième siècle il n’en est plus de même ; à la vérité l’orthographe ancienne est conservée, et l’on écrit encore parle il, done il ; mais la prononciation ancienne n’est pas conservée, et les grammairiens nous apprennent qu’un t non écrit se fait en-tendre. Maintenant nous écrivons ce t et nous le prononçons.

Dans l’ancienne langue, les participes présents sont toujours traités comme des adjectifs, lors même qu’ils sont suivis d’un régime. Le seizième siècle ne déroge pas à cet usage, et il dit : les hommes craignants Dieu. Le dix-septième hésita entre l’usage traditionnel et les nouvelles distinctions des grammairiens, et la Fontaine dit très correctement :

 Ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.

La démarcation que les grammairiens ont tirée entre l’adjectif verbal en ant et le participe présent est souvent très manifeste ; mais quelquefois aussi elle est très subtile. Dans tous les cas elle n’apporte ni clarté, ni utilité à la langue, et dès lors il n’a pas été bon de changer l’ancienne règle, qui, émanant directement du latin, avait duré six ou sept siècles, et d’allonger, par une décision arbitraire, la classe déjà trop étendue des archaïsmes mis hors de service.

Le seizième siècle eut aussi l’habitude de dire a-vous pour avez-vous ; cette contraction n’a pas duré, et il n’y a pas de raison de la regretter. On regrettera encore moins une façon de parler qui fut alors à la mode parmi les gens de cour, ce fut de dire : j’avons, j’aimons, joignant la première personne du singulier avec la première du pluriel. Heureusement, un si absurde solécisme sortit de l’usage. Vaugelas l’aurait sans doute banni, et il aurait bien fait.

Ce serait dépasser les conditions d’une préface de dictionnaire et prendre une peine superflue que d’étendre ce préambule jusqu’à la langue du dix-septième, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Ici nous touchons à une langue fixée ; les variations qui se remarquent dans ce laps de temps ne portent plus le même caractère que celles qui ont été esquissées ci-dessus. Je me contenterai de dire que le dix-septième siècle apporta la correction, la règle et les principaux modèles de la diction ; que le dix-huitième siècle, acceptant la langue comme fixée, se tint aussi près que les circonstances le permirent, du type qu’il avait reçu ; et que le dix-neuvième siècle, assailli de nouvelles idées, fait au néologisme plus de part qu’il n’en avait eu depuis deux siècles.

vii. coup d’oeil sur l’histoire de la littérature française jusqu’aux abords de l’époque classique.

Mon intention n’est pas ici de faire une énumération de noms d’auteurs et de noms d’ouvrages ; mais je veux indiquer quels furent les genres de l’antique littérature et quelle en fut la valeur. Cette littérature est restée ensevelie jusqu’à ces derniers temps ; le seizième siècle en parle encore quelque peu, et Marot donne une édition refaite du Roman de la Rose ; mais depuis lors il n’en est plus question. Le dix-septième siècle garde un profond silence sur ce qui s’était fait en France durant tout le moyen âge ; on connaît Marot et Villon, mais on ne va pas plus loin ; on est terrifié, ce n’est pas trop dire, de l’épaisse barbarie qu’on n’ose affronter, et l'on na d’oreilles et d’yeux que pour l’Italie et l’Espagne, et surtout pour l’antiquité latine et grecque. Le dix-septième siècle, dans sa superbe, ignorait le moyen âge et y était indifférent ; le dix-huitième siècle était hostile, et il n’eût pas patiemment écouté celui qui lui aurait dit que là étaient des choses qui méritaient d’être examinées, et que nous n’étions pas tellement les descendants directs des Grecs et des Romains qu’il y eût lieu d’écarter avec mépris, de notre généalogie, ces aïeux de qui nous tenions du moins notre langue et tous les éléments de notre existence sociale. Malgré cette hostilité, le mouvement historique qui caractérise le dix-huitième siècle porta même vers ce moyen âge tant oublié ou tant haï certains travailleurs : les Bénédictins avaient commencé l’Histoire littéraire de la France, et l’Académie des inscriptions insérait dans sa collection de bons mémoires sur cette époque.

Pourtant la véritable exhumation de nos vieux monuments littéraires fut reculée jusqu’au dix-neuvième siècle. Alors se commença la publication de tous ces textes que depuis longtemps personne n’avait jugés dignes d’un coup d'œil. On avait beaucoup à faire ; non-seulement les bibliothèques de France, mais aussi celles d’Angleterre, d’Italie et des pays du Nord, étaient pleines de manuscrits en langue française. Ce n’était point un engouement passager, car l’intérêt de ces études s’accrut au lieu de décroître ; ce n’était pas non plus un objet stérile, car il en sortit des lumières vives et inattendues tant sur l’histoire de la langue que sur celle des lettres françaises et étrangères. Chose singulière ! les Français ne furent par les seuls à s’en occuper ; ils eurent pour auxiliaires très actifs et très savants les Allemands, qui, curieux de tous les genres d’érudition, ne négligèrent pas celui-ci ; et maint érudit d’au delà du Rhin, délaissant le grec ou le latin ou le germanique, s’est fait un nom dans le domaine des langues romanes et, en particulier, dans celui de la langue d’oïl ; on aime à y voir un témoignage de leur reconnaissance pour le plaisir qu’eurent leurs ancêtres du douzième et du treizième siècle à traduire ou à imiter tant d'œuvres des trouvères ou des troubadours. Les Anglais aussi n’ont pas failli à fournir leur contribution ; entre l’époque de la conquête normande et le quatorzième siècle, où la langue anglaise prend le dessus sur le français, il y a un grand intervalle durant lequel les histoires des deux langues sont perpétuellement confondues ; et en publiant nos documents de langue d’oïl, ils publient des documents qui intéressent leurs propres annales.

Il est certain que la littérature française remonte au onzième siècle. À la vérité on n’a qu’un très petit nombre de pièces assignées par une date positive à un temps aussi reculé. Mais, toutes les fois que l’on étudie les monuments appartenant avec certitude au douzième siècle, on est conduit par toutes sortes d’indices à reconnaître que, dès avant le douzième siècle, il existait des œuvres en langue française. C’est donc à partir de l’an mil et peu après l’établissement des Capétiens sur le trône, que les Français, renonçant au latin, s’essayèrent en leur propre idiome à des compositions littéraires. Cette date est à noter ; car, dans l’Occident latin, il n’y a que le provençal qui remonte aussi haut. À cette époque, ni l’italien ni l’espagnol n’ont de littérature. Ce qui


avait été commencé au onzième siècle prit un très grand accroissement au douzième, âge d’or de l’ancienne littérature, si l’on considère l’abondance des compositions, l’originalité qui les inspire et la pureté de la langue.

Il faut mettre très brièvement mais nettement sous les yeux du lecteur les conditions qui étaient imposées au nouveau développement. Ce nouveau développement ne naissait pas parmi les lettrés, qui appartenaient presque exclusivement à l’Église, se servaient du latin, et ne l’employaient guère pour les besoins de l’art profane. Il s’adressait à la société laïque, aux hommes féodaux, rois, barons et vassaux. On n’avait derrière soi comme modèle possible, que l’antiquité à demi oubliée, à demi travestie. La Grèce était absolument fermée ; la latinité seule demeurait entr’ouverte. Mais il s’était formé un idéal moitié chrétien, moitié militaire, qui n’avait rien de commun avec l’héroïsme de la vertu païenne et romaine. Ceux pour qui allaient retentir les chants nouveaux voulaient qu’on leur parlât de ce qui les captivait, et qu’on représentât devant eux, dans la louange et dans le blâme, les sentiments et les hauts faits féodaux et chrétiens ; et ceux qui allaient prendre la parole dans une société ainsi disposée, emboucher la trompette et appeler les renommées légendaires dans le champ clos de la poésie, n’avaient d’émotion que pour le baron vêtu de fer et son coursier, pour le suzerain et le vassal, pour les dames inspiratrices des exploits chevaleresques, et pour l’Église à laquelle les preux les plus illustres venaient, quand la componction les saisissait, demander pardon de leurs offenses ou pieux repos pour leurs vieux jours.

La poésie, dès lors, ne pouvait pas ne pas être originale : aussi le fut-elle pleinement ; notable mérite sans doute, mais mérite qui ne fut pas sans une grande lacune. L’antiquité gréco-latine avait amassé des trésors de style sans lesquels rien d’achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la beauté idéale. L’art antique est à la fois un modèle et un échelon pour l’art moderne. Ce modèle et cet échelon, les trouvères ne l’eurent pas. Peut-être, à cette haute époque, où l’on sortait péniblement de la fusion latino-barbare et où le mélange germain n’avait guère prépare les esprits à goûter les beautés classiques, n’y avait-il aucun moyen que les modèles latins eussent de l’influence sur la manière de penser et d’écrire des gens qui commençaient à penser et à écrire dans un monde si différent du monde antique. Quand, près de trois siècles plus tard, Dante, avec Virgile pour guide, entre dans la cité dolente et parmi la gent perdue, il se vante à l’âme courtoise du Mantouan d’avoir appris dans l’étude de l’Énéide ce beau style qui lui fait tant d’honneur. Si, à son début, le quatorzième siècle savait se plaire à Virgile et y profiter, le onzième à son début ne le savait pas encore ; et nos poëtes primitifs, trop peu développés pour se former à l’école des maîtres latins, furent sans autre inspiration que celle du milieu qui les produisit.

On fera, je crois, à ces temps leur juste part en disant qu’ils furent un âge intermédiaire d’exercice et de préparation. À la langue d’oïl et à la langue d’oc échut cet office ; elles peuplèrent le désert qui s’était fait, d’ébauches sans doute, mais d’ébauches pleines de vie, de caractère et de charme pour les contemporains. Ainsi se passa ce qui est années dans la jeunesse des individus, et ce qui fut siècles dans la jeunesse des nations latines. Après ce temps qu'on doit dire bien employé, les esprits commencèrent à sentir et à goûter l'art littéraire de Rome, et alors éclata en Italie une première renaissance avec Dante, Pétrarque et Boccace. Il fallut un autre intervalle pour atteindre une seconde renaissance, pour sentir et goûter l'art littéraire de la Grèce.

Nos poëtes étaient loin de là. On les nomme trouvères en français et troubadours en provençal, ce qui signifie ceux qui trouvent et inventent : dénomination originale, très voisine de celle que les Grecs donnèrent à leurs trouvères, celui qui fait, qui crée ; le latin poeta n'en est qu'une traduction). Ils trouvèrent en effet et inventèrent comme on trouve et invente dans ces époques de production spontanée. Le monde occidental avait gardé dans son souvenir le grand empereur qui avait restauré le trône impérial, et qui d'une main avait, au nord, soumis la Germanie, au midi repoussé l'islamisme. La légende s'était emparée de lui, de ses compagnons et de leurs exploits. On en faisait des récits qui confondaient les temps et les lieux et qui n'ont de vrai que l'impression ressentie par les contemporains et grossie par les descendants. C'est là que les trouvères puisèrent à pleines mains, et la matière ne leur faillit que quand le public se dégoûta des barons et de leur empereur, des païens et de leurs guerres. On appelait alors païens, aussi bien que les Germains qui l'étaient en effet, les Musulmans qui n'adoraient qu'un seul Dieu.

C'est ce qu'on nomme le cycle de Charlemagne. Une geste est le récit des exploits d'un prince ou d'un preux carlovingien ; et une chanson de geste est un poëme de ce cycle. Nulle matière n'a plus abondé sous la plume des trouvères ; les chansons de geste sont très nombreuses, plusieurs sont très longues. Les Grecs ont donné le nom de cycliques aux poëtes qui avaient traité les diverses branches de l'histoire de la guerre de Troie. On transportera sans peine cette appellation aux trouvères qui ont chanté les diverses branches de l'histoire légendaire de Charlemagne ; ce sont aussi des cycliques, mais il n'y a pas un Homère parmi eux.

Cependant l'oubli auquel ils ont été condamnés est injuste, et il est facile de montrer que leur labeur n'a point été stérile ni leur poésie perdue et sans écho. Si on ne peut pas citer un poëme qui ait mérité de prendre rang entre les épopées consacrées par l'admiration de l'humanité, on peut du moins citer, parmi les souvenirs qui se sont perpétués, les personnages qu'ils ont créés. Les trouvères ont jeté dans l'imagination du peuple et de l'avenir toute une galerie d'héroïques figures, assez fièrement dessinées et assez originales pour que, depuis leur apparition dans la poésie, on ne les ait plus oubliées. Roland, Renaud, Ogier et quelques autres sont sortis de cette officine poétique ; et, bien que les Iliades qui les avaient chantés aient disparu de la mémoire des hommes, ces preux n'ont pas eu le destin des vers qui rendirent européenne leur renommée : les Achille, les Hector et les Énée, héros classiques, ne sont pas plus souvent évoqués que ces héros de l'âge roman. Il n'appartient jamais, je crois, à une époque postérieure de refaire des réputations éteintes, et la gloire est comme cette île


du poëte, dans laquelle on ne rentre plus quand on en est dehors. Mais l'érudition peut réparer des oublis quand ils sont trop complets pour être justes, et rendre une demi-auréole à ceux qui, dans leur temps, ne furent ni sans charme, ni sans honneur, ni sans influence.

Les chansons de geste présentent deux inspirations très distinctes, suivant qu'elles sont pour l'empereur ou pour les barons. Dans les premières, le vieil empereur (car elles le représentent presque toujours au terme de sa carrière, la barbe blanche, et couronné de tous ses exploits au service de la chrétienté), le vieil empereur a le bras invincible ; il est à la tête des barons de France ; ceux de Normandie, de Bavière et d'Allemagne combattent sous ses ordres, et il guerroie victorieusement contre les païens. Dans les autres, l'empereur est un personnage débile, hardi en paroles, couard en action, et disputant aux seigneurs leurs fiefs légitimes ; en face de lui sont les barons féodaux, la menace à la bouche, le bravant dans sa cour, lui tenant tête sur les champs de bataille ; toute cette branche des chansons de geste chante la féodalité triomphante, la royauté affaiblie, et témoigne que le régime féodal était devenu populaire dans les affections et dans la poésie. Les chansons de geste sont écrites en vers de dix syllabes, rarement en vers alexandrins, et partagées en séries monorimes inégalement longues qu'on nomme des couplets.

Notant, pour mémoire seulement, les poëmes empruntés à l'histoire de Rome ou de la Grèce, je m'arrêterai sur un autre cycle qui eut aussi une très grande vogue, celui d'Artus ou de la Table ronde. Il est moins ancien, ne naquit que dans le douzième siècle et n'est point indigène ; c'est un emprunt fait aux légendes celtiques. Dès que ces légendes eurent trouvé leur chemin en France, elles furent accueillies avec une faveur extrême, et, cessant d'être bornées aux terres bretonnes du continent et des deux grandes îles, elles devinrent, par l'intermédiaire des trouvères, le bien commun de l'Europe. La renommée de Merlin, de Lancelot du Lac, de Tristan et de la reine Yseult, ne le cède guère à celle de Charlemagne et de ses preux. Seulement là les trouvères ne furent que des metteurs en œuvre ; mais le succès fut immense, et dans ce cycle, comme dans le cycle carlovingien, ils eurent l'habileté de tracer des caractères et des personnages qui ne sortirent plus du fonds commun des souvenirs européens. C'était un de ces poëmes que Françoise de Rimini lisait quand elle répondit à l'amour de celui qui lisait avec elle et qui est devenu son éternel compagnon, son éternel amant, dans les vers douloureux du poëte florentin. Le cycle de la Table ronde n'est pas écrit dans le rythme du cycle carlovingien ; ce sont des vers de huit syllabes en rimes plates.

A côté des poëmes de ces deux cycles viennent se ranger les compositions auxquelles on a donné le nom de poëmes d'aventures. Ceux-là n'ont pas un fond historico-légendaire comme les chansons de geste, ni un fond d'imaginations celtiques comme les poëmes de la Table ronde. Ce sont des œuvres où tout, héros et situations, est de l'invention de l'auteur. On les comparera très justement à nos romans, sauf qu'ils sont en vers. Ce genre de littérature a beaucoup fleuri. Ce sont en général des compositions de chevalerie, d'amour et quelquefois de religion. Quelques-unes sont gracieuses et intéressantes ; on peut citer surtout Flore et Blanchefleur, et Idoine et Amadas. Amadas rappelle le cycle des Amadis, qui, certainement espagnol au seizième siècle, a peut-être des liaisons avec de plus anciennes compositions françaises. Les poëmes d'aventures sont écrits, comme ceux du cycle de la Table ronde, en vers de huit syllabes à rimes plates.

Ces poëmes sérieux n'ont pas manqué d'être accompagnés de poëmes railleurs qui les ont parodiés et ont fait rire des grands coups de lance, des exploits merveilleux et des prodigieux héros. Le plus amusant de ces poëmes, et il est réellement très amusant, c'est le Voyage de Charlemagne à Jérusalem. Le grand empereur, portant majestueusement la couronne et l'épée impériales, passe devant l'impératrice qui lui dit qu'il y a un prince qui porte encore mieux que lui la couronne et l'épée : « Et qui est-ce ? » dit Charlemagne courroucé. L'impératrice veut en vain retirer une parole imprudente, elle est obligée de nommer l'empereur de Constantinople. Charlemagne part aussitôt pour cette ville avec ses preux, jurant que, si le dire de l'impératrice n'est pas vrai, il lui coupera le cou à son retour. Rendus à Constantinople, nos preux gabent à qui mieux mieux, c'est-à-dire se vantent d'accomplir les choses les plus prodigieuses ; Roland, Olivier et les autres enchérissent sans réserve en fait de prouesses et de merveilles. Un espion qui a été placé auprès d'eux, vient, tout effrayé, rapporter ces propos au prince de Constantinople, qui met nos héros au défi. Ceux-ci se regardent tout interdits, j'allais dire, tout penauds ; mais un ange arrive à leur secours ; il accomplit leurs plus extravagantes gaberies ; et Charlemagne, poursuivant son voyage victorieux jusqu'à Jérusalem, rapporte de la ville sainte les précieuses reliques. C'est encore un poëme héroïcomique que le Moniage Guillaume, où ce paladin, prenant l'habit religieux, mais ne prenant que cela de la vie monastique, fort comme Hercule, glouton, peu endurant, indocile, devient l'effroi des moines parmi lesquels il s'est retiré. On citera aussi Baudoin de Sebourg, qui est d'une époque moins reculée (le quatorzième siècle), et que Génin regardait comme un des vrais et meilleurs précurseurs du charmant poëme de Roland le Furieux.

Au genre des poëmes satiriques plutôt qu'à celui des poëmes héroï-comiques appartient le Roman de Renart, l'une des plus célèbres compositions du moyen âge français. Ce sont les animaux qui font les rôles. Ces rôles sont féodaux. Le goulpil (vulpes) se nomme Renart ; le loup, Ysengrin ; la louve, dame Hersent ; le lion, roi Noble ; la poule, Pintain ; le coq, Chantecler ; l'âne, Bernard ; le lièvre, Couard ; l'ours, Brun ; le moineau, Drouineau, etc. Renart représente l'astuce, la perfidie, la rapacité, l'adresse ; Ysengrin, la violence et la brutalité ; dans ses luttes avec Renart, il a, malgré sa force supérieure, presque toujours le désavantage. Le roi Noble essaye en vain de rendre justice et de redresser les torts. Le thème étant donné (et ce thème ne remonte pas à moins que le douzième siècle et peut-être le onzième), les trouvères le développèrent et y ajoutèrent sans cesse des continuations ; c'est ce qu'on nomme les branches de Renart ; elles sont de mains et d'é-


poques très différentes. Quelques-unes sont fort licencieuses ; mais plusieurs se font remarquer par la verve, l'originalité, le mordant de la satire. On ne peut rien voir de plus caractéristique et de plus amusant que Renart se confessant dévotieusement au Milan et mangeant son confesseur.

Les poëmes didactiques sont en grand nombre. Le plus célèbre de tous est le Roman de la Rose, qui, commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meung, est, sous la main du premier, une allégorie amoureuse et, sous la main du second, une espèce d'encyclopédie. A côté on rangera les Images du monde, les Bestiaires, les Castoiements ou enseignements moraux, et tant d'autres compositions où l'on s'efforçait d'instruire en plaisant. Ce qui plaisait, c'était la forme versifiée ; la prose n'entrait point encore en partage de ces expositions.

Il ne me reste plus dans une revue si sommaire qu'à mentionner deux genres tout à fait originaux et très dignes d'attention : les chansons et les fabliaux. Les chansons sont innombrables ; elles ont été étudiées avec beaucoup de soin par M. Paulin Paris dans le tome XXIII de l'Histoire littéraire de la France. Il y en a de très jolies, de très gracieuses, de vraiment belles ; et, suivant moi, on pourrait, d'un choix de ces chansons, composer un volume rivalisant avec les canzoni de Pétrarque, qui leur est postérieur de deux siècles ; le recueil de Chants historiques français du douzième au dix-huitième siècle, par M. Leroux de Lincy, a été formé à un autre point de vue. Ce qu'a fait M. Paulin Paris pour les chansons, M. Le Clerc l'a fait au même endroit pour les fabliaux. Ce sont des contes satiriques, moraux, plaisants ; la verve de nos trouvères a été inépuisable ; la licence et la grossièreté en déparent plusieurs ; mais il en reste beaucoup encore qui sont pleins de sel et de piquant. Ce mérite a été bien senti par ceux des étrangers qui imitaient la littérature française, et alors on l'imitait partout. Boccace ne s'est pas fait faute de s'enrichir des dépouilles de nos conteurs. Souvent ils ont pénétré bien plus loin et dans des endroits où la trace en est perdue. On se rappelle, dans Zadig de Voltaire, l'émouvante rencontre de Zadig avec un ermite dont les actions sont inexplicables et qui se transforme en l'ange du destin. Voltaire avait pris l'idée de cet épisode dans un poëte anglais, Parnell ; et celui-ci, à son tour, le tenait, par je ne sais quel enchaînement, d'un fabliau français du douzième ou treizième siècle. Un récit aussi original ne s'invente pas deux fois.

La prose fut beaucoup moins cultivée que la poésie. Cependant on doit citer des ouvrages historiques, Villehardouin, Joinville, la Chronique de Rains, des romans du cycle de la Table ronde et autres, des écrits sur la législation et le droit, des sermons, des traductions. Il n'est pas besoin de faire ressortir l'importance de livres comme ceux de Villehardouin et de Joinville, narrateurs de ce qu'ils virent et de ce qu'ils firent. J'ajouterai que ce sont les bons manuscrits de textes en prose qui représentent la langue dans son meilleur état de correction grammaticale.

Il ne suffit pas, pour apprécier cette littérature, de dire ce qu'elle a produit et les genres où elle s'est essayée ; il faut dire aussi ce qui en est advenu et quel en a été le succès. Or ce succès a été très grand ; pourtant il faut distinguer, car il y a un succès absolu et un succès relatif.

J'appelle absolu le succès d'une littérature quand, sortant des limites de temps et de lieu, elle se conserve d'âge en âge et devient une propriété commune pour l'esprit humain. Telle n'a pas été la fortune de la littérature du moyen âge français ; un oubli profond l'a ensevelie pendant plusieurs siècles; aujourd'hui, exhumée et remise en lumière, on ne peut lui contester une grande importance pour la langue, un intérêt pour l'histoire, et, dans certaines de ses parties, un charme véritable pour l'esprit. Mais une exhumation n'est pas le retour à la vie ; cette littérature est et demeurera un terrain réservé et un plaisir d'érudition. Cependant, si le goût qui se manifeste pour les notions de notre passé littéraire s'étend et se fortifie, si l'étude de la langue française est comprise dans un ensemble qui en embrasse les époques et les changements, si même ce dictionnaire contribue pour quelque peu à faciliter et à propager cette manière de concevoir et de connaître le français, on peut penser que le cercle des amateurs s'agrandira, et que ceux qui lisent ajouteront à leurs plaisirs quelques excursions dans la poésie du moyen âge, dans les cycles carlovingiens ou bretons, dans le Renart, dans les fabliaux, dans les chansons.

Du côté du succès relatif, rien ne fut à désirer. On demandera sans doute quelle en fut l'extension. S'il s'était borné à la France, et si, pendant deux ou trois siècles, la production originale avait pleinement satisfait aux besoins intellectuels d'un aussi vaste pays, ce serait encore un fait littéraire considérable et qui mériterait d'être consigné dans les annales de l'histoire. Principibus placuisse viris haud ultima laus est, a dit Horace ; moi je dis que ce n'est pas la moindre des gloires ni un honneur à dédaigner que de plaire à un grand peuple et à une grande époque ; car l'époque féodale, dans son plein et dans son beau, est certainement une grande époque. Mais le champ de gloire et d'influence fut bien autrement étendu ; il n'eut pas d'autre limite que celle du monde catholique et féodal. Partout en Europe on lut, on traduisit, on imita les compositions françaises, aussi bien en Allemagne et dans l'extrême Nord qu'en Italie et en Espagne ; pour l'Angleterre, il est à peine besoin de le dire, puisqu'alors elle était sous une dynastie normande qui lui avait imposé l'usage de la langue française. L'influence extérieure de notre littérature n'a pas été plus forte au dix-septième et au dix-huitième siècle qu'elle ne le fut au douzième et au treizième. Ce témoignage spontané de tant de populations étrangères, ennemies ou rivales, ne doit pas être effacé de notre histoire ; c'en est une des belles et bonnes pages. Puis, si l'on creuse un peu profondément, et si l'on recherche ce que sont devenues à leur tour dans le domaine littéraire ces nations qui lisaient et admiraient nos compositions, on remarque que leurs littératures, qui ont jeté et jettent encore tant d'éclat, se sont, à un certain moment de leur développement, incorporé plus d'un élément de l'œuvre française du moyen âge ; de sorte que, de ce côté aussi, le labeur de nos aïeux n'a pas été stérile, et qu'une part de leur veine coule encore dans des productions qui ne cesseront de vivre.

Tel est l'apogée de notre littérature primitive, que j'appellerai féodale. Ce terme en désigne suffisamment le caractère, la fortune et la durée. Née avec l'ère féodale, elle ne lui survécut pas. À ce point de vue, le quatorzième et le quinzième siècle sont des temps de décadence. La langue, les idées, les institutions, tout change, et, dans cette perturbation, il ne se produit plus de composition originale ; la source d'invention est tarie ; la poésie n'a que des imitations décolorées et des remaniements stériles. Machaut, Eustache Deschamps et le prince Charles d'Orléans ne sont pas des poëtes qu'on puisse mettre bien haut ; Villon est certainement parmi eux celui qui a le plus de verve, d'entrain et de style. Quand, se retournant vers le passé, on compare ce qui se fait alors avec ce qui se faisait auparavant, on est frappé de l'extrême diminution des forces de conception, d'imagination, d'exécution. Tout ce qui reproduit les anciennes idées est faible et chétif ; et ce qui doit les remplacer n'est pas encore venu. On reconnaît sans peine que le terrain est intermédiaire, impropre également aux choses du passé et aux choses de l'avenir ; il faut à la fois qu'il se dégage de ce qui l'encombre et qu'il se prépare à la culture et à la moisson. Cette période, littérairement pauvre, forme, historiquement, un très digne objet d'étude ; la durée en est longue ; aucunes ténèbres ne l'enveloppent ; les textes et les faits abondent. On y apprend donc de la façon la plus claire à concevoir comment, dans une évolution, il y a des espaces relativement mais nécessairement stériles ; à remarquer que ces espaces se rencontrent au point de partage entre des régimes différents ; et à distinguer le double courant, celui qui emporte les choses tombantes et celui qui apporte les choses naissantes. Ainsi acquises dans une époque où tout est caractérisé, ces notions deviennent un instrument pour reconnaître et apprécier d'autres époques analogues mais moins marquées. C'est de la sorte que, dans l'histoire littéraire de l'Italie et de l'Espagne, on se rend compte des temps qui deviennent moins productifs et moins originaux et où un certain sommeil semble gagner les esprits. C'est de la sorte aussi que, dans la nôtre, on donne leur juste caractère aux transitions qui mènent notre littérature du dix-septième siècle au dix-huitième et du dix-huitième au dix-neuvième.

Dans cette stérilité relative du quatorzième et du quinzième siècle, il y a deux exceptions importantes à faire. La première est pour l'histoire : Froissart et Commines ont laissé à la postérité des ouvrages qu'on lit, non-seulement pour les consulter, mais aussi pour s'y complaire ; Froissart surtout, chez qui revit d'une manière brillante toute cette chevalerie guerroyante de la France et de l'Angleterre. La seconde est pour le théâtre, du moins dans le genre de la farce ; le Patelin en est le plus remarquable échantillon.

Les choses étant ainsi, je n'étonnerai personne en disant qu'à partir de la fin du quatorzième siècle et durant le quinzième, les étrangers ne tournent plus les regards vers la France littéraire ; ils n'y trouvent rien qui les attache, rien qu'ils admirent, qu'ils imitent, qu'ils traduisent. Ce grand attrait, qui avait prévalu dans les hauts temps, s'est éteint peu à peu, comme la flamme dans une lampe où l'on ne met plus d'huile. Mais ce délaissement servira lui-même de témoignage pour montrer que l'ancienne admiration des œuvres françaises tenait non à la France politique et à sa puissance, mais à la France littéraire et à son génie

Dès que ce génie fut entré en défaillance, les étrangers en détournèrent leur attention. Dans ses mouvements, dans ses allées et venues, l'opinion européenne ne fait pas, si je puis ainsi parler, sa cour ; et la France, alors justement abandonnée, avait été jadis justement suivie.

Cet interrègne pour la France n'avait pas été un interrègne partout, et de grands événements littéraires étaient survenus. Les monuments de la Grèce et de Rome avaient été remis en lumière et la Renaissance avait commencé ; l'Italie brillait dans les lettres et dans les arts d'un éclat incomparable, et, bientôt après, l'Espagne entra dans la carrière et signala son génie. Sous cette triple influence s'ouvrit ce que j'appellerai le seizième siècle français : il admira et imita la Grèce et Rome, l'Italie et l'Espagne. C'était un retour et un puissant retour vers une nouvelle vie littéraire, une promesse et une riche promesse, et la digne entrée de l'âge classique qui va s'ouvrir. Trop voisin de nous de langue et de pensée pour être oublié, ayant de trop belles parties pour être dédaigné, ses œuvres, malgré le temps qui s'éloigne, ont gardé leurs lecteurs. On remarquera seulement que, malgré certaines productions distinguées, la poésie y est de beaucoup inférieure à la prose.

Nous voici arrivés maintenant, avec le dix-septième siècle,


en pleine littérature moderne ; et une introduction telle que celle-ci ne comporte pas une revue même sommaire d'une période aussi remplie. Je me contenterai ici d'une remarque comparative qui, rapprochant les anciennes et les nouvelles destinées de la langue française, en fera sentir à la fois l'enchaînement et l'importance. Il y eut, comme on a vu, un assez long intervalle où la France fut sans ascendant littéraire sur le reste de l'Europe ; mais il sépare deux époques où cet ascendant, le plus légitime de tous, puisque ceux qui le subissent veulent le subir, fut très puissant : l'époque que j'ai déjà signalée et qui comprend le douzième et le treizième siècle, et celle qui commence avec le siècle de Louis XIV. Ainsi, par une fortune singulière, la faveur européenne qui avait accueilli les débuts renaquit après tant d'années et d'événements. Et pourtant, quoi de plus dissemblable que les causes et les mérites qui produisirent cette faveur? A l'âge primitif, ce fut l'originalité des créations et le parfait accord des conceptions avec les croyances et avec les mœurs qui recommandèrent à l'Europe notre littérature ; à l'âge de maturité, ce fut la correction soutenue, l'élégance parfaite, la haute raison et, bientôt après, la hardiesse philosophique qui firent prendre les livres français à tant de mains étrangères. Il y a là, sur le changement des aptitudes et du génie des nations, un profond enseignement que peut-être on ne voit nulle part ailleurs aussi clairement donné.



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TABLEAU

DE LA FIGURATION DE LA PRONONCIATION.


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Le principe de figuration que j’ai adopté est de conserver rigoureusement à chaque lettre la valeur qu’elle a dans l’alphabet et de ne lui en attribuer jamais d’autre.

Les sons et articulations de la langue française se divisent en : 1° voyelles simples ; 2° voyelles nasales ; 3° diphthongues ; 4° consonnes.

I. Les voyelles simples sont a avec ses deux sons, e avec ses quatre sons, i, o avec ses deux sons, ou qualifié à tort de diphthongue, et u.

A a deux sons principaux, par exemple avoir et âme ; c’est l’accent circonflexe qui les distingue.

E est marqué pour ses quatre prononciations, ainsi qu’il suit : e muet, reprise, re-pri-z’, clavecin, cla-ve-sin ; é fermé, lié, li-é ; è plus ouvert, sujet, su-jè ; ê tout à fait ouvert et long, tête, tê-t’, reine, rê-n’. A la fin des mots, l’e muet est marqué par une apostrophe, âme, â-m’. Je suis, à défaut d’un signe particulier, l’orthographe ordinaire pour les e initiaux ou intérieurs ; pourtant les e marqués de l’accent aigu au commencement ou dans l’intérieur des mots ont le son bien plus ouvert que l’é final ; ainsi intérieur, médecin, se prononcent plutôt intèrieur, mèdecin, qu’avec l’accent aigu. Toutes les autres formes que l’orthographe emploie, ai, ei, es, ez, etc., rentrent dans l’une des quatre prononciations ici indiquées.

I est bref ou long ; un accent circonflexe distingue les deux i.

Y grec, n’ayant que le son de l’i, est banni de la figuration ; je ne m’en suis servi que pour représenter la vicieuse prononciation des ll mouillés : ailleurs, mal prononcé a-yeur.

O a deux sons, l’un tel qu’il est dans croquer, police, etc. ; l’autre tel qu’il est dans hôte, le nôtre, etc. Pour faire la distinction, je conserve l’orthographe ordinaire qui met sur l’o grave un accent circonflexe. Il va sans dire que c’est aussi par ô que je figure les combinaisons des lettres au, aux, eaux, os, qui, quelle qu’en soit l’orthographe, ont, dans beaucoup de cas, le son de ô.

OU n’est une diphthongue que pour les yeux ; pour l’oreille c’est une voyelle ; il n’y avait aucune raison pour en changer la figuration.

U est bref ou long ; l’accent circonflexe marque cette différence.

II. Les voyelles nasales sont an, in, on, un. La figuration en est la même que dans l’orthographe usuelle. Il est clair que les variantes orthographiques telles que en pour an ou in sont ramenées, dans mon système, à an. J’ajoute seulement que la consonne qui les termine ne doit jamais, dans cette figuration, être entendue ni s’appuyer sur la voyelle qui suit ; elle doit être prononcée comme si elle était isolée : enivrer, an-ni-vré ; an prononcé comme dans l’an.

III. Les diphthongues propres sont ia, ié, ieu, iou, ion, ui, oin, celles en un mot où l’on entend deux sons en une seule syllabe. Dans la figuration elles sont toutes réduites à l’une de ces six formes, quelle qu’en soit d’ailleurs l’orthographe effective.

IV. Quant aux consonnes, voici les indications.

B ne fait aucune difficulté.

C a été exclu ; quand il a le son de l’s, il est représenté par s : ceci est écrit se-si ; quand il a le son dur, il est représenté par k.

F n’a besoin d’aucune remarque, sauf qu’elle remplace partout le ph : philosophe, fi-lo-zo-f’.

G a deux articulations, l’une dure qui est l’articulation propre, l’autre sifflante qui est accidentelle (voy. le j). Il n’est ici question que de l’articulation dure : devant a ou o, ou l ou r ou toute autre consonne, g est conservé dans la figuration : gamme, ga-m’ ; gond, gon ; gland, glan ; grand, gran ; stigmate, sti-gmate ; devant ue et ui il est remplacé par gh : guerre, ghê-re ; gui, ghi ; figue, fi-gh’. Voyez plus bas gn.

H ne figure que quand elle est aspirée : hache, ha-ch’ ; mais homme, o-m’.

J, qui est une articulation propre à la langue française, est uniquement employé pour figurer cette articulation : gémir, jé-mir ; geôle, jô-l’.

K, qui est proprement le c dur, est employé pour le figurer ainsi que pour figurer le q : queue, keue ; cueillir, keu-llir, ll mouillées ; camard, ka-mar, etc.

L est figurée par l. Quand deux ll, ayant chacune l’articulation qui leur est propre, doivent être dédoublées dans la prononciation, je les dédouble en effet, indiquant de la sorte qu’elles doivent toutes deux être entendues : illisible, il-li-zi-bl’. Voyez plus bas ll mouillées.

M, N, P et R n’ont rien de particulier.

S, dans la figuration, a toujours l’articulation qui lui est propre dans sage, conseil, etc. L’articulation douce est réservée au z.

T est toujours t dans la figuration ; il ne prend jamais l’articulation de l’s.

V et Z aussi sont conservés avec leur valeur alphabétique.

X, à proprement parler, n’est pas une articulation ; c’est la représentation, avec un caractère simple, de deux articulations. Il va sans dire que je l’ai exclu de la figuration, et que j’ai mis chaque fois l’articulation ou les articulations qu’il représente.

Quand deux lettres doublées se font entendre l’une et l’autre, elles sont, dans la figuration, jointes ensemble : immense, i-mman-s’, sauf pour le cas de l’l.

Quand il importe de faire connaître qu’une consonne finale doit sonner, une apostrophe y est jointe : Te Deum, Té-dé-om’.

Il reste trois consonnes véritables que l’orthographe usuelle exprime par une combinaison de lettres, bien que ce soient des articulations simples ; il s’agit de ch, de gn et de ll mouillées.

CH est conservé dans la figuration avec l’articulation qui lui est propre et jamais avec celle de k.

GN est une combinaison destinée à rendre un son qui est propre au français, à l’italien et à l’espagnol[3] ; il n’y a rien à y changer : ignorant, i-gno-ran ; magnanime, ma-gna-ni-m'. Mais il y a quelques cas où gn n’est plus combiné pour représenter cette articulation unique, et où sont conservés au g le son dur et à l’n le son qui lui est propre ; dans ce cas, le g est séparé de l’n. stagnant, stag-nan, igné, ig—né.

L, simple comme dans péril, bail, ou double comme dans paille (dans l’un ou l’autre cas avec un i antécédent), forme une articulation qu’on nomme ll mouillées et qui a un son particulier, rendu en espagnol aussi par ll, et en italien par gl (dans l’ancien français, on la rendait souvent par lh ou par li). Je note naturellement cette articulation par ll en ajoutant toujours ll mouillées : ailleurs a-lleur ; bouteille bou-tè-ll’. La juste prononciation des ll mouillées est souvent manquée ; En Flandre, on, fait entendre seulement une l : bou-tè-l’ ; à Paris, on les prononce souvent comme un y : bou-te-ye, a-yeur, partout je préviens contre cette prononciation vicieuse.

EXPLICATION DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGNES.

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A. ou act. actif ou activement.
Adj. adjectif.
Adv. adverbe.
Adverb. adverbial ou adverbialement.
Allem. allemand.
Anc. ancien.
Angl. anglais.
Bourguig. bourguignon.
Catal. catalan.
Conj. conjonction.
Conjonct. conjonctif.
Comp. comparatif.
Compar. comparez.
Démonstr. démonstratif.
Espagn. espagnol.
Etym. étymologie.
F. féminin.
Hist. historique.
Interj. interjection.


Ital. italien.
Lat. latin.
Loc. ou locut. locution.
M. masculin.
N. neutre.
Part. participe.
Plur. pluriel.
Portug. portugais.
Prép. préposition.
Pron. pronom.
Provenç. provençal.
Réfl. réfléchi.
Rem. remarque.
S. substantif.
Subst. substantivement.
Superl. superlatif.
Syn. synonyme.
V. verbe.
Voy. voyez.

Les sens principaux des mots sont séparés par le signe || , suivi d’un numéro; les sous-sens et certaines remarques le sont seulement par les deux barres || .

Les deux crochets [ ] servent à enclore les explications ou les mots sous-entendus que l’auteur du dictionnaire ajoute dans un texte. On a laissé à la parenthèse son usage habituel.

Le signe ┼ annonce que le mot qui le porte n’est pas dans le Dictionnaire de l’Académie.

L’explication des abréviations relatives aux auteurs et à leurs ouvrages sera donnée dans une liste à la fin du dictionnaire.



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DICTIONNAIRE

DE LA

LANGUE FRANÇAISE.

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A

A (â), s. m. Voyelle et première lettre de l’alphabet. Un grand A. Un petit A. Deux A. Des A mal formés, sans s au pluriel. Il y a une géométrie matérielle qui se contente de lignes, de points, d’A + B, chateaub.. Gén. du Chr. III, II, 1. Une panse d’a, la première partie d’un petit a dans l’écriture cursive. N’avoir pas fait une panse d’a, c’est-à-dire n’avoir rien écrit, rien copié, rien composé. Si je voulais recevoir tous les ans vos quatre mille livres, sans faire jamais une panse d’a, vous seriez l’homme le plus propre à vous laisser faire, VOIT. Lett. clxxxiv. Ne savoir ni A ni B, ne pas savoir lire, être très ignorant (voy. a b c). Il est marqué à l’A se dit d’un homme de bien, d’honneur et de mérite ; et ce proverbe est emprunté des monnaies qu’on marquait aux villes de France par ordre alphabétique, selon leur primauté : la monnaie de Paris, réputée du meilleur aloi, était marquée de l’A. || A, dans la musique moderne et notamment dans la musique allemande, le sixième degré de la gamme diatonique et naturelle, ou la dixième corde de la gamme diatonico-chromatique, appelé dans l’ancien solfège a la mi ré, a mi la, ou la. A majuscule, écrit sur une partition, indique l’alto.

hist. xiiie s. Oiez que tesmoigne li A ; A veut tous tems qu’on la bouche oevre ; Tuit [tout] prelat beent à ceste oevre. Icil qui l’A B C para, Fist le commencement par A, Senefiance de l’a b c, jubin, ii 276.

étym. [a latin, lequel vient de l’a grec, lequel a été apporté par les Phéniciens sous le nom d’ alpha (voy. ce mot).

A (a), 3e pers. sing. ind. prés. du verbe avoir.

À (a) prép. Lorsque à précède l’article masculin suivi d’une consonne autre que l’ h muette, on les contracte en au pour à le ; lorsqu’il précède l’article pluriel des deux genres, on les contracte en aux pour à les.

rem. Ces formes proviennent de l’ancienne langue : à le se disait al, qui devant une consonne se prononçait ordinairement au, comme on le voit dans autre, écrit anciennement altre et venant du latin alter. Pour le pluriel, à les se contractait en as ou aus ; d’où notre forme aux.

À exprime trois rapports différents : direction, aller à Paris ; repos, résider à Paris ; extraction, prendre à un tas. Quand, partant de ces trois significations fondamentales, on examine les acceptions telles qu’elles se comportent dans le langage, on rencontre une variété extrême de nuances, qui rend très difficile le classement des sens. Un mot aussi petit et aussi employé que à est devenu très indéterminé, de manière à se prêter à une foule d’emplois différents. Comme toute préposition, il exprime un rapport, et ne peut être bien apprécié


indépendamment des deux termes qu’il lie, aussi bien l’antécédent que le conséquent. Au lieu de la classification par significations, on peut adopter une classification d’après les deux termes du rapport où à figure, le sens étant aussi bien déterminé, en beaucoup de cas, par le mot qui précède que par le mot qui suit. En conséquence, on peut considérer à dans les positions suivantes :

Entre un substantif et un substantif ou un pronom. Séjour à Paris. Habitation à la campagne. La vie aux champs. Retour à la ville. L’ascension au haut du pic. L’orientation au nord. La remise à un autre temps. Le recours au juge. Le discours au roi. La réponse à une lettre. L’élévation aux dignités. La disposition à la plaisanterie. La préparation à la communion. La contribution au fonds commun. La légèreté à la course. Le lion à la gueule menaçante. Terre à potier. Vases à huile. Marché aux boeufs. Cruche à anses. Chaise à porteurs. Terre à blé. Tunique à manches. L’emprunt au banquier. L’achat au marchand. La demande au professeur. La suspension au plancher. L’arrachement à toutes les affections. La répugnance au mariage. Le manquement au devoir. L’obéissance au maître. Il n’est rien de cela aux exemples des payens ; nous n’avons pas de liaison à eux, PASC. Pens. II, 17. Je méditais ma fuite aux terres étrangères, RAC. Baj. III, 2.

Entre un substantif et un pronom, construction où à exprime la possession. Un ami à moi. C’est un ami à moi ; je vous le recommande. Il a un style à lui. Vous avez une manière à vous.

Entre un substantif et un verbe. L’exhortation à combattre. L’encouragement à bien vivre. La disposition à plaisanter. La promptitude à faire. L’habileté à parler. La facilité à comprendre. La répugnance à venir. Le plaisir à obéir. La fermeté à soutenir la vérité. La honte à mentir. Quelque effort que l’on fasse à rompre vos beaux noeuds, CORN. Her. I, 4. Il n’a pas de peine à se rendre, LA FONT. Fab. VIII, 7, 4. Les biais qu’on doit prendre à terminer vos voeux, MOL. l’Étourdi, IV, 1.

Entre un adjectif et un substantif ou un pronom. Exposé au midi. Porté à la violence. Enclin au mal. Prêt au combat. Parti hostile au gouvernement. Obéissant à la loi. Nuisible à la santé. Plaisant à l’oeil. Important à l’État. Habitué aux théâtres. Utile à tous, propre au travail. Affable aux petits. Semblable au loup. Égal aux plus grands. Sa mort fut conforme à sa vie. Attaché à ses habitudes. Rebelle à l’autorité. Répugnant aux sens. Il est loisible à tout homme de.... Il était naturel à Adam et juste à son innocence, PASC. édit. Cousin. Ils étaient cruels à ceux qui leur résistaient, boss. Hist. iii, 6.

Entre un adjectif et un verbe. Disposé à mé-


dire. Prêt à partir. Enclin à ne rien faire. Facile à apprendre. Important à comprendre. Chose honteuse à dire. Charmant à contempler. Agréable à faire. Inutile à dire. Le dernier à fuir. Le premier à s’élancer. Prompt à se mettre en colère. Habile à parler. Propre à supporter les fatigues. C’est bientôt le premier à prendre, LA FONT. Fab. VIII, 7.... Les riches grossiers N’ont pas une âme ouverte à sentir les talents, A. CHÉN. 26.

Entre un adverbe et un nom ou un pronom. Conformément à ce que vous dites Semblablement aux feuilles des arbres, les générations humaines se succèdent sur la terre.

Entre le même mot répété sans article, indiquant que personnes ou choses se suivent ou se touchent. Un à un. Trois à trois. Il passèrent un à un. On les compta trois à trois. Goutte à goutte. Seul à seul. Tête à tête. Ils s’introduisirent homme à homme. Pas à pas. Mot à mot. Traduire mot à mot. Corps à corps. Lutte corps à corps. Bec à bec. Bout à bout. En termes de jeu, nous sommes fiche à fiche, dix à dix, nous avons chacun une fiche, dix points ; et même, elliptiquement, nous sommes fiche à, dix à.

Entre un verbe ayant à pour complément indirect et un substantif ou un pronom. Se rendre à la ville. Reléguer aux champs. Recevoir au camp. Aller à Rouen, à la campagne. Monter au ciel. Envoyer un livre à quelqu’un. Monter à cheval. être tourné à l’est. être exposé au danger. Jeter quelqu’un à terre. Jeter à l’eau. Revenir à soi. J’en viens à un autre objet. Courir à sa perte. Appeler aux armes. Exhorter au travail. Recourir au juge. Descendre aux dernières prières. S’adresser à ses amis. Réduire à l’extrémité. Arracher quelqu’un à son opinion. Élever au rang suprême. Courir au danger. Se préparer au combat. Lever les mains au ciel. Accorder la récompense au mérite. Devoir de l’argent à quelqu’un. Exposer au péril. Se rendre à César. Écrire à quelqu’un. Enseigner les lettres aux jeunes gens. Ajouter à quelque chose. Imputer à crime. Assister au jugement. Plaire à quelqu’un. Il importe à tout le monde. Elle pense à moi. Il s’accoutume à l’obéissance. Ce vêtement sied bien aux hommes âgés. Il convient à chacun. Ce livre appartient à mon frère. Se joindre à une compagnie. Mettre une chose à sa place. Associer sa cause au salut public. Faire part de sa gloire à quelqu’un. Mêler de l’huile à de la chaux. Comparer Aristote à Platon. Répondre à l’amour. Répugner à certaines démarches. Le chien ressemble au loup. Conformer sa vie aux préceptes de la sagesse. Condamner à mort, aux galères. Puiser de l’eau à une fontaine. Boire à la source. Prendre au tas. Demander quelque chose à quelqu’un. Allumer une chandelle au feu. Acheter du drap au marchand. Emprunter de l’argent à un ami. Dire une parole, un mot à quelqu’un. Commencer à dormir. Suspendre au plafond. Arracher aux arbres leurs fruits, un fils à sa mère. Dérober au danger. La marcotte a été prise à un bon cep. Dépouilles enlevées à l’ennemi. Retirer sa confiance à quelqu’un. Manquer à son devoir, à ses amis. Toucher à quelque chose. Toucher au terme, au port. La vérité était contraire à vos fins ; il a fallu mettre votre confiance au mensonge, PASC. Prov. 16. Pensez-vous.... Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête, Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ? MOL. Éc. des M. I, 2. Moi-même la cherchant aux climats étrangers, RAC. Baj. III, 4. Enfin je viens à vous, ID. Phèd. I, 2. Mais enfin à l’autel il est allé tomber, ID. Andr. V, 3. On dit même qu’au trône une brigue insolente Veut placer Aricie et le sang de Pallante, ID. Phèd. I, 4. Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue, ID. ib. II, 5. Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter, ID. ib. II, 6. J’aurais trop de regrets, si quelque autre guerrier Au rivage troyen descendait le premier, ID. Iphig. I, 2. Le comte d’Harcourt, fortifié par les troupes qui avaient joint son armée, se résolut de marcher à M. le Prince, LA ROCHEF. Mém. 202. Cours, assemble au drapeau nos braves combattants, VOLT. Scyth. IV, 4. À ce fatal berceau l’instinct m’a rappelé, ID. Orphel. II, 3. S’il y a une autorité dans le monde à laquelle la raison doive céder, c’est à celle de la religion chrétienne, MASS. Vérité. Elle est donc plongée au tombeau ! GILB. à la Reine. Et je le donnerais à bien d’autres qu’à moi De se voir sans chagrin au point où je me voi, MOL. Sgan. 16. Voilà un homme qui veut parler à vous, ID. Mal. imag. II, 2. Il est ce que tu dis, s’il embrasse leur foi ; Mais il est mon époux, et tu parles à moi, CORN. Poly. III, 2. L’hypocrisie est un hommage Que rend le vice à la vertu, AUBERT, II, 10. J’ai conclu que la recherche de la vérité était une folie, parce que, quand on la trouverait, on ne saurait à qui la dire, BERN. DE S. P. Ch. ind.

Entre un verbe et un verbe. Exhorter à faire. Inviter à venir. Condescendre à traiter. Il en est venu à nous dire. Réduire à capituler. Forcer à mourir de faim. Il incline à prendre ce parti. Se préparer à partir. Apprendre à lire. Enseigner à s’exprimer correctement. Cela contribue à augmenter le patrimoine. Ce discours le portait à céder. Se décider à comparaître. Sa démarche l’exposait à périr. Il se plaît à étudier. Il pense à exécuter son projet. S’accoutumer à obéir. Aimer à donner. Condamner à faire amende honorable. Chercher à comprendre. Donner à copier une lettre. Donner à porter un fardeau. Il reste à finir le travail. Demander à être reçu. Manquer à venir. Répugner à travailler. On l’exhorta à avoir courage, SCARR. Rom. com. II, 12. Et je me vois réduit à chercher dans vos yeux une mort qui me fuit, RAC. Phèd. II, 2. Essayez un peu, par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement de petits billets doux, à épier les moments que mon mari n’y sera pas, MOL. G. Dand. I, 6. Manquez un peu, manquez à le bien recevoir, ID. Sgan. I. Depuis assez longtemps je tâche à le comprendre, ID. ib. III, 1. L’oeil ébloui se perd dans leur foule innombrable [des insectes] ; Il en faudrait un monde à faire un grain de sable, LAMART. Joc. IV, 34. C’est une chose grande et que tout homme envie, D’avoir un lustre en soi qu’on répand sur sa vie, D’être choisi d’un peuple à venger son affront, V. HUGO, F. d’aut. 13.

10° Absolument, devant un nom ou un pronom, exprimant une circonstance, à la façon d’un adverbe ou d’une locution adverbiale. À Paris. À la ville. Aux champs. Au midi. Au nord. À terre. À l’entrée de l’église. À l’armée. Au feu. À l’ombre. Au soleil. À table. Au doigt. Porter une bague au doigt. Au front. Blessé au front. À l’oreille. Mal à l’oreille. Je vous dirai cela à l’oreille. À tout âge. À l’âge de trente ans. Au temps que les bêtes parlaient. À neuf heures. À midi. Au jour fixé. À échéance. Payer à échéance. Au commencement. À la fin de l’année. Au printemps. À l’année. Louer une maison à l’année. Pension à vie. Travailler à la journée. À la longue. Au point du jour. Au mois de mai. À toutes les heures. À chaque fois. À quelques jours de là. À de longs intervalles. À mon arrivée. À l’approche de Xerxès. À cette vue. À ce récit. Au bruit de sa mort. À la nouvelle que.... À la vue du bourreau. À la prière. À l’instigation des ennemis. À grandes journées. Venir à grandes journées. À la façon des Grecs. À pleines mains. À genoux. À pied. Au toucher. Au goût. À dessein. À souhait. À l’huile. Manger des légumes à l’huile. À l’épée. Se battre à l’épée. À l’aiguille. Bro-


der à l’aiguille. À la paume. Jouer à la paume. À voiles et à rames. À toute vapeur. À la main. Fait à la main. Au poids. À la mesure. À prix d’argent. À bon marché. À un prix élevé. À vingt sous la livre. À gros intérêts. À sept kilomètres de Paris. À dix lieues environ. À une journée de marche. À mon avis. À l’exemple des autres. À ce que je vois. À ce que je sais. À l’enseigne du Lion d’argent. Au Veau qui tette. À la Boule d’or. À la cour de cassation. Conseiller à la cour de cassation. Avocat à la cour d’appel. Commis au ministère de la guerre. Tu reviens seul, Hémon ; ô sinistre présage ! Que je lis d’infortune aux traits de ton visage ! ROTROU, Antig. III, 2. Viens, suis-moi, va combattre et montrer à ton roi Que ce qu’il perd au comte, il le retrouve en toi, CORN. Cid, III, 6. Et n’est-ce pas depuis ce temps-là qu’Escobar a tant été imprimé de fois en France et aux Pays-Bas ? PASC. Prov. 11. Cette pratique est juste ; elle est autorisée aux Pères de l’Église, ID. ib. À demi-lieue de là, L’Étoile commença de se plaindre, SCARR. Rom. com. II, 12. Cet usage du mot sceptre se trouve à toutes les pages de l’Écriture, BOSSUET Hist. II, 2. Aux bords que j’habitais, je n’ai pu vous souffrir, RAC. Phèd. II, 5.... Ainsi tout mon espoir N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir, ID. Iphig. V, 2. Mais ma force est au dieu dont l’intérêt me guide, ID. Athal. IV, 3. Trempa-t-elle au complot de ses frères perfides ? ID. Phèd. I, 1. De vous laisser au trône où je serais placée, ID. Britann. IV, 2. Vous qui gardant au coeur d’infidèles amours, ID. Mithrid. IV, 4. Qu’est-ce qu’un nom, pour immortel qu’il soit, s’il n’est écrit au livre de vie ? FLÉCH. t. I, p. 53. Si quelques mariages se faisaient à mon voisinage, J. J. ROUSS. Ém. IV. D’Assas, capitaine au régiment d’Auvergne, VOLT. S. de L. XIV, chap. 34. Zamore vit encore au coeur de son amante, ID. Alz. I, 4. C’est avec éclat Que je veux aujourd’hui me venger au sénat, ID. Catil. II, 3. Pour languir aux déserts de l’antique Arabie, ID. Zaïre, III, 1. Unis pour le butin, divisés au partage, ID. Cat. III, 1. Les mendiants groupés dans l’ombre des portiques Ont moins de haine au coeur et moins de flamme aux yeux, V. HUGO, Voix, 1. Et tout ce peuple ingrat pour qui je périrai, Viendra, la joie au front, sourire à mes tortures, C. DELAV. V. Sicil. II, 6. Les choses qui se pratiquaient aux siècles passés, DESC. Méth. C’était au temps même que le roi de Prusse vers la Saxe et le prince de Conti vers le Rhin empêchaient que les forces autrichiennes ne pussent secourir l’Italie, VOLT. S. de L. XIV, III, 302. On fit mourir au même mois soixante-dix personnes, ID. ib. III, 389. On vit encore à cette journée quelle était l’inimitié naturelle entre les Suédois et les Danois, ID. Hist. de Russ. II, 4. O ciel ! qu’aux châtiments ta justice est sévère, Et qu’il est dangereux d’exciter ta colère ! ROTROU, Antig. III, 9.... À l’orgueil de ce traître, De mes ressentiments je n’ai pas été maître, MOL. Tart. V, 3. Je n’en serai point cru à mon serment, et l’on dira que je rêve, ID. G. Dand. II, 8. À mon serment l’on peut m’en croire, ID. Amph. II, 1. Aux événements de la guerre il faut.... HAM. Gramm. 121. Mme de La Tour, à cette scène, venant à se rappeler l’abandon où l’avaient laissée ses propres parents, ne pouvait s’empêcher de pleurer, BERN. DE S. P. P. et Virg. Les gardes, sans tarder, l’ont ouverte à genoux, RAC. Baj. III, 8. Les emportant aux dents, dans les bois se retirent, LA FONT. Fab. III, 13. À toute peine, il regagna le bord, ID. ib. VI, 17. Les mauvais effets qui en germent à milliers, MONTESQ. Lett. pers. 85. Cette déclaration est suivie d’un prompt courroux qui paraît à notre rougeur, MOL. Préc. 5. Ce grand coeur qui paraît au discours que tu tiens, CORN. Cid, II, 2. À ce que je puis voir, vous avez combattu, Prince, par intérêt plutôt que par vertu, CORN. Nic. II, 3. À ce que je voi, Chacun n’est pas ici criminel comme moi, RAC. Théb. I, 5. L’échange en était fait aux formes ordinaires, LA FONT. Fab. III, 13. Faire sa ronde ainsi qu’à l’ordinaire, ID. ib. IV, 22. Croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace, PASC. Prov. 17. Pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu’ils ont exprimé par leurs écrits, ID. ib. Condamner ces propositions au sens de Jansénius, ID. ib. Il s’est fait un miracle à une religieuse de Pontoise, ID. ib. 6. À ton ordre suprême, ils se rendent ici, VOLT. M. de Cés. I, 2. Abandonner mon camp en est un [crime] capital, Inexcusable en tous et plus au général, CORN. Nic. II, 2. Aux rebelles vaincus il usait de douceur, RÉGNIER, Ép. I. Lâches aux dangers et perfides dans l’occasion, PERROT D’ABLANCOURT Tac. 450. Ils s’engagèrent, à peine de la vie, à.... BOSSUET Hist. I, 9.

11° Absolument, devant un pronom interrogatif. À qui cela ? À quoi bon ? À quelle fin ? À quelle uti-


lité ? LA FONT. Fab. II, 13. À quoi vos jours, vos années se sont-elles écoulées ? MASS. Conv.

12° Absolument, devant un verbe exprimant une circonstance à la façon d’un adverbe ou d’une locution adverbiale. À vrai dire. À ne pas mentir. À en croire Homère. À y bien regarder. À tout prendre. À compter de ce jour. À partir de telle époque. Que gagnerai-je à vous tromper ? Perdre son temps à jouer. Il passe le temps à se lamenter. Il s’arrête à lire les affiches. Le bon sens n’est pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, VAUVENARGUES. Bon Sens. Guzman, du sang des miens ta main déjà rougie Frémira moins qu’une autre à m’arracher la vie, VOLT. Alz. III, 5. Ils triomphent à montrer là-dessus la folie du monde, PASC. Pens. div. 7. Et que deviendra lors cette publique estime, Qui te vante partout pour un fourbe sublime, Et que tu t’es acquise en tant d’occasions à ne t’être jamais vu court d’inventions ? MOL. l’Étourdi, III, 1. L’allégresse du coeur s’augmente à la répandre, ID. Écol. des F. IV, 6. La curiosité qui vous presse est bien forte, Ma mie, à nous venir écouter de la sorte, ID. Tart. II, 2. Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens, Et nous faisons contre eux à leur être indulgents, ID. Éc. des F. V, 7. À parler franchement, ID. l’Étourdi, I, 9. À vous dire la vérité, ID. D. Juan, I, 3. Imitez son exemple à ne pardonner pas, MALH. VI, 5. J’entreprendrais sur elle à l’accepter de vous, CORN. Rod. III, 4. J’en ferais autant qu’elle à vous connaître moins, ID. ib. V, 4. A vaincre sans péril on triomphe sans gloire, ID. Cid, II, 2. À les défendre mal je les aurais trahis, ID. ib. v. Je deviendrais suspect à parler davantage, ID. Cinna, I, 4. À raconter ses maux souvent on les soulage, ID. Poly. I, 3.... J’aurais en mon malheur Quelque contentement à flatter ma douleur, RÉGNIER, Sat. XV. À commencer par leur fils Hinyas, BOSSUET Hist. III, 4. Les apôtres, à les regarder par les yeux humains.... ID. ib. II, 11. À remonter à la source, c’était.... ID. ib. II, 12. À l’entendre, rien n’était difficile, FÉN. Tél. XVI. Cette prétendue règle, à la prendre sans restriction, est évidemment fausse, D’OLIV. Prosod. fr. Il est faux qu’à s’en abstraire par vertu l’on se fasse mépriser, J. J. ROUSS. Hél. I, 57. J’avilirais le sceptre à venger mon injure, C. DELAV. V. Sicil. III, 2.

13° Absolument, devant un nom de nombre ou devant un pronom suivi d’un nom de nombre. À quatre. Ils soulevèrent ce fardeau À quatre. À lui seul. À moi seul. Médée, à elle seule, bravait une armée. Ignominie qui, à elle seule.... À trois que nous étions, nous ne pouvions soulever ce fardeau.

14° Absolument, avec un adverbe de temps. À quand ? À quand le rendez-vous ? À demain. À demain, je vous attends. À demain les affaires. À jamais. Événement à jamais déplorable. À toujours. Soyez prêt à demain, CORN. Cid, IV, 5.

15° Elliptiquement, devant un nom ou un pronom. Au secours ! à moi, citoyens ! Au voleur ! Au feu ! à la porte, l’insolent ! à table, messieurs ! à l’ennemi, soldats ! à votre santé ! à monsieur un tel (sur une adresse). À Jupiter, très bon, très grand. Au revoir (revoir est ici un substantif). À ce soir. À dimanche. À la vie, à la mort. À perpétuité. Concession à perpétuité dans un cimetière. À moi, comte, deux mots, CORN. Cid, II, 2. Holà, gardes, à moi ! RAC. Iphig. IV, 7.

16° Elliptiquement, entre un substantif et un verbe (équivalent à bon, propre). Chose à dire. Lettre à écrire. Homme à pendre. Je ne vous crois pas homme à faire cela. Occasion à ne pas laisser échapper. Affaire à perdre un homme. Procès à ne pas finir. Conte à dormir debout. Chambre à coucher. Pierre à aiguiser. Arbres à transplanter. Compte à revoir. Travail à refaire. Lettre à porter. Par abréviation : à revoir, à refaire, à porter. Un voile à couvrir d’autres flammes, MOL. Dépit am. I, 1. Un cœur qui jamais n’a fait la moindre chose à mériter l’affront où ton mépris l’expose, ID. Sgan. 16. La couronne n’a rien à me rendre content, MOL. D. Garc. V, 5. Cherchons une maison à vous mettre en repos, id. l’ Étourdi, V, 3. Je me sens un cœur à aimer toute la terre, ID. D. Juan, I, 2. Je n’ai point un courroux à l’exhaler en paroles vaines, ID. ib. I, 3. Si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusqu’au soir, ID. ib. I, 1. Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour ? Sous un astre à jamais ne changer son amour, ID. l’ Étourdi, I, 4. De taille à se défendre hardiment, LA FONT. Fab. I, 5. C’était une clameur à rendre les gens sourds, ID. ib. VIII, 12. Ce n’était pas un homme à conquérir des royaumes, volt. S. de L. XIV, iv, 155.

17° Elliptiquement, devant un verbe. Demain, à recommencer. Après-demain, À dîner. À revoir, monsieur. Finissons ; mais demain, muse, à recommencer, BOILEAU Sat. VII.

18° Locutions avec le verbe être. Cela est à moi. Tout était à l'ennemi. C'est à vous de prendre garde. Ce n'est pas à nous d'examiner. On ne peut être à soi un seul instant. Cet homme est à lui-même une énigme. C'est bien fait à vous. C'est à un bon consul de prévoir ce qui arrivera. C'est à faire à lui. C'est folie à vous de croire. Cinq est à quinze comme vingt est à soixante. À cette partie de trictrac, nous étions cinq trous à dix. Dans cette partie de billard, nous sommes quatre à six. Je suis ici à l'attendre. Je suis encore à savoir comment. Cet homme est à craindre. Avec ellipse de soit : Honneur aux braves, c'est-à-dire honneur soit aux braves, et ainsi pour les exemples suivants : Gloire à Dieu dans le ciel ! Guerre aux châteaux et paix aux chaumières ! Malheur aux vaincus ! Les fureurs de la terre Ne sont que paille et que verre à la colère des cieux, MALH. II, 2. L'amour que J'ai pour vous est tout à votre gloire, CORN. D. Sanche, II, 2. Qui n'est point au vaincu ne craint pas le vainqueur, ID. M. de Pomp. I, 1. C'était bien dit à lui ; j'approuve sa prudence, LA FONT. Fab. III, 18. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature. Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même, PASC. édit. Cousin. Elle était à la conversation comme si elle n'avait eu autre chose à faire, J. J. ROUSS. Hél. VI, 11. Chaque juge est un homme à moi, BÉRANG. M. du S. E. Elle revint longtemps après ; J'étais à chanter sous la treille, ID. Print. et Aut. Les clameurs des soldats par la crainte étouffées Sont un faible rempart au chef audacieux, Qui brave le courroux d'un ministre des cieux, C. DELAV. Paria, I, 1. La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit, LA ROCHEF. Réflex. 67. C'est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l'homme d'importance, MOL. Préc. 14. Il est encore à revenir, SÉV. 212. Est-ce donc une chose à dire gaiement ? et n'est-ce pas une chose à dire, au contraire, tristement, comme la chose du monde la plus triste ? PASC. Pens. II, 2.

19° Locutions avec avoir. Avoir affaire à quelqu'un. Il y a de la folie à croire que.... Je n'avais rien à vous écrire. Vous n'avez qu'à parler. J'ai à vous entretenir. Il y aurait à craindre. Le temps que j'ai à vivre. L'argent que j'ai à dépenser. Ils eurent un peu à souffrir sous ses successeurs, BOSSUET Hist. II, 5. Si c'était une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton, MOL. G. Dand. I, 3.

20° Locutions avec faire suivi d'un infinitif. J'ai fait faire un habit à mon tailleur. Il a fait accepter un cadeau à son ami. Faire prendre les armes à la troupe. Ils l'ont fait recevoir [la bulle] au clergé, PASC. Prov. 16.

21° Locutions avec se laisser et un infinitif. Se laisser séduire aux voluptés. Se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs désirs. Ne nous laissons pas abattre à la tristesse, PASC. édit. Cousin. J'avance cette opinion ; mais, parce qu'elle est nouvelle, je la laisse mûrir au temps, ID. Prov. 6. Ce peuple se laissait conduire à ses magistrats, BOSSUET Hist. III, 7. On se laissait dominer à l'amour, ID. ib. II, 11. Et ne vous laissez pas séduire à vos bontés, MOL. F. Sav. V, 2. Et que j'aurais cette faiblesse d'âme De me laisser mener par le nez à ma femme, ID. ib. V, 2. Vous vous laissez tenter à l'envie de causer, SÉV. 402. Quand je vous écris, je me laisse conduire à ma plume, BALZ. liv. XV, lett. XV. Ne vous laissez point abattre à la douleur, FÉN. Tél. XXIII. Ne vous laissez point vaincre à votre malheur, ID. ib. II.... Ce héros Laisse aux pleurs d'une épouse attendrir sa victoire, RAC. Iphig. IV, 4.

22° Locutions avec ouïr dire, voir faire, entendre dire, etc. J'ai ouï dire à des vieillards.

rem. Des lexicographes ont critiqué cette locution, comme étant amphibologique et pouvant signifier : j'ai entendu qu'on disait à des vieillards ; ils voulaient que l'on mît : " J'ai ouï dire par des vieillards. " Mais ce scrupule est excessif ; ouï dire est une locution inséparable et on ne peut jamais intercaler quelque chose entre ouï et dire, ni supposer, j'ai ouï quelqu'un dire à des vieillards. Cela étant impossible, le sens de la locution ne prête à aucune amphibologie. On dira de même : j'ai entendu dire à votre frère que vous viendrez, c'est-à-dire j'ai entendu votre frère qui disait : j'ai vu faire à ces hommes une action généreuse, c'est-à-dire j'ai vu ces hommes faisant. Mais il n'en serait plus de même si un pronom intervenait au lieu d'un nom : je lui ai entendu dire ; je lui ai vu faire ; je lui ai vu donner ; l'amphibologie commence, et il y a à distinguer deux cas : 1° si le verbe à l'infini-


tif ne peut avoir de régime indirect avec à, la locution est bonne, l'amphibologie n'existe pas : je lui ai vu franchir le fossé : on ne dit pas franchir à quelqu'un ; le cas n'est pas douteux ; je l'ai vu franchissant le fossé ; je lui ai vu faire une action généreuse ; on ne dit pas faire à quelqu'un ; le sens est donc, je l'ai vu faisant. 2° Si le verbe à l'infinitif peut avoir un régime indirect avec à, l'amphibologie commence réellement : je lui ai vu donner un soufflet pourrait également signifier, je l'ai vu donnant un soufflet, et j'ai vu qu'on lui donnait un soufflet. On évitera donc cette tournure. 23° Locutions avec attendre. J'ai attendu à vous parler que tout le monde fût sorti. Elle.... Attend l'ordre d'un père à choisir un époux, CORN. Cid, I, 1. Qu'attendons-nous à nous soumettre ? BOSSUET Hist. II, 13. Attendez à les lui donner quand il aura assez de force, FÉN. Tél. XXI. Le feu demeure caché dans les veines des cailloux, et il attend à éclater jusqu'à ce que le choc d'un autre corps l'excite, ID. Exist. de Dieu, 15.

24° Locutions avec trouver. J'ai trouvé à votre ami un air soucieux. Trouver à dire. Écoutez si vous trouvez l'air à votre goût, MOL. Préc. 10.

25° Devant de. Rien ne plaît à des gens malades. Répondez avec fermeté à de telles prétentions. Il se livre à des extravagances. À de plus hauts partis Rodrigue doit prétendre, CORN. Cid, I, 3. La nature, féconde en bizarres portraits, Dans chaque âme est marquée à de différents traits, BOILEAU Art. Poét. III. Cette locution s'explique par la construction partitive (voy. DE).

26° De.... À. De Paris à Rouen il y a trente lieues. D'eux à moi il y a cette différence. D'homme à homme. Elliptiquement : vingt à trente, dix à douze, pour de vingt à trente, de dix à douze. Du matin au soir. De la tête aux pieds. Du jour au lendemain. De vous à moi. De nation à nation. Vivre de pair à compagnon. Traiter de Turc à More. De gré à gré.

27° Locution à qui. C'était à qui partirait le premier. Ils se disputent à qui sera préféré à l'autre. Tirons à qui jouera le premier. Eh bien ! gageons nous deux à qui plus tôt aura dégarni les épaules Du cavalier, LA FONT. Fab. VI, 3. Hélène adorée vit les peuples et les dieux combattre à qui la posséderait, P. L. COUR. I, 39.

28° Locutions par pléonasme. À est suivi d'un pronom personnel reproduisant le pronom possessif qui précède. C'est mon opinion à moi. Votre devoir à vous, est de partir. Sa manière à lui, c'est de parler par sentences. Leur gain à eux est de cent francs.

29° Locution populaire, la barque à Caron. Cette tournure n'est plus usitée que dans cette locution, et ce serait une faute que de s'en servir autre part. Pourtant elle n'est qu'un archaïsme, et, aujourd'hui encore, on dit parmi les ouvriers et les gens de campagne : la femme à Jean, la fille à Thomas, la soeur au bedeau.


rem 1. À étant entre deux substantifs où le conséquent détermine l'antécédent, le conséquent doit-il prendre le pluriel, quand l'antécédent change de nombre, ou quand le conséquent peut représenter une pluralité ? En d'autres termes, si l'on écrit fruit à noyau, faut-il écrire, au pluriel, fruits à noyau ou à noyaux ; et faut-il écrire arbre à fruit ou à fruits ? Il y a quatre cas : 1° L'antécédent est au singulier ou au pluriel, et le conséquent n'est pas susceptible de pluralité ; alors on met toujours le singulier : pomme à cidre et pommes à cidre ; mouche à miel et mouches à miel ; machine à vapeur et machines à vapeur ; une arme à feu, des armes à feu ; un moulin à eau, des moulins à eau ; une rente à perpétuité, des rentes à perpétuité ; 2° l'antécédent est au singulier ou au pluriel, et le conséquent indique la pluralité : une bête à cornes, des bêtes à cornes ; un serpent à sonnettes, des serpents à sonnettes ; un homme à projets, à préjugés ; 3° le conséquent est nécessairement singulier ; alors quand l'antécédent est mis au pluriel, on peut maintenir le conséquent au singulier, attendu qu'il est unique pour chaque antécédent, ou le mettre au pluriel en considérant qu'il y en a autant que d'antécédents : une comète est un astre à queue ; les comètes sont des astres à queue ou à queues ; manchette à dentelle, manchettes à dentelle ou à dentelles ; couteau à ressort, couteaux à ressort ou à ressorts ; cuiller à pot, cuillers à pot ou à pots. L'usage le plus ordinaire est de mettre le singulier ; mais, comme on voit, le pluriel n'est pas une faute ; 4° le conséquent, bien que multiple, peut être considéré comme un nom collectif, par exemple, fruit, feuille, fleur, puisqu'on dit le fruit de cet arbre, la fleur du poirier, la feuille de


l'acacia. Dans ce cas, on peut mettre le nombre que l'on veut, que l'antécédent soit au singulier ou au pluriel : arbre à fruit ou à fruits, arbres à fruit ou à fruits ; mais si le conséquent ne se prend pas habituellement au sens collectif, il faut toujours le mettre au pluriel. Ainsi on ne dira pas fleur à pistil, mais à pistils, fruit à noyau, mais fruit à noyaux, à moins, bien entendu, que la fleur n'ait qu'un pistil, le fruit qu'un noyau. Considérer ces mots-là comme collectifs se peut à la rigueur ; mais c'est leur attribuer un usage qu'ils n'ont pas, et dès lors il vaut mieux suivre l'idée naturelle, qui est celle du pluriel. || 2. On lisait dans l'avant-dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : il y avait sept à huit personnes dans cette assemblée. La dernière édition et tous les grammairiens modernes condamnent cette locution. On ne peut employer la préposition à qu'entre deux nombres qui en laissent supposer un intermédiaire ou qu'entre deux nombres consécutifs, quand il s'agit de choses qu'on peut diviser par fractions. Mais, dans l'exemple cité, il faut la conjonction ou, parce qu'une personne ne se divise pas. Les bons auteurs ont reconnu la règle donnée ici. On a pris ou tué aux Allemands sept à huit cents hommes, RAC. Lett. à Boil. XLI. Les deux jeunes bergères assises voyaient, à dix pas d'elles, cinq ou six chèvres, LA FONT. Psyché. Il y avait dans la maison du paysan où je logeais cinq ou six femmes et autant d'enfants qui s'y étaient réfugiés, BERN. DE S. P. Études, 13. Je fus étonné de voir jusqu'à sept ou huit personnes se rassembler sous ce même toit, LA BRUY. 13. La faute vulgaire provient d'une extension non raisonnée du cas où la locution convient, sept à huit livres, au cas où elle ne convient pas, sept à huit hommes. || 3. C'est à lui à qui on en veut. Dites c'est à lui qu'on en veut, ou c'est lui à qui on en veut. L'usage actuel condamne la répétition de à ; et c'est en effet un pléonasme. Ainsi on trouve une faute dans ce vers de Boileau : C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler, Sat. IX. Mais si Boileau y avait vu une faute, il lui était bien facile de l'éviter, en mettant : Oui, c'est vous, mon esprit, à qui je veux parler. Le fait est que de son temps cela n'était pas considéré comme une faute. Ses contemporains ne se font aucun scrupule de répéter à. Que de son cuisinier il s'est fait un mérite, Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite, MOL. Misanth. II, 5. Ce sera à vos oreilles à qui j'ajusterai la cadence de mes périodes, BALZ. liv. VII, lett. XXI. Les auteurs plus anciens usent également de cette façon de parler. Aujourd'hui on rejette absolument ce pléonasme. || 4. On dit, à Paris, à Bordeaux, quand il s'agit de la demeure, soit fixe, soit passagère. Il est à Paris, il réside à Paris, il passera quelques jours à Paris ; autrement, on peut dire dans : il y a douze cent mille habitants dans Paris. || 5. À devant les noms de lieux. 1° On se sert toujours de à devant les noms de villes ou de villages : aller ou résider à Paris, à Meudon, à Saint-Cloud ; 2° de en devant les noms de continents, de pays, de provinces, quand ils sont féminins. Aller ou résider en France, en Afrique, en Algérie, en Angleterre, en Normandie ; 3° de à, s'ils sont masculins : aller ou résider au Japon, au Mexique, au Canada, au Perche, au Maine : Cependant on dit : en Portugal, en Danemark, en Béarn, bien qu'ils soient masculins ; 4° autrefois la distinction entre l'emploi de à et celui de en n'était pas faite, et l'on disait aller à l'Amérique. L'un des trois jouvenceaux Se noya dès le port, allant à l'Amérique, LA FONT. Fab. XI, 8. Solon passa à Chypre, FÉN. Solon. De cet ancien usage il est resté, à la Chine : aller à la Chine ; mais on commence à dire de préférence, en Chine. || 6. C'est à vous à faire cela ; c'est à vous de faire cela. Ces deux tournures s'emploient l'une et l'autre et sont équivalentes ; il est impossible de fixer entre elles une nuance réelle et fondée sur l'usage. C'est au prince à juger de ses ministres, D'ABLANC. dans BOUHOURS. Ce n'est pas à vous d'élire quelle charge et quelle fonction vous devez faire, l'abbé RÉGNIER dans BOUHOURS. C'était à lui à vous faire entendre.... BOSSUET Hist. II, 6. Ces deux tournures, autorisées par l'usage, n'ont pas un titre égal devant la grammaire. C'est à vous de parler s'explique grammaticalement : de parler est à vous. Mais c'est à vous à parler ne s'explique pas ; il faut y voir une incorrection causée par l'oreille, que le premier à décida à en vouloir un second. || 7. On doit répéter la préposition à devant chacun de ses compléments : il écrit à Pierre et à Jean, et non, il écrit à Pierre et Jean ; il aime à lire et à écrire, et non à lire et écrire. Ainsi on n'imitera pas ces exemples de Molière : On sait bien que Célie A causé des désirs à Léandre et Lélie, l'Étourdi, V, 3. Comme si j'étais femme à violer la foi que j'ai donnée à mon mari et m'éloigner jamais de la vertu, ID. G. Dand. II, 10. Exceptions : Parmi tous les romans de l'antiquité, je donne la préférence à Théagène et Chariclée, parce que ces deux mots Théagène et Chariclée, étant le titre d'un ouvrage, ne font qu'une expression unique. Par la même raison on dira, il aime à aller et venir, parce qu'aller et venir forment une locution. On pourra semblablement supprimer à quand deux verbes placés l'un à côté de l'autre ressembleront à une locution ; ce qui est délicat à apprécier. On pourra encore supprimer à, du moins en poésie, quand la phrase est longue, comme ici : Pour de l'esprit, j'en ai, sans doute, et du bon goût à juger sans étude et raisonner de tout, à faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre, Figure de savant sur les bancs d'un théâtre, Y décider en chef et faire du fracas à tous les bons endroits qui méritent des ah ! MOL. Misanth. III, 1. Supprimer à n'est point une faute contre la logique ou la grammaire ; c'est seulement une faute contre un usage qui, dans le fait, est favorable à la clarté. C'est avec cette remarque que l'on appréciera les phrases suivantes de bons auteurs : Moïse qui m'a dit que j'étais fait à l'image et ressemblance de Dieu, BOSSUET Connaiss. de D. IV, 8. La disposition qu'a le corps, dans les passions, à s'avancer ou se reculer, ID. ib. IV, 3. Il ne songe plus qu'à vivre et avoir de la santé, LA BRUY. 8. Une animosité qui commençait à aigrir et troubler votre coeur, MASS. Profes. relig. Serm. 4. || 8. À se répète avec l'un et l'autre. Cela convient à l'un et à l'autre, et non à l'un et l'autre. Cependant, en poésie, la règle ne s'observe pas. À l'une ou l'autre enfin votre âme à l'abandon Ne lui pourra jamais refuser ce pardon, CORN. Perth. IV, 1. || 9. Locut. vic. Le fils à Guillaume. Loc. corr. Le fils de Guillaume. Le rapport d'origine n'est plus marqué par la prép. À. Ne dites pas non plus, la maison à mon père. Loc. vic. Je suis l'aîné à mon frère qui est à Paris. Loc. corr. Je suis l'aîné de mon frère qui est à Paris. Loc. vic. Je suis cousin à votre apothicaire. Loc. corr. Je suis cousin de votre apothicaire. Loc. vic. Sept ôtés de dix, reste à trois. Loc. corr. Sept ôtés de dix, reste trois ; comme s'il y avait, il reste trois. Loc. vic. Il demeure à la grande rue. Avez-vous votre mouchoir à la poche ? Loc. corr. Il demeure dans la grande rue. Avez-vous votre mouchoir dans votre poche ?

hist. IXe Se. Et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, Serment.

— Xe s. Chi [qui] rex eret à cels dis sovre pagiens, Eulalie. Ad une spede [épée] li roverent tolir le chief, ib. Jonas propheta habebat mult laboret e mult penet à cel populum, Fragm. de Valenc. p. 468. Dunc si rogavit Deus ad un verme que percussist cel edre [lierre], ib. p. 468.

— XIe s. Car fut l'espée à moult noble vassal, Ch. de Roland, LXXXVI. Trahi vous a, qui à garder vous ot, ib. XCI. Or je sai bien, n'avons gueres à vivre, ib. CXLI. Sire, à pied estes, et je sui à cheval, ib. CLVII. Conseillez moi à dreit et à honur, ib. CLXXIV. Puis il s'escrie à sa voiz grant et haute : Baron franceis as chevals et as armes ! ib. CCXII. Seigneur baron, à Charlemagne irez, ib. V. Sa coustume est qu'il parole à loisir, ib. X. Que nous seions conduit à mendier, ib. III. Quand [il] le dut prendre, si lui cheït [tomba] à terre, ib. XXV. Tant vous [mon épée] [je] aurai en court à rei portée, ib. XXXIII, En France ad Ais s'en doit ben repairer [aller], ib. III.

— XIIe s. La nuvele vint al rei Salomun que Adonias fud al tabernacle, Rois, p. 26. David parla à nostre Seigneur al jur qu'il l'out delivred de tuz ses enemis, ib. p. 205. E sis peres le fist al ostel porter, ib. p. 317. Entrer vuel [je veux] en sa terre à [avec] mon barnage fier, Sax. 6. Qui donc veïst le duc sor un cheval gascon, Poindre parmi les rues, à sa main un baston..., ib. 8. Quant li dux fu ocis à duel et à tourment, ib. 12.... il ot fait asembler Touz les princes qu'il pot à sa terre trover, ib. 13. Et si escrie : Or à eux [allons sur eux], chevalier, Ronc. p. 57. À ces paroles [ils] font les grailles [trompettes] sonner, ib. p. 57. Au duel [deuil] qu'il ot, li cuens [comte] cheït pasmé, ib. p. 93. À icest mot l'a Roland coneü, ib. p. 93. Vous fustes fils au bon comte Reynier, ib. p. 99. À voiz escrie : Car chevauchez, baron, ib. p. 71. Freins à or, ib. p. 5. À toute vostre vie, ib. p. 11. À honte et à vilté, ib. p. 16. À une lieue erent [étaient] jà li glouton, ib. p. 47. À [avec] mil franzois [il] s'est de Rolant partis, ib. p. 57. Vers le palais qui fut


au roi Gibon, ib. p. 120. Garez en vous, gentils fils à baron, ib. p. 140. Si estes suer [soeur] al marquis Olivier, ib. p. 161. [Il] mit jambe à terre du bon destrier corant, ib. p. 152. Las ! quel amour à duel est departie ! ib. p. 163. À Marsile en alai, ad enviz ou de gré, ib. p. 199. À ces paroles li saint anges descent, ib. p. 173. Ne m'i laissez mourir à tel tourment, Couci, XI. Car vostre [je] sui, et serai à tous dis [jours], ib. XVII. Et nule riens [chose] n'est tant à mon desir, ib. XIX. Ou cil qui aime du cuer à son pooir, ib. XX. À la douçor du tens qui raverdoie, Chantent oisel et florissent verger, ib. XXI. Mais il convient qu'à sa volenté [je] soie, ib. XXI. Que me partir [je] n'en pourroie à nul jor, ib. XVII. Tuit [tout] mi penser sont à ma dame amie, ib. II. Vous pouvez bien savoir par ma chanson Et à mes diz, que je n'aim se vous non, ib. II. Tant s'est amors afermée En mon cuer à long sejor, ib. I. Or à mari autre que vous n'aurai, Romancero, p. 72.

— XIIIe s. Là trouverent il le comte Looys à moult plenté de bone gent et de moult bone chevalerie, VILLEH. XXXII. Il s'agenoilla tout plorant et leur jura sur sains que il à bonne foi tenroit les convenances [conventions], ib. XIX. Quar à si grant chose convient moult à penser, ib. XIII. Et sachez qu'il n'avoient viandes entre aus [eux] tous à plus de trois semaines, ib. LXXIV. Et les gens du païs vindrent à merci au fil de l'empereur de Constantinople, et tant lui donnerent que paix firent à lui, ib. LX. Adonc issi li empereres Alexis par une autre porte, à [avec] toute sa force, ib. LXX. Au roy [ils] aporterent divers joiaus à present, JOINV. 279. Je te donrai victoire de desconfire l'empereur de Perse, qui se combatra à toi à tout [avec] trois cent mille hommes, ID. 264. À un coup je ferai la teste trebucher, Berte, XIX. À ses mains [elle] avoit trait [tiré] un petit [peu] de fougere, ib. XL. Me gardez que [je] ne soie prise à [par] beste cuiverte [malfaisante], ib. XXXVI. À l'issue d'avril, un temps dous et joli, ib. I. Car nuls ne vient à vie, ne conviene [qui ne doive] finer [finir], ib. III. À Pepin [ils] orent guerre qu'avez ouï conter, ib. III. Car il ne plot à Dieu, qui tout a à garder, ib. III. À tous se fit aimer Berte, tant vous en di, ib. LXIX. Que jamais ne dirai que soie fille à roi, ib. XLIII. Mais de lui vous lairons ore à parler ici, ib. LIX. Les dismes furent establies et donées anciennement à sainte eglise soustenir, BEAUMANOIR XI, 39.

— XIVe s. Mais à ce que je voy.... N'estes pas asseür [en sûreté], du Guesclin, 8455. Et à ceux qui sont en eage moyen, amis leur sont necessaires à leurs bonnes actions acomplir, ORESME, Éth. 229. À ce que dit est s'acorde ce que disoit un philosophe appellé Eudoxus, ID. ib. 28.

— XVe s. Le duc de Bourgogne y [à Aire] establit à demeure le vicomte de Meaux, FROISS. II, II, 1. Le roi de France, qui tint à bonne et belle ceste chevauchée..., ID. II, II, 1. Edouard II, qui fut pere au gentil roi Edouard, ID. I, I, 2. Quand ils eurent bien considéré toutes leurs besognes et la dure guerre qu'ils avoient aux Anglois, ID. I, I, 75. Messire Thomas avoit escrit aux seigneurs qu'ils ne vinssent à Bordeaux à [avec] toute leur puissance, ID. II, II, 4. Il leur avoit donné à capitaine un moult gentil prince, ID. I, I, 34. Les Hainuyers se logerent assez près de la ville et considererent au quel lez [côté] elle estoit plus prenable, ID. I, I, 102. Ils furent moult esbahis : neanmoins ils se mirent à defense, ID. I, I, 110. Il l'appela et dit : Sire de Maubuisson, parlez à moi, ID. I, I, 119. Ils sentoient le comte de Foix à trop cruel.... Mieux leur valoit à estre ses prisonniers que là mourir honteusement par famine, ID. II, III, 7. Une treve fut accordée à durer quatre mois tant seulement, ID. I, I, 159. Volontiers il eust attendu à bataille le roi d'Angleterre, ID. I, I, 164. Là il monta en mer, et cinglerent tant au vent et aux estoiles qu'ils arriverent au havre de Bayonne, ID. I, I, 216. Et il atourneroit tel le pays que, à quarante ans après, il ne seroit pas recouvré, ID. I, I, 202. Monseigneur mon frere et madame la comtesse de Hainaut vous recevront à grand joie, ID. I, I, 14. Et souvent y avoit des chevauchées, des rencontres et des faits d'armes des uns aux autres, ID. I, I, 113. Et fit dire à sa soeur qu'elle vuidast tost et hastivement son royaume, ou il l'en feroit vuider à honte, ID. I, I, 11. Le roi Philippe de France, qui avoit grands alliances au roi d'Escosse, ID. I, I, 304. À saillir un fossé, le coursier trebucha et rompit à son maistre le col, ID. I, I, 325. Et à ce temps là, les Escots [Écossais] aimoient et prisoient assez peu les Anglois, et encore font ils à present, ID. I, I, 34. Les Escots n'ont que faire de chaudieres ne de chau-


drons, car ils cuisent bien leur chair au cuir des bestes memes, quand ils les ont escorchées, ID. I, I, 34. C'est à vous à qui je boy, BASSELIN, XX. Par la croix où Dieu s'estendy, C'est à vous à qui je vendy Six aunes de drap, Me P. Patelin. Cherchant rompre le dit voyage à leur pouvoir [autant qu'ils pouvaient], COMM. V, 17. Il pourroit sembler au lecteur que je disse ces choses pour quelque haine particuliere que j'aurois à eux, ID. VII, 11. Il preschoit que l'estat de l'Eglise seroit reformé à l'espée ID. VIII, 2. Ceste povre et jeune princesse, car ainsi se povoit elle bien appeller, non point seulement pour la perte qui.... mais à se trouver entre les mains des persecuteurs de sa maison, ID. V, 17. Et n'estoient point les trous entre les barreaux plus grans que à y bouter ung bras à son aise, ID. IV, 9. À peu de defense fut desconfit le dit duc et mis en fuite, ID. V, 3. La quelle chose lui fut à très grant prejudice et desplaisir, ID. V, 7. Et aux paroles d'hommes insensés il delibera d'attendre la fortune, ID. V, 8. La joie fut très grande au roi de se veoir au dessus de tous ceux qu'il hayoit [haïssait], ID. V, 12. À ceste cause tindrent conseil les dits Pisans, ID. VII, 7. Au temps que le roi Henri regnoit, ID. I, 2. Ce povre rey de Portugal, qui estoit très bon et juste, mist à son imagination qu'il yroit devers le duc de Bourgogne, ID. V, 17. À toute diligence, ID. I, 3. Il se mettoit à chemin, ID. I, 3. Il avoit esté dit que l'on se reposeroit deux fois au chemin pour donner haleine aux gens de pied, ID. I, 3. Les autres ont trop d'amour à leurs biens, à leurs femmes et à leurs enfants, ID. IV, 11. Il avoit eu à espouse et à femme la soeur du dit roi Ferrand, ID. VII, 11. Ceulx qui sont aux grans auctoritez vers les princes doivent beaucoup craindre.... ID. III, 11. Les langages dont ils devront user à ceux qui les enquerront, ID. I, 9. Il estoit né et marié au dit pays de Guyenne, ID. II, 15. À ceste fois, ID. III, 7.

— XVIe s. À ce qui me peut souvenir, Fut un bruit comme l'empereur Devoit vers Pesquiere venir, J. MAROT, V, 164.... en leur faisant à cognoistre et sentir que.... ID. V, 298. J'attends à ce soir M. de Villars et ma niece, MARGUER. lett. XCVII. Pensant vous voir à ces pasques, ai attendu à vous escrire, ID. lett. CVII. Le comte de Carman, à ce que j'ai entendu, vous mene une bande de bons hommes et bien esperimentés, ID. lett. CXIV. Le roy de Navarre, lequel je pense estre à chemin.... ID. lett. CXXIII. Si est-ce qu'il se resolut d'en avoir raison, à peril que ce fust, ID. Nouv. 44. Elles estoient belles à l'oeil et delitieuses on goust, RAB. Pant. II, 1. À les veoir, eussiez dit que c'estoient..... ID. ib. II, 1. Donnez dessus à [avec] vostre mast, ID. ib. II, 29. Puis à tout son baston de croix, guaigna.... ID. Garg. I, 27. Toutes les langues ont esté formées d'un mesme jugement à une mesme fin, DU BELLAY, I, p. 3, verso. Je laisserai cest argument choisir Aux plus savants et aux plus de loisir, ID. VII, p. 29, verso. Afin qu'à son retour le malheureux se voye Manger aux avocats, ID. VIII, p. 50, verso. Il n'y a jour auquel les personnes soient si tristes qu'à celui-là, AMYOT, Numa, 18. Il fut si effrayé qu'il se partit à la plus grande diligence qui luy fut possible, ID. Thém. 32. Subjuguant toutes les nations qui par avant ne recognoissoient point les Romains à seigneurs, ID. Cés. 14. Il se teint sans rien entreprendre dedans sa maison, comme personne qui se deliberoit de vivre à soy petitement, sans plus s'entremettre d'affaires quelconques, ID. Gracq. 32 Ilz ne pensoient à autre chose qu'à prendre les plus precieux meubles qu'ilz eussent pour s'enfouir à touz es deserts de la Scythie, ID. Crass. 40. Il ne fut pas si tost retourné à Sparte que Aratus lui prit à son dos la ville de Caphyes, ID. Agés. et Cléom. 28. C'est à Dieu, auquel il faut avoir tout son recours, LANOUE, 30. À ceux qui cheminent encore par les sentiers des doctrines estranges, ils leur donnent des noms ignominieux, ID. 71. Il suffit donc, à ce que [pour que] quelqu'un soit nostre prochain, qu'il soit homme, ID. 72. À ceux qui plus sont despourvus des facultés de nature, c'est à ceux-là auxquels il faut plus adjouster d'art, ID. 112. J'ai assez dit : c'est à vous à penser, ID. 156. Les hommes brûlés à centaines dedans les granges, D'AUBIGNÉ, Hist I, 66. À cachettes, MONTAIGNE, I, 4. Blecé à mort, ID. I, 16. Un homme à qui chascun avoit veu bien faire en la meslée, ID. I, 8. À jamais, ID. I, 270. À celui qui en estoit requis, c'estoit titre de gaing, ID. I, 15. Au hasard du combat, ID. ib. Un tabourin à porter à la guerre, ID. I, 15. Reverence à la religion, ID. I, 17. Les choses mortes ont encore des relations occultes à la vie, ID. I, 20. À belles dents, ID. I, 21. À pleine bouche, ID. I, 24. À tort ou à droit, ID. I, 21. À ce compte, ID. I, 25. À peine est-il en son pouvoir de..., ID. I, 227. À la vérité, ID. I, 22. À l’abri des coups, ID. I, 25. A l’exemple des Thraces, ID. I, 23. Au royaume de Ternate, ID. I, 24. À l’advenir, ID. I, 230. À nage, ID. I, 277. Les moyens qu’ils ont à y employer, ID. I, 24. À quoi faire voulez vous.... ID. I, 85. Il l’envoya subjuguer le monde à tout [avec] seulement 30000 hommes, ID. I, 180. Les yeux me troublent à monter [quand je monte], ID. I, 224. À parler en bon escient, ID. I, 227. Il le somma de sortir à parlementer, ID. I, 16. Estre deslogé à force, ID. I, 26. Ne craindre point a mourir, ID. I, 69. C’est à Dieu seul à qui gloire appartient, ID. III, 10. Ce n’est pas moi que l’on abuse ainsi : Qu’à quelque enfant ces ruses on employe, LA BOET. 445. De m’effrayer depuis ce presage ne cesse ; Mais j’en consulterai sans plus à ma maistresse, ID. 505. Soeur de Pâris, la fille au roy d’Asie, RONS. 106.

étym. Ad et ab qui se sont confondus ; bourguig. ai ; provenç. espagn. et ital. a.

† ABAISSANT, ANTE (a-bè-san, san-t’), adj. Qui abaisse. Cela serait abaissant. Conduite abaissante. Langage abaissant.

ABAISSE (a-bê-s’), s. f. D’après le Dictionnaire de l’Académie, pâte qui fait la croûte de dessous dans plusieurs pièces de pâtisserie. Mais cette explication est inexacte. L’abaisse est un morceau de pâte qui a été abaissé, c’est-à-dire dont on a diminué la hauteur en le passant sous le rouleau, jusqu’à ce qu’il soit devenu mince. Une abaisse est une pièce de pâte mince que l’on emploie de diverses manières.

étym. Abaisser.

ABAISSÉ, ÉE (a-bè-sé, sée), part. et adj. || S’emploie au propre et au figuré. Des regards abaissés. Une autorité abaissée. Tiens, insolente, tiens cette vue abaissée, ROTROU, Bel. I, 6. Il faut, dit saint Augustin, parler d’une façon abaissée et familière pour instruire, FÉN. t. XXI, p. 167. L’Inde esclave et timide et l’Égypte abaissée, VOLT. Mah. II, 5. En reconnaissance de l’humiliation volontaire où il est réduit et où il se tient abaissé pour nous, BOURD. Pensées, t. III, p. 264. Sion, jusques au ciel élevée autrefois, Jusqu’aux enfers maintenant abaissée, RAC. Esth. I, 2. Cette fierté si haute est enfin abaissée, ID. Alex. V, 3. || 2° En termes de blason, abaissé se dit de toutes les pièces de l’écu qui se trouvent au-dessous de leur situation ordinaire : vol abaissé, chevron abaissé, pal abaissé, se disent de l’oiseau dont les ailes sont pliées ou dont le bout est tourné vers la pointe de l’écu, du chevron, du pal dont la pointe finit au cœur de l’écu.

ABAISSEMENT (a-bê-se-man), s. m. || Action d’abaisser ou de s’abaisser ; état de ce qui est abaissé. Abaissement d’une soupape, des paupières. || Fig. Abaissement de la voix, qui indique trois choses : le passage de la voix haute à la voix basse ; le passage des syllabes accentuées aux syllabes qui ne le sont pas ; le passage de la voix aiguë à la voix grave, dans la musique. || Diminution. Abaissement du prix des denrées. Au moral, abaissement de courage. L’abaissement des caractères. || Action de faire déchoir, état de déchéance, humiliation volontaire ou forcée. Après l’abaissement des Carthaginois, Rome fut sans rivale. Abaissement de fortune. Se tenir dans l’abaissement devant Dieu. On tomba dans un tel abaissement.... Cette famille est réduite à vivre dans l’abaissement. Son grand dessein a été d’affermir l’autorité du prince et la sûreté des peuples par l’abaissement des grands, LA BRUY. 10. Et la mort ou l’exil ou les abaissements Seront pour vous et moi ses vrais remercîments, CORN. Othon, II, 4. Un peu d’abaissement suffit pour une reine, ID. Nic. V, 7. Un si doux ennemi par ses abaissements N’a-t-il pas étouffé tous vos ressentiments ? ROTROU, Bel. IV, 6. Ce triste abaissement convient à ma fortune, RAC. Iph. III, 5. Vous avez vu ma honte et mon abaissement, VOLT. Brut. IV, 1. Un homme religieux et désintéressé dans ses abaissements volontaires, BOURD. Pensées, t. II, p. 178. La mesure de nos abaissements en ce monde sera la mesure de notre gloire dans l’autre, ID. ib. t. II, p. 166. Le dieu que nous adorons n’a acception de personne, ni de celui qui est dans la grandeur, ni de celui qui est dans l’abaissement, ID. ib. t. III, p. 194. Son humilité la sollicite à venir prendre part aux abaissements de la vie religieuse, BOSSUET La Vallière, Profession. || Terme d’art ou de science. En chirurgie, abaissement de la cataracte, opération par laquelle on fait descendre au-dessous du niveau de la pupille le cristallin devenu opaque. Abaissement de la


matrice, lésion par laquelle la matrice descend plus bas qu’elle n’est dans l’état de santé. || En algèbre, abaissement d’une équation, réduction d’une équation à un degré moindre. || En blason, abaissement, addition dans un écu de quelque pièce qui en abaisse la valeur.

rem. Abaissement peut s’employer au pluriel. On ne dirait pas, il est dans les abaissements, au lieu de, il est dans l’abaissement. Mais, toutes les fois qu’il comporte une idée de pluralité, on peut s’en servir au pluriel. Corneille et Rotrou l’ont fait, et on en trouve aussi des exemples dans les auteurs en prose : Les abaissements que Marie avait soufferts sur la terre, MASS. Myst. assompt.

syn. BASSESSE, ABAISSEMENT. Défaut d’élévation par rapport à la condition et à l’âme. La bassesse est une manière d’être ; l’abaissement, un état qui résulte d’une action ; on est dans la bassesse ; on s’est mis ou on a été mis dans l’abaissement. A bassesse est attachée l’idée de permanence ; à abaissement l’idée de quelque chose d’accidentel. On dit la bassesse naturelle à l’homme, la bassesse de la naissance. On appelle abaissement, l’état auquel on descend volontairement ou malgré soi. De la sorte, bassesse peut se prendre pour abaissement, mais non abaissement pour bassesse ; on dira tomber dans la bassesse, mais on ne dira pas l’abaissement de la naissance ; tout ce qui est permanent, naturel, reçoit bassesse et non abaissement. Bassesse est absolu, et abaissement relatif. L’un se prend toujours en mauvaise part ; on est dans la bassesse soit par le vice, soit par une condition à laquelle aucune considération n’est attachée. L’autre est relatif ; il se prend en mauvaise part ou en bonne, suivant que l’abaissement est le résultat de fautes ou d’une infériorité, ou suivant qu’il est volontaire et un acte d’humilité. On censure la bassesse des flatteurs ; mais si on blâme l’abaissement des caractères, on loue les abaissements de la vie religieuse, et le chrétien s’efforce de chérir, à l’exemple de J. C. et de ses disciples, l’abaissement et les souffrances, LAFAYE. L’abaissement du style sera une qualité si, ayant pris un ton trop haut, on se remet au ton véritable ; un défaut, si le ton est au-dessous du sujet. Mais la bassesse du style est toujours condamnable.

hist. XIIe s. [Il] refusé a lor povreté, Si qu’il n’en a de rien gusté [des mets offerts] ; Abaissement li fust e laiz [ce lui eût été abaissement et honte], BENOIT, II, 10937.

étym. Abaisser ; provenç. abaisamen ; anc. catal. abaxament ; espagn. abaxiamento ; ital. abbassamento.

ABAISSER (a-bè-sé ; quelques-uns disent a-bé-sé. Ai prend le son è ou ê, quand la syllabe qui suit est muette : il a-bè-se-ra ou a-bê-se-ra), v. a. || Rendre moins haut, faire descendre. Abaisser un terrain. Il faut abaisser ce mur d’un mètre. Abaisser la paupière. Abaisser un store. Abaissez vos regards sur lui. Ayant un corps qui vous aggrave et vous abaisse vers la terre, PASC. édit. Cousin. Abaissons la [l’âme] à la matière, ID. ib. Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil, Ne virent abaisser sa paupière [du dragon] au sommeil, CORN. Méd. II, 2. Disposez de sa main, et pour première loi, Madame, ordonnez-lui d’abaisser l’oeil sur moi, ID. Tite et Bér. IV, 3. || Fig. Rendre moins élevé, faire décroître, diminuer. Abaisser la voix. Abaisser le prix des denrées. La découverte des gisements de la Californie a abaissé la valeur de l’or. Car enfin n’attends pas que j’abaisse ma haine, CORN. M. de Pomp. III, 5. De moment en moment son âme plus humaine Abaisse sa colère et rabat de sa haine, ID. Méd. III, 2. || Déprimer, humilier, ravaler. Abaisser le pouvoir de quelqu’un. Abaisser l’orgueil. Abaisser la majesté des lois. Abaisser la vertu. Pour abaisser notre orgueil et relever notre abjection, PASC. édit. Cousin. Aujourd’hui devant vous abaissant sa hauteur, VOLT. Brut. I, 1. Une esclave chrétienne et que j’ai pu laisser Dans les plus vils emplois languir sans l’abaisser, ID. Zaïre, IV, 5. Ils abaissent les Grecs, ils triomphent du Maure, ID. Tancr. II, 1. Pensez-vous abaisser les rois dans leurs ministres ? ID. Brut. V, 2. Plutôt que jusque-là j’abaisse mon orgueil.... ID. Zaïre, I, 2. Mais nous aurons bientôt abaissé son audace, DUCIS, Oth. I, 2. Je mourrai satisfaite après cet orgueilleux, Sous qui César m’abaisse à force de l’accroître, ROTROU, Bel. II, 17. Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science, Burrhus, et je ferais quelque difficulté D’abaisser jusque-là votre sévérité, RAC. Brit. III, 1. || Abaisser pris absolument. Que s’il plaît au Seigneur, qui selon les conseils de sa sagesse élève et abaisse..., BOURD Pensées, t. II, p. 212. || En termes de chirur-


gie, abaisser la cataracte, faire descendre, à l’aide d’une aiguille introduite dans la chambre postérieure de l’oeil, le cristallin au-dessous du niveau de la pupille. || En termes d’algèbre, abaisser une équation, en diminuer le degré. || En termes de géométrie, abaisser une perpendiculaire sur une droite, mener d’un point pris hors d’une ligne une perpendiculaire à cette ligne. || En termes de pâtisserie, abaisser la pâte, l’étendre avec le rouleau et la rendre aussi mince qu’on veut. || En termes d’horticulture, abaisser une branche d’arbre, la raccourcir. || 10° En termes de fauconnerie, abaisser l’oiseau, diminuer la nourriture habituelle de l’oiseau, afin de le rendre plus léger au vol et plus avide à la proie.

S’ABAISSER, v. réfl. || Devenir plus bas. Ces nuages s’abaissent vers la terre. Le terrain va en s’abaissant. Là où les collines commencent à s’abaisser. Le soleil s’abaisse. Sur le chaume de ces demeures Déjà le soir s’est abaissé, MILLEV. Élég. I. Et vous, sous sa majesté sainte, Cieux, abaissez-vous, RAC. Esth. III, 9. || Fig. S’abaisser, devenir plus bas, se proportionner à, condescendre. La voix s’abaisse. S’abaisser à la portée de ses élèves. Chercher la popularité en s’abaissant. Il s’abaissait jusqu’à converser avec une femme de Samarie, MASS. av. Disp. Faites bien concevoir à M. Despréaux combien vous êtes reconnaissant de la bonté qu’il a de s’abaisser à s’entretenir avec vous, RAC. Lettres à son fils. Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui, Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ? BOILEAU Sat. I. Peut-elle s’abaisser jusqu’à souffrir ma vue ? CORN. Perth. II, 4. || S’humilier, en bonne et en mauvaise part, se courber, se dégrader. S’abaisser devant Dieu. S’abaisser sous la main divine qui châtie. S’abaisser aux prières. S’abaisser jusqu’à plaider sa cause. Je ne m’abaisserai pas au point de.... Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser, RAC. Alex. V, 3. Est-il juste après tout qu’un conquérant s’abaisse Sous la servile loi de tenir sa promesse ? ID. Andr. IV, 5. Vous voulez que le roi s’abaisse et s’humilie.... ID. Mithr. III, 1. Vestibules profonds, parvis silencieux, Où viennent s’abaisser les coeurs religieux, LEMERC. Fréd. et Brun. I, 1. De savoir si peu m’abaisser, céder dans les rencontres, supporter un mépris.... BOURD. Pensées, t. II, p. 405. Je rougis que mon père, Pour l’intérêt d’un fils, s’abaisse à la prière, VOLT. Alz. I, 1. Voudra - t- il qu’on s’abaisse à ces honteux moyens ? ID. Zaïre, II, 1. D’un coeur tel que le sien l’audace inébranlable Ne sait point s’abaisser à des déguisements, ID. Ad. II, 5. Ne vous abaissez pas à soupirer pour elle, ID. Orphel. IV, 2. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante.... Forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière.... Et s’il ne s’abaisse à cela, PASC. édit. Cousin. Qui nous retrace dans le souvenir comment il a quitté le sein de son père et il s’est abaissé jusqu’à nous, BOURD. Pensées, t. III, p. 300. Est-il une démarche si humiliante où il ne s’abaisse, dès qu’il croit qu’elle peut le conduire à son terme ? ID. ib. t. II, p. 172.

syn. || BAISSER, ABAISSER. Faire descendre, faire aller de haut en bas. Baisser est absolu et Abaisser est relatif. Baisser une chose, c’est la mettre plus bas qu’elle n’était ; abaisser, c’est la mettre plus bas qu’une autre ou du moins la faire descendre jusqu’à une autre qui était plus bas qu’elle. Au fond, abaisser, c’est baisser vers, LAFAYE. C’est là le fond de la différence entre baisser et abaisser. Toutes les fois qu’on voudra faire sentir cette idée de direction, on préférera abaisser à baisser. Ainsi le chevalier baissa la lance ou abaissa la lance ; on dira plutôt le premier pour indiquer que la lance est baissée sans aucune intention ; on dira plutôt le second pour indiquer que le chevalier la baisse vers un objet déterminé, la met en arrêt par exemple. || ABAISSER, RABAISSER, RAVALER, HUMILIER, AVILIR. Tous ces mots ont le sens général de déprécier. Abaisser n’a rien de plus que le sens général. La malignité humaine abaisse la vertu. Rabaisser est plus fort ; on rabaisse ce qui est beaucoup trop élevé, l’arrogance, la présomption. L’envie, ne pouvant s’élever jusqu’au mérite, pour s’égaler à lui, tâche à le rabaisser. Ravaler exprime une idée analogue à rabaisser, mais avec plus de violence et d’emportement. Avilir attire la honte, imprime la flétrissure. Le grand homme peut être humilié, ravalé, mais non pas avili. De grands motifs nous engagent à nous humilier, à nous abaisser, aucun à nous avilir. L’homme modeste s’abaisse, on rabaisse la présomption, l’esprit de parti ravale les hommes éminents, le lâche s’avilit, le pénitent s’humilie, ROUBAUD.

  1. En son livre des Variations du langage français, qui contient beaucoup de paradoxes, mais qui est plein de vues, Génin, que les lettres regrettent, a laissé une trace dans l’étude du vieux français.
  2. Voyez ce que j’en ai dit plus haut.
  3. L’italien le rend par gn comme le français, l’espagnol par ñ.