Dictionnaire des antiquités grecques et romaines/ABACUS

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ABACUS (Ἄϐαξ, Ἀϐάκιον), plateau, table, tablette. — Ce nom est donné plus spécialement à un certain nombre d’objets ayant pour caractère commun de présenter une surface plane.

I. Tablette munie d’un cadre que l’on remplissait de sable fin, sur lequel on écrivait avec le doigt ou avec une pointe. Les passages des auteurs qui indiquent cet emploi de l’abaque le montrent ordinairement entre les mains des géomètres[1] mais il servait également aux opérations de l’arithmétique, aussi bien qu’à tracer toute espèce de caractères[2].
Fig. 1. — Tablette à écrire.
On voit sur une pierre gravée du Cabinet des médailles, à Paris (fig. 1), l’image d’un homme qui calcule à l’aide de cailloux ou de billes (calculi), tandis qu’il tient de la main gauche un abaque sur lequel on distingue des caractères paraissant appartenir à l’ancien alphabet osque ou latin[3]. Les enfants dans les écoles se servaient de tablettes du même genre [laterculus, tabula, tabella].

C’est dans cette acception qu’il faut sans doute chercher le plus ancien emploi du mot. On a fait remarquer la ressemblance du grec ἄϐαξ avec le mot sémitique abaq qui signifie sable, poussière ; en effet, les premières tables à compter qui vinrent en Grèce y furent vraisemblablement importées d’Orient avec les marchandises de toutes sortes qui en rendaient l’usage nécessaire[4]. Pythagore vit peut-être à Babylone, vers la fin du VIe siècle, des calculateurs exercés qui écrivaient ou effaçaient sur l’abaque des chiffres rangés en colonnes ; mais cette manière de calculer, qui se répandit et resta connue sous son nom, est le fait d’une science déjà assez avancée, et qui dépassa toujours les facultés du plus grand nombre. On se servait donc communément d’autres abaques plus compliqués en apparence, en réalité plus faciles à manier pour des esprits peu familiarisés avec les opérations abstraites, et que nous allons expliquer.

II. Table à calcul, consistant en une planchette sur laquelle des divisions tracées d’avance séparaient les différents ordres d’unités. On y plaçait de petits cailloux, des jetons ou d’autres marques (ψῆφοι, calculi), et on rendait ainsi sensibles et faciles à suivre des comptes même assez compliqués. Il existe encore plusieurs abaques antiques établis d’après le même principe. Les plus faciles à expliquer appartiennent aux Romains : ce sont des tables de métal contenant des rainures ou munies de tringles le long desquelles se meuvent des boules ou clous à deux têtes qui servent à faire les comptes. Celui qui est ici figuré (fig. 2) appartient au Musée Kircher,

Fig. 2. Abaque à calcul romain.
à Rome[5]. Les divisions y sont marquées par huit rainures inférieures auxquelles correspondent huit rainures supérieures plus courtes, et une neuvième rainure inférieure sans rainure supérieure correspondante. Quatre boutons glissent dans chacune des rainures inférieures, la huitième exceptée, qui en a un de plus ; il n’y en a qu’un seul dans chacune des rainures supérieures. Dans l’intervalle des deux rangées de rainures on voit des sigles ponctués dont quelques-uns sont assez difficiles à reconnaître, mais qui se lisent plus clairement sur un autre abaque connu sous le nom de Welser qui le possédait et l’a le premier publié[6]. Laissons de côté pour le moment les deux dernières rainures. Ces sigles, au moyen desquels on compte par as, deniers ou sesterces, signifient :
CCCIƆƆƆ CCIƆƆ CIƆ C X I
1 000 000 100 000 10 000 1 000 100 10 1

Le moyen de représenter un nombre quelconque avec cet appareil repose sur ce principe[7] que chaque rainure représente un ordre d’unités et se divise par 5 (V) et 4 (IIII) comme le nombre 9 (VIIII). Les unités d’un certain ordre, quand elles ne dépassent pas 4, s’indiquent par un pareil nombre de boutons de la rainure inférieure correspondante, que l’on pousse vers le haut : le bouton supérieur indique cinq unités quand on l’approche des premiers. Supposons, par exemple, que l’on compte par deniers : chacun des boutons de la septième rainure inférieure vaudra 1 denier, celui de la rainure supérieure 5, et tous ensemble en vaudront 9 ; de même chaque bouton de la sixième rainure inférieure vaudra 10 deniers, le bouton de la rainure supérieure 50, et tous ensemble 90, et ainsi de suite.

Les fractions (oes excurrens) se calculaient d’après le système duodécimal des Romains, par onces ou douzièmes de l’as et par les autres fractions de l’as. C’est à quoi servaient la huitième rainure marquée du sigle 0 ou Θ, qui signifie l’once, et la neuvième marquée des sigles S, Ɔ, Z ou 2. La huitième rainure a cinq boutons inférieurs valant une once et un bouton supérieur qui en vaut six, et l’on peut ainsi compter jusqu’à 11. Les fractions au-dessous de l’once se comptaient sur la neuvième rainure. Les quatre boutons de cette rainure, réunis dans l’abaque du Musée Kircher, se distinguaient peut-être (ils ont été restaurés) par trois couleurs différentes ; dans d’autres abaques, comme celui de Welser, ils sont séparés et répartis entre trois petites rainures. Les boutons valaient sur celle d’en haut, marquée du sigle S (semuncia), ½ once ou de l’as ; sur celle qui vient immédiatement au-dessous, marquée du sigle Ͻ (sicilicus) ¼ de l’once ou de l’as ; sur celle d’en bas, marquée du sigle Z ou 2, les boutons valent chacun une duelle (duella ou duoe sextuloe), c’est-à-dire ⅓ de l’once ou de l’as.

Ces instruments de calcul qui servaient à faire des additions et des soustractions ne doivent pas être confondus avec l’abaque ou table dite de Pythagore, tableau de nombres destiné à faciliter les opérations plus compliquées de la multiplication et de la division [arithmetica].

La manière de faire usage de l’abaque romain étant connue, il est facile d’expliquer par analogie comment on devait se servir d’un abaque grec
Fig. 3. Abaque à calcul grec.
qui a été trouvé dans l’île de Salamine (fig. 3). Il consiste en une plaque de marbre longue de 1m,5, large de 0m,75, sur laquelle sont tracées, à 0m,25 de l’un des côtés, cinq lignes parallèles, et à 0m,5 de la dernière de ces lignes onze autres disposées de même, qu’une ligne transversale coupe en deux parties égales. La troisième, la sixième, la neuvième de ces lignes sont marquées de croix au point d’intersection ; enfin trois séries de caractères sont rangées sur trois côtés dans le même ordre, de façon qu’on peut facilement les lire en quelque sens qu’on tourne la table. On remarquera seulement qu’une des séries offre en tête deux caractères de plus que les deux autres. M. Rangabé, qui signala le premier la découverte de ce monument[8], n’y vit d’abord qu’une table de jeu ; Letronne[9] y reconnut de suite un instrument de calcul et détermina la valeur numérique des caractères ; M. Vincent à son tour en expliqua l’usage[10]. Ⱶ étant le sigle connu de la drachme, les caractères qui suivent dans chaque ligne de droite à gauche forment l’échelle numérique suivante :

Δ Η Χ
1 5 10 50 100 500 1000

Deux caractères ont été ajoutés, comme on l’a déjà fait remarquer, à gauche de l’une des lignes, , qui signifie 5,000 et Τ, sigle du talent valant 6,000 drachmes. Les caractères qui, dans chaque série, suivent à droite le sigle de la drachme indiquent : Ι l’obole, C ½ obole, Τ ⅓ de l’obole (τριτημόριον) suivant l’interprétation de Letronne, ou ¼ de l’obole (τεταρτημόριον), d’après l’explication très-plausible de Bœckh[11] ; enfin Χ le chalque. Ainsi la plus faible unité monétaire, le chalque, et la plus forte, le talent, se trouvent aux deux extrémités de l’échelle que le calculateur a toujours présente devant lui. Il faut le supposer assis devant l’un des deux longs côtés de la table posée horizontalement ; il placera des pièces de monnaie ou des jetons sur les bandes formées par l’intervalle des lignes creusées dans le marbre, et ces pièces de compte changeront de valeur selon la place qu’elles occuperont. Solon comparait les favoris des rois à ces jetons qui, à la volonté du calculateur, valent à présent un chalque et l’instant d’après un talent[12]. Le principe est le même que pour l’abaque romain : chaque bande représente un ordre d’unités, les nombres appartenant aux quatre premières unités de chaque ordre (Ⱶ, Δ, H, X) étant représentés par des jetons placés à la partie antérieure de la table, en deçà de la ligne transversale, tandis que les unités quinaires (, , , ) étaient rejetées au delà. Les cinq bandes à droite de la croix centrale suffisaient pour ces calculs. À quoi servaient donc les suivantes ? Le chiffre inscrit sur l’abaque après X, mille, est T qui signifie le talent, équivalant à 6 000 drachmes : on doit donc supposer qu’après la progression par drachmes allant jusqu’à 5 000 commençait une nouvelle progression par talents. Cette progression allant jusqu’au septième ordre d’unités correspond à celle de l’abaque romain qui s’arrête également au million[13]. Les Romains n’ont fait que copier les Grecs. Les fractions de la drachme (I, C, T, X) se calculaient sur les bandes séparées placées à l’extrémité de la table : c’est là encore une autre ressemblance avec l’abaque romain.

Outre les abaques mêmes conservés dans les collections, on peut citer divers monuments où des instruments semblables sont figurés avec plus ou moins d’exactitude, et qui nous en montrent l’emploi. La figure 4, dessinée d’après un sarcophage du Musée du Capitole[14], représente un
Fig. 4 Abaque à calcul.
esclave [calculator, dispensator] debout devant son maître et calculant à l’aide d’un abaque ; mais on a cru à tort reconnaître des abaques dans d’autres objets qui n’ont, avec le précédent, qu’une ressemblance apparente. L’objet que tient à la main le collecteur d’impôts figuré sur le célèbre vase dit de Darius [telones] n’est pas un abaque, mais un livre, un diptyque sur lequel il inscrit les recettes. Ce n’est pas non plus un abaque que l’on voit suspendu, à côté d’une hure et d’un jambon, dans la boutique d’un charcutier que représente un bas-relief romain[15], ainsi que l’ont pensé des archéologues distingués, mais un des mets favoris des anciens, la tétine de truie, sumen, qu’il est facile de reconnaître à cette place [porcinarius].

III. Tables ou damiers se rapprochant plus ou moins des tables à calcul, dont elles prirent le nom, par les divisions qu’on y voyait tracées et les jetons ou pièces qu’on y faisait marcher. Elles servaient à différents jeux aux noms desquels nous renvoyons [duodecim scripta, latrunculi, poleis paizein, petteia, diagrammismos, pentegramma].

IV. Table, buffet, dressoir. Le nom de la tablette supérieure ou abaque fut appliqué par extension au meuble tout entier (κυλικεῖον) sur lequel on plaçait des vases d’or et d’argent ciselés, des œuvres d’art et toutes sortes d’objets précieux que l’on voulait exposer aux regards. Quoique le nom ne se rencontre que chez les écrivains latins, ou chez les écrivains grecs de l’époque romaine[16], il n’est pas douteux qu’il ne fût originaire de la Grèce et de l’Asie, comme l’usage du meuble lui-même, introduit à Rome après les victoires de Cn. Manlius (187 avant Jésus-Christ)[17]. Mais peut-être les Grecs n’appelaient-ils abaque que la tablette sur laquelle on posait les objets. Des meubles de ce genre étaient placés dans les sanctuaires de la Grèce auprès des images des divinités[18] afin de recevoir les riches offrandes exposées, au moins à certains jours, aux yeux du public [donaria, mensa, opisthodomos]. Un bas-relief en terre cuite ici reproduit (fig. 5)[19] offre l’image d’un de ces dressoirs
Fig. 5. Buffet pour les offrandes.
chargé de vases de formes très-variées. De petites armoires pratiquées dans le corps inférieur du meuble paraissent destinées à recevoir les objets et à les tenir enfermés. On voit de semblables dressoirs dans plusieurs bas-reliefs antiques[20]. Sur le célèbre vase de sardonyx, connu sous le nom de coupe des Ptolémées, et conservé à Paris au Cabinet des médailles[21], on voit aussi deux tables portées l’une par des sphinx, l’autre sur des pieds terminés en griffes ; les vases et les statuettes dont elles sont chargées, les masques et les attributs qui les entourent font reconnaître des tables consacrées au culte de Bacchus, et servant, comme celles dont il vient d’être parlé, à l’exposition des offrandes. Une de ces tables est ici gravée (fig. 6),

Fig. 6. Table pour les offrandes.


on trouvera la représentation de l’autre au mot mensa. Ce sont encore des tables semblables qui sont figurées en relief sur deux des vases d’argent trouvés près de Bernai et faisant partie de la même collection[22]. On peut voir le dessin de l’une d’elles au mot rhyton.

À Rome, comme en Grèce, des tables tenant lieu d’autels servaient à l’exposition des dons consacrés dans les temples[23] ; mais le nom d’abaque désigne ordinairement dans les auteurs latins un riche buffet (κυλικεῖον, mensa vasaria), à table de marbre ou de métal et portant sur un pied de matière également précieuse et artistement travaillé, qui servait à étaler (exponere)[24] la vaisselle de prix dans les salles où l’on mangeait. Tite-Live et Pline[25] disent expressément que l’on ne vit paraître ce luxe qu’après la conquête de l’Asie Mineure ; alors sans doute on commença d’avoir des abaques dont la richesse et la beauté égalaient celles des objets qu’on y voyait exposés ; mais avant même de rencontrer en Asie, dans la Grèce ou dans la Sicile, de brillants modèles bientôt avidement recherchés et imités, les Romains avaient pu prendre des Étrusques l’habitude d’exposer la vaisselle sur des tables plus ou moins ornées. On en voit des exemples dans divers monuments étrusques représentant des repas ; celui qui est ici reproduit (fig. 7), est tiré d’une peinture d’un tombeau
Fig. 7. Dressoir pour la vaisselle.
de Corneto, l’ancienne Tarquinii [26], dont on peut faire remonter l’exécution jusqu’au IVe siècle avant Jésus-Christ. Des vases sont rangés sur deux tablettes ; d’autres sont placés au-dessous. Les cavités formées par l’intervalle des tablettes sont peut-être ce qu’un poète d’une époque beaucoup plus récente[27] a appelé cavernae, à moins que l’on ne doive entendre par ce mot des casiers fermés, de véritables armoires comme celles qu’on voit sur le devant du meuble représenté plus haut (fig. 5). On trouvera d’autres exemples d’abaques aux mots mensa, monopodium, trapezophorum. Dans le Digeste[28] il est fait mention d’abaques (abaces) servant de support à des vases d’airain de Corinthe et eux-mêmes faits de ce métal.

V. Caton[29] nomme un abaque parmi les ustensiles et les meubles dont une ferme doit être fournie ; mais comme ce nom vient dans son énumération à la suite des pièces du moulin, il est probable que dans ce passage il s’agit d’un pétrin, plus ordinairement appelé mortarium [pistor]. Hésychius [30] indique aussi le mot άβάκιον comme synonyme de μάκτρα, qui a en grec la même signification. La figure 8, empruntée au monument funéraire du boulanger Eurysacès[31],


Fig. 8. Pétrin.

découvert à Rome en 1838, fera comprendre comment cet ustensile, qui a l’apparence d’une table garnie d’un bord élevé pour retenir la pâte, a pu recevoir le nom d’abaque.

VI. Plateau, bassin propre à contenir des fruits[32] ou d’autres mets. Pollux [33] le nomme parmi les ustensiles qui composent l’attirail du cuisinier. On voit par un autre texte[34] qu’il y avait de ces plateaux qui étaient faits en bois et de forme circulaire. E. Saglio.

VII. Tablette carrée qui forme la partie supérieure du chapiteau de la colonne, dans les différents ordres. L’abaque, quelle que soit l’origine que l’on veuille donner aux formes architecturales, dut composer primitivement à lui seul le chapiteau (fig. 9 et 10). Placé sur la colonne en
Fig. 9. Tablette formant chapiteau.

Fig. 10. La même vue en plan.
bois ou en pierre (A), il la protégeait et donnait à l’architrave (B) une assiette plus large et plus sûre. Sans doute, par la suite, pour mieux raccorder la forme carrée et la forte saillie de l’abaque avec la forme ronde du fût de la colonne, on couronna le fût d’une grosse moulure appelée échine (εχινοζ), formant une sorte
Fig. 11. Colonnes votives de style primitif.
d’encorbellement sous l’abaque, et le chapiteau dorique grec fut créé. Tels sont ceux de deux colonnes votives trouvées à l’acropole d’Athènes[35], et dont la grande ancienneté est attestée et par leur forme archaïque et par le style des inscriptions (fig. 11 et 12). Un chapiteau d’angle du Parthénon (fig. 13)[36] montre ce que l’art le plus perfectionné a fait de cette conception primitive.

Dans l’ordre dorique et dans celui qui en est dérivé et qu’on a appelé toscan [columna], l’abaque conserva toujours son importance et son caractère primitifs. Nous en voyons des

Fig. 13. Chapiteau dorique (Parthénon).

exemples en Étrurie[37]. Dans le dorique romain cette

importance reste à peu près la même, mais l’abaque perd de sa simplicité par l’adjonction de deux moulures : un talon et un filet, à la partie supérieure, comme on peut le voir à l’ordre inférieur du théâtre de Marcellus 38[38] et au théâtre de Vérone 39[39]. Dans l’ordre ionique l’abaque diminue considérablement de hauteur. Il est réduit, dans les chapiteaux grecs de cet ordre, à une seule moulure, ove ou talon, décorée parfois d’ornements peints ou sculptés ; le chapiteau du temple sur l’Ilissus nous en offre un exemple (fig. 14). Dans certains cas assez rares il disparaît même tout à fait, comme au temple de Phigalie 40[40] et dans les ruines de Philippes 41[41].
Fig. 14. Chapiteau ionique (Temple sur l’Ilissus).
Quand l’ordre le plus riche, le corinthien, est inventé, l’abaque subit encore de nouvelles modifications. Il se compose en ce cas, chez les Grecs et chez les Romains, de trois moulures : un cavet, un filet et un quart de rond, parfois enrichis d’ornements sculptés. Exemple : le chapiteau du temple d’Antonin et Faustine (fig. 15). Ce qui changea surtout l’aspect de l’abaque
Fig. 15. Chapiteau corinthien (Temple d’Antonin et Faustine).
dans l’ordre corinthien, c’est l’évidement curviligne de chacune des faces du carré et la suppression des angles qui, tronqués, devinrent des pans coupés 42[42]. La courbe de cet évidement est le plus souvent un arc de cercle dont le centre est au sommet d’un triangle équilatéral construit sur chaque côté de l’abaque (fig. 16). Dans les rares chapiteaux grecs d’ordre corinthien qui nous sont restés, cet arc est plus profond, c’est-à-dire que son centre est plus rapproché. Vitruve, de son côté 43[43], dit que
Fig. 16. Abaque du chapiteau corinthien.
cet arc doit avoir 1/9 de flèche, c’est-à-dire une profondeur moindre que celle donnée par le triangle équilatéral. Dans les édifices romains qui se ressentent le plus de l’influence grecque, le Poecile et l’arc d’Adrien à Athènes, l’Incantade à Salonique, le temple dit de Vesta à Rome, les angles de l’abaque ne sont pas abattus ; formés par la rencontre des deux arcs concaves, ils sont très-aigus (fig. 17). Au monument de Lysicrate, purement grec pourtant, les angles de l’abaque sont tronqués.

A l’époque romaine, quand les pilastres des divers ordres, considérés comme des colonnes en bas-relief, furent composés des mêmes éléments que les colonnes correspondantes, l’abaque joua le même rôle et subit les mêmes transforma-


tions que nous venons de décrire en parlant des différents ordres. Nous en avons des exemples pour l’ordre dorique sous le portique du
Fig. 17. Abaque du chapiteau corinthien.
théâtre de Marcellus 44[44], pour l’ordre ionique aux thermes de Dioclétie 45[45], et pour l’ordre corinthien à l’arc d’Adrien à Athènes 46[46], au portique d’Octavie, au temple d’Antonin et Faustine à Rome 47[47].

Quatremère de Ouincy 48[48] soutient que l’abaque est une des parties qui importent le plus à la solidité réelle ou apparente de l’architecture. Il a raison ; mais les Grecs et, après eux, les Romains, se sont souvent contentés, en ce cas, de l’apparence, car, dans beaucoup de chapiteaux de la plus belle époque, une surélévation carrée, dont le côté égale généralement le diamètre inférieur du fût de la colonne, surmonte l’abaque et porte seule l’architrave (fig. 14, 15, 16 et 17). On évitait ainsi la rupture de la saillie de l’abaque, rupture qu’amène inévitablement le moindre tassement de l’architrave sur les faces du chapiteau où elle porte.

Les anciens, plus souples en fait d’art qu’on ne le croit ordinairement, et sachant approprier aux circonstances les formes architecturales, ont fait des abaques triangulaires, par exemple quand il s’est agi de placer sur des colonnes des trépieds choragiques [tripus]. Des colonnes de ce genre existent encore au pied de l’acropole d’Athènes, derrière le théâtre de Bacchus.

En décrivant l’ordre toscan, Vitruve 49[49] donne à l’abaque le nom de plinthe (plinthis, de πλίνθοζ, brique). En effet, comme nous l’avons vu, l’abaque conserve dans cet ordre sa simplicité primitive et ressemble à une brique carrée comme la plinthe de la base. E. Guillaume.

  1. Pers. I, 131 ; Apul. Apol. p. 426 ; Plutarch. Cato min. 70 ; Martian, III, 7.
  2. Pers. l. l.
  3. Chabouillet, Catalog. no 1898.
  4. Vincent, Notat. scient. de l’École d’Alex. 1re part. p. 9 ; H. Martin, Rev. archéol. 1856, p. 536 ; Cantor, Mathem. Beitraege zum Culturleben der Voelker, Halle, 1863, p. 128-139.
  5. Carrucci, Bull. Napol. n. s. II, pl. vi,no 2, et p. 93.
  6. Velseri Opp. Norimb. 1862, p. 819, 842 ; Gruter, p. 224 ; Pignorius, De servis, p. 340.
  7. Vincent, Rev. arch. 1846, p. 405.
  8. Ibid. p. 295.
  9. Ibid. p. 305.
  10. Ibid. p. 401.
  11. Gerhard, Arch. Zeitung, 1847, p. 44.
  12. Polyb. V, 26 ; Diog. Laert. 1, 59.
  13. Garucci, Bull. Nap. 1854, p. 95.
  14. Mus. Capit. IV, pl. xx.
  15. Zoega, Bassirilievi, tav. 28.
  16. Ammon. s. v.
  17. Plin. Hist. Nat. XXXIV, 3, 14 ; Tit. Liv. XXXIX, 6, 7.
  18. Bœtticher, Tektonik der Hellenen, III, p. 46 ; IV, p. 265.
  19. Mazois, Ruines de Pompéi, III, p. 22.
  20. Gerhard, Antik. Bildw. LXXV, 1 ; et parmi les terres cuites de la collection Campana, au Musée du Louvre.
  21. Chabouillet, Catalog. No 279 ; Clarac, Musée de Sculpt. II, pl. cxxv.
  22. Chahouillet, no 2807, 2808. Le Prévost, Vases de Berthouville, 1832, pl. xi, xii.
  23. Festus, s. v. Mensac.
  24. Cic. in Verr. IV, 16, 35 ; ib. IV, 14, 33 ; Petron. 21 ; id. 73 ; Juven. III, 303 ; Orelli, 4517.
  25. L. l.
  26. Mon. ined. dell’Instit. di corresp. arch. 1831, tav. 23 ; Mus. Etrusc. Gregor. I, pl. CIV.
  27. Sid. Apoll. Carm. 17, 7.
  28. Dig. 32, 100, § 32.
  29. Res rust. X, 4, 5.
  30. Hesych. Μακτρα.
  31. Mon. ined. dell Instit. di corresp. arch. II, tav. 58.
  32. Cratin. Fram. éd. Runkel, p. 29.
  33. Poll. VI, 90 ; X, 103.
  34. Phrynich. in Bekker. Anecd. Graec. I, {{pg|17.
  35. L. Ross. Ann. del Instit. i corresp. arch. 1841, tav. d’agg. 100 ; Beule, Acropole d’Athènes, I, p. 306.
  36. Penrose, Principles of Athenian architecture, chap. 8, {{pl.|I
  37. Canina, L’antica Etruria maritima, pl. cx et xxiii, t. II, p. 105 et 157.
  38. 38 Desgodets, Édit. mit. de Ponte, p. 128.
  39. 39 E. Guillaume, Restauration du théâtre de Vérone (Bibl. de l’Éc. des Beaux-Arts).
  40. 40 D. Lebouteux, Restaur. du temple de Phigalie (Bibl. de l’Éc. des Beaux-Arts).
  41. 41 Hausey et Daumet, Mission arch. de Macédoine, pl. 4.
  42. 42 Vitruv. IV, 1.
  43. 43 III, 3.
  44. 44 Desgodetz, Edif. ant. de Rome, p. 127.
  45. 45 Normand, Parallèle des ordres d’archit. pl. xxvi.
  46. 46 Stuart et Revett. Antiq. of Athens, t. III, chap. 3.
  47. 47 Desgodetx, op. cit. p. 51 et 75.
  48. 48 Quatremére de Quincy, Dict. d’archit. s. v. Abaque.
  49. 49 IV, 7.