Dictionnaire des proverbes (Quitard)/Cocagne

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cocagne.Pays de Cocagne.

Je transcrirai ici ce que j’ai dit sur cette expression proverbiale dans le Journal de la langue française, en réponse à un abonné qui m’avait demandé, 1o d’expliquer ce que c’est que le pays de Cocagne ; 2o de rapporter les diverses étymologies qu’on a données du nom de ce pays ; 3o de dire quelle est celle qui est la meilleure.

1o On appelle pays de Cocagne un pays d’abondance et de bonne chère. Cette expression sert de titre à un fabliau, où l’auteur raconte qu’étant allé à Rome pour l’absolution de ses péchés, il fut envoyé en pénitence par le pontife dans un pays qui a été béni de Dieu particulièrement.

Ce pays a nom Cokaigne,
Qui plus i dort, plus i gaigne.

Les murs des maisons sont construits de divers comestibles : les chevrons sont d’esturgeons, les couvertures de lard, les lattes de saucisses ; sur tous les chemins et dans toutes les rues sont des tables dressées où l’on va librement s’asseoir, et des boutiques ouvertes où l’on peut prendre ce qu’on veut sans payer. Il y a une rivière dont un côté est d’excellent vin rouge, et l’autre côté d’excellent vin blanc ; il y pleut trois fois la semaine une ondée de flans chauds, etc… ; partout des concerts et des danses ; jamais querelle ni guerre, parce que tout y est en commun ; toutes les femmes y sont belles, peu farouches et si complaisantes, qu’après les avoir choisies à son gré, on peut à son gré les quitter au bout de l’année, les plus longs engagements ne passant pas ce terme. Mais ce qu’il y a de merveilleux, c’est que dans ces lieux favorisés du ciel existe la fontaine de Jouvence. Devient-on vieux ? on va s’y baigner, et l’on en sort n’ayant plus que vingt ans.

Tel est le pays de Cocagne, dont on fait honneur à l’imagination d’un trouvère du treizième siècle, mais qui se retrouve pourtant trait pour trait (excepté la fontaine de Jouvence), dans les descriptions que des poëtes grecs ont faites de l’âge d’or. Voici comment Phérécrate, auteur comique athénien du temps de Platon, a parlé du retour de cet âge : « Qu’avons-nous besoin de laboureurs, de charrues, de taillandiers, de forgerons, de semences, d’échalas ? Des fleuves de sauce noire, sortant à gros bouillons des sources de Plutus, vont couler dans les rues, roulant des pains faits avec de la fine fleur de farine, et des gâteaux délicieux ; il n’y aura qu’à puiser. Jupiter faisant pleuvoir du vin capnias, arrosera les toits des maisons, d’où découleront des ruisseaux de cette précieuse liqueur avec des tartelettes au fromage, de la purée toute chaude, et du vermicelle assaisonné de lis et d’anémones. Les arbres qui sont sur les montagnes porteront, au lieu de feuilles, des intestins de chevreaux rôtis, des calmars bien tendres et des grives braisées. »

Voici comment Téléclide, autre auteur comique athénien, a décrit les délices de l’âge d’or : « Il ne coulait que du vin dans tous les torrents. Les gâteaux se disputaient avec les pains autour de la bouche des hommes, suppliant qu’on les avalât, si l’on voulait manger tout ce qu’il y avait de plus blanc en ce genre. Les tables étaient couvertes de poissons qui venaient dans chaque demeure se rôtir eux-mêmes. Un fleuve de sauce coulait auprès des lits, roulant des morceaux de viande cuite, et des ragoûts étaient auprès des convives pour qui voulait en prendre, de sorte que chacun pouvait manger à discrétion des bouchées bien tendres et bien arrosées… Des petits-pâtés et des grives toutes rôties volaient dans le gosier. On entendait le bruit des gâteaux qui se poussaient et repoussaient autour de la bouche pour entrer. »

On peut voir dans le sixième livre des Deinosophites d’Athénée le texte des fragments que je viens de citer, en me servant de la traduction de M. Hubert.

2o Les étymologistes se sont épuisés en conjectures sur l’origine du mot Cocagne, dont Ménage n’a point parlé. Lamonnoye, qui le regardait à tort comme peu ancien dans notre langue, parce qu’il ne l’avait trouvé ni dans Marot, ni dans Rabelais, ni même dans Regnier, en a donné une explication ridicule. Cocagne, dit-il, est un pays imaginé par le fameux Merlin Cocaye, qui tout au commencement de sa première Macaronée, après avoir invoqué Togna, Pedrala, Mafelina, et autres muses burlesques, décrit les montagnes qu’elles habitent comme un séjour de sauces, de potages, de brouets, de ragoûts, de restaurants, où l’on voit couler des fleuves de vin et des ruisseaux de lait. Ce pays, ajoute-t-il, a dû tirer son nom de celui de son inventeur, et Cocagne n’est qu’une altération de Cocaye.

Le savant évêque d’Avranches, Huet, qui fesait dériver gogaille de gogue, espèce de farce piquante ou de saupiquet, a prétendu que pays de cocagne est venu de pays de gogaille.

Suivant d’autres, il y a en Italie, sur la route de Rome à Lorette, une petite contrée appelée Cocagna, dont la situation est très agréable, le terroir très fertile, et où les denrées sont excellentes et à bon marché ; et c’est là qu’ils trouvent le modèle du pays de Cocagne.

Les commentateurs de Rabelais, MM. Eloi Johanneau et Esmangard, disent sur cette explication : « Il nous paraît très vraisemblable que c’est du nom de ce pays qu’on a fait celui de pays de Cocagne, et que le nom de Cocagna vient du proverbe : Il est à son aise comme un coq en pâte ; ou du latin coccus, graine de kermès, cochenille ; ou du languedocien coco, pain mollet, au sucre et aux œufs. » Il faut avouer que ces messieurs, en cette circonstance, n’ont pas fait preuve de leur sagacité ordinaire.

L’opinion de Furetière est que dans le haut Languedoc on appelle Cocagne un petit pain de pastel, avant qu’il soit réduit en poudre et vendu aux teinturiers, et que, comme le pastel ne croît que dans des terres fertiles, on a donné le nom de Cocagne à ce pays, où il est d’un très grand revenu, et par extension à tout pays où règnent l’abondance et la bonne chère.

On lit dans l’ouvrage de Chaptal, de la Chimie appliquée à l’agriculture (tome 2, page 352), le passage suivant, qui semble confirmer l’opinion de Furetière : « Avant la découverte de l’indigo, qui ne commença à paraître en Europe que dans les premières années du dix-septième siècle, les environs de Toulouse et surtout le Lauraguais, fournissaient une énorme quantité de pastel. Les coques de pastel qu’on y préparait jouissaient de la première réputation en Europe. Ce pays était devenu si riche, qu’on l’a appelé pays de Cocagne, du nom de son industrie. Cette dénomination a passé en proverbe pour désigner un pays riche et très fertile.

« Deux cent mille balles de coques étaient exportées, chaque année, par le seul port de Bordeaux. Les étrangers en éprouvaient un si pressant besoin que, pendant les guerres que nous avions à soutenir, il était constamment convenu que ce commerce serait libre et protégé, et que les vaisseaux étrangers arriveraient désarmés dans nos ports pour y venir chercher ce produit. Les établissements de Toulouse ont été fondés par des fabricants de pastel. Lorsqu’il fallut assurer la rançon de François Ier, prisonnier en Espagne, Charles-Quint exigea que le riche Béruni, fabricant de coques, servît de caution. »

3o Aucune des étymologies qu’on vient de lire n’est admissible, car elles se fondent toutes sur des faits qui sont moins anciens que le mot Cocagne, dont, par conséquent, ils ne peuvent avoir été la source. Je crois que Cocagne, autrefois Cokaigne, Coquaigne, ou Cokaine, est dérivé du latin coquina, cuisine, bonne chère. Cette opinion me paraît confirmée par ce qu’a dit le savant Hickes, en traçant l’origine du mot anglais Cockney : « Coquin, coquine, olim apud gallos, otio, gulæ et ventri deditos, ignavum, ignavam, desidiosum, desidiosam, segnem significabant. Hinc urbanos utpote a rusticis laboribus ad vitam sedentariam et quasi desidiosam avocatos pagani nostri olim Cokaignes, quod nunc scribitur Cockneys, vocabant, et poeta hic noster in monacos et moniales ut segne genus hominum qui desidiæ dediti, ventri indulgebant et coquinæ amatores erant, malevolentissime invehitur, monasteria et monasticam vitam, in descriptione terræ cokaineæ parabolice perstringens. » (Gramm. anglo-sax. ling. veter, septentr. Thesaurus, tome 1, page 254.)

Le fabliau de Cocagne, où l’auteur a eu certainement pour but de peindre les molles délices de la vie monastique, a fourni à Rabelais le modèle et les principaux traits du pays de Papimanie.

Dans l’introduction du vingtième livre, titre 2, p. 220, de l’Histoire Macaronique de Merlin Cocaye, il est question des royaumes de crespes et beignets, où on a accoutumé de mener une vie heureuse. C’est une contrée où les arbres portent pour fruits des tourtes et des tartes, et où les vignes sont liées avec des saucisses, trait qui est devenu un proverbe italien correspondant à l’expression C’est un pays de Cocagne.

Vi si legano le viti con le salciccie.

Nos matelots ont imaginé un pays de Giboutou ou de Gipoulou, qu’ils placent au trente-sixième degré au delà de la lune. C’est là, disent-ils, que les cochons, portant du sel dans une oreille, du poivre dans l’autre et de la moutarde sous la queue, courent tout rôtis, avec une fourchette et un couteau sur le dos ; et coupe qui veut.

Notez que les Latins s’exprimaient à peu près de la même manière, en parlant d’un pays où l’on pouvait vivre à gogo : Dices hic porcos coctos ambulare, vous diriez que les cochons y courent tout rôtis. Cette phrase se trouve dans le Festin de Trimalcion.