Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Ailly (pierre d’)
par une société de professeurs et de savants
AILLY (Pierre d’), Petrus de Alliaco, chancelier de l’Université de Paris, évêque de Cambrai et cardinal, légat du pape en Allemagne, aumônier du roi Charles VI, n’a pas moins d’importance dans l’histoire de la philosophie scolastique qu’il n’en eut pendant sa vie au milieu des événements du grand schisme, sur lesquels il exerça quelque influence, et du concile de Constance dont il présida la troisième session. Né à Compiègne en 1350, il étudia au collège de Navarre, dont plus tard il fut le grand maître ; et, après avoir obtenu successivement toutes les dignités que nous venons d’énumérer, il mourut en 1425. Parmi les ouvrages nombreux qu’il a laissés, quelques-uns seulement se rapportent à l’étude de la philosophie, qui ne se séparait pas, à cette époque ; de la science théologique. Le principal, celui dont nous tirerons en grande partie l’exposition rapide de sa doctrine, est le commentaire qu’il écrivit sur le Livre des Sentences de Pierre Lombard, commentaire qui n’a toutefois que des rapports partiels avec l’ouvrage dont il a pour but de faciliter l’étude. Il y a touché plusieurs questions importantes, dans lesquelles paraît au plus haut degré la subtilité pénétrante de sa dialectique. La dialectique est le caractère général de la philosophie au moyen âge. Réalistes et nominaux, quelle que fût d’ailleurs leur opposition, pratiquent à l’envi cet exercice souvent sophistique dans l’emploi qu’ils en font.
Pierre d’Ailly a exposé une doctrine sur la connaissance. Elle a surtout pour objet les principes de la théologie ; mais elle laisse voir quelle était la pensée de l’écrivain sur l’évidence des vérités philosophiques. Après avoir fait une distinction entre les vérités théologiques elles-mêmes, dont plusieurs, l’idée de Dieu, par exemple, sont atteintes par les lumières naturelles, il arrive à cette conclusion générale : qu’il y a dans la théologie des parties dont l’homme peut avoir une science proprement dite, et d’autres, desquelles cette science n’est pas possible. Les premières sont celles qui peuvent s’acquérir par le raisonnement, et passer ainsi de l’état d’incertitude à l’état d’évidence ; les secondes, celles qui n’arrivent jamais à l’évidence, mais sont aux yeux de la foi à l’état de certitude. L’évidence lui paraît incompatible avec la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre : Fides est invisibilium substantia rerum, « La foi est la substance des choses invisibles. »
Quoiqu’il admette et démontre que les lumières naturelles nous conduisent à la connaissance de Dieu, on ne saurait dire qu’il s’élève toujours à ce principe par des arguments complètement satisfaisants. Pour démontrer la possibilité de la connaissance de Dieu, contre le scepticisme de ses adversaires, il établit, par des considérations d’une rare sagacité, que la connaissance consiste dans le rapport de l’objet conçu avec l’intelligence qui en reçoit la perception, dans une sorte d’opération de l’objet sur le sujet préparé pour la recevoir et pour y obéir. Il répond aussi à l’objection tirée de l’immensité de Dieu que nous ne pouvons comprendre, et montre que, dans le rapport établi plus haut, la connaissance ne se mesure pas à l’objet à connaître, mais à la portée du sujet connaissant ; aussi n’avons-nous pas de Dieu, selon lui, une connaissance formelle, mais une connaissance analogue à celle que nous avons de l’homme en général, sans que, sous cette notion abstraite, nous placions le caractère particulier de tel ou tel individu. Après cette préparation, il distingue la connaissance abstraite de la connaissance intuitive, celle-ci lui paraissant la seule par laquelle on puisse savoir si un objet est réellement ou n’est pas. Quant à la connaissance abstraite, elle s’applique aux qualités semblables que l’on saisit dans divers individus pour les généraliser, et aussi aux notions des êtres, lorsqu’on supprime par la pensée l’existence de l’objet qu’elles représentent.
Sa conclusion consiste à dire que la croyance en Dieu, que nous fondons sur les données naturelles de notre intelligence, est, non pas certaine, mais probable, et que l’opinion contraire, ou la négative, n’est pas aussi probable. On s’étonnera moins de ce singulier résultat, lorsque l’on saura que la nécessité d’un premier moteur, celle d’une cause première, ne sont également, aux yeux de Pierre d’Ailly, que de simples probabilités. Du reste, il ne faut pas croire que Pierre d’Ailly ait porté cette espèce de scepticisme dans là philosophie, pour rehausser davantage la nécessité de la foi. On ne peut douter qu’il ne voulût bien sincèrement rendre justice à la raison et en reconnaître les droits. Son scepticisme, en ce point, est un scepticisme philosophique, auquel il est conduit par sa manière d’envisager les principes qui constituent les bases de la raison humaine ; c’est d’ailleurs un scepticisme qu’il ne s’avoue pas à lui-même. Tel est l’inconvénient inhérent à la dialectique, lorsqu’elle n’est pas contenue dans de sages limites par une psychologie bien arrêtée. Le scolastique du moyen âge, entraîné par la forme qui enfermait son esprit, conduit par des mots mal définis, dont la puissance superstitieuse le dominait comme ses contemporains, marchait de déduction en déduction, sans s’être avant tout rendu des principes un compte satisfaisant.
Doit-on conclure de tout ce qui précède que les principes a priori fussent entièrement inconnus à Pierre d’Ailly ? Non, sans doute ; ce serait méconnaître le caractère de ses écrits, et la vraie nature de l’intelligence humaine. Pierre d’Ailly place son point de départ dans la philosophie expérimentale, et il reconnaît dans Aristote, avec éloge, l’équivalent du principe célèbre : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Seulement, comme il ne pousse pas le sensualisme à ses dernières conséquences, il admet aussi des principes a priori, sans cependant leur donner l’importance qu’ils doivent avoir ; il leur obéit plutôt qu’il ne les reconnaît, il cède à leur influence plutôt qu’il ne les analyse. Dans un passage de son commentaire sur les Sentences, se posant cette question : Qu’est-ce qui fait qu’un principe est vrai ? il renvoie à un traité qu’il a composé, de Insolubilibus. Ce travail, dont le véritable titre est Conceptus et insolubilia, ne jette aucune lumière nouvelle sur la valeur qu’il attribue aux principes. Il demeure certain que le point de vue en partie sensualiste de Pierre d’Ailly ne saurait être douteux, et quand nous trouverions dans ses autres ouvrages quelques affirmations contraires, il s’ensuivrait seulement que l’auteur n’échappe au sensualisme que par l’inconséquence.
C’est sans doute par suite de ce défaut de vues a priori, et de ce besoin d’administrer la preuve dialectique des principes eux-mêmes comme des faits de conscience, que Pierre d’Ailly a rejeté l’argument d’Anselme dans le Proslogium, connu de nos jours sous le nom de preuve ontologique Anselme, il est vrai, ayant présenté sous la forme dialectique un argument qui est surtout psychologique, a donné, en apparence, raison à ses adversaires ; mais Anselme était réaliste et, en dehors même des termes de la question en litige, il attribuait aux idées une valeur que le nominalisme était naturellement porté à leur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la faculté abstractive. Au contraire, un fait psychologique ; incontestable dans sa force et dans sa généralité, entraînait la conviction d’Anselme, sans qu’il s’en rendît compte, tandis que les scrupules de la dialectique nominaliste ne pouvaient manquer d’en chercher la démonstration. Du reste, il était indispensable que la pensée philosophique se dégageât du réalisme confus des xie et xiie siècles, par un nominalisme qui, un peu subtil sans doute, devait revenir plus tard, par la psychologie, à une appréciation plus sure de tous les éléments de l’intelligence. Il est facile de voir d’ailleurs qu’encore que soumis à l’autorité de l’Église et à celle d’Aristote, l’allure du nominalisme avait une liberté qui dut plus tard porter ses fruits. Qu’un prélat du xve siècle ait pu être à moitié sceptique et presque sensualiste ; sans cesser d’être orthodoxe, c’est un fait qui constate une distinction singulière entre le philosophe et le théologien, distinction qu’il n’est pas facile d’admettre dans toutes les questions, mais qui fut, à plus d’une époque, une sauvegarde pour l’indépendance de la pensée.
La notion de Dieu étant ainsi obtenue avec plus ou moins de certitude pour l’homme, plusieurs idées accessoires s’y rattachent dans la doctrine de Pierre d’Ailly. Dans son commentaire sur la seconde question du Livre des Sentences, il se demande si nous pouvons jouir de Dieu, et répond avec adresse à ses adversaires qui se fondaient sur l’impossibilité où le fini est de saisir l’infini. Il conclut que l’homme peut jouir de Dieu, non-seulement en vertu de la révélation, mais par suite même des lumières naturelles, puisque pouvant connaître Dieu, nous pouvons aussi l’aimer. Cette question, qui passe tout naturellement à la théologie, contient dans son développement, des réflexions qui préludent à la querelle de Bossuet et de Fénelon sur l’amour pur.
L’existence de Dieu fournissait à Pierre d’Ailly une base inébranlable pour y fonder d’une manière solide le principe de la loi. Quoiqu’il ne donne pas toujours de ses idées une démonstration satisfaisante, il pose cependant des principes certains entre lesquels se trouvent ceux-ci : Parmi les lois obligatoires, il y en a une première, une et simple. — Il n’y a point de succession à l’infini de lois obligatoires. On peut croire que le spectacle des désordres du grand schisme d’Occident, où les souverains pontifes mettaient si souvent leur volonté à la place des lois de toute espèce et de tous degrés, inspira à Pierre d’Ailly le besoin de rappeler son siècle à des principes fixes dont la rigueur ne fut pas toujours goûtée par ceux de ses contemporains qu’ils blessaient dans leurs intérêts ou condamnaient dans leur conduite.
L’accord de la prescience divine et de la contingence des faits futurs a exercé la subtilité de Pierre d’Ailly. comme celle de la plupart des philosophes qui lui ont succédé, mais sans plus de succès. Il cherche, après Pierre Lombard, qu’il commente, la solution de ce problème, et croit y être parvenu à l’aide de distinctions qui ressemblent plus à des jeux de mots qu’à une analyse quelque peu sûre. À l’aide de cette conclusion : Illud quod Deus scit necessario eveniet necessitate immutabilitatis, non tamen necessitate inevitabilitatis, il paraît ne pas douter que l’intelligence ne doive être complètement satisfaite par ce non-sens. Au milieu de ce travail d’une dialectique spécieuse, on ne peut disconvenir que les raisons en faveur de la prescience divine, soit que l’auteur les tire des lois de l’intelligence, soit qu’il les puise dans les saintes Écritures, ne soient beaucoup plus concluantes que celles sur lesquelles s’appuie la contingence des faits, et par suite la liberté morale de nos actes.
Quoique d’Ailly, à l’exemple de tous ses contemporains, ait fort négligé la science dont la philosophie fait aujourd’hui sa base la plus essentielle, cependant il a laissé un traité de Anima, véritable essai psychologique, tel qu’il pouvait être conçu à cette époque. L’analyse des facultés y est incomplète et arbitraire ; mais, par une sorte d’anticipation curieuse de phrénologie, elles sont rapportées aux cinq divisions que les anatomistes contemporains reconnaissaient dans le cerveau. Dans l’examen des rapports de l’âme avec les objets extérieurs, l’auteur discute les deux hypothèses des idées représentatives et de l’aperception immédiate. Cette discussion, renouvelée de nos jours entre les partisans de Locke et ceux Je l’école écossaise, n’était pas nouvelle, même du temps de Pierre d’Ailly, et on la retrouve à des époques antérieures du moyen âge, d’où il serait facile de la suivre jusqu’à la philosophie grecque.
Les historiens de la philosophie rangent, avec raison, Pierre d’Ailly parmi les nominalistes. Il ne faudrait pas cependant en conclure qu’il n’ait point admis dans sa conception philosophique quelque élément réaliste. Il est en effet nomina — liste avant tout, mais il ne l’est pas exclusivement, et ces expressions que l’on trouve dans ses écrits, notiones æternæ, mundus intellectualis et idealis, renferment le germe d’un réalisme bien entendu. Dans un chapitre où il examine s’il y a en Dieu d’autres distinctions que celle qui résulte des personnes de la Trinité, il établit, d’après Platon, qu’il ne cite pas toutefois avec une parfaite intelligence, et d’après S. Augustin, qu’il y a en Dieu les idées types ou modèles de toutes les choses créées. Il diffère cependant des réalistes scolastiques en un point important : il reconnaît l’existence de ces idées en tant qu’elles répondent à tous les objets individuels créés ; mais il en nie l’existence absolue comme universaux. Il y a là un progrès réel vers l’accord des deux doctrines rivales, et Pierre d’Ailly, en se plaçant ainsi entre les deux extrêmes, montre une réserve pleine de sagacité.
Tels sont les traits principaux de la doctrine de Pierre d’Ailly. S’ils ne suffisent pas pour établir un système coordonné et complet, du moins, par la manière dont ils sont présentés, ils font preuve d’une rare pénétration ; mais en même temps, la certitude de quelques principes et l’évidence de certaines données s’affaiblissent dans les distinctions d’une dialectique qui étend son domaine à toutes les parties de la philosophie. Il ne pouvait en être autrement à une époque où l’ignorance de l’observation psychologique concentrait tout l’effort de la pensée sur les nuances que l’on pouvait trouver dans le sens des mots, et où la victoire, dans la dispute, était plus souvent la récompense de la subtilité que celle du bon sens. Il ne faut pas oublier que c’est à la puissance de sa dialectique que Pierre d’Ailly dut sa gloire, et sans doute aussi le singulier surnom de Aquila Franciœ, et malleus a veritate aberrantium indefessus, que lui donnèrent ses contemporains Les plus éminents de ses disciples furent le célèbre Jean Gerson et Nicolas de Clémangis.
Le principal ouvrage de Pierre d’Ailly est ainsi intitulé : Pétri de Alliaco quœstiones super IV libb. Sententiarum. Argentor., 1490, in-f° Ellies Dupin a donné une Vie de Pierre d’Ailly dans le tome I des œuvres de Gerson, Anvers, 1706, 5 vol. in-f°. H. B.