Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Cardan

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CARDAN. Ce nom, que l’on rencontre dans l’histoire de toutes les sciences, qui partout éveille le souvenir du génie mêlé aux plus déplo­rables aberrations, n’appartient pas moins à l’histoire de la philosophie, où il se montre en­touré des mêmes ombres et de la même lumière. Mais s’il existe des travaux importants et conçus dans un esprit d’impartialité sur Cardan consi­déré comme médecin, comme naturaliste, comme mathématicien, il reste encore à l’étudier comme philosophe : car, parmi ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne l’a pris au sérieux, ou peut-être n’a osé aborder les 10 volumes in-folio et les deux cent vingt-deux traités sortis de son intarissable plume, dont le besoin augmentait encore la fécondité. Bayle ne lui a consacré qu’un article biogra­phique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne recueillir de lui que les opinions les moins sen­sées ; et Tennemann, même dans son grand ou­vrage, daigne à peine lui accorder une mention.

Jérôme Cardan naquit à Pavie, le 24 septem­bre 1501. Son père était un jurisconsulte dis­tingué, fort instruit dans les sciences mathé­matiques, dont il enseigna à son fils les premiers éléments, et sa mère, à ce que l’on soupçonne d’après quelques aveux échappés à Cardan lui-même, n’était point mariée ; elle chercha même à se faire avorter pendant qu’elle le portait dans son sein. Quoi qu’il en soit, Cardan fut élevé dans la maison de son père, et, sans nous arrêter à toutes les circonstances extraordinaires dont il remplit le récit de ses premières années, nous dirons qu’à vingt ans il suivit les cours de l’Université de Pavie. Deux ans plus tard, il y expli­quait les Éléments d’Euclide. En 1524 et en 1525, il étudiait à Padoue, où il prit successi­vement les grades de maître ès arts et de docteur en médecine. La profession de médecin, qu’il avait embrassée malgré les vœux de son père, lui fournissant à peine les moyens de subsister, il retourna à ses premières études, et fut nommé, vers l’âge de trente-trois ans, professeur de ma­thématiques à Milan. Mais, à peine élevé à ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par l’exercice de la médecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux que la première fois. Il aurait bien pu, dans ce temps, devenir professeur de médecine à l’Université de Pavie ; malheu­reusement il ne voyait pas d’où l’on tirerait ses honoraires ; et, déjà marié, à la tête d’une fa­mille, il n’était pas dans un état à offrir à la science un culte désintéressé. Sa réputation paraît mieux établie que sa fortune ; car, en 1547, le roi de Danemark lui offrit, à des conditions très-avantageuses, d’être le médecin de sa cour. Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du climat, et, ce qui est plus étonnant de la part d’un homme comme lui, la nécessité de changer de religion. Quelques années plus tard, il fut appelé en Écosse par l’archevêque de Saint-André, qu’il se vante d’avoir guéri, par des moyens à lui seul connus, d’une maladie de poitrine jugée incurable. Après avoir successivement, et à di­verses reprises, enseigné la médecine à Milan, à Pavie et à Bologne, il s’arrêta dans cette der­nière ville jusqu’en 1570. Alors, pour un motif que ni Cardan ni ses historiens n’ont indiqué bien clairement, il fut jeté en prison, puis con­damné, au bout de quelques mois, à garder les arrêts dans sa propre maison. Enfin, devenu complètement libre en 1571, il se rendit à Rome, où il fut agrégé au collège des médecins, et pen­sionné par le pape jusqu’au moment de sa mort, arrivée le 15 octobre de l’an 1576, onze jours après qu’il eut mis la dernière main à l’ouvrage intitulé de Vita propria. C’est de ce livre, émi­nemment curieux, tenant à la fois du journal, du panégyrique et des confessions, que sont tirés tous les faits qui précèdent. Nous ajouterons, pour les rendre plus complets, qu’outre la misère et la persécution, Cardan eut à supporter des malheurs domestiques de la nature la plus hu­miliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut sous la hache du bourreau, convaincu d’avoir empoisonné sa femme ; un autre l’affligeait par une telle conduite, qu’il se vit obligé de solliciter lui-même son emprisonnement.

Mais ce n’est pas assez de connaître les événe­ments qui composent la vie extérieure de Cardan ; il faut avoir une idée de son caractère, de sa physionomie morale, une des plus bizarres qu’on puisse se représenter, et que nul n’aurait imaginée si elle n’avait pas existé réellement. On peut dire sans exagération qu’il réunissait en lui les éléments les plus opposés de la nature humaine. D’une vanité sans mesure, qui perce dans chaque ligne de ses écrits, qui le porte à compter sa propre naissance parmi les événements les plus mémo­rables du monde, et à se regarder comme l’objet d’une protection miraculeuse de la part du ciel, il parle de lui en des termes qui, dans la bouche d’un autre, pourraient sembler d’atroces calom­nies. Il était, s’il faut l’en croire, naturellement enclin à tous les vices, et porté vers tout ce qui est mal : colère, débauche, vindicatif, joueur, impie, intempérant en actions et en paroles, toujours prêt à blesser même ses meilleurs amis (de Vita propria, c. XII). Nous ajouterons que le tableau qu’il nous a laissé lui-même de ses habi­tudes et de ses mœurs n’est pas propre à démentir ce jugement. Croit-on que ce soit l’amour de la vérité qui lui fait tenir un tel langage ? Mais le même homme ne recule pas devant les plus grossiers mensonges. Il se vante de posséder plusieurs langues sans les avoir jamais apprises, et toutes les sciences sans les avoir étudiées ; il s’attribue le don surnaturel de connaître l’avenir, de voir en plein jour le ciel semé d’étoiles, d’entendre ce qu’on dit de lui en son absence, et de tomber en extase à volonté. Enfin il nous assure avoir eu, comme Socrate, un génie fa­milier. S’il s’élève quelquefois à la hauteur du génie, si les aperçus les plus originaux et les plus profonds ne manquent pas dans ses écrits, d’ailleurs si variés, plus souvent encore il tombe au-dessous du vulgaire bon sens dans les su­perstitions les plus décriées, dans des actes qui touchent à la folie. Il croit aux songes, à la di­vination, aux amulettes, à l’astrologie judiciaire ; il fait des horoscopes parmi lesquels il faut compter celui de Jésus-Christ ; et malgré les éclatants dé­mentis qu’il reçoit des événements, il persiste dans sa chimère. Quant à la folie, comment ne point la reconnaître dans le trait suivant : il ne pouvait pas, nous assure-t-il, se passer de souffrir, et quand cela lui arrivait, il sentait s’élever en lui une telle impétuosité, que toute autre douleur lui semblait un soulagement. Aussi avait-il l’ha­bitude, dans cet état, de mettre son corps à la torture jusqu’à en verser des larmes, et la pensée même du suicide venait plus d’une fois se pré­senter à son esprit. Ce n’est pas seulement la raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée, lorsque arrivé presque au terme de son existence il compte sérieusement au nombre de ses plus grands malheurs l’état d’impuissance où il a vécu jusqu’à l’âge de trente ans. Qui oserait s’attendre ensuite à rencontrer à côté d’un regret si ex­traordinaire ces nobles et touchantes paroles : « J’aime la solitude ; car, lorsque je me trouve seul, je suis plus qu’en tout autre temps avec ceux que j’aime ; je veux dire avec Dieu et avec mon bon génie » ? La vérité est que Cardan avait souvent des élans presque mystiques, et son esprit s’était nourri de la lecture de Platon, de Plotin et d’autres écrivains du même ordre (de Vita propria, c. XVIII). Mais là ne se bornait pas son érudition philosophique. Il connaissait aussi Aristote, Avicenne, Alexandre d’Aphrodise, mais surtout Galien, qu’il cite à chaque pas dans le texte grec. Nous avons cru devoir insister sur ces détails, parce que la personne de Cardan ne nous paraît pas moins intéressante pour la science de l’esprit humain, que ses idées et ses doctrines.

Les opinions philosophiques de Cardan sont inséparables de ses vues générales sur la nature et la composition de l’univers. Elles ne sont pas toujours très arrêtées ni parfaitement conséquentes dans les détails ; cependant elles offrent dans leur ensemble un caractère d’incontestable unité. Le fond en est souvent ancien et visible­ment emprunté d’ailleurs ; mais les développe­ments auxquels elles donnent lieu, et les idées accessoires qui s’y rattachent, ne manquent ni d’originalité ni de profondeur. En voici à peu près la substance.

Ce qu’on appelle la nature n’est pas un principe à part dans l’univers, ni une force distincte ayant ses attributions propres : c’est l’ensemble des êtres et des choses ; c’est l’univers lui-même.

Il faut distinguer dans l’univers trois principes, trois choses éternelles et également nécessaires, sans lesquelles aucune autre ne saurait exister, à savoir : l’espace, la matière et l’intelligence ou l’âme du monde. Quelquefois ces principes sont portés au nombre de cinq, lorsqu’on y ajoute le mouvement et qu’on distingue l’âme du monde de l’intelligence. Mais cette distinction, comme nous le verrons bientôt, est aux yeux de Cardan une pure abstraction ; et quant au mouvement, il n’est que l’une des fonctions de l’âme univer­selle.

L’espace, c’est ce qui contient les corps ; mais il ne contient pas l’univers, y étant lui-même contenu. Il est éternel, immobile, immuable, et n’existe nulle part sans corps ; en d’autres termes, il n’y a pas de vide dans la nature. Sur ce point Cardan a devancé Descartes.

La matière est éternelle comme l’espace, qu’elle remplit partout ; mais elle n’est ni immobile ni immuable ; elle passe, au contraire, incessamment d’une forme à une autre par l’intermédiaire de deux qualités primordiales : la chaleur et l’humi­dité. La chaleur est, non pas le principe, mais l’organe, l’instrument du mouvement, et le véhi­cule de la vie ; c’est au moyen de la chaleur que l’âme ou le principe de la forme agit sur la matière ; et que les éléments de la matière se décomposent et se réorganisent, pour passer de la vie à la mort et de la mort à la vie. L’humidité, au contraire, est l’instrument de la résistance et la condition de l’inertie. La matière avec ses deux qualités opposées, étant un principe néces­saire des choses, on ne peut pas dire qu’elle soit un mal : elle n’est que le moindre et le dernier des biens ; et ceux-ci ne sont pas détruits, mais diminués par sa présence.

Il n’est pas un corps, pas une portion de ma­tière qui puisse être conçue sans forme. Toute forme est essentiellement une et immatérielle, c’est-à-dire une âme ; par conséquent tous les corps, même les plus insensibles en apparence, sont des êtres animés. D’ailleurs, tous les corps sont susceptibles de mouvement, et le mouve­ment ne peut s’expliquer que par une force immatérielle. Encore bien moins peut-on ex­pliquer sans un principe pareil la sensibilité, l’instinct et l’intelligence. Mais toutes les âmes particulières ne sont que des fonctions ou des attributions diverses d’une âme universelle, c’est-à-dire de l’âme du monde (de Natura, 3e partie, ch. II).

L’âme du monde est à la nature entière ce que notre âme particulière est à notre corps, et Cardan n’hésite pas à citer pour son propre compte ces vers fameux :

Spiritus intus alit totumque infusa per orbem Mens agitat molem et magno se corpore miscet. Toutes les formes des êtres, toutes les âmes par­ticulières sont renfermées en puissance dans l’âme unique et universelle, comme tous les nombres sont renfermés dans la décade. Pour les produire hors de son sein et donner naissance aux créatures innombrables dont l’univers est peuplé, il lui suffit de se montrer elle-même et de se développer dans toute l’étendue de sa puissance. On peut la comparer à la lumière du soleil, qui, bien qu’une dans son essence et toujours la même, ne laisse pas d’apparaître à nos yeux sous une diversité infinie d’images (ubi supra). Le rapport des âmes particulières à l’âme universelle peut aussi se comprendre par ce qui se passe entre les vers et la plante dont ils se nourrissent et sur laquelle ils vivent. Or, il est évident que la plante et les vers, quoique parfaitement distincts par la forme, ne sont pourtant qu’une seule et même substance. Seulement il ne s’agit ici que d’une substance relative et mortelle, tandis que les âmes jouissent de l’immortalité comme le principe dont elles sortent (Theonoston, seu de Animi immorta­litate, lib. II, § 31).

On se demande, après cela, quelle place il reste à Dieu, et comment il se distingue de cette force universelle, également infinie, principe spirituel de tous les êtres, moteur et organisateur de l’univers. Cardan ne répond nulle part à cette question. Il adresse bien à Dieu des hymnes ; il reconnaît en lui l’être infini, et parle de son immensité ; mais ses autres attributs, et surtout ses rapports avec l’âme du monde, son rôle dans la création, il se garde de les définir. On ne peut pas dire qu’il admette, à l’exemple de Platon, au-dessus de l’âme du monde, une intelligence suprême, ayant sa propre substance, et exerçant sur tous les autres principes un pouvoir absolu. Cardan dit expressément que le principe de l’intelligence, de la sensibilité et de la vie, est un seul et même être ; que l’âme n’est pas seulement le principe universel, qu’elle est la substance première et véritable de toutes choses. Planum est idem esse quod sentit, intelligit, vivit… Anima est ergo quæ non solum prin­cipium est omnium, sed etiam primum et verum subjectum. (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439 de l’édit. de Lyon.)

Cependant nous devons dire que Cardan, de son propre aveu, n’a pas toujours été du même avis sur la nature de l’intelligence et ses rapports avec les différents êtres. Dans le traité de Uno, un des premiers qu’il ait publiés sur des matières philosophiques, il se déclare pour la doctrine d’Averroès et n’admet pour tous les êtres qu’une seule intelligence, un seul entendement pénétrant dans tous les corps organisés, capable de lui donner accès ; demeurant, au contraire, plus ou moins éloigné de ceux qui ne remplissent pas cette condition, illuminant le corps de l’homme, parce qu’il est d’une composition plus subtile, et rayonnant extérieurement autour de la brute, parce qu’elle est formée d’une matière plus gros­sière. Plus tard, dans le livre de Consolatione (liv. II, t. Ier, p. 598 de l’édition de Lyon), il enseigne précisément le contraire. Il nie formelle­ment qu’il puisse exister une intelligence unique, soit pour les êtres vivants en général, soit seule­ment pour les hommes : il soutient, au contraire, que l’intelligence est toute personnelle, qu’elle ne vient pas du dehors comme un rayon émané d’un foyer étranger ; mais qu’elle a son siège en nous-mêmes, qu’elle fait partie de nous ; et nous est entièrement propre comme la sensibilité. Car ; dit-il, nous savons par expérience que la faculté de comprendre ne s’exerce pas en nous d’une autre manière que la faculté de sentir. Cela n’empêche pas l’esprit de l’homme d’être d’une origine céleste ; mais il se divise en un nombre infini de parcelles dont chacune devient le centre d’une existence à part. De là résulte évidemment que les âmes elles-mêmes doivent être considérées comme autant de substances distinctes et parfai­tement indépendantes les unes des autres, ce que Cardan n’hésite pas à reconnaître, non-seulement pour la vie présente, mais pour celle qui nous attend au delà du tombeau. Voici, au reste, ses propres paroles (ubi supra) : « Ainsi les âmes humaines demeurent distinctes les unes des autres, même après la mort, avec toutes les facultés qui leur sont propres, comme la volonté, l’intelligence, la sagesse, la science, la réflexion, la raison, la connaissance des arts et toutes autres qualités semblables. » Enfin, dans un troisième écrit, intitulé Theonoston, ou de l’immortalité de l’âme, Cardan s’écarte à la fois des deux opinions précédentes, en s’efforçant, en quelque sorte, de les concilier entre elles. Il n’admet, comme la première fois, qu’une seule âme et une seule intelligence ; mais cette intelligence lui apparaît sous un double point de vue : elle peut être considérée en elle-même, comme absolue et dans l’éternité ; alors elle ne connaît que l’universel, c’est-à-dire sa propre essence, et ses opérations ne peuvent pas se distinguer les unes des autres. Mais elle se montre aussi dans le temps : elle se manifeste par certains organes, au nombre des­quels il faut compter l’homme, et dans ce cas ses opérations sont multiples, chacune d’elles devant occuper un point différent de la durée ; elle nous semble douée de facultés diverses plus ou moins développées, selon la perfection de l’organe ou de l’instrument (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439). Pour excuser ces variations dans ses doctrines, Cardan fait remarquer que telle est la condition de l’esprit humain, que les vérités les plus utiles et les plus importantes ne peuvent pas être trouvées en un jour.

Nous venons de voir que Cardan regarde l’homme comme un organe de l’intelligence et, par conséquent, de l’âme universelle. Cela ne l’empêche pas de le considérer isolément comme un être à part, et nous nous hâtons d’ajouter que l’on trouve dans cette partie de sa philosophie des observations profondes, délicates, mais mê­lées, comme toujours, de paradoxes et d’erreurs. Ce qui constitue à ses yeux le caractère distinctif de l’être humain, c’est (il l’appelle par son nom) la conscience. Les animaux, doués seulement d’une âme sensitive, ne connaissent pas, si par­faits qu’ils soient, d’autre règle que celle d’un aveugle instinct ; en un mot, ils ne savent pas ce qu’ils sont ; tandis que l’homme se connaît lui-même et a conscience de la connaissance qu’il a des autres êtres. Ipse autem se ipsum agnoscit ac reliqua se agnoscere intelligit (de Natura, c. i). La conscience le conduit à la distinction de l’âme et du corps, qu’il démontre aussi bien qu’on pourrait le faire aujourd’hui par l’unité, l’identité de l’être pensant et le fait du libre arbitre. Il n’y a qu’un être intelligent, ayant con­science de lui-même, c’est-à-dire un être identique, qui puisse trouver en soi la règle de ses actions (Theonoston, lib. II, § 19, et lib. III). Enfin, après avoir établi que l’âme est distincte du corps, Cardan entreprend d’en démontrer l’immortalité. C’est ici surtout qu’il fait preuve d’une solide et profonde érudition. Il rapporte avec beaucoup d’exactitude, avec beaucoup d’ordre et de préci­sion, tous les arguments allégués par les philo­sophes pour ou contre le dogme de la vie future (Theonoston, lib. V). Quant à lui, sur des preuves qui n’offrent pas un grand caractère d’originalité, il admet ce dogme ; mais, en même temps, il le déclare tout à fait inutile, et même dangereux dans la pratique. Le sceptique, le matérialiste avoué, est obligé, selon lui, de se montrer d’au­tant plus irréprochable dans sa conduite, qu’il attire tous les regards et qu’il éveille tous les soupçons. D’ailleurs n’avons-nous pas, pour rem­placer la crainte d’une autre vie, les mouvements naturels de la conscience, la crainte de la justice des hommes, le sentiment de l’honneur, le res­pect de nous-mêmes et de nos amis, enfin la force de l’habitude et de l’éducation ? En revanche, le mal dont Cardan accuse le dogme de l’immor­talité lui paraît incontestable ; car s’il n’existait pas dans l’esprit des hommes, on n’aurait pas à déplorer les guerres de religion, les plus cruelles entre toutes les guerres, et le plus grand des fléaux (de Immortalitate animarum, c. xi).

Il est évident que l’immortalité, pour Cardan, ne saurait être autre chose que la continuité, que l’éternité du principe unique de toute vie et de toute intelligence. Il nous apprend lui-même, dans le de Vita propria (c. xliv), le dernier ou­vrage sorti de sa plume, qu’il croyait à l’égalité non-seulement de tous les hommes, mais de tous les êtres vivants. Mais il distingue dans ce prin­cipe plusieurs fonctions ou plusieurs attributs, qui suffisent à l’explication de tous les phénomè­nes de la vie humaine et de l’univers en général : 1o l’intelligence proprement dite ; 2o l’imagina­tion ; 3o les opérations des sens ; 4o les fonctions vitales ; 5o le mouvement. L’intelligence est le privilège exclusif de l’homme. L’imagination et les sens appartiennent à la fois à l’homme et aux animaux ; le principe vital est dans tous les êtres organisés, dans les plantes comme dans les ani­maux. Enfin le mouvement existe indistinctement dans tous les corps (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439).

Cardan s’est occupé aussi de la dialectique ; et quoique l’ouvrage qu’il a publié sur ce sujet (t. Ier, p. 229 de l’édition de Lyon) ne soit pas autre chose, au fond, qu’un résumé de la Logique d’A­ristote, on y trouve cependant des détails intéressants et des réflexions judicieuses sur la méthode à observer dans les différentes sciences.

Nous n’en dirons pas autant de l’écrit qui a pour titre de Socratis studio, véritable pamphlet composé de toutes les calomnies répandues contre Socrate par Aristophane et Athénée. Croirait-on que les plus grands griefs reprochés par Cardan au philosophe athénien soient précisément son désintéressement, sa prédilection pour la morale, son aversion pour les disputes stériles de l’épo­que, enfin sa mansuétude et sa patience au sein de sa propre famille ? Il prétend que cette der­nière vertu est un encouragement funeste pour les femmes qui manquent de soumission envers leurs maris. Il ne traite pas mieux les disciples de Socrate. Platon est un vil flatteur des tyrans, Xénophon un soldat ignorant, cupide et traître à sa patrie ; Aristippe n’a fait que développer en pratique et en théorie les véritables conséquences de l’enseignement de son maître.

Il serait beaucoup trop long d’énumérer ici tous les écrits de Cardan, dont la plupart sont étrangers à l’objet de ce Recueil. Nous nous con­tenterons de citer le Theonoston, le livre de Con­solatione, les traités de Natura, de Immortali­tate animarum, de Uno, de Summo bono, de Sapientia, et le livre de Vita propria, comme la source où nous avons puisé les éléments de la doctrine philosophique de Cardan. Sa théorie de la nature se trouve exposée principalement dans les deux ouvrages de Subtilitate et de Rerum va­rietate. Les œuvres complètes de Cardan ont été réunies par Charles Spon en 10 vol. in-fo, Lyon, 1663, et Cardan lui-même, sous le titre de Libris propriis, nous en a laissé une notice étendue, imprimée dans le premier volume de l’édition que nous venons de citer, et que nous avons sous les yeux en rédigeant la présente analyse.