Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Damascène (saint jean)

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Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants

DAMASCÈNE (saint Jean), né à Damas, en Syrie, a été l’un des plus illustres Pères de l’Église au viiie siècle. Il eut pour précepteur un religieux italien, nommé Côme, que son père avait racheté de la captivité, et sous lequel il fit de rapides progrès. Ayant succédé à son père dans la charge de conseiller du calife, sa fidélité au christianisme le fit bientôt tomber dans la disgrâce ; mais, quoique réintégré plus tard, il abandonna le monde, donna la liberté à ses esclaves, distribua ses biens aux pauvres, et se retira dans la laure de Saint-Sabas avec un autre disciple de Côme. Il se soumit à la volonté du patriarche de Jérusalem, qui lui ordonna de recevoir la prêtrise ; et bientôt après, ayant pris la plume pour défendre le culte des images, il visita Constantinople, dans l’espérance d’y trouver la couronne du martyre. Ce désir n’ayant point été satisfait, il retourna dans sa solitude, ou il mourut vers la fin du viiie siècle.

Les ouvrages de saint Jean Damascène ne sont pas exclusivement théologiques. Plusieurs sont consacrés à la philosophie, et, dans ceux même qui traitent des questions principales de la foi chrétienne, de nombreux passages font connaître les doctrines philosophiques de ce Père.

Il reconnaît que les Gentils ont cru en Dieu, et que la Providence elle-même a pris soin d’en déposer la connaissance dans nos esprits. Il s’appuie surtout, pour démontrer la réalité du principe suprême, sur la nécessité d’une cause première, créatrice et conservatrice de l’univers (Orth. fid., lib. I, c. III). Il démontre ensuite l’unité de Dieu par sa perfection, qui ne saurait appartenir à plusieurs êtres à la fois (Ib., c. V). Il cherche aussi, dans la nature, des témoignages de l’existence du Verbe divin, et les trouve surtout, comme saint Augustin avant lui, dans des similitudes tirées de notre constitution intellectuelle ; il reconnaît néanmoins que, quand il s’agit de l’essence divine, toutes ces comparaisons sont imparfaites (Ib., c. VI). Il est moins heureux lorsqu’il veut définir l’espace, et opposer, à l’étendue visible, l’ubiquité spirituelle de Dieu (Ib., c. xvi). Quant aux attributs divins, il les énumère, les décrit en peu de mots, et n’en apporte guère d’autres preuves que la perfection divine qu’ils constituent (lb., c. xix), Il est, sur la nature du temps, moins explicite encore que sur celle de l’espace ; ce qu’il en dit, ou plutôt ce qu’il dit du mot siècle, souvent usité dans l’Écriture) se borne à la définition des sens divers dans lesquels ce mot est employé, soit dans la Bible, soit dans les écrivains ecclésiastiques (Ib., lib. II, c. i). Il attribue la création à un acte libre de la bonté de Dieu, dont l’amour ne pouvait se contenter de la contemplation de lui-même et de lui seul (Ib., c. n).

Une partie du second livre du traité de la Foi orthodoxe comprend une sorte de psychologie de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté. Les passions y sont énumérées dans une classification très-incomplète et tout à fait arbitraire, qui n’a rien d’ailleurs d’original, et rappelle des écrivains antérieurs et des doctrines antiques. Quelques détails sur les sens et leurs propriétés ne présentent rien de neuf, et n’ont point de portée. Les facultés qu’il reconnaît dans l’intelligence sont la pensée et la mémoire. Il distingue la parole interne, qui n’est autre chose que la pensée, de la parole externe et articulée, distinction qui ne lui fournit aucune considération de quelque importance. Il n’y a pas plus de profit à tirer de ses définitions de la passion, de l’action et de la volonté (Ib., c. xin-xxii). Il définit avec raison la Providence : la volonté divine par laquelle toutes choses sont sagement et harmoniquement gouvernées (lb., c. xxix). La prescience étant la condition nécessaire de la Providence, il en cherche l’accord avec le libre arbitre. Dans ce but, il distinguo les choses que Dieu prévoit et fait, de celles qu’il prévoit seulement. C’est parmi ces dernières que se rangent les actes humains. Cette distinction, comme on sait, ne résout pas complétement la difficulté ; mais on voit facilement que ce Père n’a pas abordé la question dans toute son, étendue, telle qu’elle est posée par saint Paul (Epît. aux Philipp. v ch. 11, t. 13), telle qu’elle avait été développée par saint Augustin, et telle qu’elle le fut plus tard par les thomistes, par Descartes et par Malebranche.

Dans son traité de la Dialectique ou de la Logique, il donne plusieurs définitions de la philosophie, dont la meilleure est celle-ci : « La Philosophie est la connaissance des choses qui sont, en tant qu’elles sont, c’est-à-dire de leur nature. » Dans cet opuscule, il définit successivement l’être, la substance, l’accident, le genre, l’espèce, conformément aux traditions de la philosophie péripatéticienne. Il modifie cependant le sens de ces mots, toutes les fois qu’ils ne se prêtent pas assez à l’exposition de la foi orthodoxe : la théologie préludait ainsi aux subtilités de la scolastique. Il emprunte à Aristote ses catégories, qu’il explique avec quelque développement, et suit Porphyre pour les genres et les espèces. Les mêmes définitions se reproduisent dans son opuscule sur les institutions premières, et sa Physique n’est autre chose que l’exposition de quelques principes empruntés à celle d’Aristote.

Dans son Dialogue contre les Manichéens, il réfute le dualisme du bien et du mal, admis tous deux comme principes absolus, à l’aide de la doctrine adoptée, avant et après lui, par les écrivains ecclésiastiques, qui considèrent le mal comme n’existant pas en lui-même, mais seulement en vertu de rapports faux, créés par l’homme. Il soutient donc que toutes choses sont bannes, mais qu’elles peuvent devenir mauvaises par l’usage que nous en faisons.

On voit, par ce rapide exposé, que la philosophie de saint Jean Damascène n’a rien d’original. Elle se retrouve presque tout entière dans la philosophie grecque, principalement dans la philosophie péripatéticienne, modifiée par quelques-uns des Pères ses prédécesseurs mais elle est loin de montrer, dans ses écrits, la richesse. de développement et la finesse d’aperçus qui la distinguent dans saint Augustin. Saint Jean Damascène fut célèbre, parmi ses contemporains, par sa vie solitaire et sa lutte contre les iconoclastes. La gloire que méritèrent sa piété et sa constance dans la foi a pu rejaillir sur ses écrits, sans que la critique moderne soit obligée de ratifier un jugement trop favorable.

Il y a plusieurs éditions des œuvres de saint Jean Damascène. Les principales sont celles de Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel en l’Erm, Paris, 1619. Cette édition ne contient guère que les traductions latines des différents ouvrages de ce Père. Trois ont été données à Bâle par Marc Hopper, en 1548, 1559 et 1575 ; la dernière est beaucoup plus ample que les précédentes.

Enfin la meilleure et la plus nouvelle est celle du P. Lequien, Paris, 1712, chez J.-Bapt. Delespine, 2 vol. in-f°.

H. B.

DAMASCIUS de Damas, philosophe alexandrin du VIe siècle, a été compté mal à propos au nombre des stoïciens par Suidas suivi en cela par Fabricius. Il étudia d’abord à Alexandrie sous Théon et Ammonius, fils d’Hermias ; puis il se rendit à Athènes, où Zénodote lui apprit les mathématiques, et Marinus la philosophie. Mais ce qui le forma surtout à la dialectique, ce furent les entretiens et les leçons d’Isidore. Une étroite amitié se forma dès lors entre Isidore et Damascius et lorsque le premier, pour se rendre à Alexandrie, abandonna cette chaire d’Athènes illustrée par les Plutarque, les Syrien et les Proclus, ce fut Damascius qui lui succéda. Il fut le dernier anneau de cette chaîne glorieuse car le décret de Justinien qui ferma l’école d’Athènes mit bientôt fin à ses leçons, et le contraignit de chercher hors de l’empire un lieu où la philosophie pût respirer. Il se rendit auprès de Chosroès, avec Simplicius et les derniers débris de l’école de Plotin, et n’y trouva qu’un esclavage plus dur. Rentre dans le monde romain avec ses amis découragés, on croit qu’il se réfugia dans Alexandrie, ou subsistaient encore quelques traces des études philosophiques, et qu il y mourut obscurément. Ses principaux ouvrages sont des Commentaires sur divers dialogues de Platon, une Biographie des Philosophes, dont il nous reste des fragments où il est sans cesse question d’Isidore, et enfin des Problèmes et solutions sur les principes des choses, dont on a également retrouvé quelques lambeaux. Photius parle avec mépris de Damascius, dont les écrits, dit-il sont remplis de fables puériles et d’attaques déguisées, mais perfides, contre la religion chrétienne. S’il s’agit bien de notre Damascius, dans ce passage de Photius, on peut dire du moins que ce jugement est d’une témérité excessive car les seules traces qui nous soient restées de sa doctrine indiquent un esprit pénétrant, et capable d’imprimer à son école une direction nouvelle. On sait la double origine de la spéculation alexandrine ; Plotin et ses successeurs suivaient Platon dans son ascension dialectique, et arrivaient, sinon avec lui, du moins par sa méthode, à l’unité des éléates ; mais une fois parvenus à cette hauteur, au lieu de se perdre dans l’absolu comme les eléates et de nier le relatif faute de pouvoir l’expliquer, ils acceptaient, au contraire les données de l’expérience, et mettaient tous leurs soins à concilier les résultats opposés de ces deux méthodes, c’est-à-dire le Dieu puissant et intelligent, auquel le spectacle du monde nous conduit, et le Dieu absolu, supérieur à l’intel-


ligence et à l’être, que nous donne la dialectique Cette conciliation s’opérait, dans l’école d’Alexandrie, au moyen de la théorie des hypostases, qui sauvait l’unité de Dieu par l’unité substantielle du principes, et la pluralité des points de vue par la Trinite On avait même poussé si loin l’abus de ces divisions inintelligibles, que Plotin et Porphyre n’admettaient pas seulement une Trinité, mais une Ennéade. La solution proposée par Damascius fut toute différente. Il repoussa cette supposition d’une pluralité hypostatique qui n’altère pas l’unité substantielle ; il laissa tout entière l’unité absolue de Dieu, qui le rend incompréhensible et ineffable ; mais il soutint que. si nous ne connaissons pas sa nature, nous connaissons du moins son gouvernement, et son efficace par rapport au monde et à nous-mêmes.

Selon lui, nous savons clairement que Dieu est et qu’il est infini, et nous savons ce que c’est qu’être infini, sans pour cela comprendre les attributs de l’infinité. Par l’idée que nous avons spéculativement de Dieu, Dieu est infini et incompréhensible par les preuves que nons avons de la Providence, Dieu est bon, intelligent, puissant. Ce n’est pas que nous arrivions par cette voie détournée à comprendre Dieu ; mais nous jugeons, par les effets de sa puissance, qu’il n’y a rien en lui qui ressemble à la négation de l’intelligence, de la bonté, de la puissance. Nous lui donnons ces attributs, parce qu’ils expriment ce que nous connaissons de plus parfait après lui, avec cette réserve qu’il ne les possède pas sous la forme que nous connaissons. Damascius, en parlant ainsi, était tout près de pénétrer le mystère qui a tant troublé cette école, et de rendre au dieu mystique des alexandrins, à ce dieu qui n’est pas l’Être, le vrai caractère du Dieu de la raison, c’est-à-dire de l’Être absolu, incommunicable, sans mesure commune avec l’être que nous sommes ; mais cette spéculation incomplète et inachevée resta sans écho dans une école qui n’avait plus de. souffle, et dont Proclus avait clos sans retour les brillantes destinées. Le livre des Problèmes a été publié en partie par J. Kopp, Francfort 1826, in-8. Consultez l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie par M. Vacherot, Paris, 1846-50 3 vol. in-8 et l’Histoire d’Alexandrie, par M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8.

DAMIEN (Pierre), né à Ravenne, dans les premières années du xiie siècle, quitta le monde, jeune encore, pour entrer au monastère de Fontavellana dont il fut élu abbé en 1041. Les services qu’il avait rendus au Saint-Siège dans plusieurs occasions importantes, ayant décidé le pape Étienne IX à le nommer, en 1057, cardinal et évêque d’Ostie, il n’accepta ces hautes dignités que pour les résigner peu d’années après. Malgré son penchant pour la solitude, il fut encore appelé à remplir les fonctions de légat en France, en Allemagne et en Italie. Il est mort à Faenza, le 22 février 1072.

Pierre Damien n’a émis dans ses nombreux ouvrages aucune opinion qui lui soit propre. Théologien orthodoxe, il reproduit fidèlement la doctrine de l’Église et craindrait de l’altérer en cherchant à l’approfondir. Il n’était pas étranger à la connaissance de l’antiquité mais il n’a aucune sympathie pour ses écrivains. Il veut ne recourir, selon ses termes, ni aux sources de l’éloquence cicéronienne, ni à la science de Platon et de Pythagore, mais suivre les sentiers frayés par la divine sagesse (Opp., t. III, p. 97, édit. de Paris). Ailleurs, il gourmande les moines qui étudient les règles de Donat de préférence à la règle de saint Benoît (Ib., p. 130). Comme il est ordinaire, cette rigueur envers