Dictionnaire historique de Feller/2e éd., 1797/Aristote

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ARISTOTE, surnommé le Prince des Philosophes, naquit à Stagyre, ville de Macédoine, l’an 384 avant J.-C. Son père Nicomachus était médecin, et descendait, dit-on, d’Esculape. Aristote l’ayant perdu fort jeune, dissipa son bien, se livra à la dibauche, prit le parti des armes et les quitta

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ensuite pour la philosophie. L’oracle de Delphes lui ordonna, à Athènes ; il s’y rendit, entra dans l’école de Platon, et en fut, l’âme et la gloire. On dit qu’il fut obligé, pour vivre, d’exercer la pharmacie. Continuellement livré au travail, il mangeait peu, et dormait encore moins. Diogène Laërce rapporte que, pour ne pas succomber à l’accablement. du sommeil, il étendait hors du lit une main, dans laquelle il tenait une boule d’airain, afin que le bruit qu’elle ferait en tombant dans un bassin le réveillât : mauvaise pratique, car l’homme qui ne dort pas, n’a pas l’esprit assez calme pour agir et écrire avec sagesse ; mais on ne risquera rien de croire que c’est un conte, semblable à d’autres anecdotes de ce genre, qu’on s’est plu à répandre sur le compte des hommes célèbres, comme si le ridicule et l’absurdité pouvaient être pour quelque chose dans les titres à la gloire. Du reste, il faut avouer que celle des philosophes s’est nourrie quelquefois de ces ignobles ressources. Après la mort de Platon, Aristote se retira à Atarne, petite ville de la Mysie, auprès de son ami Hermias, usurpateur de ce pays. Ce prince ayant été mis à mort par ordre du roi de Perse, Aristote épousa sa sœur qui était restée sans biens. Quand Alexandre-le-Grand eut atteint environ 14 ans, Philippe son père, appela Aristote pour le lui confier. La lettre qu’il lui écrivit à l’occasion de sa naissance, fait honneur au prince et au philoso-
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phe : « Je vous apprends, lui
» disait-il, que j’ai un fils. Je
» remercie les dieux, non pas
» tant de me l’avoir donné,
» que de me l’avoir donné du
» tems d’Aristote ; J’espère que
» vous en ferez un successeur
» digne de moi, et un roi
» digne de la Macédoine. » Les espérances de Philippe ne furent pas trompées. Le maître apprit à son disciple les sciences qu’il possédoit, & cette sorte de philosophie qu’il ne communiquoit à personne, comme dit Plutarque ; ce qui ne donne pas de cette philosophie une bien bonne idée, car le vrai sage ne songe qu’à répandre ses lumières : on est allé jusqu’à croire. que cette philosophie était celle de Machiavel. L’usage qu’en a fait Alexandre confirme cette idée. Philippe lui érigea des statues, et fit rebâtir sa ville natale ruinée par les guerres. Lorsque son élève se disposa à ses conquêtes, Aristote, qui préférait le repos au tumulte des armes, retourna à Athènes. Il y fut reçu avec les honneurs dus au précepteur d’Alexandre, et au premier philosophe de son temps. Les Athéniens, auxquels Philippe avait accordé beaucoup de grâces à sa considération, lui donnèrent le Lycée pour y ouvrir son école. Il donnoit ordinairement ses leçons en se promenant, ce qui fit appeler sa secte, la secte des Péripatéticiens. Le succès de la philosophie d’Aristote ne fut pas ignoré d’Alexandre. Ce prince lui écrivit de s’appliquer à l’histoire des animaux, lui envoya 800 talens pour la dépense que cette étude exigeoit, et lui

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donna un grand nombre de chasseurs et de pêcheurs, pour faire des recherches. Aristote, au comble de sa gloire, ne fut pas au-dessus des passions et des folies qui en sont l’effet naturel. Son amour pour la courtisane Pythaïs devint une espèce de fureur, qui le porta à l’ériger en divinité, et à lui rendre après sa mort le même culte que les Athéniens rendaient à Cérès. Eurymédon, prêtre de cette déesse, l’accusa de ne pas y croire : Aristote se retira à Chalcis, dans l’île d’Eubée (aujourd’hui Négrepont), pour empêcher qu’on ne commît une injustice contre la philosophie ; mais il aurait eu plus de bonne philosophie à ne pas diviniser la créature féminine qui lui tenait si fort à cœur. C’est sans fondement que quelques critiques modernes ont nié cette anecdote, comme si la vérité de l’histoire devait être sacrifiée à la gloire des hommes célèbres. Aristote mourut à 63 ans, l’an 322 avant J.-C., deux années après la mort d’Alexandre. Les Stagyrites lui dressèrent des autels, et lui consacrèrent un jour de fête. Il ne paraît cependant pas trop qu’il dût exciter tant d’admiration par ses vertus, ni par sa doctrine religieuse et morale. Sans parler des crimes dont Diogène Laërte et Athénée le disent coupable avec Hermias, de sa conduite insensée et impie envers Pythaïs ; on connoît les efforts qu’il fit pour décrier tous ceux qui avaient acquis quelque réputation, les médisances et les injures avec lesquelles il les opprima, les faussetés manifestes qu’il leur
imputa, la manière dont il abandonna Hermias dans ses disgrâces, ses jalousies contre Speusippe, ses animosités contre Xénocrate, les troubles qu’il fomenta dans la cour de Philippe et d’Alexandre-le-Grand ; enfin sa perfidie envers ce même Alexandre, son bienfaiteur, découvre assez quel était le fond de son cœur. Xiphilin nous apprend que l’empereur Caracalla fit brûler tous les livres de ce chef des Péripatéticiens, en haine du conseil détestable qu’il avait donné à Antipater, d’empoisonner Alexandre. Il prétendait que Dieu était sujet aux lois de la nature, sans prévoyance, sourd et aveugle pour tout ce qui regarde les hommes ; croyait le monde éternel, et, selon l’opinion commune de ses commentateurs, l’âme mortelle. Il tourna en ridicule ceux qui voulurent ramener les hommes à la croyante d’un seul Dieu, disant que cette manière de penser était, il est vrai, d’un sage et d’un homme de bien, mais qu’elle manquait de prudence, puisqu’en agissant ainsi, ils nuisaient à leurs propres intérêts, et s’exposaient au ressentiment des polythéistes. Belle morale, et digne d’un chef des philosophes. (Voyez PLATON, STILPON). Si nous en croyons Diogène Laërte, sa mort fut semblable à sa vie ; il s’empoisonna, pour se soustraire à la colère de Médon. Mais S. Grégoire de Nazianze, S. Justin et d’autres écrivains, disent qu’il se précipita dans l’Euripe. Il laissa, de Pythaïs, une fille, qui fut mariée à un petit-fils de Demaratus, roi de Lacédémone. Il avoit eu d’une autre concubine un fils, nommé Nicomachus, comme son aïeul, c’est à lui qu’il adressa ses livres de Morale. Le sort d’Aristote, après sa mort, n’a pas été moins singulier que durant sa vie. Il a été long-tems le seul oracle des écoles ; et on l’a trop dédaigné ensuite. Le nombre de ses commentateurs, anciens et modernes, prouve le succès de ses ouvrages. Quant aux variations que sa mémoire a éprouvées, elles lui sont communes avec tous les fondateurs des sectes philosophiques, et tiennent autant aux caprices de la postérité qu’à la nature des systèmes enseignés. Diogène Laërte rapporte quelques-unes de ses sentences qui n’ont rien de bien extraordinaire, et dont quelques unes sont outrées ou fausses, d’autres trop recherchées. « Les sciences ont des racines amères, mais les fruits en sont doux… L’amitié est comme l’âme de deux corps : Il y a la même différence entre un savant et un ignorant, qu’entre un homme vivant et un cadavre… L’amitié est comme l’ame de deux corps… Il n’y a rien qui vieillisse sitôt qu’un bienfait… L’espérance est le songe d’un homme éveillé…Soyons amis de Socrate et de Platon, et encore plus de la vérité… Les lettres servent d’ornement dans la prospérité, et de consolation dans l’adversité. » Aristote confia, en mourant, ses écrits à Théophraste, son disciple et, son successeur dans le Lycée ; mais ils ne sont pas parvenus en entier et sans altération jusqu’à nous. (Voy. APELLICON.) Les plus estimés sont sa Dialectique, sa Morale ; son Histoire des animaux ; sa Poétique et sa Rhétorique. Le précepteur d’Alexandre montra, dans ce dernier ouvrage, que la philosophie est le guide de tous les arts. Il creusa avec sagacité les sources du bel art de persuader, il fit voir que la dialectique en est le fondement, et qu’être éloquent, c’est savoir prouver. Tout ce qu’il dit sur les trois genres, le délibératif, le démonstratif et le judiciaire ; sur les passions et les mœurs ; sur l’élocution, sans laquelle tout languit ; sur l’usage et le choix des métaphores, mérite d’être étudié. Aristote fit cet ouvrage suivant les principes de Platon, sans s’attacher servilement à la manière de son maitre. Celui-ci avait suivi la méthode des orateurs : son disciple crut devoir préférer celle des géomètres. Sa Poétique est un traité digne du précédent ; l’un et l’autre furent composés pour Alexandre. Quant à la philosophie, il mêle à des vues justes et profondes, des erreurs grossières et des obscurités qui ont donné bien de l’exercice a ses commentateurs. Un de ses principes favoris est que, l’âme, acquiert ses idées par les sens ; principe combattu par de célèbres métaphysiciens, et qui, dans le sentiment même, d’Aristote, doit s’entendre occasionellement, comme s’exprimoient les Arabes, c’est-à-dire, que les sens sont l’occasion des idées, que l’âme se forme elle-même des choses matérielles. « Mais, il
» y a, dit un philosophe, bien
» des idées dont les sens ne sau-
» roient même être l’occasion.

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» Il n’y a rien que, nous conce-
» vions plus distinctement que
» notre pensée même, ni de
» proposition qui puisse nous
» être plus claire que celle-ci :
» Je pense, donc je suis. Qu’on
» nous dise, si l’on peut, par
» quel sens sont entrées dans
» notre esprit les idées de
» l’être et de la pensée. » Sa Rhétorique, a été traduite en français par Cassandre, et sa Poétique par Dacier et Le Batteux. (Voyez ces articles.) La meilleure édition des ouvrages d’Aristote est celle de Paris, au Louvre, 1619, donnée, par Duval, en 2 vol. in-folio, grecs et latins. On peut consulter un ouvrage de Jean de Launoi : De varia Aristotelis fortuna, celui de Patricius, Peripateticae discussiones, et un traité du P. Rapin, Comparaison de Platon et d’Aristote.