Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aaron

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DICTIONNAIRE
HISTORIQUE ET CRITIQUE
DE PIERRE BAYLE.
A.

AARON, grand-prêtre des Juifs et frère de Moïse. Son histoire est trop facile à trouver dans le Pentateuque, dans le Dictionnaire de Moréri, dans celui de M. Simon, pour ne me dispenser pas d’en faire ici un article. Je dirai seulement que la faiblesse qu’il eut de condescendre aux désirs superstitieux des Israélites dans l’affaire du veau d’or, a donné lieu à bien des mensonges (A). Un certain Monceau, ou Moncæius[* 1], publia, vers le commencement du dix-septième siècle, une apologie d’Aaron[a], qui fut condamnée à Rome par l’inquisition, comme le jésuite Cornélius à Lapide l’avait prédit à l’auteur[b]. On suppose, dans cette apologie, qu’Aaron eut dessein de représenter le même objet que Moïse représenta quelque temps après, je veux dire un chérubin, et que, contre son intention, les Israélites adorèrent cette figure. Un docteur de Sorbonne, chanoine d’Amiens[c], réfuta solidement ces suppositions l’an 1609. Il y en a qui disent que la crainte d’être assommé fit qu’Aaron eut cette criminelle complaisance, et qu’il espérait qu’en proposant aux femmes de fournir leurs pendans d’oreilles, il éluderait la demande de ce peuple, comme si elles eussent dû aimer mieux n’avoir point de divinité visible que se priver de leurs ornemens ; mais qu’il éprouva que rien ne coûte à des esprits enivrés de superstition et d’idolâtrie[d]. L’Écriture Sainte ne favorise nullement ceux qui prétendent que le veau d’or n’était que de bois doré (B).

Je ne crois point que l’on doive dire que Dieu suspendit en faveur d’Aaron l’action du feu, tout comme en faveur des trois Hébreux qui furent jetés dans la fournaise de Babylone. C’est néanmoins l’opinion de quelques auteurs (C).

  1. * Joly dit qu’il s’appelait Monceaux ou des Monceaux.
  1. Elle a pour titre : Aaron Purgatus. On la réimprima à Francfort l’an 1675, in-8. L’édition de Leipsick, 1689, in-12, dont il est fait mention au XVIIe. tome de la Bibliothéque Universelle, ne diffère de celle de Francfort qu’en ce que les libraires ont imprimé un nouveau titre.
  2. Cornel. à Lapide, Commentar. in Exod. Cap. XXXII, vs. 4, pag. 605.
  3. Il se nomme Visorius. Son livre a pour titre : Destructio pseudo-Cherubi Moncæi.
  4. Idem Cornel. à Lapide, ibid.

(A) Donné lieu à bien des mensonges. ] I. Le rabbin Salomon a cru[1] que le veau que les Israélites adorèrent était vivant et animé, et qu’Aaron, le voyant marcher et manger à la manière des autres veaux, lui dressa un autel. Il y a quelque chose de semblable dans l’Alcoran[2]. II. Plusieurs rabbins, pour disculper Aaron, disent que ce ne fut point lui qui fit le veau d’or ; qu’il n’y contribua qu’en jetant l’or dans le feu, pour se délivrer de l’importunité du peuple : mais que certains magiciens, qui s’étaient mêlés avec les Israélites à la sortie d’Égypte, donnèrent la figure de veau à cet or. Comme l’Écriture déclare que ce fut un ouvrage de fonte à quoi l’on employa le burin, nous pouvons supposer deux choses : ou que l’on fit un moule semblable à un veau, dans lequel on jeta l’or fondu, ou qu’après avoir fait une masse d’or, on la convertit en veau par le moyen de la sculpture. III. Plusieurs ont cru qu’Aaron ne fit point un veau tout entier, mais seulement une tête. IV. On conte[3] que la poudre du veau d’or que Moïse fit brûler et mêler dedans de l’eau dont les Israélites burent, s’arrêta sur les barbes de ceux qui l’avaient adoré, et eurent les barbes dorées, qui fut une marque spéciale pour reconnaître ceux qui avaient adoré le veau. Ce conte a été inséré au chapitre xxxii de l’Exode, dans une Bible française imprimée à Paris, l’an 1538, par Antoine Bonnemère, qui dit en sa préface : Cette Bible en français a été la première fois imprimée à la requête du très-chrétien roi de France Charles VIII de ce nom, assavoir en l’an 1495[* 1], et depuis a été corrigée et imprimée. La même préface fait savoir que le traducteur français n’a rien ajouté que pure vérité comme elle est en la Bible latine, et que rien n’en a été laissé, sinon choses qui ne se doivent point translater. Ainsi l’on doit prendre pour un fait certain ce qui regarde les barbes dorées, et une autre chose de semblable aloi, qui a été insérée au même chapitre xxxii : c’est que les enfans d’Israël crachèrent si fort contre Hur, qui refusait de faire des dieux, qu’ils l’étouffèrent. Le livre[4] d’où j’emprunte ceci a été fait par un ministre wallon, qui ne manque pas de se récrier sur la hardiesse que l’on a eue d’ajouter certaines choses et d’un côté, pendant que de l’autre on faisait des suppressions. Double attentat : version obreptice et subreptice ; traditions puériles insérées : et néanmoins, on ne promet dans la préface que pure vérité, et on déclare que cette translation a été faite, non pas pour les clercs, mais pour les laïcs et simples religieux et ermites, qui ne sont pas lettrés comme ils doivent. Cela même rend plus blâmable l’infidélité du traducteur : les habiles gens se peuvent garantir du piége ; les ignorans ne le peuvent pas. Au reste, la barbe d’or n’est pas l’unique chimère que les rabbins aient forgée. Ils ont dit que l’eau que Moïse fit avaler, imprégnée des corpuscules du veau d’or, fit le même effet, à peu près, que les eaux de jalousie. Elle causa des enflures et des ulcères à ceux qui étaient coupables, et ne fit nul mal aux innocens[5].

(B) Que le veau d’or n’était que de bois doré. ] L’Écriture dit expressément[6] que ce fut un veau de fonte ; et si elle dit ensuite[7] que Moïse le brûla et le réduisit en poudre, cela ne doit pas nécessairement s’entendre comme si cette idole avait été faite d’une matière combustible : cela peut signifier que Moïse refondit cet or, et qu’il le divisa en parties très-menues, qui, étant jetées dans l’eau, y devinrent imperceptibles, comme celles qu’on dit que le Tage et le Pactole charrient. Ainsi François Junius pourrait bien s’être trompé quand il a dit[8] : Quamvis non tam existimari possit vitulus iste totus ex auro fuisse conflatus,
quam auri laminis tantummodò obductus, cætera ligneus, ut quem S. Litteræ tradunt combustum, atque in cineres versum. Il a eu plus de sujet de mettre Aaron à la tête de son catalogue des anciens sculpteurs, architectes, peintres, statuaires, etc. Aaron mériterait cette place par le droit d’antiquité, quand même l’ordre alphabétique ne la lui donnerait pas. Cela me fait souvenir de ceux qui disent qu’il fallait que Moïse sût en perfection la chimie, puisqu’il savait faire de la poudre d’or, ou réduire l’or en poudre. Plusieurs croient qu’Aaron ne fit qu’ordonner à des orfèvres la fonte du veau d’or, et qu’il n’y mit point la main lui-même : et que Moïse n’ordonna point aux Israélites de boire la poudre d’or ; mais que, l’ayant jetée dans le torrent, qui était le seul endroit d’où ils pouvaient boire, l’on a eu raison de dire qu’il leur avait fait avaler l’idole qu’ils avaient adorée[9].

(C) C’est néanmoins l’opinion de quelques auteurs. ] Un cordelier, docteur en théologie de la faculté de Paris, prétend que le miracle par lequel le buisson d’Horeb fut conservé au milieu des flammes[10], se renouvela quelque temps après, lorsque le feu ôta la vie à deux fils d’Aaron, sans que leurs chemises reçussent aucun dommage, et lorsque Aaron fit cesser la plaie qui faisait mourir un grand nombre d’Israélites[11]. Sicuti factum est, quando egressus ignis à Domino, Nadab et Abiud ignem alienum et prophanum coram Domino offerentes devoravit, id est interfecit, vestibus et tunicis eorum lineis intactis remanentibus. Idem judicium est de Aarone summo sacerdote, qui citissimè profectus est ad populum, quem ignis egressus à facie Domini interficiebat : stetitque illæsus inter mortuos, ac viventes, licet esset in medio flammæ fulgentissimæ, et flagrantissimæ, secundùm Josephum, libro IV Antiq. cap. III[12]. Il ajoute à cela, entre autres exemples, celui de Sydrach, Misach et Abdénago, qui sortirent sains et saufs de la fournaise de Babylone. Prenez bien garde qu’il ne cite point l’Écriture, mais Josephe, pour ce qui concerne Aaron ; et que l’Écriture[13] ne dit point si la plaie qu’Aaron arrêta, et qui fit périr 14,700 personnes, était un feu extraordinaire, ou quelque autre chose. L’historien des Juifs a supprimé entièrement ce miracle ; il ne fait mention que du feu qui consuma les deux cent cinquante hommes qui offraient le parfum. L’Écriture en parle aussi[14], mais comme d’un fait antérieur au ravage qu’Aaron arrêta. Notez que Josephe se contente d’observer que le feu extraordinaire qui consuma Coré avec les 250 hommes qui offraient le parfum, ne fit aucun mal à Aaron. Il ne touche point les circonstances pour lesquelles le cordelier Nodin le prend à témoin. Rapportons ses termes : Ἀϕ οὗ πάντες, οἵ τε διαϰόσιοι ϰαὶ οἱ πεντήϰοντα, ϰαὶ Κορῆς ἄξαντες ἐπ᾽ αὐτοὺς, ἐϕθάρησαν ὡς ϰαὶ τὰ σώματα αὐτῶν ἀϕανῆ γεγονέναι. Περισώζεται δε μόνος Ἀαρὼν μηδὲν ὑπὸ τοῦ πυρὸς βλαϐεὶς, τῷ τὸν Θεὸν εἶναι τὸν οὗς ἔδει ϰαίειν ἀπεςταλϰότα[15]. Cujus (ignis) vi ac impetu ducenti illi et quinquaginta, unâ cum Core, ita sunt absumpti, ut ne cadaverum quidem reliquiæ comparerent : solus Aaron superfuit illæsus, ut manifestum esset divinitùs coortum hoc incendium. Il reconnaît là avec raison le doigt de Dieu, mais sans spécifier si le feu toucha immédiatement le corps d’Aaron, ou si seulement Dieu l’empêcha de s’en approcher. Il ne fallait donc pas que le père Nodin descendît du genre à l’espèce, ni qu’il citât pour cela l’historien juif. La plupart des fautes de cette nature, qui sont innombrables dans les livres, viennent, ou de ce que l’on ne consulte pas les originaux, ou de ce que l’on se donne la hardiesse de les altérer par des paraphrases, pour les faire mieux servir à ses hypothèses.

  1. * Leclerc conteste cette date de 1495. C’est pourtant celle qui a été adoptée à peu près. Voyez le Manuel du Libraire, par M. Brunet, au mot Comestor.
  1. Apud Cornel. à Lapide in Exod. p. 605.
  2. Ascemeli taurum fudit, corporeum, emittentem mugitum. Azora XXX Latini Codicis, XX Arabici, apud Seldenum de Diis Syris. Synt. i, cap. IV, pag. 54.
  3. Voyez Jérémie de Pours, à la page 829 de sa Divine Mélodie.
  4. Il a pour titre la Divine Mélodie du saint Psalmiste, et fut imprimé à Middelbourg, l’an 1644, in-4. L’auteur se nomme Jérémie de Pours.
  5. Voyez Salian, tome II, p. 165. Bocharti Hierozoïc, part. I, lib. II, cap. XXXIV.
  6. Exode, chap. XXXII, vs. 4.
  7. Là même, vs. 20.
  8. In Catalogo Artificum, pag. i.
  9. Voyez Rivet, sur le chap. XXXII de l’Exode. Oper. Tom. I, pag. 1184.
  10. Exode, chap. III, vs. 2.
  11. Lévitique, chap. X, vs. 2 et 5.
  12. Joannis Nodin Commentar. in cap. III. Exod., pag. 142, col. 2.
  13. Nombres, chap. XVI, vs. 46, et suiv.
  14. Nombres, chap. XVI, vs. 35.
  15. Joseph. Antiq. Lib. IV, cap. III, p. 107 G.

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