Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agis

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AGIS, roi de Lacédémone, issu d’Agésilaüs II en droite ligne [a], eut une fin très-malheureuse. Il s’était mis en tête de réformer son royaume par le rétablissement des lois de Lycurgue ; mais il succomba sous le poids d’une entreprise qui ne pouvait être que désagréable à tous ceux qui possédaient de grands biens, et qui s’étaient tellement accoutumés aux douceurs d’une vie voluptueuse, qu’ils n’étaient plus capables de s’accommoder de l’ancienne discipline de Lacédémone. Agis, à la fleur de son âge, par un désir de gloire assez raffiné (A), conçut le dessein de cette réforme, et la pratiqua tout le premier en sa personne : ses habits et sa table étaient selon les manières du vieux temps ; ce qui méritait d’autant plus d’admiration, qu’Agésistrata, sa mère, et Archidamia, sa grand’mère, l’avaient élevé mollement[b]. Lorsqu’il sonda la disposition des esprits, il trouva les jeunes gens moins opposés à son projet que ceux qui avaient joui du relâchement de discipline plusieurs années. La plus grande difficulté paraissait devoir venir de la part des femmes (B). Elles avaient alors plus de crédit que jamais ; car leur règne n’est jamais plus grand que lorsque le luxe est à la mode. La mère d’Agésilaüs ne trouvait nullement son compte à cette réformation ; elle y aurait perdu ses richesses, qui la faisaient entrer de part dans mille sortes d’intrigues ; ainsi elle s’opposa d’abord au dessein d’Agis, et le traita de vision. Mais Agésilaüs, son frère, qu’Agis avait engagé dans ses intérêts, la sut tellement manier, qu’elle promit de seconder l’entreprise. Elle tâcha de gagner les femmes ; mais, au lieu de se laisser persuader, elles s’adressèrent à Léonidas, l’autre roi de Lacédémone, et le supplièrent très-humblement de faire avorter les desseins de son collègue. Léonidas n’osa point s’y opposer ouvertement, de peur d’irriter le peuple, à qui la réformation était agréable, parce qu’elle devait lui être utile. Il se contenta de la traverser par des intrigues, et en semant des soupçons, comme si Agis eût aspiré à la tyrannie par l’abaissement des riches et par l’élévation des pauvres. Agis ne laissa point de proposer au sénat ses nouvelles lois, qui portaient l’abolition des dettes et un nouveau partage des terres. Léonidas, soutenu par les gens riches, s’opposa si fortement à ce projet, qu’il y eut un suffrage de plus pour la rejection que pour l’admission. Il paya chèrement le succès de son affaire. Lysander, l’un des éphores, qui avait été le grand promoteur de la réforme, le mit en justice, allégua les signes célestes (C), et poussa un prince du sang royal, qui s’appelait Cléombrotus, et qui était gendre de Léonidas, à s’assurer du royaume. Léonidas, transi de peur, se réfugia dans un temple, où sa fille, femme de Cléombrotus, l’alla joindre. On le cita ; et, parce qu’il ne comparut point, on le déclara déchu de sa dignité, et on la conféra à Cléombrotus. Il obtint la permission de se retirer à Tégée. Les nouveaux éphores firent un procès d’innovation à Lysander et à Mandroclidas : ceux-ci persuadèrent aux deux rois de s’unir et de casser ces éphores. La chose fut exécutée, mais non pas sans que la ville fût dans un grand trouble. Agésilaüs, l’un des éphores substitués à ceux que l’on venait de casser, aurait fait mourir Léonidas sur le chemin de Tégée, si Agis ne lui eût envoyé une bonne escorte. La réformation aurait pu alors s’établir si Agésilaüs n’avait trouvé le moyen d’éluder les bonnes intentions des deux rois. Sur ces entrefaites, les Achéens demandèrent du secours : on leur en donna ; et ce fut Agis qui eut le commandement des troupes. Il acquit beaucoup de réputation dans cette campagne (D). À son retour : il trouva les choses si brouillées par la mauvaise conduite d’Agésilaüs, qu’il lui fut impossible de se maintenir. Léonidas fut rappelé à Lacédémone : Agis se retira dans un temple, et Cléombrotus dans un autre. La femme de ce dernier se conduisit d’une manière qui la rendit admirable à tout le monde[c]. Léonidas se contenta de faire exiler son gendre, après quoi il s’appliqua tout entier à la ruine d’Agis. Un des éphores, qui souhaitait de ne point rendre ce qu’Agésistrata lui avait prêté, fut le principal instrument de l’infortune de cette famille. Agis ne sortait de son asile que pour aller se baigner. Un jour qu’il retournait du bain à son temple, cet éphore l’entraîna dans la prison. On lui fit son procès, on le condamna à mort, et on le livra à l’exécuteur. Sa mère et sa grand’mère demandaient avec instance que, pour le moins, on accordât à un roi de Lacédémone la permission de plaider sa cause devant le peuple. On craignit que ces paroles ne fissent trop d’impression, et l’on se hâta dès l’heure même d’étrangler Agis. L’éphore, débiteur d’Agésistrata, permit à cette princesse d’entrer en prison : il permit la même chose à la grand’mère, et puis il les fit étrangler l’une après l’autre. Agésistrata mourut d’une manière tout-à-fait glorieuse[d]. L’épouse d’Agis[e], princesse très-riche, et fort sage, et l’une des plus belles femmes de la Grèce, fut arrachée de son logis par le roi Léonidas, et contrainte d’épouser le fils de ce prince. C’était un jeune garçon peu capable encore du mariage. Il régna après son père, et eut une fin pour le moins aussi tragique que celle d’Agis, dont il avait tâché d’exécuter les desseins. Il s’appelait Cléomene[f]. M. Moréri ne rapporte pas comme il faut ce que dit Agis (E) à ceux qui plaignaient sa destinée. Les autres dictionnaires sont très-fautifs sur cet article (F). Meursius ne devait pas dire que cet Agis régna neuf ans[g] ; car le passage de Diodore de Sicile, qu’il allègue, regarde un autre Agis. Celui dont il est ici question perdit la vie dans la 135e. olympiade. Les considérations de Plutarque sur le supplice de ce roi se verront dans l’article Ampharès.

  1. Il était éloigné de lui de cinq degrés de génération. Plut. in Agide, pag. 796.
  2. Ἐντεθραμμένος πλούτοις καὶ τρυϕαίς γυναικῶν τῆς τε μητρός Ἀγησιςράτας καὶ τῆς μάμμης Ἀρχιδαμίας, αἱ πλεῖςα χρήματα Λακεδαιμονίων ἐκέκτηντο. Enutritus esset in opibus et deliciis muliebribus matris Agesistratæ et aviæ Archidamiæ, quæ in Lacedæmoniis erant pecuniosissimæ. Plutar. in Agide, pag. 797.
  3. Elle s’appelait Chélonis. Voyez son article.
  4. Voyez l’article Ampharès.
  5. Elle se nommait Agiatis.
  6. Tiré de Plutarque, in Vitâ Agidis et Cleomenis.
  7. Meurs. de Regno Lacedæm., p. 87.

(A) Par un désir de gloire assez raffiné. ] La narration de Plutarque[1] nous insinue clairement qu’Agésistrata fit voir à son fils le préjudice qu’il se ferait à lui-même par son plan de réformation, vu les grands biens qu’elle possédait ; mais il la pria de vouloir sacrifier ses richesses à la gloire de son fils. Car jamais, lui dit-il, je ne pourrai aller du pair avec les autres monarques sur le chapitre des richesses : les valets des satrapes, les valets des financiers de Séleucus et de Ptolémée sont plus riches que tous les rois de Lacédémone : mais si, par ma tempérance et par la grandeur de mon âme je m’élève au-dessus du luxe de ces princes, et si je puis introduire dans mon royaume l’égalité des biens, j’arriverai à la véritable grandeur, je passerai pour grand prince. C’est là un raffinement de l’amour-propre. On vous surpasserait, quelque progrès que vous fissiez par une certaine route ; prenez-en une toute contraire, où vous n’aurez pas de rivaux : ceux qui vous mettront en balance avec d’autres pourront soutenir qu’en son genre votre mérite ne cède point à celui d’autrui. Mais, l’oserait-on dire, si la dispute roulait sur des qualités de même espèce, les unes visiblement inférieures, et les autres visiblement supérieures, comme l’auraient été l’opulence d’Agis et celle des rois de Syrie ?

(B) De la part des femmes. ] Les Lacédémoniens étaient les meilleurs maris du monde : ils communiquaient à leurs femmes les affaires de la république, beaucoup plus qu’elles ne communiquaient à leurs maris les affaires du ménage[2]. Au temps dont nous parlons, presque toutes les richesses de Lacédémone étaient tombées en quenouille : elles se trouvaient à la disposition du sexe ; et c’est ce qui fit échouer le dessein du prince. Les dames craignirent de perdre tout à la fois leurs richesses, leurs plaisirs et leur crédit ; et peut-être ne se trompaient-elles pas. Mais laissons parler Plutarque. Or, faut-il notter, dit-il[3], que la plus-part de la richesse de Lacédémone estoit pour lors entre les mains des femmes, ce qui rendit l’entreprise plus difficile : car les femmes y résistèrent, non-seulement pource que par icelle elles venoient à perdre leurs délices, esquelles, pour n’avoir pas cognoissance du vray bien, elles constituoient leur félicité ; mais aussi parce quelles voyoient que l’honneur qu’on leur faisoit et la puissance et autorité qu’elles avoient à cause de leurs richesses, leur venoient à estre retranchées de tout poinct.

(C) Les signes célestes. ] Voici ce que c’est. Une fois tous les neuf ans les éphores contemplaient le ciel pendant une nuit sereine et sans lune ; et, s’ils voyaient tomber une étoile, ils jugeaient que les rois avaient péché contre Dieu, et ils les suspendaient de leur dignité jusqu’à ce qu’il vint un oracle ou de Delphes ou d’Olympe qui les réhabilitât[4]. Lysander, se vantant d’avoir vu ce phénomène, intenta un procès au roi, et produisit des témoins qui déclarèrent que Léonidas avait eu deux enfans d’une femme asiatique. Or, il y avait une ancienne loi qui défendait aux Héraclides [5] de faire des enfans à une femme étrangère. Quelle bizarrerie qu’un gouvernement comme celui-là, où la fortune des rois n’était attachée qu’au bon plaisir d’un éphore qui avait vu tomber une étoile, ait subsisté si longtemps ?

(D) Il acquit beaucoup de réputation dans cette campagne. ] Ayant joint, auprès de Corinthe, Aratus, général des Achéens, il fut d’avis de donner bataille à l’ennemi au delà de l’isthme ; mais il soumit son sentiment à celui de ce général, qui trouva plus à propos de ne point donner bataille. Aratus l’avoue lui-même dans son livre. Un certain Baton, de Sinope, ne laissa pas de publier qu’Agis dissuada le combat, auquel Aratus était résolu[6]. N’est-il pas bien étrange qu’un historien débite des choses touchant un général, qui sont démenties par les relations de ce général ? Est-il bien croyable que ces relations soient menteuses au préjudice de leur auteur ? On peut souffrir cette hardiesse pendant quelques mois, et pour cause ; mais quand les événemens ont passé ce terme, il ne faut plus contredire les grands acteurs.

(E) Moréri ne rapporte pas comme il faut ce que dit Agis. ] Voici ce que dit Agis en voyant pleurer un des sergens : Ne me pleure point, car puisqu’on me fait mourir avec une injustice si criante, je suis d’un plus grand mérite que les auteurs de ma mort[7] Au lieu de cela, M. Moréri lui fait dire : Ne pleure point ; car ceux qui pleurent sont beaucoup plus à plaindre que moi. Ce n’est point la seule faute de cet article. M. Moréri dit faussement, 1°. qu’au commencement du règne d’Agis, un éphore nommé Épitadeus, fit ordonner que les pères pourraient déshériter leurs enfans ; 2°. Qu’Agis rectifia les termes de cette ordonnance, qui repeupla en peu de temps la ville ; 3.° que les plus considérables donnèrent les mains au dessein d’Agis. Lisez Plutarque, vous verrez, 1°. qu’il y avait long-temps qu’Épitadeus avait fait passer son décret : 2°. qu’Agis n’eut point le bonheur d’y faire changer la moindre chose : 3°. que ce furent les gens riches qui s’opposèrent à son dessein. Est-ce consulter les originaux ? Est-ce les entendre ?

(F) Les autres dictionnaires sont très-fautifs sur cet article. ] Charles Etienne confond cet Agis avec un autre plus ancien et le distingue de celui que les Lacédémoniens pendirent. M. Hofman ne commet que la première de ces deux fautes. Lloyd n’en corrige aucune.

  1. Plutarch. in Agide, pag. 798.
  2. Idem, ibid.
  3. Plut., là même. Je me sers de la version d’Amyot.
  4. Plutarch. in Agide, pag. 800.
  5. C’est-à-dire, aux descendans d’Hercule, du nombre desquels étaient les rois de Lacédémone.
  6. Plutarch. in Agide, pag. 802.
  7. Plut. in Agide, pag. 804.

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