Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Agricola 5

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AGRICOLA (Rodolphe) a été un des plus savans hommes du quinzième siècle[* 1]. L’Italie, qui en ce temps-là traitait de barbare tout ce qui était au delà des Alpes, n’avait rien à quoi la Frise ne pût comparer son Agricola, sans avoir peur d’être vaincue. Ce grand homme était de basse naissance (A) : il naquit environ l’an 1442, dans le village de Bafflon, à deux milles de Groningue. Il fit connaître dès les basses classes ce qu’il serait un jour ; et à peine avait-il reçu le degré de maître és arts à Louvain, qu’il aurait trouvé une chaire de professeur s’il avait eu cette envie : son inclination le porta plutôt à voyager. Il passa de Louvain à Paris, après avoir vécu dans la première de ces deux villes comme un athlète ; je veux dire avec beaucoup de sobriété, de chasteté et d’application au travail (B). De Paris, il alla en Italie, et s’arrêta deux ans à Ferrare (C), où le duc le gratifia de plusieurs bienfaits. Théodore Gaza expliquait Aristote dans cette ville. Agricola, qui fut l’un de ses auditeurs, se fit entendre à son tour, et ne fit pas moins admirer son style que son accent. On avait du chagrin en ce pays-là qu’un tel homme ne fût pas né en Italie. Il n’eût tenu qu’à lui, lorsqu’il eut regagné son pays natal, d’y occuper des charges considérables ; mais l’amour des livres l’empêcha de songer à ces sortes d’établissemens : on l’en retira bientôt. Il avait accepté enfin une charge dans Groningue, et il suivit la cour de Maximilien Ier. pendant six mois pour les affaires de cette ville. Il s’acquitta heureusement de sa commission, et n’eut pas beaucoup de sujet de se louer de la gratitude de ses maîtres : aussi les laissa-t-il là et se remit à voyager. Il n’avait garde, amateur de sa liberté comme il l’état, d’accepter la principalité de collége que ceux d’Anvers lui offrirent. Comment l’aurait-il acceptée, puisqu’il avait refusé d’entrer, sous des conditions très-avantageuses, chez l’empereur Maximilien ? Il préférait le repos et l’indépendance à toutes choses ; c’était avoir le goût bon. Après avoir mené une vie fort ambulatoire, il se fixa au Palatinat, où l’évêque de Worms, auquel il avait enseigné le grec, trouva le moyen de l’arrêter. Ce fut l’an 1482 qu’il alla au Palatinat ; il y passa tout le reste de sa vie (D), tantôt à Heidelberg, tantôt à Worms. L’électeur palatin se plut à l’entendre discourir sur l’antiquité, et souhaita qu’il composât un Abrégé de l’ancienne Histoire. Agricola le fit en habile homme. Il lut en public à Worms ; mais ses auditeurs, étant plus faits aux chicaneries de la dialectique qu’aux belles-lettres, n’avaient pas le tour d’esprit qu’il souhaitait. Il commença d’étudier en théologie à l’âge d’environ quarante ans ; et n’espérant pas d’y réussir sans l’intelligence de l’hébreu, il s’attacha à l’étude de cette langue ; et, avec le secours d’un Juif, il commençait à y faire de bons progrès (E). La mort qui le vint saisir à Heidelberg, le 28 d’octobre 1485 [a], ne lui donna pas le temps de continuer. Il se résigna chrétiennement aux ordres d’en-haut, et fut enterré en habit de cordelier dans l’église des Frères Mineurs de cette ville. La description qu’on a faite de son caractère peut persuader aisément que c’était un fort honnête homme, franc, sans envie, modéré, de belle humeur. Il ne se maria jamais, quoiqu’il eût aimé ou fait semblant d’aimer quelquefois. Il avait en ses jeunes ans résolu de se marier ; mais, après avoir examiné profondément ce qu’il allait faire, il abandonna ce dessein, non pas tant par la crainte des incommodités domestiques, que par une certaine paresse naturelle qu’il se sentait (F), qui le faisait succomber aux moindres soins. On ne dirait pas qu’un homme aussi enfoncé que lui dans les études de l’antiquité ait su chanter sur les instrumens les chansons qu’il faisait lui-même ; cependant il donnait quelquefois ce régal aux dames (G). On prétend que sur le chapitre de la religion il avait senti quelques avant-goûts de la lumière qui parut au siecle suivant (H). Il laissa ses livres à Adolphe Occo, natif de Frise, et médecin de la ville d’Augsbourg[b]. M. Moréri n’a pas eu raison de dire qu’Érasme et Agricola firent connaissance à Ferrare (I). Le sieur Paul Freher n’a pas entendu tout ce qu’il a copié d’Érasme (K) à la louange d’Agricola. Nous apprenons du même Érasme qu’Agricola mourut pour n’avoir pas été secouru assez tôt des médecins (L). Reuchlin prononça l’oraison funèbre de ce savant homme[c]. M. Varillas nous fournira ici bien des fautes (M), et nous donnera lieu de rapporter ce qui concerne la publication d’un des livres d’Agricola ; c’est celui de Inventione dialecticâ (N).

  1. * Joly annonce que son nom allemand était Cruningen.
  1. Érasme avait donc été trompé, lorsqu’il avait ouï dire qu’Agricola mourut avant l’âge de quarante ans. Adagior., Chil. I, Cent. IV, num. 39.
  2. Tiré de Melchior Adam, Vit. Philos., pag. 13 et suiv.
  3. Valer. Andreæ Bibl. Belg., pag. 798.

(A) Il était de basse naissance. ] Je sais bien que dans la vie d’Agricola, parmi celles des professeurs de Groningue, on assure qu’il était d’une des plus considérables familles de Frise : Ex Agricolarum familiâ apud Frisios inter honoratiores semper habita, vir hic incomparabilis oriundus : mais comme cette vie n’est point différente de celle qu’on trouve dans Melchior Adam, elle ne saurait balancer le témoignage d’Ubbo Emmius. Or, voici ce que dit Ubbo Emmius, l’homme du monde qui connaissait le mieux son pays de Frise : Obscuris natalibus apud Bafloos ortus (Rodolphus Agricola) tantum sibi in literis nomen paravit per omnem Europam, ut, etc.[1].

On[2] m’a indiqué deux preuves du sentiment d’Emmius dans les lettres d’Agricola. L’une est que sa sœur utérine fut envoyée à Groningue, pour apprendre à travailler en pelleterie, pellicea opera et texturam pulvinariam ; l’autre est que le père de cette fille était receveur de l’église de son village. Il fut fort désolé lorsqu’un de ses fils déroba la somme de cent florins des deniers de cette recette : Venit ad me nudius tertius pater tuus turbatus et gemens, et propè cum lacrimis questus est mihi, Henricum fratrem nostrum pridiè ejus diei clàm sibi abstulisse centum florenos nostræ monetæ ex pecuniâ sacrâ, cujus curam, ut scis, ille gerit. Notre Rodolphe étant à Groningue, écrivit cela à Jean, son frère utérin,

(B) Comme un athlète ; je veux dire avec beaucoup de sobriété, de chasteté et d’application au travail. ] Les anciens remarquent que les athlètes s’endurcissaient au travail, et s’abstenaient du vin et des femmes.

Qui studet optatam cursu contingere metam,
Multa tulit fecitque puer : sudavit et alsit :
ABSTINUIT VENERE ET VINO[3].

Cette abstinence fut insigne dans Agricola ; et c’était une chose bien rare à l’égard du premier point, au pays où il vivait : Lovanii vixit honestissimè, ab omni compotatione ac comessatione contra gentis suæ morem alienissimus. Tantus erat in eo bonarum literarum amor, tam indefessume studium, ut turpis Veneris fornices et lustra ne noverit quidem[4]. Elle était rare partout, et l’est encore à l’égard de l’autre point. Car, à la honte du christianisme et des lettres, on ne voit presque partout dans les écoliers qu’un penchant horrible à la débauche. Ils ne valaient peut-être pas mieux anciennement ; et en ce cas-là, je m’étonnerais qu’on n’eût pas mis en proverbe, sine Venere et Baccho frigent Musæ, comme l’on y mit, sine Cerere et Baccho friget Venus. Il semble que depuis long-temps la jeunesse qui étudie se conduit comme si la première de ces deux maximes était véritable.

(C) Et s’arrêta deux ans[5] à Ferrare. ] Il y apprit le grec, et y enseigna le latin : il disputait avec Guarin, à qui écrirait le mieux en prose ; et avec les Strozza, à qui ferait mieux des vers : et pour ce qui regarde la philosophie, il en discourait avec Théodore Gaza[6].

(D) Ce fut l’an 1482 qu’il alla au Palatinat ; il y passa tout le reste de sa vie. ] Melchior Adam l’assure : Cum hoc (Joanne Camerario Dalburgio) ab anno 1482 partìm Heidelbergæ, partìm Wormatiæ, ad ultimum vitæ actum usque vixit conjunctissimè[7]. Mais M. de la Monnaie l’a trouvé en faute ; car voici ce qu’il me marque : « Rodolphe Agricola, dans une lettre qu’il écrit Jacobo Barbiriano, mal datée de XCII au lieu de XXCII, et dans une autre de même date à Jean son frère, dit qu’en un voyage qu’il fit cette même année à Heidelberg, il donna sa parole à Jean d’Alburg, chancelier du comte palatin, et évêque de Vormes, de retourner auprès de lui l’année suivante. On reconnaît cependant par ses autres lettres, qu’il n’y retourna point avant le milieu de l’année 1484. Ainsi, le calcul de Vossius, pag 566, de Hist. lat. touchant les trois ans de la régence de Rodolphe à Heidelberg[8], n’est point juste. Sigismond de Foligni, autrement Sigismundus Fulginas, se trompe aussi, quand il dit que Rodolphe mourut en chemin, au retour de Rome en son pays. Rodolphe partit de Rome en 1480, et mourut cinq ans après à Heidelberg. On ne voit point par la lecture de ses Œuvres, qu’il ait fait à Vormes la fonction de professeur. » On a une lettre de Pierre Schottus, datée du 18 de février 1484, dans laquelle il témoigne qu’il avait appris avec beaucoup de plaisir qu’Agricola avait commencé de faire des leçons à la jeunesse dans Heidelberg. Argentinam reversus, cùm intellexissem..... te Heidelbergæ cœpisse purgare et linguas juvenum et aures, ut illæ nil scelerosum balbutiant, hœ verò tuis tam peritis et dulcibus elegantiis delibatæ, omnes illas sciolorum insulsas et verbosas ineptias quasi magicas incantationes declinent : tùm ego vehementer sum gavisus[9].

(E) Il commençait à y faire de bons progrès. ] On sait de lui-même, qu’au commencement cette étude lui parut très-difficile : Studia Hebræa..…. primùm et plurimùm negotii, uti scribit ipse, exhibuerunt, ut sibi videretur cum Antæo luctari[10]. Ensuite ayant rencontré un Juif qui entendait passablement cette langue, il alla en peu de mois jusqu’à pouvoir traduire sans fautes quelques psaumes de David : Nactus Judæum ejus linguæ utcunque peritum paucis mensibus tantùm profecit, ut aliquot psalmos Davidicos in latinam linguam citra culpam transtulerit [11]. Il n’y a pas là de quoi dire avec Vossius, qu’Agricola était très-docte en hébreu, hebraicè doctissimus [12] : on peut, sans faire injustice, dégrader ce superlatif, et le traiter comme un cavalier que l’on démonte, pour l’incorporer dans l’infanterie. Gesner a mieux distingué que Vossius : celui-ci a mis le superlatif au latin, au grec et à l’hébreu d’Agricola, indifféremment ; mais voici comment Gesner s’est exprimé : Græci et latini sermonis peritus, et Hebraïcæ linguæ non ignarus[13]. Il emprunte de Trithème ces paroles. Konig enchérit sur Vossius ; car il se sert du superlatif callentissimus. Voyez ci-dessous la troisième faute de Varillas. Remarquons aussi que Trithème ne parle point exactement lorsqu’il assure qu’Agricola avait fait une traduction du psautier sur l’original hébreu[14] ; car on ne met point parmi les ouvrages d’un auteur les thèmes qu’il fait en apprenant une langue. Or, il est manifeste que la traduction que faisait Agricola de quelques psaumes de David, était un thème que son Juif lui corrigeait. Ce Juif s’était converti à la religion chrétienne. Jean d’Alburg, évêque de Worms[15], ne l’entretenait chez lui que pour l’amour d’Agricola, si nous en croyons Valère André : Primus exsulantes à Germaniâ græcas restituit litteras, quibus ætate provectior etiam Hebraïcas adjecit, præceptore usus Judæo quodam ad fidem converso, quem Wormatiensis episcopus Joannes d’Alburgius, solius Rodolphi causâ, domi suæ alebat[16].

(F) Par une certaine paresse naturelle qu’il se sentait. ] Comme je ne saurais atteindre à la force de ses expressions, je rapporterai les mots grecs dont il se servit : Uxorem nunquàm duxit : quanquam in priore ætate ducturum destinârat. Sed posteaquàm incepit diligentiùs se ipse introspicere, aversus est ab eo consilio, non incommodis rei œconomicæ, sed deterruit ipsum genus vitæ suæ et animus levissimis etiam curtis impar, καὶ ϕιλήσυχόν τι τῆς ϕύσεως (verba sunt ipsius, epistolâ quâdam ad Capnionem) ἥγε μᾶλλον ἀπραγμοσύνη καὶ ῥαθυμία τις παντὸς τοῦ βίου[17].

(G) Il donnait quelquefois ce régal aux dames. ] Voici comme parle son historien : Puellas amare se nonnunquàm simulabat, verùm nunquàm deperibat. In earum gratiam vernaculâ linguâ quædam carmina scripsit elegantissimè : quæ virginibus primariisque amicis præsentibus voce et testudine modulatissimè canebat[18]. Il entendait toute sorte de musique : Canebat voce, flatu, pulsu[19].

(H) Quelques avant-goûts de la lumière qui parut au siècle suivant. ] Quelqu’un qui avait ouï discourir entre eux Agricola et Wesselus témoigne qu’ils déploraient les ténèbres de l’Église, et qu’ils blâmaient la messe, le célibat, et la doctrine des moines sur la justification par les œuvres[20].

(I) M. Moréri n’a pas eu raison de dire qu’Érasme et Agricola firent connaissance à Ferrare. ] La preuve en est facile à donner. Érasme naquit l’an 1467. Il étudiait à Deventer à l’âge de douze ou treize ans. Agricola était à Ferrare, l’an 1456 et 1473. Comment donc aurait-il pu contracter dans cette ville une amitié éternelle avec Érasme ? Si M. Moréri avait lu le prognostic d’Agricola touchant Erasme, il n’aurait pas dit que ce fut à Ferrare qu’ils se connurent. Agricola était revenu d’Italie, lorsque, ayant lu les thèmes des écoliers d’Hégius à Deventer, il trouva je ne sais quoi dans celui d’Érasme, qui lui donna envie de voir cet enfant ; et après l’avoir bien considéré, il dit que ce serait un grand homme. Érasme n’avait pas vingt ans lorsque Agricola mourut ; et il n’était point encore sorti des ténèbres où des tuteurs impertinens l’avaient détenu : il ne pouvait donc pas y avoir entre lui et Agricola cette amitié dont M. Moréri parle. Voici, pour n’en faire pas à deux fois, quelques autres méprises de cet écrivain. Agricola, dit-il, était savant en tout genre de littérature, et même en la langue grecque. C’est comme si l’on disait, un tel est savant dans toutes les parties de la Théologie, et même dans les questions de la grâce. La langue grecque n’est-elle pas une des plus nobles parties de la littérature ? Je ne sais où M. Moréri a lu qu’Agricola fut syndic de la ville de Groningue pendant deux ans[* 1].

(K) Tout ce qu’il a copié d’Érasme [21]. ] Il applique à notre Agricola ce qu’Érasme a dit d’un autre. Il faut savoir qu’Erasme, ayant bien loué Agricola, confesse qu’une des raisons qui le rendaient si enclin à lui donner des éloges, était que lui Érasme avait eu pour maître un homme[22] qui avait été disciple d’Agricola[23]. Là-dessus, il nous étale le mérite de cet homme, et il dit entre autres choses que l’envie même ne le pourrait critiquer en chicanant, que d’avoir trop méprisé la renommée, de s’être peu soucié de l’avenir, et de n’avoir rien écrit que par forme d’amusement. Freher rapporte cette remarque, comme si elle concernait Agricola : par où il attribue à Érasme une fausseté ; car les œuvres d’Agricola recueillis en un corps[24], et imprimés à Cologne, l’an 1539, font foi qu’il a écrit beaucoup de choses avec soin, et avec toute son industrie.

(L) Il mourut pour n’avoir pas été secouru assez tôt des médecins. ] Voici ce qu’Érasme nous en apprend ; on ne sera pas fâché de le voir dans ses propres termes : Veluti si quis in morbo capitali medicum opperiatur insignem aut procul accersendum ; quæ res hominem illum verè divinum extinxit Rodolphum Agricolam ; etenim, dùm cunctatur medicus, mors antevertit[25].

(M) M. Varillas nous fournira ici bien des fautes. ] 1°. Agricola, dit-il [26], eut la mémoire si vaste, qu’il ne lui échappa jamais rien de ce qu’il avait une fois retenu. C’est une hyperbole, dont je ne trouve nul fondement dans l’histoire de ce grand homme, encore que l’on s’y soit fort étendu sur ses talens. Aurait-on oublié celui-là, qui est le plus extraordinaire qui se puisse voir ? 2°. Il devint savant jusqu’au prodige, avec des livres d’emprunt, et sans maître. L’hyperbole est ici accompagnée d’une fausseté palpable : car nous lisons dans sa vie, qu’il fut envoyé de très-bonne heure au collége [27], et qu’après l’étude de la grammaire, il alla étudier à Louvain, où il logea au collége du Faucon, et y fit toutes les fonctions d’un écolier de philosophie : et il s’attacha d’ailleurs à quelques personnes qui avaient du goût pour la belle latinité. À Ferrare, il fut un auditeur assidu de Théodore de Gaza : Ibi Theodorum Gazam Aristotelis scripta enarrantem diligenter audivit[28]. Il est bien vrai que dans ses voyages il ne portait avec lui que peu de livres, et que laissant le reste de sa bibliothéque chez ses amis, il se servait de livres d’emprunt, selon qu’il en avait besoin ; mais, outre qu’il n’y a point d’homme de lettres qui n’en use ainsi en voyageant, oserait-on dire qu’Agricola a tout appris pendant ses voyages ? 3°. Il commença ses études par où les autres avaient accoutumé de les finir, c’est-à-dire, par la langue hébraïque. Il la voulut savoir, non-seulement dans sa pureté, mais encore avec toutes les altérations que le temps et le raffinement des rabbins y ont produites. Il eut le même soin de s’introduire en la langue grecque... Enfin, il se mit au latin, sans avoir égard aux remontrances de ceux qui prétendaient l’en dissuader, sur ce que l’habitude d’écrire et de prononcer l’hébreu semblait avoir introduit dans son esprit de l’incompatibilité avec les phrases et les expressions romaines. Où est l’homme qui puisse lire cela sans étonnement, s’il sait que notre Rodolphe l’apprit l’hébreu que peu d’années avant sa mort, et que les progrès qu’il y fit furent médiocres[29] ? Je m’imagine que M. Varillas a été trompé par ce latin. Transisti enim, c’est une apostrophe à Agricola, hebraïcas, græcasque litteras usque adeò stupendâ celeritate, ut nequaquàm Gruningiæ ia ultimâ Frisiâ, sed Hierosolymis Athenisque natus ac educatus à doctissimis crederêre. Latinas porro tantâ felicitate didicisti, docuistique, ut, etc.[30]. Voilà pourquoi, ce me semble, M. Varillas s’est imaginé qu’Agricola apprit d’abord la langue hébraïque, puis la grecque, et enfin la latine, et qu’il composait et parlait souvent en hébreu 4°. Il fit un progrès si surprenant dans le latin, qu’Érasme, si peu accoutumé à louer en autrui les richesses qu’il possédait, ne se pouvait lasser de l’admirer, principalement après qu’il eut donné au public ses Commentaires, si polis et si dignes du siècle d’Auguste, sur La Rhétorique et la Logique d’Aristote. Érasme était si peu de chose lorsque Agricola mourut, que c’est mal chercher les progrès de son admiration, que de les chercher dans les années qui ont précédé la mort d’Agricola. C’est d’ailleurs un anachronisme que de dire que cet illustre Frison a vécu jusqu’au temps que la possession des belles-lettres empêchait Érasme de les louer en autrui. Voici encore deux observations. Les Commentaires sur la Logique d’Aristote ne parurent qu’après la mort de auteur. C’est Érasme qui nous l’apprend, et qui dit même qu’ils étaient tronqués : Latitabant apud nescio quos Commentarii Dialectices ; nuper in publicum prodierunt, sed mutili[31]. À coup sûr, ce n’est pas dans cet ouvrage qu’on peut admirer le latin d’Agricola, ni les manières polies du siècle d’Auguste. 5°. L’électeur palatin… fit venir Agricola à Heidelberg, lui donna la première chaire pour l’éloquence dans l’université... et le fit son conseiller d’état. La Vie d’Agricola, ni parmi celles des professeurs de Groningue, ni dans Melchior Adam, ne dit rien de tout cela. C’est à l’évêque de Worms qu’elle attribue d’avoir attiré Agricola au Palatinat.

(N) C’est celui de Inventione dialecticâ. ] Voici une remarque qui m’a été communiquée depuis la première édition. « Rodolphe Agricola n’a fait nuls Commentaires réglés sur la Logique ni sur la Rhétorique d’Aristote. Nous n’avons de lui que les trois livres de Inventione dialecticâ, imprimés premièrement à Louvain, l’an 1516, par les soins d’Alard d’Amsterdam, qui les publia en mauvais ordre, tels qu’il les avait pu recouvrer. Quelque temps après, un certain Jacques le Febvre, de Deventer, fit courir le bruit qu’il avait un manuscrit de Inventione dialecticâ, plus ample de trois livres que l’édition de Louvain. C’était un mensonge. Alard, qui alla trouver exprès ce le Febvre à Deventer, ayant vu son manuscrit, ne le trouva ni plus ample, ni plus correct, que celui sur lequel l’édition de Louvain avait été faite. Il en fit des reproches à le Febvre, qui s’excusa comme il put, quoique assez mal. Depuis l’an 1528, Pompée Occo, ayant eu de la succession d’Adolphe son oncle le propre manuscrit d’Agricola, le mit entre les mains d’Alard, qui, l’ayant reconnu bien complet et bien conditionné, le fit imprimer à Cologne, in-4o., avec de longs commentaires, l’an 1539. Quelques années auparavant, Jean Matthieu Prissemius, à qui Alard avait communiqué son manuscrit, l’avait fait imprimer en la même ville, commenté de sa façon. Cet ouvrage, qui est le chef-d’œuvre de Rodolphe, a toujours été généralement estimé, pour l’exactitude du style[32] et du raisonnement. » Ceci vient du même lieu que l’observation contenue dans la remarque (D)[33].

  1. * Joly reproche à Bayle de critiquer Moréri, et dit que le fait du syndicat est rapporté par Melchior Adam ; mais M. Adam ne parle pas de sa durée de deux ans.
  1. Ubbo Emmius, Histor. Fris., lib. XXX, ad ann. 1490, pag. 457.
  2. M. de la Monnaie.
  3. Horat. de Arte Poët., vs. 412 et seq.
  4. Melch. Adami Vitæ Philosoph., pag. 15.
  5. En 1476, et 1477.
  6. Valerii Andreæ Bibl. Belg., pag. 798.
  7. Melch. Adami Vitæ Philosoph., pag. 16.
  8. Notez que Melch. Adam ne dit point qu’Agricola ait jamais enseigné la philosophie dans Heidelberg. Vossius suppose qu’il l’y enseigna trois ans.
  9. Centuria Epistolarun Philologicarum à Goldasto editarum, pag. 55, 56.
  10. Melch. Adami Vitæ Philosoph., p. 18,
  11. Id. ibid., pag. 19.
  12. De Histor. Latin., pag. 566.
  13. Gesneri Biblioth., folio 585.
  14. Apud Valerium Andr., Bibl. Belg., p. 798. Gesner l’assure aussi.
  15. Et non d’Heidelberg, comme dit Bullart, Académie des Scienc., tom. I, pag. 276.
  16. Valer. Andreas, Bibl. Belg., pag. 798.
  17. Melch. Adami Vitæ Philosoph., pag. 19. Voyez aussi la Vie d’Agricola, parmi celles des professeurs de Groningue.
  18. Melch. Adami Vitæ Philosoph., pag. 18.
  19. Ibid.
  20. Ibid., et Vitæ Professorum Groningens.
  21. Dans son Theatrum Viror. eruditor., p. 1430.
  22. Alexander Hegius.
  23. Erasmi Adagiorum Chiliade I, centur. IV, num. 39, pag. 145.
  24. Par les soins d’Alard d’Amsterdam. Elles comprennent deux volumes in-4.
  25. Erasm. Adagior. Chil. III, cent. III, num. 62, pag. 703.
  26. Varillas, Anecdotes de Florence, p. 184.
  27. Puer admodùm in ludum litterarium missùs. Adami Vitæ Philosoph., pag. 13.
  28. Ibid., pag. 15.
  29. Voyez ci-dessus la remarque (E), et joignez-y ces mots d’Érasme : Extremo vitæ tempore ad litteras Hebraïcas... totum animum appulerat. Erasm. Adagior. Chiliad. I, cent. IV, num. 39, pag. 145
  30. Paul. Jovius, Elegiorum cap. XXXII.
  31. Erasm. Adagior. Chil. I, cent. IV, num. 39 ; pag. 145.
  32. Tout cela peut être vrai, encore que cet Ouvrage soit fort éloigné des manières polies du siècle d’Auguste, et qu’il soit même moins éloquent que d’autres pièces d’Agricola.
  33. C’est-à-dire, de M. de la Monnaie.

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