Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Ajax 1

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AJAX, fils d’Oïlée, fut un des principaux seigneurs qui allèrent au siége de Troie. Comme il était fils d’un prince dont les états avaient beaucoup d’étendue aux pays des Locriens ; il ne lui fut pas malaisé d’équiper quarante vaisseaux pour cette fameuse expédition [a]. Il se signala en plusieurs rencontres, et on prétend qu’il y a trois vers dans le IIe. livre de l’Iliade qui ne sont point d’Homère, parce qu’ils donnent une insigne supériorité à Ajax, fils de Télamon, sur l’Ajax de cet article[b] ; ce qui ne s’accorde nullement avec ce qu’Homère a dit d’eux en un autre endroit[c]. Il est sûr que notre Ajax peut être comparé à tout autre prince qui fût dans l’armée grecque[d], pour ce qui regarde le courage, la hardiesse, la promptitude (A). Quant au jugement et à la conduite, c’est une autre chose, et ce n’était point son fort. Les poëtes l’ont fait si intrépide, qu’ils ont même dit que les dieux tombant sur lui avec leurs foudres et leurs tempêtes, ne pouvaient dompter son audace, de sorte qu’il leur fut plus facile de le perdre que de l’humilier (B). L’action qui l’exposa à cette colère des dieux était infime et brutale au dernier point. Il avait violé Cassandre, fille de Priam, dans le temple même de Minerve où elle avait cru trouver un asile. Les Grecs même furent choqués d’une violence si profane, et Ulysse fut d’avis qu’on le lapidât [e]. Il paraît par quelques passages des anciens auteurs qu’Ajax n’avouait point le fait, et qu’il s’en voulut purger par serment [f]. Il avoue bien qu’il enleva cette fille dans le temple même de Minerve, et qu’il l’arracha du simulacre de cette déesse qu’elle tenait embrassé[g] ; mais il soutient qu’il ne la viola pas, et que ce fut Agamemnon qui fit répandre ce mauvais bruit afin de pouvoir garder Cassandre dont il s’était saisi, et que lui Ajax réclamait comme le premier occupant. Nous verrons dans les remarques comment Minerve tira raison de cette injure (C). Le corps d’Ajax fut jeté par les vagues de la mer sur l’île de Délos, où Thétis l’enterra (D). Quelques auteurs ont débité qu’il se sauva de la tempête, et qu’il arriva en bonne santé chez lui (E). Les Locriens ont eu une singulière vénération pour sa mémoire[h]. Nous dirons dans l’article de Cassandre comment ils furent obligés d’expier son crime. Il avait tellement apprivoisé un serpent long de quinze pieds, qu’il s’en faisait suivre comme d’un chien. Il le faisait manger à sa table[i].

  1. Homer. Iliad., lib. II, vs. 41, in Descript.
  2. Scholiast. Hom. in Iliad., lib. II, vs. 35. in Descript.
  3. Homer. Iliados lib. XIII, vs. 701.
  4. Philostr. in Heroïc.
  5. Pausan., lib. X. pag. 347.
  6. Id. ibid., pag. 343.
  7. Philostr. in Heroïcis.
  8. Voyez la remarque (D) de l’article Achillea.
  9. Philostr. in Heroïcis.

(A) La promptitude. ] Homère lui donne ordinairement l’épithète ταχὺς, velox[1]. Les trois mains, que d’autres lui ont données, ne signifiaient que la rapidité de son action dans le combat. A multis historicis græcis tertiam manum dicitur post tergum habuisse, quod ideὸ est fictum quia sic celeriter utebatur in prælio manibus, ut tertiam habere putaretur[2]. Plusieurs interprètes entendent de lui ces mots d’Horace, et celerem sequi Ajacem[3]. M. Hofman adopte leur explication ; car il confirme par ces paroles l’Οιλῆος ταχὺς ὑιός d’Homère. Je ne savais ce qu’il voulait dire, en confirmant par ces mots grecs ce que le compilateur de son Dictionnaire avait dit touchant la vitesse des pieds d’Ajax : Quod autem supra, Ajacem pedibus velocem fuisse scribit hujusce Dictionarii compilator, Homerum habet authorem. Je trouvais étrange, je trouvais incompréhensible, que M. Hofman parlât du compilateur de son Dictionnaire, comme d’un auteur distinct de lui ; mais enfin, j’ai rencontré la solution de cette énigme. M. Hofman avait tiré mot à mot du Dictionnaire de Lloyd ce que je viens de citer. Dans Lloyd, la chose n’a point de difficulté, parce que cet auteur n’a donné son Dictionnaire que comme une augmentation et une correction de celui d’un autre. Il y a dans les livres un grand nombre d’obscurités qui procèdent du même principe que celle de ce passage de M. Hofman. On ne change point ce qu’il faut changer quand on abrège, ou quand on transplante les passages d’un auteur[4].

(B) Il fut plus facile de le perdre que de l’humilier. ] Minerve avait en quelque manière joué de son reste pour le punir : elle avait excité une tempête furieuse ; il avait vu périr son vaisseau : et néanmoins, il s’était sauvé sur un rocher :

Kαὶ νύ κεν ἔκϕυγε κῆρα, καὶ ἐχθόμενός περ Ἀθήνῃ.
Εἰ μὴ ὑπερϕίαλον ἔπος ἔκϐαλε, καὶ μέγ᾽ ἀάσθη.

E sanè effugisset mortem, quantumvis invisus Palladi,
Nisi impium dictum protulisset, et grave facinus patrâsset[5].


Alors il avait chanté le triomphe avec un blasphème horrible : Malgré les Dieux, s’écria-t-il[6], j’en réchapperai :

Φῆ ῤ᾽ ἀέκητι θεῶν ϕυγέειν μέγα λαῖτμα θαλάσσης.

Dixit vel invitis Diis fore ut effugeret ingentes fluctus maris.

Neptune, indigné de cette audace, fendit le rocher en deux avec son trident, de sorte que la portion sur laquelle Ajax était assis tomba dans la mer. C’est ainsi qu’Homère le conte dans le IVe. livre de l’Odyssée. Quintus Calaber particularise les choses avec beaucoup plus d’étendue : il est si prolixe, que ce seul endroit témoigne qu’il n’était pas un grand maître. Quoi qu’il en soit, il nous apprend que Minerve, non contente des foudres que Jupiter lui mit en main, voulut encore que Neptune lui prêtât tous ses orages. La tempête fut la plus horrible qu’on se puisse figurer : Minerve lançait la foudre à tous momens ; elle mit en feu et en pièces le vaisseau d’Ajax : ce furieux homme ne laissa pas de se sauver au travers des ondes les plus agitées, et de braver tous les Dieux sur le rocher qu’il gagna,

Φῆ δἐ καὶ εἰ μάλα πάντες Ὀλύμπιοι εἰς ἒν ἵκονται
Χωόμενοι, καὶ πᾶσαν ἀναςήσωσι θάλασσαν,
Ἐκϕυγέειν[7].

Jactavit autem, etiamsi cuncti cælites in unum convenirent,
Irati, et totum ex imo eruerent mare,
Effugiturum se.


Il fallut, pour venir à bout de lui, l’accabler sous la chute d’une montagne, comme l’on en avait usé autrefois envers Encelade. Sénèque, dans la tragédie d’Agamemnon, s’accorde à cela : lisez la première scène du troisième acte, vous y verrez la description d’une résistance et d’une fierté poussées jusqu’aux dernières bornes. Le Festin de Pierre ne donne rien qui en approche. On ne souffrirait pas aujourd’hui que les poëtes portassent si loin leurs fictions sur le théâtre. Voilà donc un poëte latin, et deux poëtes grecs, qui attribuent à Neptune la mort d’Ajax ; mais Virgile et Hygin[8], en donnent toute la gloire à Minerve ;

.......Pallasme exurere classem
Argivûm, atque ipsos potuit submergere ponto,
Unius ob noxam et furias Ajacis Oilei ?
Ipsa Jovis rapidum jaculata è nubibus ignem,
Disjecitque rates, evertitque æquora ventis.
Illum expirantem transfixo pectore flammas
Turbine corripuit, scopuloque infixit acuto[9].

(C) Comment Minerve tira raison de celle injure. ] Voyez la remarque précédente. J’ajouterai seulement ici que la tempête qu’elle excita fit périr un grand nombre de vaisseaux proche des rochers de Capharée, au voisinage de l’île d’Eubée, qui s’appelle aujourd’hui Négrepont. On ne pourrait, sans une extrême imprudence, et sans supposer un faux principe, condamner les poëtes grecs, qui ont fait châtier par cette déesse toute une nation pour le crime d’un particulier :

Unius ob noxam et furias Ajacis Oilei ;


ou, comme dit un autre poëte,

Quicquid Oïlides commiserat, omnibus unus
Peccavit Danais, omnibus ira nocens[10].


L’objection prouverait trop, et pourrait être retorquée contre l’histoire de David. Il est vrai, non-seulement dans les écrivains profanes, mais aussi dans les écrivains sacrés, que

Quidquid delirant reges plectuntur Achivi[11].

(D) L’île de Délos, où Thétis l’enterra. ] Lycophron nous apprend cette particularité[12], depuis que les interprètes l’ont arrachée du milieu de ses énigmes. Voyez ce que Cantérus et Meursius ont dit là-dessus : mais ne vous fiez pas à tout ce qu’ils disent ; car ils se trompent sur le passage de Pausanias, qu’ils emploient pour confirmer leurs conjectures. Pausanias ne parle point du tombeau du fils d’Oïlée [13], il ne parle que de celui d’Ajax, fils de Télamon. La critique de Meursius sur le grec de Pausanias n’est point juste : il voudrait qu’au lieu de lire τὴν ἔσοδον πρὸς τὸ μνῆμα οὐ χαλεπὴν ποιῆσαι, on lût τὴν ἔσοδον πρὸς τὸ μνῆμα οἱ χαλεπὴν ποιῆσαι. Selon cette correction, le Mysien, qui parlait à Pausanias, lui aurait dit que la mer lui avait rendu malaisée l’approche de ce tombeau ; mais, au contraire, il racontait à Pausanias que la mer avait été cause qu’on y avait vu la grosseur d’un des os d’Ajax. Il faut donc entendre que la mer, ayant fait ébouler des terres, avait rendu cet endroit plus accessible, moins escarpé, etc.

(E) Quelques auteurs ont débité qu’il se sauva de la tempête, et qu’il arriva en bonne santé chez lui. ] M. Lloyd a cité ces paroles de Timæus Locrus, Hist. lib. 2. Μετὰ τῆς Τρωιας ἅλωσιν πολλοὶ τῶν Λοκρῶν περὶ τὰς Γηρέας ναυηγησάντων ἀνηρέθησαν, οἰ δὲ λοιποὶ σὺν Αἲαντι μόλις ἐς Λοκρίδα διεώθησαν. C’est-à-dire, après la prise de Troie, plusieurs Locriens firent naufrage, et périrent auprès des Gires[14] ; le reste se sauva à peine avec Ajax, et revint dans le pays. Il y a quelque apparence qu’au lieu de Timœus Locrus, il aurait fallu citer Timœus Tauromenita.

  1. Voyez surtout les derniers vers du XIVe., livre de l’Iliade.
  2. Servius, in Æneïd., lib. I, vs. 41.
  3. Horat. Od. XV, libri I, vs. 19.
  4. Voyez la remarque (G) de l’article Achillea, vers la fin.
  5. Homer. Odysseæ lib. IV, vs. 502.
  6. Id. ibid, vs. 504.
  7. Quint. Calaber., lib. XIV, vs. 564.
  8. Hygin., cap. CXVI.
  9. Virgil. Æneïd., lib. I, vs. 39.
  10. Sabinus, in Epist. I, Ulyssis. vs. 101.
  11. Horat. Epistol. II, libri I, vs. 14,
  12. Lycophron., vs. 400.
  13. Pausan., lib. I, pag. 34.
  14. Rochers de la mer Égée. Voyez les Peintures de Philostrate.

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