Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aramont

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ARAMONT (Gabriel d’), ambassadeur de France à Constantinople, sous le règne de Henri II, était un gentilhomme de Gascogne, qui s’acquitta dignement de son emploi. Le connétable de Montmorenci, examinant l’ouverture que le pape Paul III avait donnée, que le seul moyen de tirer Plaisance des mains de l’empereur était de faire venir la flotte turque sur les côtes de Naples et de Sicile, obligea le roi son maître à négocier sur cela avec Soliman. On choisit Aramont pour cette affaire. Il n’était ni moins adroit, ni moins expérimenté que Laforêt, Rincon et Paulin, qui l’avaient précédé dans cette ambassade. Il se fit des amis à la Porte, qui lui procurèrent un libre accès, et des audiences secrètes : et il sut si bien tourner les choses, qu’il ramena Soliman, que l’on avait un peu prévenu contre les Français. Il ne fut plus question que de savoir à quoi la flotte de sa hautesse serait employée : c’est pour cela qu’Aramont s’en retourna promptement en France, afin de concerter avec son maître les moyens d’employer utilement les secours du grand-seigneur. Le roi et le connétable lui apprirent qu’ils avaient des intelligences dans l’île de Corse, et qu’il serait aisé de s’en emparer, pourvu que la flotte turque et celle de France l’attaquassent en même temps. Il partit avec ce projet pour le communiquer au grand-seigneur : mais dès qu’il eut débarqué à Malte, il fut instamment prié par le grand-maître [a] d’aller trouver les généraux turcs, qui avaient mis le siége devant Tripoli de Barbarie, et d’employer son crédit et l’autorité de Henri II, pour les obliger à lever le siége. Il eut cette complaisance, et se rendit au camp des Turcs, lorsque leurs batteries commençaient d’être en état [b]. Il eut plusieurs conférences avec Sinan Bassa, et avec Dragut, dans lesquelles il leur remontra qu’ils s’engageaient à une entreprise entièrement opposée au traité que Soliman allait conclure avec la France, puisque sa hautesse était demeurée d’accord de n’attaquer que l’empereur, et que Tripoli appartenait à l’ordre de Malte. On lui répondit que les chevaliers de Malte étaient des parjures qui, nonobstant le serment qu’ils avaient fait à Soliman, lorsqu’ils en furent traités avec tant d’honnêteté à la sortie de Rhodes, faisaient incessamment des hostilités contre les Turcs. On ajouta qu’on avait ordre de les chasser de l’Afrique, et qu’on ne pouvait surseoir l’exécution, de cet ordre. Aramont ne manqua ni d’excuses, ni de répliques ; et, voyant qu’il ne gagnait rien auprès de Sinan Bassa, il se résolut à partir en diligence pour Constantinople, afin d’obtenir de Soliman, s’il était possible, qu’on ne prit point Tripoli. Mais comme son crédit et ses intrigues n’étaient point inconnues au Bassa, il ne put obtenir la permission de continuer son voyage, qu’après la prise de Tripoli. Il sauva la vie et la liberté aux Français qui se trouvèrent dans la place, et assista même à un festin où Sinan et Dragut l’invitèrent après leur conquête. Charles-Quint était trop bon politique pour laisser tomber cet événement : il en prit occasion de publier que la France avait contribué à la prise de Tripoli [* 1]. Henri II fit tout ce qu’il put pour répondre à cette plainte (A). Je n’ai pas eu le temps de chercher la suite des négociations et des aventures d’Aramont. Je sais bien que ses dépêches furent quelquefois interceptées, et que l’empereur s’en servit pour reprocher aux Français leurs intelligences avec les Turcs (B). La relation de son ambassade est en manuscrit dans la bibliothéque de M. de Lamoignon [c].

Je viens de lire une chose qui doit servir d’addition à cet article : Les îles d’Or en Provence, c’est-à-dire les îles d’Hières, furent érigées en marquisat par lettres du roy Henri II, vérifiées au parlement d’Aix ; et de ce marquisat fut investi et ensaisiné le seigneur d’Aramond, ambassadeur de France à Constantinople, pour le tenir en fief du roi, à la charge expresse de bâtir en ces isles des châteaux, tours et forteresses, jusqu’à la somme de cinquante mille escus [d].

  1. * Leclerc, après avoir remarqué que tout l’article Aramont est sans date fixe, ajoute : « Au moins Bayle devait-il marquer que la prise de Tripoli est du mois de septembre 1551. Il paraît que d’Aramont revint en France en 1552. »
  1. C’était un Espagnol nommé Omeda.
  2. Voyez le jugement qu’a fait de cette conduite M. de Wicquefort, au Traité de l’Ambassadeur, liv. II, section V, pag. 110,
  3. Varillas, Histoire de Henri II, p. 200.
  4. Saint-Lazare, Histoire des Dignités Honoraires de France, pag. 400, édition de Paris, en 1635, in-8o.

(A) Henri II fit tout ce qu’il put pour répondre à la plainte de Charles-Quint, que d’Aramont et les Français avaient contribué à la prise de Tripoli [1]. ] Le grand-maître de Malte accusait notre Aramont d’avoir poussé le gouverneur de Tripoli à capituler. M. de Thou, réfutant cette accusation, expose que le connétable de Montmorenci, qui était alors le tout-puissant, avait chargé cet ambassadeur de témoigner au grand-maître l’attachement particulier qu’il avait lui connétable aux intérêts et à la prospérité de l’ordre. Cet historien ajoute qu’il a vu des lettres où le connétable témoignait beaucoup de chagrin de la prise de Tripoli, et que ces lettres ne doivent point être suspectes de quelque dissimulation, puisqu’elles furent écrites à une personne à laquelle le connétable disait fort librement ses pensées [2]. Mais lorsque Henri II eut su que les partisans de l’empereur accusaient l’ambassadeur de France d’avoir contribué à cette conquête des Ottomans, il dépêcha un gentilhomme au grand-maître, pour se plaindre des bruits qu’on faisait courir, et pour lui demander comment Aramont s’était conduit dans cette affaire. Il déclara qu’il le ferait châtier selon l’exigence du cas, s’il le trouvait coupable de quelque faute ; mais qu’il souhaitait que si son ambassadeur était innocent, le grand-maître en voulût rendre un témoignage public. La réponse du grand-maître disculpa pleinement Gabriel d’Aramont : Quo in negotio nullum officium prætermisisset ut ordini eâ in re nostro gratificaretur, hoc enim à V. M. enixè ac religiosè sibi injunctum. Prætereà ut quorum culpa ea clades accepta esset certò cunctis constaret undiquè probationes collegimus, et inquisitione diligenti super eâ re habitâ nihil comperimus quo Aramontium cladi causam dedisse, aut deditionis auctorem fuisse credi debeat. Quinimò ex equitibus captivis... didicimus eum non solùm omni culpâ vacare, sel multis benefactis totum ordinem sibi devinxisse, ac proindè non rectè nec secundùm rationem factum existimamus, ut is rumor sparsus sit [3]. Le roi de France ne manqua pas de produire cette réponse dans toutes les cours de l’Europe, afin de montrer que ses ennemis débitaient à tort et à travers sans fondement tout ce qui pouvait le rendre odieux : Eas literas... posteà rex per oratores suos passìm publicari jussit, quà publicatione compressis Cæsarianorum querelis ac rumoribus, evulgata in gallici nominis invidiam fuma pariter conquievit [4]. Cela pouvait bien persuader que les partisans de Charles-Quint s’étaient trompés en cette rencontre ; mais ceux qui n’aimaient pas la France les excusaient facilement. On s’imagine sans peine, quand cela s’accommode avec nos inclinations, qu’il est permis d’interpréter toutes choses d’un certain sens, selon le système qui a été une fois bâti sur des raisons très-probables. C’est à la vérité une source inépuisable de faux jugemens ; mais pourvu qu’ils soient utiles, on ne s’en met pas trop en peine.

(B) On se servit des lettres interceptées d’Aramont, pour reprocher aux Français leurs intelligences avec les Turcs. ] Charles-Quint, dans une lettre qu’il écrivit l’année 1552 aux princes et aux états de l’Empire, s’étonne que l’ambassadeur de France eût cru avoir justifié son maître par rapport aux liaisons avec Soliman : « N’ai-je pas, dit-il, les Mémoires d’Aramont dresse à Constantinople, qui font foi de l’alliance ménagée contre un prince chrétien entre la Porte et la France ? » Jam quod de communicatis cum Turco consiliis obiter perstringit, quasi abundè purgatum existimet, quâ fronte excusare potest ? atqui penes me habeo Aramontii Gallici legati commentarios Byzantii scriptos, et ad regem per Costam centurionem quemdam missos, qui societatis cum Turcis in Christiani nominis principem initæ plenam fidem faciunt [5]. M. Varillas observe que le pape et l’empereur faisaient déjà leur compte d’accuser le roi de France, en plein concile, d’une intelligence avec les infidèles, et de produire sur ce sujet des lettres d’Aramont interceptées, auxquelles il était aisé de donner un sens malin, parce que le véritable n’y était expliqué qu’à demi [6]. Mais qu’avait-on à faire d’un sens malin, puisqu’il était indubitable qu’Aramont négociait un traité entre la France et la Porte contre la maison d’Autriche ? Cela ne suffisait-il pas à prouver l’intelligence dont on voulait accuser Henri II ? Le meilleur parti que la France pouvait prendre n’était pas de contester sur le fait, mais de se retrancher sur le droit, en montrant que, lorsqu’il ne s’agit point de religion, mais seulement de s’opposer à l’invasion de ses états, il doit être permis de se faire des alliés partout où l’on en peut rencontrer. Si Charles-Quint n’en avait pas en toujours bonne provision parmi les princes chrétiens, papistes ou non papistes, il aurait bien su en trouver chez les infidèles, et il aurait bien su en profiter autrement que ne fit la France. Il était bien plus fin et bien plus habile que François Ier. Avec lui, les flottes turques n’eussent pas été inutiles, comme elles le furent avec les Français, qui concertaient si mal les choses, qu’on en a honte ou pitié, ou qu’on s’en moque, quand on lit l’histoire de ces temps-là. La bonne foi ne serait guère utile sur ce point. Elle empêcherait de reprocher à son ennemi ses alliances avec les hérétiques, ou avec les infidèles, quand on se sentirait tout prêt à faire de semblables alliances si les maximes d’état le demandaient. Où seraient donc les gens qui pourraient faire des harangues pathétiques, présenter de beaux mémoires, pousser cent beaux lieux communs ? Il faudrait rengaîner tout cela. Or on se ferait un grand préjudice : on ne jetterait point de la poudre aux yeux ; on n’animerait point les peuples ; il faudrait renoncer à mille louanges exquises, et à cent titres pompeux.

Accusat Manilia si rea non est [7].


Ordinairement on ne cesse de faire des reproches sur ce sujet, que lorsqu’on les mérite soi-même.

  1. Varillas, Histoire de Henri II, liv. II, pag. 198 et suiv. à l’an 1551. Voyez aussi M. de Thou, liv. VII, pag. 155.
  2. À Brissac, qui commandait en Piémont.
  3. Thuan., lib. VII, sub fin.
  4. Idem, ibid.
  5. Idem, lib. X, pag. 233.
  6. Varillas, Histoire de Henri II, liv. II, pag. 202.
  7. Juvenal, Sat. VI, vs. 243.

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