Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Aristide

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ARISTIDE, surnommé le juste, florissait à Athènes, en même temps que Thémistocle. Ils furent fort brouillés ensemble ; et il parut alors que, pour être supérieur à un autre en vertu, on ne l’est pas en crédit (A). L’éloquence impétueuse de Thémistocle le fit triompher de la justice de son rival. Il est remarquable qu’un de ceux qui opinèrent au bannissement d’Aristide se fonda sur la grande réputation de probité dont il le voyait jouir (B) ; mais voici une particularité qui est encore plus remarquable. Ce grand homme qui observait si exactement les règles de l’équité chez lui, et envers ses compatriotes, ne faisait point de scrupule de préférer l’utile à l’honnête, quand il s’agissait d’une affaire de politique (C). Il vécut dans une grande pauvreté, et il en tirait un sujet de gloire (D). Il ne laissa, ni de quoi marier ses filles, ni de quoi faire ses funérailles. La république se chargea de tous ces frais [a]. Il fut assez généreux pour ne pas se joindre aux ennemis de Thémistocle, dans un temps où il y avait lieu de croire qu’ils l’accableraient [b] ; car, sans qu’Aristide s’en mêlât, Thémistocle fut condamné au bannissement. Les auteurs varient sur les dernières heures d’Aristide [c], mais il ne faut point douter que Sénèque n’y ait fait une lourde faute (E). Nous dirons, dans l’article d’Artémidore, qu’un petit-fils d’Aristide gagnait sa vie à dire la bonne aventure par les songes.

  1. Plut. in Aristide, pag. 335.
  2. Idem, ibid., pag. 334.
  3. Il mourut l’an 2 de la 78e. olympiade, qui était le 4e. après le bannissement de Thémistocle. Cornel. Nepos, in ejus Vitâ.

(A) Pour être supérieur à un autre en vertu, on ne l’est pas en crédit. ] Cette pensée est de Cornélius Nepos : In his cognitum est quantò antistaret eloquentia innocentiæ ; quamquàm enim adeò excellebat Aristides abstinentiâ, ut unus post hominum memoriam, quod quidem nos audierimus, cognomine Justus sit appellatus, tamen à Themistocle collabefactus testulâ illâ exilio decem annorum multatus est [1]. Soyez le plus honnête du monde, et n’ayez pas l’art de criailler, de clabauder, et de tempêter par des harangues, comptez que vous succomberez, ayant à faire au plus malhonnête homme de la ville.

(B) Un de ceux qui opinèrent à son bannissement se fonda sur la grande réputation de probité dont il le voyait jouir. ] Un bourgeois d’Athènes, qui mettait sur sa marque qu’Aristide fût banni, répondit naïvement à Aristide, qui lui demandait la raison de ce suffrage : Je ne le connais point, mais il me déplaît, à cause qu’il a travaillé ardemment à être surnommé juste. Cedensque animadverteret quemdam scribentem ut patriâ pelleretur, quæsîsse ab eo dicitur, Quarè id faceret, aut quid Aristides commisisset, cur tantâ pœnâ dignus duceretur ? Cui ille respondit se ignorare Aristidem, sed sibi non placere, quòd cupidè elaborâsset ut præter cæteros justus appellaretur [2]. Une infinité de gens pensent comme celui-là, mais ils n’ont pas sa bonne foi. Tout ce qui excelle leur déplaît ; ils regardent plus équitablement une vertu très-commune, qu’une vertu distinguée. Cette réputation d’Aristide, de laquelle les Athéniens donnèrent un jour un témoignage si authentique en sa présence [3], n’a point éprouvé l’injure du temps ; elle s’est conservée dans tous les siècles : lisez ce passage d’Ausone :

Nec sola antiquos ostentat Roma Catones :
Aut unus tantùm justi spectator et æqui
Pollet Aristides veteresque illustrat Athenas [4].

(C) Il ne faisait point de scrupule de préférer l’utile à l’honnête, quand il s’agissait d’une affaire de politique. ] Voici un nouvel exemple de ce que nous avons dit ci dessus [5] touchant la Religion du Souverain. Aristide avait fait jurer une certaine chose aux Athéniens, et il avait lui-même prêté le serment en leur nom. Dans la suite, il leur conseilla de faire ce qu’ils trouveraient à propos pour l’utilité publique, et de le laisser chargé lui seul du parjure, pendant qu’ils se prévaudraient des circonstances favorables que la fortune leur présentait. C’était sa maxime générale, comme Théophraste l’observe : Καθ᾽ ὅλου δ᾽ ὁ Θεόϕραςος ϕησὶ τὸν ἄνδρα τοῦτον, περὶ τὰ οἰκε͂ια καὶ τοὺς πολίτας ἄκρως ὄντα δίκαιον, ἐν τοῖς κοινοῖς πολλὰ πράξαι πρὸς τὴν ὑπόθεσιν τῆς πατρίδος, ὡς συχνῆς ἀδικίας δεομένην. [6]. In universum hunc virum ait Theophrastus in rebus privatis et erga cives summè justum : in repub. tamen multa ad tempora patriæ quasi multa iniqua illa flagitaret perpetrâsse. Malheureux engagement que celui d’être assis au timon ! le bien de l’état ne demande pas une ou deux injustices pendant la vie d’un homme, il en demande plusieurs. Aristide n’en fut pas quitte peut-être pour cent. Notez que Cicéron nous en donne tout une autre idée [7].

(D) Il tirait un sujet de gloire de sa pauvreté. ] Il avait un parent fort riche, nommé Callias, qui se voyant accusé publiquement de ne lui pas fournir de quoi manger [8], le pria de témoigner devant les juges s’il n’était pas vrai qu’il n’avait jamais voulu recevoir les sommes que lui Callias lui avait très-souvent offertes, et s’il n’avait pas répondu qu’il se glorifiait de sa pauvreté, plus que Callias de ses richesses. Il répondit que oui. Sa raison était qu’on voyait beaucoup de gens qui se servaient bien ou mal de leurs richesses, mais qu’il était rare de trouver un homme qui supportât noblement la pauvreté [9]. C’était donc, dira-t-on, par un principe d’orgueil qu’il méprisait les richesses, c’est-à-dire, pour se distinguer de la foule. C’est un grand plaisir aux avares et aux ambitieux de pouvoir objecter cela à ceux qui ne leur ressemblent pas. Mais qu’y gagnent-ils ? Quand il serait vrai que tous les hommes agissent par un principe d’amour-propre, n’est-ce rien que de tirer sa gloire plutôt de ceci que de cela ? n’est-ce pas un assez juste motif d’admirer les uns, et de mépriser les autres ? Élien raconte une chose qui paraît d’abord peu compatible avec la pauvreté manifeste d’Aristide : Ceux qui avaient fiancé ses filles renoncèrent, dit-il, à ce mariage après sa mort ; c’est à cause, poursuit-il, qu’on connut alors son extrême pauvreté [10]. Il se trompe, ce me semble, dans son raisonnement. On connaissait cette pauvreté pendant la vie d’Aristide, mais on savait en même temps qu’il avait un grand crédit. Or, les âmes les plus vénales et les plus intéressées ne croient pas s’engager à un contrat désavantageux, en épousant toute nue, pour ainsi dire, la fille d’un favori qui a cent charges lucratives à sa disposition. Voilà ce qui pouvait faire que les filles d’Aristide, sans un sou de dot, trouvaient des partis pendant sa vie ; mais, lui mort, on n’avait plus rien à espérer : on les laissait donc là faute d’argent. Un bel-esprit [11] met dans la bouche d’un favori une réflexion judicieuse : Un tel se tiendrait honoré de mon alliance but-à-but, et il croit pourtant faire un sacrifice à ma faveur, en me demandant ma nièce. Tant il est vrai que lorsqu’on recherche les parentes d’un homme de grand crédit, on songe plus aux avancemens qu’il peut procurer, qu’à la dot de ses parentes.

(E) On varie sur ses dernières heures... Sénèque y a fait une lourde faute. ] Aristide, selon lui, fut condamné à mort : tous ceux qui le rencontrèrent, quand il allait au supplice, baissèrent les yeux en gémissant, excepté un fripon, qui lui cracha au visage. Aristide se mit à sourire, et dit aux magistrats qui l’accompagnaient : Avertissez ce personnage de ne pas ouvrir la bouche une autre fois si vilainement. C’est ainsi que Sénèque narre la chose : Ducebatur Athenis ad supplicium Aristides, cui quisquis occurrerat, dejiciebat oculos, et ingemiscebat non tanquam in hominem justum, sed tanquam in ipsam justitiam animadverteretur. Inventus est tamen qui faciem ejus inspueret : poterat ob hoc molestè ferre, quod sciebat neminem id ausurum puri oris. At ille abstersit faciem, et subridens ait comitanti se magistratui : « Admone istum ne posteà tam improbè oscitet [12]. » Lipse a fort bien remarqué sur ce passage que Sénèque a pris l’un pour l’autre. Il a donné à Aristide ce qu’il fallait donner à Phocion. C’est Phocion qui fut condamné à la mort ; c’est à lui que l’on cracha au visage, lorsqu’on le menait à la prison où il devait boire la ciguë ; et c’est lui qui, se tournant vers les magistrats qui l’accompagnaient, leur demanda si quelqu’un n’arrêterait pas l’insolence de ce cracheur [13]. Sénèque a tourné à sa manière ces paroles ; il y a mis une pointe : Verba noster etiam per argutiolam invertit [14]. Apparemment ce n’est pas la première fois qu’il a changé et les choses, et les paroles. Il serait à souhaiter qu’il fût le seul qui prît cette liberté. On aime trop à rapporter un bon mot, non pas tel qu’il a été dit au commencement, mais selon la forme qu’on croit la meilleure. Qu’il se soit trompé quant au fond, il est clair par le récit de Plutarque. Cet historien avoue que quelqu’un a dit qu’Aristide mourut exilé ; mais il réfute cela [15]. À plus forte raison, faut-il rejeter comme une fable ce que dit Sénèque. Notez que Lancelot de Pérouse n’a point relevé cette faute : il la connaissait peut-être, mais il aima mieux supposer cela comme un fait certain, afin d’avoir lieu de soutenir que l’injustice était plus grande dans ce siècle-là que la justice, puisque le sénat d’Athènes fit mourir une personne dont la vertu était si brillante [16].

  1. Cornel. Nepos, in Vitâ Aristidis.
  2. Idem, ibidem.
  3. Voyez ci-dessus le commencement de la remarque (H) de l’article Amphiaraus.
  4. Auson., in Mosellâ, vs. 386, pag. 415.
  5. Dans la remarque (H) de l’article d’Agésilaus II.
  6. Apud Plutarch., in Aristide, pag. 334, A.
  7. Cicero, de Officiis, lib. III, cap. XI, pag. 318.
  8. On concluait, en voyant Aristide si mal vêtu, qu’il manquait de pain. Plutarch., in Aristide, pag. 334.
  9. Idem, ibid.
  10. Æliani Var. Histor., lib. X, cap. XV.
  11. La demoiselle des Jardins, dans ses Exilés de la Cour d’Auguste.
  12. Seneca, Consol. ad Helviam, cap. XIII, pag. 785.
  13. Plut., in Phocione.
  14. Lipsius in Senecæ Consolat. ad Helviam, pag. 785.
  15. Plut., in Aristide, pag. 335.
  16. Voyez l’Hoggidi del Padre Secondo Lancelloti da Perugia, tom. II, pag. 399 et seq.

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