Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Arminius

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ARMINIUS [* 1] (Jacques), professeur en théologie à Leyde, naquit à Oude-water [a], en Hollande l’an 1560 (A). Il était encore enfant lorsque son père mourut, et il fut redevable de sa première instruction à un bon prêtre, qui avait goûté les sentimens des réformés, et qui, pour n’être pas obligé à dire la messe, changeait souvent de demeure. Il étudiait à Utrecht lorsque la mort lui enleva ce patron. Cette perte l’aurait fort embarrassé, s’il n’avait eu le bonheur d’être secouru par Rodolphe Snellius son compatriote, qui le mena avec lui à Marbourg, l’an 1575. Il y fut à peine arrivé, qu’il apprit que sa patrie avait été saccagée par les Espagnols. Cette nouvelle le plongea dans une affliction affreuse, et il ne put s’empêcher de retourner en Hollande, pour voir lui-même l’état où les choses étaient réduites ; mais ayant trouvé que sa mère, sa sœur, ses frères, sa parenté, et presque tous les habitans d’Oude-water avaient été égorgés, il retourna à Marbourg, et fit à pied tout ce voyage. Il ne tarda guère à revenir en Hollande, ayant su la fondation de l’académie de Leyde, et il étudia dans cette nouvelle académie avec tant d’application et tant de succès, qu’il s’acquit une estime toute particulière. Il fut envoyé à Genève l’an 1582, aux dépens des magistrats d’Amsterdam, afin d’y perfectionner ses études, et il s’attacha principalement aux leçons de Théodore de Bèze, qui expliquait en ce temps-là l’Épître aux Romains. Il eut le malheur de déplaire à quelques suppôts de l’académie, parce qu’il soutenait en public avec beaucoup de chaleur la philosophie de Ramus, et qu’il l’enseignait en particulier : il fallut donc qu’il se retirât, et il s’en alla à Bâle, où il fut reçu avec applaudissement. Il y fit des leçons publiques (B), et il y parvint à une telle considération, que la faculté de théologie voulut lui donner le doctorat sans exiger de lui aucune dépense. Il s’excusa modestement de recevoir cet honneur, et s’en retourna à Genève, où, ayant trouvé moins échauffés les adversaires du ramisme, il modéra aussi sa ferveur. Il souhaita de voir l’Italie, et surtout afin d’entendre à Padoue les leçons philosophiques du fameux Jacques Zabarella. Il satisfit cette curiosité, et employa six ou sept mois à ce voyage, après quoi il revint à Genève, et ensuite à Amsterdam, où il trouva qu’on l’avait bien calomnié au sujet de son voyage en Italie (C), ce qui avait refroidi un peu l’affection des magistrats, ses patrons et ses Mécènes. Il se justifia facilement auprès des personnes sages ; mais il y eut des esprits faibles et ombrageux qui s’arrêtèrent à cette pierre d’achoppement [b], jusqu’à ce qu’il eût fait entendre à toute l’église les beaux talens qu’il avait pour la prédication. Il gagna par ce moyen l’amour et l’estime de tout le monde. Ses propres collègues rendirent hommage à son savoir, et avouèrent que ses sermons leur étaient utiles. Martin Lydius, professeur en théologie à Franeker, le jugea extrêmement propre à réfuter un écrit où la doctrine de Théodore de Bèze sur la prédestination avait été combattue par quelques ministres de Delft. Arminius, déférant à ses prières, entreprit de réfuter cet ouvrage ; mais à force de l’examiner, et de balancer les raisons de part et d’autre, il passa dans le sentiment qu’il voulait détruire, et puis il alla encore plus loin que ces ministres de Delft. Il condamna avec eux le supralapsaire Bèze, et ensuite il ne reconnut d’autre élection que celle qui avait pour fondement l’obéissance des pécheurs à la vocation de Dieu par Jésus-Christ. On lui en fit des affaires à Amsterdam : on l’accusa de s’écarter de la doctrine commune ; mais l’autorité des magistrats réprima cette dissension. Il fut appelé à la profession de théologie à Leyde, l’an 1603, et il fallut remuer toutes sortes de machines, pour obtenir que ceux d’Amsterdam lui donnassent son congé. On en vint à bout enfin : et après qu’il eut dissipé les mauvaises impressions qui avaient été données de sa doctrine, il fut créé docteur en théologie à Leyde [c], et installé en la place du professeur François Junius. Il avait exercé son ministère dans l’église d’Amsterdam pendant quinze années. Les disputes sur la grâce s’échauffèrent bientôt après dans l’académie, et il fallut que les états de la province ordonnassent des conférences entre lui et ses adversaires. Il fut mandé à la Haye diverses fois, et il y alla rendre compte de sa doctrine. Ce contraste, son assiduité au travail, et le chagrin de voir sa réputation flétrie par une infinité de médisances [d], affaiblirent de telle sorte sa santé, qu’il tomba dans une maladie dont il mourut le 19 d’octobre 1609 (D), avec de grands sentimens de piété et de patience [e]. Il eût été à souhaiter qu’il eût fait un meilleur usage de ses lumières (E), car encore qu’il soit vrai semblable que ses intentions étaient bonnes, on peut dire qu’il innova sans aucune nécessité, et dans des circonstances où l’innovation fut une source de désordres, qui aboutirent à un schisme. Il laissa sept fils et quelques filles, et un grand nombre de disciples qui continuèrent si ardemment la dispute, qu’il fallut avoir recours à l’autorité d’un synode national. Ils y furent condamnés, et ne se soumirent point, et ils formèrent une secte à part, qui subsiste encore, et qui s’est chargée peu à peu de plusieurs autres erreurs beaucoup plus considérables. Le Moréri d’Amsterdam indique quelques auteurs qui peuvent instruire de ce fameux démêlé. J’y ajoute les histoires de Triglandius et de Boxhornius, et un ouvrage assez nouveau d’un professeur de Tubinge [f]. Cette grande dispute fut très-féconde en écrits de part et d’autre. Un professeur en théologie à Cologne, déguisé sous un faux nom [g], en donna la liste, selon l’ordre des années, dans un ouvrage qu’il intitula Pacificatorium dissecti Belgii. Je doute que son catalogue soit bien complet. Il est difficile de n’oublier pas quelque chose dans une telle multitude de pièces. Quant aux écrits d’Arminius (F), voyez notre dernière remarque [* 2].

  1. * M. Stapfer, dans la Biographie universelle, dit que son nom est Harmensen.
  2. * Gaspard Brandt a donné, depuis la mort de Bayle, un Historia vitæ J. Arminii, 1724, in-8o. (réimprimé en 1725, avec des notes et une préface de Mosheim), d’où est extrait ce qui compose l’article Arminius, dans le Dictionnaire de Chaufepié. Joly ignorait en 1748, que l’ouvrage de Brandt eût paru. Il n’en parle que comme d’un Ouvrage annoncé en 1716. Joly renvoie aussi au Sorberiana.
  1. Ce mot en Flamand veut dire vieille eau, et de là vient que le nom de patrie que l’on donne à Arminius, dans le titre de ses livres, est Vétéraquinas.
  2. Infirmi quidam fratres factum illud perpetuò insectari, et in circulis suggillare. Bertius, in Oratione funebri J. Arminii.
  3. Il fut le premier à qui ce titre fut conféré solennellement dans l’académie de Leyde. Ce fut François Gomarus, qui le lui conféra. Bertius, in Oratione funebri J. Arminii.
  4. Non pas à l’égard des mœurs, mais à l’égard des opinions.
  5. Tiré de son Oraison funèbre, prononcée par Pierre Bertius.
  6. Job. Wolfgangus Jager. Son ouvrage est intitulé Historia ecclesiastica Sæculi XVII. La Ire. Décade fut imprimée l’an 1692.
  7. Ægidius Afhackerius. Il prit le faux nom de Salomon Theodotus. Voyez Val. Andreæ bibliot. Belg., pag. 22.

(A) Il naquit... l’an 1560. ] Bertius s’amuse à donner à cette année natale d’Arminius deux caractères, sur lesquels il veut sans doute que l’on fasse des réflexions : il remarque, dis-je, que ce fut en cette année-là que Philippe Mélanchthon mourut, et que le colloque de Poissy fut tenu, où les députés des protestans plaidèrent la cause de deux mille cent quatre-vingt-dix églises qui demandaient humblement au roi la liberté de conscience [1]. Passons-lui ce calcul, qui n’est pas peut-être fort exact, mais disons-lui qu’il s’abuse quant à l’année : le colloque de Poissy fut commencé au mois de septembre 1561. Commencez l’année, ou à Pâques, ou le 1er. de janvier, vous ne disculperez jamais Bertius.

(B) Il fit des leçons publiques à Bâle. ] Le professeur Jacques Grynæus y assista quelquefois, et lui donna bien des louanges. Il ne faisait point difficulté, en soutenant une thèse, de lui donner la commission de répondre aux argumens qui paraissaient forts : Que mon Hollandais réponde pour moi, disait-il. Solent Basileæ feriis vindemialibus doctiores studiosi publicè interdùm in academiâ exercitii gratiâ aliquid extra ordinem docere. Eum laborem Arminius noster haud invitus suscepit, laudatus ob id à reverendo viro D. Jacobo Grynæo, qui etiam lectiones ipsius præsentiâ sud aliquoties cohonestavit : idem quoque in disputationibus publicis, si quid gravius proponeretur, aut dignus vindice nodus occurreret, non est veritus, honoris caussâ, Arminium nostrum mediâ in studiosorum turbâ sedentem citare, et (ut Grynæi candorem agnoscas ) dicere, « respondeat pro me Hollandus meus [2]. » Notez qu’il lui connut un penchant à raffiner, et qu’il lui donna de bons avis là-dessus. Ce n’est point Bertius qui me l’apprend, c’est Philippe Pareus. Il rapporte que Théodore de Bèze avertit un de ses amis de refréner la subtilité de son génie, comme d’une chose dont Satan s’était servi en plusieurs rencontres pour tromper de grands personnages. « Ne vous engagez point, continuait Bèze, dans de vaines subtilités ; et, s’il vous vient certaines pensées nouvelles, ne les approuvez point, sans les avoir approfondies, quelque plaisir qu’elles vous fassent d’abord. Calvin me donna ce conseil : je l’ai suivi, et m’en suis très-bien trouvé. » Sicut magnoperè te hortor, ut Dei dona in te collata omni studio excolas : à cum te ἀγχινοία non vulgari donatum esse videam, quâ sæpè ad maximos decipiendos viros non irrito conatu Satanas est abusus, velim te diligenter cavere, ut nullis inanibus argutiis te ipsum irretias : et quoties nova quædam tibi in mentem venient, diligenter illa, quantùm libet in initio tibi illa arriserunt, excutere, priusquàm approbes ; in omnibus deniquè istis prompto et alacri ingenio tibi concesso modereris. Ego quidem certè per Dei gratiam non prorsùs hebes de hoc ipso à magno illo viro beatæ memoriæ Johanne Calvino admonitus ità facere statìm ab initio studui, cùm ad sacra studia me totum converterem. Neque me hujus consilit unquàm pœnituit, nec, ut spero, pœnitebit [3]. Philippe Pareüs avait l’original de cette lettre de Théodore de Bèze, et il ajoute que Jacques Grynæus donna un semblable avis à Arminius. In quam sententiam clarissimum et sagacissimum Jacobum Arminium, novi pelagianismi instauratorem in Belgio, cùm juvenis operam daret S. Theologiæ in Academià Basiliensi, graviter quoque admonitum fuisse à venerando sene D. Jacobo Gryneo, cujus memoria sit in benedictione ! Ipsemet mihi, quando ad pedes ejus in Rauricâ discentium synagogâ sederem, narravit [4]. Si quelqu’un m’accuse de ne rapporter ces deux passages tout du long, que comme des aides à faire un gros livre, il fera connaître son peu de discernement ; car ils sont très-propres à fournir des réflexions profitables à plusieurs personnes, et nécessaires à quelques lecteurs. Souvenez-vous ici de la maxime de saint Paul, la science enfle [5] ; mais prenez garde qu’il y a un autre talent qui enfle encore davantage. Un homme d’une mémoire et d’une lecture presque infinie s’applaudit de son savoir, et devient superbe ; mais il s’applaudit et il s’enorgueillit encore plus, lorsqu’il croit avoir inventé une nouvelle méthode d’expliquer ou de traiter une matière. On ne se regarde pas aussi pleinement comme le père de la science que l’on a puisée dans les livres, que comme le père d’un éclaircissement ou d’une doctrine dont on se croit l’inventeur. C’est pour ses inventions que l’on sent toute la force de l’amitié et de la tendresse ; c’est là qu’on trouve les charmes les plus enchantans ; c’est ce qui éblouit, c’est ce qui fait perdre terre. C’est un écueil dont les jeunes gens, qui ont l’esprit fort subtil, ne peuvent être trop admonestés de se bien donner de garde.

(C) On l’avait bien calomnié au sujet de son voyage d’Italie. ] Parmi tant de maladies populaires de l’esprit humain, je ne sais s’il y en a de plus blâmables et de plus fécondes en mauvais effets, que la coutume de lâcher la bride aux soupçons. C’est un chemin bien glissant ; on y est bientôt éloigné du point d’où l’on est parti. On passe facilement d’un premier soupçon à un second ; on ne s’arrête guère à la possibilité ; on court vite à la probabilité, à la grande vraisemblance ; et bientôt ce qui ne passait que pour apparent est débité comme certain et incontestable, et l’on fait courir en peu de temps par toute une ville cette prétendue certitude. Les grandes cités sont plus sujettes à ce désordre que les autres. On débita dans Amsterdam qu’Arminius avait baisé les pieds du pape, qu’il avait eu des liaisons avec les jésuites, qu’il s’était fait connaître à Bellarmin, qu’il avait abjuré la religion réformée. Tout cela était faux ; et néanmoins on fit impression par ces mensonges sur l’esprit des magistrats qui entretenaient ce jeune homme. Laissons parler l’auteur de son oraison funèbre. Inter damna (itineris Italici ponebat) quòd in amplissimi senatùs Amsterdamensis offensiunculam ob id factum tunc temporis incurrisset, suffundentibus frigidam quibusdam, quos omninò præstitisset judicia in ipsius reditum suspendere. Hinc ergò sumptâ occasione, spargebatur in vulgus illum pontificis soleam deosculatum, quem nonnisi in confertâ turbâ, ut reliqui spectatores, vidisset ; nec soleat bellua honorem istum nisi regibus ac principibus deferre [6] : jesuitis adsuevisse, quos nunquàm audivisset : Bellarmino innotuisse, quem nunquàm conspexisset : Religionem orthodoxam abjurâsse, pro quâ paratus esset ad sanguinis usque profusionem decertare [7].

(D) Le chagrin de voir sa réputation flétrie.… affaiblit sa santé... et le fit mourir en 1609. ] Il y a beaucoup d’apparence que ce chagrin contribua plus qu’aucune autre chose à sa mort prématurée. Ce fut un mauvais levain qui aigrit les humeurs peccantes, et qui compliqua sa maladie en mille manières. Quùm indomita mali pertinacia ipsi quoque arti (Medicinæ) faceret opprobrium : altiùs enim defixa quàm ut evelli posset, nova in dies excitabat symptomata, febres, tussim, hypochondriorum extensionem, expirandi difficultatem, oppressionem à cibo, laboriosos somnos, atrhopiam, arthritidem, nullamque ægro pausam vel requiem concedebat : accessêre posteà dolores in intestinis, ilio, et colo, cum obstructione nervi optici sinistri et ejusdem oculi obfuscatione [8]. On l’entendit souvent gémir, et s’écrier comme autrefois un prophète, malheur à moi ! ma mère, pourquoi m’avez-vous mis au monde ! etc. Rapportons un long passage de Bertius. Quid mirum si commotus fuerit famæ suæ, salutis, et laborum dispendio ; quùm ne viro bono quicquam famâ suâ sit antiquius, neque Christiano salute, neque S. Theologiæ doctori petitis ex scripturâ demonstrationibus ? Oppressio, inquit Siracides, insanire facit sapientem. Eadem huic dolorem, ex dolore morbum conciliavit, ex morbo mortem. O tetrum, et viperinum, exque imo tartaro excitatum malum ! Quoties illum ex prophetâ privatìm etiam cum gemitu exclamantem audivimus ! Væ mihi, mater mea, quare genuisti me, virum discordiæ in universâ terrâ ? Nec fœneravi, nec fœneravit mihi quisquam ; et tamen omnes maledicunt mihi. Revocavit tamen seipse ad rationis et tranquillitatis septa [9]. On ne peut songer à cela, sans déplorer la vanité des choses humaines. Nous regardons la stupidité comme un grand malheur. Les pères qui ont les yeux assez bons pour s’apercevoir de la bêtise de leurs fils, s’affligent extrêmement : ils leur voudraient voir un grand génie, une haute science, et, s’ils se trouvent dans ce cas-là, leur joie est presque infinie. C’est bien souvent ignorer ce que l’on fait et ce qu’on souhaite. Il eût cent fois mieux valu à Arminius d’être hébété, que d’avoir beaucoup d’esprit ; car la gloire de donner son nom à une secte qui fait figure dans le monde, et qui a produit d’habiles gens, est un bien très-chimérique, en comparaison des maux réels, des chagrins, des douleurs, des amertumes, qu’il sentit pendant sa vie, et qui abrégèrent ses jours, et qu’il n’aurait point sentis, s’il avait été un théologien à la douzaine, un petit esprit, un niais, enfin de cette classe de gens dont on fait cette prédiction, ils ne feront point d’hérésies [10]. Juvénal aurait allégué un tel exemple dans sa Xe. satire s’il y eût eu des disputes de religion, en ce temps-là, qui eussent causé la mort à l’un des tenans.

(E) Il eût été à souhaiter qu’il eût fait un meilleur usage de ses lumières. ] Je veux dire qu’il se fût réglé sur la méthode de saint Paul. Ce grand apôtre, inspiré de Dieu, et immédiatement dirigé par le Saint-Esprit dans tout ce qu’il écrivait, se proposa l’objection que les lumières naturelles peuvent former contre la doctrine de la prédestination absolue : il comprit toute la force de l’objection ; il la rapporta, sans l’affaiblir le moins du monde. Dieu a compassion de celui qu’il veut, et il endurcit celui qu’il veut [11]. Voilà le dogme de saint Paul, et voici la difficulté qu’il se proposa. Or tu me diras, pourquoi se plaint-il encore ; car qui est celui qui peut résister à sa volonté [12] ? On ne saurait pousser plus loin cette objection : vingt pages entières des plus subtils molinistes n’en diraient pas davantage. Que pourraient-elles conclure, sinon que, dans l’hypothèse de Calvin, Dieu veut que les hommes pèchent ? Or c’est justement ce que saint Paul a reconnu qu’on lui pouvait objecter. Mais que répond-il ? Cherche-t-il des distinctions et des adoucissemens ? nie-t-il le fait ? en avoue-t-il seulement une partie ? entre-t-il dans quelque détail ? ôte-t-il les équivoques des mots ? Rien de tout cela, il n’emploie que la souveraine puissance de Dieu, et le droit suprême qu’a le Créateur de disposer de ses Créatures comme bon lui semble. Mais plutôt, ô homme, qui es-tu, toi qui contestes contre Dieu ? La chose formée dira-t-elle à celui qui l’a formée, pourquoi m’as-tu ainsi faite [13] ? Il reconnaît là une incompréhensibilité qui doit arrêter toutes les disputes, et imposer un profond silence à notre raison. Ô profondeur des richesses et de la sapience et de la cognoissance de Dieu ! s’écrie-t-il [14] ; que ses jugemens sont incompréhensibles, et ses voies impossibles à trouver ! Tous les chrétiens doivent trouver là un arrêt définitif prononcé en dernier ressort et sans appel, touchant les disputes de la grâce ; ou plutôt ils doivent apprendre, par cette conduite de saint Paul, à ne jamais disputer sur la prédestination, et à opposer du premier coup cette barrière à toutes les subtilités de l’esprit humain, soit qu’elles s’offrent d’elles-mêmes pendant qu’on médite ce grand sujet, soit qu’un autre homme nous les propose. Le plus court et le meilleur est d’opposer d’abord cette forte digue aux inondations des raisonnemens, et de considérer cette sentence définitive de saint Paul comme ces rochers inébranlables au milieu des ondes, contre lesquels les vagues les plus enflées ont beau s’élancer ; elles écument, elles battent inutilement, elles ne font que se rompre. Tous les traits qu’on décochera contre un tel bouclier, auront le sort de ceux de Priam.

Sic fatus senior, telumque imbelle sine ictu
Conjecit : rauco quod protinùs ære repulsum,
Et summo clypei nequicquam umbone pependit [15].

C’est donc ainsi que l’on doit agir dans cette dispute, quand elle se passe de chrétien à chrétien. Que si l’on trouve à propos de donner quelque occupation à l’esprit, on doit pour le moins sonner la retraite un peu de bonne heure, et se remettre derrière la digue dont j’ai parlé. Si Arminius avait fait cela toutes les fois que sa raison lui suggérait des difficultés contre l’hypothèse des réformateurs, ou toutes les fois qu’il se voyait appelé à répondre à des disputans, il aurait tenu une conduite parfaitement sage et apostolique, et il aurait employé comme il fallait les lumières de son esprit. S’il trouvait des duretés dans la doctrine ordinaire, s’il se trouvait soulagé en adoptant une méthode moins rigide, il pouvait se mettre au large pour son usage particulier ; mais il devait jouir de cette commodité en silence, je veux dire sans attaquer les droits de la possession, puisqu’il ne les pouvait attaquer sans que des tempêtes périlleuses s’excitassent dans l’église. Son silence lui eût épargné à lui-même bien des maux ; il eût très-bien fait de se souvenir d’un vieux apologue :

Sed tacitus pasci si posset corvus, haberet
Plus dapis et rixæ multò minùs invidiæque [16].

Voyez la remarque (D) de l’article de (Joseph) Hall.

Mais, dira-t-on, n’eût-il pas été prévaricateur, et indigne du ministère, s’il eût négligé de travailler à l’instruction de ses auditeurs, qu’il croyait engagés dans une fausse doctrine ? Il faut répondre que deux raisons capitales le dispensaient de parler : l’une, qu’il ne croyait pas que l’hypothèse qu’il désapprouvait fût préjudiciable au salut ; l’autre, que sa nouvelle méthode était inutile pour lever les principales difficultés qui se rencontrent dans les matières de la prédestination. Avouons que la plus petite vérité est digne, absolument parlant, d’être proposée, et qu’il n’y a point de fausseté, pour si peu considérable qu’elle soit, dont il ne vaille mieux être guéri, que d’en être imbu ; mais lorsque les circonstances des temps et des lieux ne souffrent pas que l’on propose des nouveautés, vraies tant qu’il vous plaira, sans causer mille désordres dans les universités, dans les familles, dans toute la république, il vaut cent fois mieux laisser les choses comme elles sont, que d’entreprendre de les réformer. Le remède serait pire que le mal : il faut se conduire comme à l’égard de certains malades, à qui l’on ne saurait faire prendre de médecines sans remuer plusieurs mauvaises humeurs dont l’agitation est plus pernicieuse que la coagulation [17]. J’excepte les cas où il y va du salut des âmes, et où il s’agit de les arracher de la gueule du démon ; car alors la charité ne doit pas permettre que l’on se tienne en repos, quelque grandes que puissent être les émotions que l’on causera par accident. Il faut se remettre de toutes ces suites aux soins de la providence. Sur ce pied-là, Arminius n’avait rien qui le pressât de s’opposer à la doctrine commune : il ne croyait pas que l’on courût aucun risque de son salut en suivant les hypothèses de Calvin. Voyons l’autre endroit par où il se rendit inexcusable. Il substituait, à un système rempli de grandes difficultés, un système qui, à proprement parler, n’en entraîne pas de moins grandes. On peut dire de son hypothèse ce que j’ai dit des innovations de Saumur [18] : elle est mieux liée et plus dégagée que le sentiment de M. Amyraut ; mais, après tout, c’est un remède palliatif, car à peine les arminiens ont-ils répondu à certaines objections, qui ne peuvent être réfutées dans le système de Calvin, à ce qu’ils prétendent, qu’ils se trouvent exposés à des argumens dont ils ne se peuvent tirer que par un aveu sincère de l’infirmité de notre esprit, ou que par la considération de l’infinité incompréhensible de Dieu. Était-ce la peine de contredire Calvin ? Fallait-il tant faire le délicat au commencement, puisque dans la suite on devait avoir recours à cet asile ? Que ne commenciez-vous par-là, puisqu’il y fallait venir tôt ou tard ? Vous ne devez pas vous imaginer, qu’après être entré en lice avec un grand disputeur, il vous laissera triompher, sous prétexte que vous aurez eu d’abord quelque avantage sur lui. Un athlète, qui, au tiers ou au milieu de la carrière, devançait son antagoniste, ne méritait point pour cela d’être couronné ; on ne lui donnait la couronne, qu’en cas qu’au bout de la course il eût gagné l’avantage. C’est la même chose dans les controverses : il ne suffit point de parer les premiers coups, il faut aussi satisfaire aux instances, jusqu’à ce que tous les doutes soient bien éclaircis. Or c’est de quoi l’hypothèse d’Arminius, ni celle des molinistes, ni même celle des sociniens, ne sont point capables [19]. La méthode des arminiens n’est propre qu’à faire obtenir quelque avantage dans ces préludes de combat où l’on détache des enfans perdus pour escarmoucher ; mais quand on en est à un combat décisif, il faut qu’elle se retire comme les autres derrière les retranchemens du mystère incompréhensible.

(F) Ses écrits. ] En voici les titres : Disputationes de diversis christianæ religionis capitibus ; Orationes, itemque Tractatus insigniores aliquot ; Examen modestum libelli Guilhelmi Perkinsii de Prædestinationis modo et ordine, itemque de amplitudine Gratiæ divinæ ; Analysis capitis ix ad Romanos ; Dissertatio de vero et genuino sensu cap. VII. Epistolæ ad Romanos ; Amica Collatio cum D. Francisco Junio, de Prædestinatione, per litteras habita ; Epistola ad Hippolytum à Collibus ; etc.

  1. Bertius, in Oratione funebri Jacobi Arminii.
  2. Bertius, in Oratione funebri Jacobi Arminii.
  3. Beza, apud Philippum Pareum, in Vitâ Davidis Parei, pag. 57. Voyez aussi une lettre du même Bèze, parmi celles des Arminiens, pag. 26, édit. de l’an 1684.
  4. Philippus Pareus, ibidem.
  5. Ire. Épître aux Corinthiens, chap. VIII, vs. 1.
  6. Bertius se trompe ici ; il y a de simples particuliers qui sont admis à cet honneur.
  7. Bertius, in Oratione funebri Jacobi Arminii.
  8. Idem, ibid., folio **ij verso.
  9. Idem, ibid., fol. ** verso.
  10. C’est un proverbe en France pour désigner un esprit pesant.
  11. Épître aux Romains, chap. IX, vs. 18.
  12. Epître aux Romains, chap. IX, vs. 19.
  13. Là même, vs. 20.
  14. Là même, chap. XI, vs. 33.
  15. Virgilius, Æneïd., lib. II, vs. 544.
  16. Horat., Epist, XVII, lib. I, vs. 50.
  17. Expediebat quasi ægræ sauciæque Reipublicæ requiescere quomodocunque ne vulnera curatione ipsâ rescinderentur. Florus, lib. III, cap. XXIII.
  18. Voyez ci-dessus la remarque (E) de l’article Amiraut.
  19. Voyez M. Jurieu, au Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées d’expliquer la Grâce.

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