Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Arriaga

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ARRIAGA (Roderic de), jésuite espagnol, naquit à Lucrone, le 17 de janvier 1592. Il entra dans la société le 17 de septembre 1606, et enseigna la philosophie avec un grand applaudissement à Valladolid, et la théologie à Salamanque ; et ayant appris par des lettres du général de la compagnie, qu’il serait de la plus grande gloire de Dieu que quelques jésuites espagnols se transportassent en Bohême [a], pour y enseigner les plus hautes sciences, il s’offrit à cet emploi. Il arriva à Prague, l’an 1624. Il y régenta la théologie scolastique pendant treize ans, et il fut préfet général des études vingt ans de suite, et chancelier de l’université l’espace de douze années. Il reçut solennellement le bonnet de docteur en théologie, et il s’acquit beaucoup de réputation. La province de Bohême le députa trois fois à Rome, pour y assister aux congrégations générales de l’ordre [b]. On l’exhorta plusieurs fois à retourner en Espagne, mais ce fut en vain. Il fut extrêmement estimé d’Urbain VIII, d’Innocent X, et de l’empereur Ferdinand III. Il mourut à Prague, le 17 de juin 1667 [c]. Il publia plusieurs livres (A), où il étala beaucoup de subtilité d’esprit. On trouve qu’il réussissait beaucoup mieux à ruiner ce qu’il niait, qu’à bien établir ce qu’il affirmait ; et l’on prétend que par-là il est devenu le fauteur du pyrrhonisme (B), quoiqu’il ait donné à connaître qu’il n’était pas pyrrhonien. Il y aurait sans doute beaucoup d’injustice à le soupçonner de la moindre prévarication, et d’avoir été un faux frère des dogmatiques ; car s’il emploie toutes ses forces à réfuter un grand nombre de sentimens, il les emploie aussi à soutenir les opinions qu’il embrasse : on s’aperçoit aisément qu’il y procède de bonne foi, et qu’il agit de tout son mieux ; et, si ses preuves sont inférieures à ses objections, il faut s’en prendre à la nature des choses. L’application avec laquelle il a réfuté toutes les subtilités qui ont été inventées par les scolastiques, pour montrer que deux propositions contradictoires sont quelquefois véritables, et quelquefois fausses (C), suffit à persuader qu’il avait à cœur les intérêts des dogmatiques contre les pyrrhoniens. Il a quitté sur plusieurs matières de physique les opinions les plus générales de l’école, comme sur la composition du continu, sur la raréfaction, etc : et c’est pourquoi il a pris à tâche [d] de justifier les innovateurs en matière de philosophie. C’est dommage qu’un esprit si net et si pénétrant n’ait pas eu plus d’ouverture sur les véritables principes ; car il eût pu les pousser bien loin. Une légère connaissance de l’hydrostatique lui eût fait trouver la raison d’une expérience (D), pour l’explication de laquelle il s’est tourmenté inutilement. Ses efforts, ses instances, ses souplesses là-dessus, font regretter qu’il ait couru avec tant de force hors du bon chemin.

  1. Les jésuites avaient fait depuis peu de ce pays-là une province de leur ordre, détachée de la province d’Austriche. Sotuel, Bibliot. Scriptor. Societ. Jesu, pag. 728, 729.
  2. À la 8, à la 10, et à la 11.
  3. Tiré de Sotuel, Bibl. Scriptorum societ. Jesu, pag. 728, 729.
  4. Dans la préface de son Cours de Philosophie.

(A) Il publia plusieurs livres. ] Un Cours de Philosophie en un volume, et un Cours de Théologie, en huit volumes [* 1]. Le Cours de philosophie, imprimé in-folio, à Anvers, l’an 1632, a été réimprime plusieurs fois. L’édition de Lyon, en 1669, est augmentée. Le Ier. et le Ie. volumes de son Cours de Théologie furent imprimés en 1643 ; le IIIe. et le IVe., l’an 1644 ; le Ve., l’an 1649 ; le VIe., l’an 1650 ; le VIIe. et le VIIIe., l’an 1655. Ce sont tous des in folio, imprimés chez Balthasar Moret, à Anvers [1]. Il travaillait au IXe. tome, lorsqu’il mourut : c’était celui de Jure et Justitiâ [2]. Don Nicolas Antonio a donné à Arriaga un livre de Oratore, imprimé à Cologne, l’an 1637, et Brevis Expositio Litteræ Magistri Sententiarum, cum Quæstionibus quæ circa eam moveri possunt, et auctoribus qui de illis disputant, imprimé à Lyon, l’an 1636, in-8o., après d’autres éditions [3] ; mais comme le père Sotuel ne parle pas de ces deux ouvrages, quoique le premier eût été donné à ce jésuite par Alegambe, il y a lieu de croire que don Nicolas Antonio s’est trompé [* 2].

(B) On prétend que... il est devenu le fauteur du pyrrhonisme. ] C’est le sentiment de M. de Villemandy : Sunt alii, dit-il [4], qui periculosiùs adhuc sollicitant (sacratiora fidei dogmata) cujus modi Arriaga suis in Thomam Disputationibus theologicis ; nihil enim non moliuntur, ut aliorum quorumcumque placita reflexionibus et objectionibus suis destruant, ipsi autem nihil ferè adstruunt..…. Celebris est inter romanenses scholasticos Rodericus ille Arriaga..…….. Is multis volum. fol. et philosophiam et theologiam est persecutus ; jàm autem singula quæque sic tractat, ut aliorum ferè omnium opiniones variis rationibus infirmare studeat, suas autem levissimè suffulciat. Si ex hâc methodo ingenii conditio dijudicetur, verè pyrrhonius potest haberi ; cùm tamen placita sua, quantùm potest firmet, iisque constanter inhæreat, non potest legitimè eo nomine donari [5]. On peut assurer que, si la lecture des écrits de ce jésuite inspire le caractère pyrrhonien, c’est par accident et contre son intention ; car il est aussi décisif qu’un autre et aussi ardent à confirmer ses décisions ; mais, ou par la faiblesse de l’esprit humain, ou par la difficulté des matières, il s’est trouvé dans le cas d’une infinité d’auteurs qui découvrent admirablement le faible d’une doctrine, et qui n’en peuvent jamais rencontrer le fort. Ils ressemblent à des guerriers qui mettent à feu et à sang le pays de l’ennemi, sans pouvoir mettre leurs frontières en état de résistance. M. Ancillon trouvait ce jésuite assez singulier en sa manière d’écrire, et plus libre que les autres qui, par une indigne servitude, n’osent abandonner les sentimens des écrivains de la société, et qui les suivent avec scrupule comme infaillibles... Rapportant l’opinion de Vasquez, il dit nettement que, tout bien compté, il ne se fie pas beaucoup à la solution du père Vasquez [6]. J’ai remarqué, ajoute M. Ancillon, en lisant Arriaga et Oviédo, que toujours, lors qu’un de ces deux Jésuites soutient l’affirmative d’une proposition, l’autre soutient la négative ; ce qui est assez rare, même parmi les docteurs de la religion romaine en général, et que je n’ai guère vu qu’en Cornélius à Lapide et en Estius. Il n’est point rare, que sur une infinité de questions, tant de la philosophie, que de la théologie scolastique, les Jésuites s’entre-réfutent les uns les autres. On peut même dire que cela est très-commun. Suarez et Vasquez en sont un exemple.

(C) Il a réfuté avec application toutes les subtilités des scolastiques, pour montrer que deux propositions contradictoires sont quelquefois véritables, et quelquefois fausses. ] Il a très-bien démêlé tous ces sophismes. Voyez sa IIe. Dispute sur les Summules de logique [7]. J’ai vu des professeurs bien embarrassés lorsqu’on leur faisait ces objections, qui, dans le vrai, ne doivent passer que pour des chicaneries inventées mal à propos par des gens de trop de loisir, mais qui ne prétendaient pas, comme Héraclite, qu’en effet une même chose soit et ne soit point. Ils n’avaient en vue que de donner de l’exercice à leur esprit. Notez qu’Aristote ne croit point que si Héraclite a dit cela, il l’ait néanmoins pensé : Ἀδύνατον γὰρ ὁντινοῦν ταὐτὸ ὑπολαμϐάνειν εἶναι καὶ μὴ εἶναι, καθάπερ τινὲς οἴονται λέγειν Ἡράκλειτον. οὐκ ἔςι γὰρ ἀναγκαῖον, ἅ τις λέγει, ταῦτα καὶ ὑπολαμϐάνειν [8]. Impossibile namque est quempiam idem putare esse et non esse, quemadmodùm quidam Heraclitum dicere arbitrabantur. Non enim necesse est quæcumque quis dicat, ea etiam putare.

(D) Il n’a pu trouver la raison d’une expérience, pour l’explication de laquelle il s’est tourmenté inutilement. ] Cette expérience est que le bois plus léger que l’eau ne se soutient pas néanmoins sur l’eau à l’égard de toute son épaisseur. Une poutre qui flotte dans une rivière est en partie sous l’eau, et en partie au-dessus de l’eau. On ne saurait expliquer cela selon les principes ordinaires de la pesanteur et de la légèreté : de là viennent les vains efforts d’Arriaga [9]. Les nouveaux philosophes ne trouvent là aucun embarras. Voyez le système de M. Gadrois.

  1. * Joly donne la liste exacte des éditions des ouvrages philosophiques et théologiques d’Arriaga.
  2. * L’ouvrage intitulé Brevis Expositio, etc., Cologne, 1635, est, dit Joly, du père Jean Martinez de Ripalda. Quant au Traité de Oratore, il a été imprimé avec le nom de l’auteur, et la permission du provincial de la société des jésuites en Bohême. Le libraire déclare en outre, dans son avant-propos, le tenir d’Arriaga. Ces trois circonstances paraissent à Gibert (Jugemens sur les Savans qui ont traité de la Rhétorique.) pouvoir au moins balancer l’opinion de Bayle.
  1. Nicolas Antonio, Biblioth. Hispan., tom. II, pag. 109, marque que plusieurs de ces volumes furent imprimés aussi à Lyon.
  2. Tiré de Sotuel, Biblioth. Script. Soc. Jesu, pag. 729.
  3. Nicol. Antonio, Biblioth. Script. Hispan., tom. II, pag. 209.
  4. Petrus de Villemandy, in Scepticismo debellato, cap. II, pag. 13.
  5. Idem, ibid., cap. IV, pag. 32.
  6. Voyez le Mélange critique de Littérature, tom. I, pag. 208.
  7. Sect. V, subsect. III et IV, pag. 19, et seq. edit. Parisinæ, an. 1639.
  8. Aristot. Metaphys., lib. III, cap. III, pag. 667. G.
  9. Arriaga, Disputat. IV de Generat., sect. V, de Elementis, subsect. VI, pag. 519.

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