Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Artémise 2

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ARTÉMISE, reine de Carie, fille d’Hécatomne [a], sœur et femme de Mausole, s’est immortalisée par les honneurs qu’elle rendit à la mémoire de son mari. Elle lui fit bâtir dans Halicarnasse, un tombeau très-magnifique, que l’on appela Mausolée, qui a été l’une des sept merveilles du monde, et qui a fait que depuis on a donné le titre de mausolée à tous les tombeaux où la somptuosité paraissait avec éclat. Pline nous a laissé une description assez particularisée de ce superbe monument [b]. On la peut voir en français dans l’histoire de M. Chevreau [c], et dans le Supplément de Moréri. Artémise ne survécut que deux ans à son cher mari [d], qui était mort sans enfans [e], après vingt-quatre années de règne, vers la fin de la 106e. olympiade (A). Elle mourut de regret et de tristesse [f] (B), avant que le mausolée fût achevé [g]. On dit qu’elle détrempa les os et les cendres de son mari dans de l’eau, et qu’elle les avala, afin de lui servir d’un tombeau vivant [h]. Il faut se souvenir qu’elle lui fit faire d’excellens panégyriques, et qu’elle proposa un prix de grande valeur pour celui qui s’en acquitterait le mieux [i]. Théopompe le remporta. On dit qu’Isocrate, son maître, fut l’un des orateurs qui se mirent sur les rangs (C). Théodecte de Phaselide, qui s’y mit aussi, composa une tragédie intitulée Mausolus, qui eut plus de succès que sa prose. Mais il ne faut pas oublier, qu’au lieu des lamentations et des pleurs, où la plupart des écrivains plongent Artémise durant sa viduité, il y en a qui lui font faire des conquêtes très-vigoureuses (D).

  1. Strabo, lib. XIV, pag. 451. Suidas, in Ἀρτεμισία.
  2. Plinius, lib. XXXVI, cap. V.
  3. Liv. VII, chap. III.
  4. Diodorus Siculus, lib. XVI.
  5. Strabo, lib. XIV, pag. 471.
  6. Voyez la remarque (D).
  7. Plinius, lib. XXXVI, cap. V.
  8. Aulus Gellius, lib. X, cap. XVIII. Val. Maximus, lib. IV, cap. VI.
  9. Aulus Gellius, lib. X, cap. XVIII. Plutarch., in Vitâ Isocratis.

(A) Mausole, son mari, mourut... vers la fin de la 106e. olympiade. ] Presque toutes les éditions de Pline portent que Mausole, roi de Carie, mourut l’an 2 de la 100e. olympiade, le 302 de Rome [1]. Mais le père Hardouin a mis dans la sienne, suivant les meilleurs manuscrits, la 106e. olympiade, et l’an 402 de Rome. Obiit olympiadis centesimæ sextæ anno secundo, urbis anno CCCCII. M. Chevreau observe qu’Ussérius a jugé que le passage de Pline était corrompu, et que Mausole est mort la quatrième année de la 106e. olympiade, l’an du monde 3651 [2]. Cela s’accorde parfaitement avec ces paroles du père Hardouin : Quid quod et Diodorus non ad olympiadis CVI annum alterum Mausoli obitum, sed ad quartum refert., lib. 16, vers. 435 [3], et avec la durée des règnes de ceux qui ont succédé à Mausole jusqu’à l’expédition d’Alexandre. Voyez la remarque (A) de l’article Ada. Il est certain que Mausole était déjà mort, et qu’Artémise, qui ne lui a survécu que deux ans, n’était pas encore morte lorsque Démosthène harangua pour la liberté des Rhodiens. Or il prononça cette harangue l’an 2 de la 107e. olympiade, comme on le peut recueillir de Denys d’Halicarnasse [4] : il faut donc que Mausole soit mort la dernière année de la 106e., et que l’anonyme qui a décrit les olympiades se soit trompé en mettant l’oraison funèbre de Mausole, par Théopompus, à la première année de la 103e. olympiade. M. de Valois a commis la même faute. Hæc Artemisia in funere mariti agones celebravit olympiade 103 [5]. Ceux qui, à l’exemple de Calepin, de M. Lloyd, de M. Hofman, etc., nous renvoient au VIle. livre d’Hérodote, pour y apprendre des nouvelles du mausolée, ne consulteront pas bien les tables chronologiques : il faudrait qu’elles fussent bien mauvaises, si l’on y trouvait la mort de Mausole avant celle d’Hérodote.

(B) Elle mourut de regret et de tristesse. ] Nous avons, pour ce fait-là, plusieurs témoins d’importance, un Théopompe, un Cicéron, un Strabon. Les termes de Théopompe sont bien forts : Ἥν ϕησι Θεόπομπος ϕθινάδι νόσῳ ληϕθεῖσαν διὰ τὴν λύπην ἐπὶ τοῦ ἀνδρὸς καὶ ἀδελϕοῦ Μαυσώλου, ἀποθανεῖν. [6]. Quam Theopompus ait tabe correptam præ animi dolore, quem desiderio defuncti mariti et fratris conceperat, obiisse. Ceux de Cicéron ne le sont pas moins : Artemisia illa, dit-il [7], Mausoli Cariæ regis uxor, quæ nobile illud Halicarnassi fecit sepulcrum, quamdiù vixit, vixit in luctu, eodemque etiam confecta contabuit. Huic erat illa opinio quotidiè recens, quæ tùm deniquè non appellabatur recens cum vetustate exaruit. Il est presque indubitable que Cicéron a ignoré qu’Artémise ne survécut que deux ans à son mari, car, s’il l’avait su, il n’aurait pas employé des expressions qui signifient une très-longue tristesse. Mais voyons ce que dit Strabon : Φθίσει δ᾽ ἀποθανούσης διὰ πένθος τοῦ ἀνδρὸς [8], præ desiderio mariti tabe contabuit.

(C) On dit qu’Isocrate fit son panégyrique. ] J’ai cité deux bons garans [9], et je puis en ajouter un troisième, qui est de grand poids : c’est Théopompe. Il se vanta publiquement d’avoir remporté le prix sur Isocrate, son maître [10]. Mais je n’ignore point que Suidas, sans faire aucune mention d’Isocrate l’Athénien, parle d’un autre Isocrate, disciple et successeur de celui-là, et né ou à Héraclée ou à Apollonie, sur le Pont-Euxin. C’est celui-ci, selon Suidas, qui disputa le prix d’éloquence avec Théodecte, Théopompe et Érythrée [11]. Ce dernier était de Naucratis, en Égypte : il faut donc trouver une faute dans Aulu-Gelle, à l’endroit où nous lisons que Théopompe, Théodecte et Naucrites disputèrent ce prix-là [12]. Naucrites n’est point le nom propre de l’un de ces concurrens : ce n’est que son nom de ville, un peu altéré, car il faudrait dire Naucratites [13]. Olivier les nomme Theopompus, Theodates et Naucrates [14]. Si l’on veut préférer Aulu-Gelle à Suidas, de quoi je suis bien d’avis, il faudra dire qu’il y a une faute dans celui-ci à l’endroit où nous lisons, ἅμα τῷ Ἐρυθραίῳ Ναυκρατίτῃ διηγωνίσατο [15], unà cum Erythræo Naucratitâ certavit. Photius favorise Aulu-Gelle, puisqu’il suppose que Naucrates d’Érythrée était l’un des concurrens de Théopompus [16]. D’un côté ou d’autre, on a pris le nom propre pour le nom de ville. Notez que Cicéron [17], Denys d’Halicarnasse [18] et Quintilien [19], parlent d’un Naucrates, disciple d’lsocrate. Au reste, le passage de Plutarque a été traduit par Amiot tout autrement que par Volfius, et par Xylander. Ceux-ci trouvent que le Panégyrique de Mausole, par Isocrate, était perdu ; mais, selon Amiot, c’est tout le contraire. Isocrate, dit-il, combattit au jeu de prix que la reine Artémisia institua sur le tombeau de son mari Mausolus, et on trouve encore là l’oraison qu’il y fit à la louange du défunt. La diverse manière d’accentuer a produit sans doute ces traductions différentes : les uns ont lu τὸ δὲ ἐγκώμιον οὐ σώζεται, sed ea laudatio non extat ; les autres ont lu τὸ δὲ ἐγκώμιον ὀ͂υ σώζεται, hæc autem laudatio ibi servatur. Voilà comment la fortune se joue des manuscrits : un point ôté, ou ajouté, ou changé, fait passer les choses du oui au non.

(D) Quelques écrivains lui font faire des conquêtes très-vigoureuses. ] Je ne parle pas de la harangue de Démosthène, qui a été citée ci-dessus [20], quoiqu’il soit certain, par la manière dont cet orateur s’exprime, qu’on ne se représentait point Artémise, dans Athènes, comme une veuve désolée qui séchait sur pied, et qui négligeait les affaires de son royaume, pour ne songer qu’à la mémoire de son mari. Les Athéniens la considéraient comme une femme qui était en état de se faire craindre, car l’une des raisons que Démosthène eut à combattre était tirée des mouvemens qu’Artémise pourrait faire, si les Athéniens se mêlaient des intérêts du peuple de Rhodes. Je laisse cela, pour passer à quelque chose de plus fort. Vitruve nous dit qu’après la mort de Mausole les Rhodiens, indignés qu’une femme dominât dans la Carie, entreprirent de la détrôner [21]. Leur dessein échoua promptement, par un stratagème d’Artémise, qui fut promptement suivi d’un autre qu’elle exécuta en personne, avec tant de vigueur et tant de bonheur, qu’elle se vit maîtresse de Rhodes en très-peu de temps. Elle y fit dresser un trophée de sa victoire, avec deux statues de bronze, dont l’une représentait la ville de Rhodes, et l’autre représentait Artémise, qui marquait d’un fer chaud cette ville-là. Vitruve ajoute que les Rhodiens n’osèrent jamais ôter de sa place ce trophée, car c’était une chose que la religion défendait, mais qu’ils l’environnèrent d’un édifice qui en dérobait la vue. Voit-on là l’état d’une veuve inconsolable, qui ne fait que gémir et soupirer, et qui use tellement sa vie par sa tristesse, qu’elle en vient à bout dans deux ans. Qu’on ne me dise point que Vitruve parle de l’autre Artémise : je sais bien que M. Chevreau l’a cru [22] ; mais deux raisons invincibles réfutent cette pensée ; car, premièrement, l’Artémise de Vitruve avait été femme de Mausole ; en second lieu, elle s’empare d’une ville qui ne fut bâtie que pendant la guerre du Péloponnèse, lorsque Xerxès et Artémise n’étaient plus au monde. Ἡ δὲ νῦν πόλις ἔκτισθη κατὰ Πελοποννησιακὰ ὑπὸ τοῦ αὐτοῦ ἀρχιτέκτονος, ὥς ϕασιν, ἱϕ᾽ οὗ καὶ ὁ Πειραιεύς [23]. Urbs quæ nunc est, Peloponnesiaci belli tempore extructa est ab eo ipso architecto, ut aïunt, qui Peiræum ædificavit. Ce n’est donc pas sans raison que Tzetzès a dit que l’une et l’autre Artémise ont commandé des armées, ἄμϕω δὲ ςρατηγέτιδας, γεναίας ἀμϕοτέρας [24]. On ne sait que penser des auteurs quand on voit qu’ils ont débité des choses si incompatibles d’une même reine. Il n’aura fallu qu’un homme sensible à ses libéralités, pour persuader au genre humain que le regret d’avoir perdu son mari l’avait tuée. Les écrivains l’auront cent fois répété de main en main, comme une chose non-seulement rare, mais aussi qu’il est important de proposer en exemple. Les embellissemens les plus singuliers viennent tôt ou tard sur ces sortes de traditions.

  1. Plinius, lib. XXXVI, cap. V, pag. 280, et cap. VI, pag. 288.
  2. Chevreau, Hist. du monde, liv. VII, chap. III.
  3. Harduinus in Plinium, tom. V, pag. 280.
  4. Dion. Halicarnass., Epist. de Ætate et Scriptis Demosth.
  5. Valesii Notæ in Harpocrat. Lexicon., pag. 99.
  6. Apud Harpocrat.
  7. Cicer., Tusculan. III. Ce passage est mal cité dans le Valère Maxime Varioram : la dernière période en caractère romain est sans la particule non ; ce qui fait un galimatias impénétrable.
  8. Strabo, lib. XIV, pag. 452.
  9. Plutarchus, in Vitâ Isocrat. A. Gellius, lib. X, cap. XVIII.
  10. Voyez Eusèbe, Præparat. evangel., lib. X, cap. III, pag. 464.
  11. Suidas, in Ἰσοκράτης.
  12. Aulus Gellius, lib. X, cap. XVIII.
  13. Moréri et Hofman disent Naucrites.
  14. Olivar., in Valer. Maxim., pag. 395, edit. lugd. Bat., ann. 1655.
  15. Suidas, in Ἰσοκράτης.
  16. Photius, in Biblioth., cod. CLXXVI, pag. 392.
  17. Cicero, de Orat., lib. III, et in Oratore.
  18. Dion. Halicarn., in Judicio de Isæo, pag. 228.
  19. Quintil., lib. III, cap. VI, initio.
  20. C’est celle de Libertate Rhodiorum, à la page 78 de ses Œuvres, édition de Genève, en 1607, in-folio.
  21. Vitruvius, de Architect., lib. II, cap. VIII.
  22. Chevreau, Histoire du monde, liv. VII, chap. III.
  23. Strabo, lib. XIV, pag. 450.
  24. Tzetz., chil. XII, vs. 966, Hist. 455.

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