Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Marcellin

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MARCELLIN (Ammien) occupe un rang très-honorable parmi ceux qui ont écrit l’Histoire Romaine. Il était Grec de nation, comme il le déclare à la fin de son dernier livre (A), et natif d’Antioche, comme on le recueille d’une lettre de Libanius [a]. Cela, joint à la vie militaire qu’il avait suivie, nous doit faire excuser la rudesse de son latin. Ce défaut, et celui de quelques digressions ampoulées, sont amplement réparés par plusieurs excellentes qualités qui se trouvent dans cet auteur, comme est, par exemple, le peu de partialité qu’il témoigne contre le christianisme, quoiqu’il fût païen (B) ; et les recherches exactes qu’il a faites pour tâcher de ne rien dire dont il ne fût sûr, et qui l’ont mis en état de nous apprendre bien des choses que nous ignorerions sans lui. Son autorité est d’ailleurs fort considérable, par la raison qu’il a été témoin oculaire de plusieurs choses qu’il a écrites. Il prit de fort bonne heure le parti des armes, et fut d’abord enrôlé parmi ceux qu’on appelait Protectores domesticos ; ce qui peut nous faire juger qu’il était de bonne maison : car c’était assez la coutume que la jeunesse de la première qualité entrât dans ce corps [b] ; et un homme de guerre qui pouvait y être promu, se croyait bien récompensé de ses longs services. Voilà par où notre Marcellin débuta. On ne sait point s’il monta jamais plus haut (C) ; on voit seulement qu’avec ce titre il a suivi en plusieurs expéditions Ursicin, général de la cavalerie. Il eut ordre d’aller avec lui dans l’Orient, lorsque l’empereur Constantius l’y envoya, l’an 350. Ursicin, en ayant été rappelé l’an 354 pour venir à Milan, amena avec lui en Italie Marcellin. Ils passèrent dans les Gaules l’année suivante, et mirent bientôt à la raison le tiran Silvanus ; après quoi Constantius fit venir Ursicin à Sirmium, et le renvoya en Orient. Les mauvais offices qu’on rendit à Ursicin auprès de cet empereur, furent cause qu’on le rappela, et qu’on donna sa charge à un autre. Il obéit ; mais étant arrivé en Thrace, il y trouva des ordres qui l’obligèrent à retourner incessamment vers la Mésopotamie, sans que pour cela on lui rendit le commandement, qui avait été conféré à Sabinien. Il ne laissa pas de rendre de grands services. Marcellin, qui l’avait toujours suivi, en rendit aussi beaucoup, et en soldat, et en négociateur, comme il le raconte lui-même, sans sortir des bornes de la modestie. Il ne quitta point le service lorsqu’Ursicin fat entièrement disgracié, l’an 360 ; mais, comme je l’ai déjà dit, on ne sait pas s’il fut avancé, ou s’il demeura toujours dans son poste de Protecteur domestique, même lorsqu’il suivit Julien dans la guerre contre les Perses. On peut recueillir de quelques endroits de ses livres [c], qu’il demeurait à Antioche sous l’empire de Valens. Il vint ensuite s’établir à Rome, et y composa son histoire (D). Il en récita diverses parties à mesure qu’il les composait [d], et on les reçut avec de grands applaudissemens. On ne sait point quand il mourut ; mais on ne peut douter qu’il ne fût encore en vie l’an 290 puisqu’un consulat qui tombe sur cette année-là ne lui a point été inconnue [e]. Il avait eu des procès [f] qui l’avaient tellement mis de mauvaise humeur contre les gens de pratique, qu’il n’a pu s’empêcher de faire une longue digression contre eux. C’est une invective presque aussi piquante que la comédie de Grapinian.

  1. Vide præf. Henr. Valesii ad Ammian. Marcellin. Les imprimeurs de Moréri ont mis Labienus au lieu de Libamus.
  2. Valesius, in præf. ad Ammian. Marcellin.
  3. Liv. XXIX, chap. I, où il dit qu’il a vu les supplices de plusieurs personnes que Valens fit mourir à Antioche l’an 371 ; et liv. XXX, chap. IV, où il se plaint des chicanes qu’on lui avait faites en Orient.
  4. Epist. Liban. apud Valesium, in præf. Ammiani Marcellini.
  5. Neotherium posteà consulem tanc notarium ad eamdem tuendam ire disposuit. Amm. Marcell., lib. XXVI, cap. V. Cet homme fut consul avec Valentinien II, l’an 390. Valesius, in præf. ad Ammian. Marcellin.
  6. Lib. XXX, cap. IV. Voyez La Mothe-le-Vayer, Jugement sur les principaux historiens, pag. 247 du IIIe. tome in-12.

(A) Grec de nation, comme il le déclare à la fin de son dernier livre. ] Ce passage sera cité ailleurs [1] ; je puis en rapporter trois autres. L’un est au chapitre VIII du XXIIe. livre, εὐήθην, Græci dicimus stultum : le second est au chapitre XV du même livre, ad ignis speciem, τοῦ πυρὸς, ut nos dicimus, extenuatur in conum : le troisième est au chapitre VI du XXIIIe. livre, transire, διαϐαινειν dicimus Græci. Vossius [2] se sert du second, qui α besoin de la clause qu’il y a jointe, nempè nos Græci. S’il se fût souvenu des deux autres, où l’auteur a mis le propre mot Græci, il les eût cités préférablement à celui-là : mais quoi ! les plus grandes mémoires n’ont pas toujours en main ce qu’il leur faut.

(B) Quoiqu’il fût païen. ] Il est si aisé à ceux qui pèsent exactement chaque chose de connaître qu’il l’était, qu’on ne peut ne pas trouver fort étrange que d’aussi habiles hommes que Pierre Pithou [3] et Claude Chifflet [4], l’aient pris pour un chrétien. Quoi ! un chrétien qui composait son histoire sous des empereurs qui réduisaient le paganisme aux abois, se serait-il contenté de parler honnêtement de la religion chrétienne, et n’aurait-il pas poussé la chose jusqu’à déclarer quelquefois, que c’était la seule bonne et véritable religion, et que le culte des divinités païennes était une idolâtrie ? Sous de semblables empereurs un chrétien aurait-il loué à perte de vue Julien l’apostat [5], sans déclamer fortement contre son apostasie, et contre sa haine pour Jésus-Christ ? Aurait-il parlé de Mercure, et de la déesse Némésis, et de la déesse Thémis, et des superstitions augurales du paganisme, comme Ammien Marcellin en parle ? Je ne connais point d’auteurs chrétiens qui durant même le feu des persécutions, n’aient parlé de l’idolâtrie païenne avec mépris, et avec quelque sorte d’insulte ; et il est incomparablement plus aisé de concevoir qu’un païen use de modération en parlant de l’Évangile, qu’il n’est aisé de concevoir qu’un chrétien le fasse, en parlant du culte des fausses divinités. Les preuves du prétendu christianisme de Marcellin, alléguées par Chifflet, n’ont besoin d’aucune réfutation, si l’on en excepte le passage du livre XXVII, où après avoir censuré le luxe des évêques de Rome, il l’oppose à l’austérité de quelques évêques de province : Quos, dit-il, tenuitas edendi potandique parcissimè, vilitas etiam indumentorum et supercilia humum spectantia, perpetuo numini verisque ejus cultoribus ut puros commendant et verecundos. Mais tout ce que l’on peut inférer de ces paroles, est que, selon cet auteur, la sobriété et l’humilité rendaient les hommes recommandables à Dieu, de quelque religion qu’ils fussent, et que les païens mêmes concevaient de la vénération pour les évêques du christianisme qui témoignaient, par leurs bonnes mœurs, qu’ils ne cherchaient aucun avantage temporel. Quant à la définition qu’il nous donne des martyrs, qui deviare à religione compulsi pertulêre cruciabiles pœnas adusquè gloriosam mortem intemeratâ fide progressi [6], elle ne prouve sinon que les païens mêmes pouvaient admirer une fermeté d’âme qui ne se démentait pas dans les plus cruels supplices. Intemerata fides n’est point opposé en cet endroit à la fausse religion, mais au changement de parti. Ce qu’il avait dit dans la page précédente, qu’un évêque délateur [7] avait oublié que sa profession ne conseille rien qui ne soit juste et pacifique, professionis suæ oblitus, quæ nihil nisi justum suadet et lene, ad delatorum ausa feralia desciscebat, prouve seulement qu’il savait de quoi les chrétiens faisaient profession ; et nous en dirions tout autant des prêtres chinois, si nous savions que leur rituel les engageât à une grande pureté de vie. Est-il besoin d’être chrétien ? ne suffit-il pas d’un peu de raison pour voir qu’un ecclésiastique, qui s’érige en délateur auprès des princes, comme faisait cet évêque d’Alexandrie, apud patulas aures Constantii multos exindè incusans ut ejus recalcitrantes imperiis, déshonore son caractère ? Voilà les plus fortes preuves de Chifflet pour le prétendu christianisme de Marcellin. Mais si cet historien a été privé du bonheur qu’on lui attribue, il a du moins la gloire d’avoir parlé fort honnêtement d’une religion qu’il ne suivait pas. Il y a peu d’exemples d’une telle modération. Le père Possevin, qui ne s’en est pas contenté [8], me semble trop délicat ; et il ne faut pas craindre que notre postérité dispute touchant la religion de ceux qui écrivent aujourd’hui l’histoire [9]. J’avoue que Marcellin écrivait sous des empereurs chrétiens : mais cette raison n’a pas mis des bornes à la malignité d’un Libanius et d’un Zosime.

(C) On ne sait pas s’il monta jamais plus haut. ] Moréri a donc dit un peu trop légèrement, que Marcellin travailla à son histoire après avoir passé par les plus honorables charges de la milice. Il a copié cela de la Mothe-le-Vayer [10].

(D) Son histoire. ] Cet ouvrage comprenait, en XXXI livres, ce qui s’était passé depuis Nerva jusqu’a la mort de Valeus [11]. On a perdu les XIII premiers, qui l’avaient mené jusqu’à l’empire de Constantius, (car il s’étendait moins sur les temps qu’il ne connaissait que par les lumières d’autrui) les XVIII qui nous restent ont été fort maltraités, soit par l’ignorance des copistes, soit par la témérité des critiques. Notez que Claude Chifflet soutient sur d’assez bonnes raisons, que cette histoire comprenait XXXII livres, et qu’il y a eu un livre entre le XXXe. et celui que nous comptons aujourd’hui pour le XXXIe., qui est certainement le dernier de tous. Il avait ouï dire qu’on trouvait dans la bibliothéque du cardinal Polus les premiers livres qui nous manquent de Marcellin. M. de Marolles publia une traduction française de cet historien, l’an 1672, avec des remarques. La charge était pesante pour lui.

M. de Valois l’aîné dit [12] que la première édition de Marcellin est celle de Rome, 1474, qui fut dirigée par A. [13] Sabinus, poëte couronné ; que la seconde fut faite à Boulogne, l’an 1517, par P. Castellus, homme dépourvu d’esprit et de jugement ; que l’année suivante Jean Frohénius contrefit à Bâle cette édition de Boulogne ; qu’en 1533 il parut deux nouvelles éditions, l’une à Augsbourg, corrigée par Mariangelus Accurse ; l’autre à Bâle par les soins de Sigismond Gélénius [14] ; que l’édition d’Accurse fut augmentée des cinq derniers livres qui n’avaient point encore été imprimés ; que celle de Gélénius eut la même augmentation, excepté le dernier livre, et la dernière page du pénultième ; qu’en 1546, Jérôme Frobénius, qui avait imprimé l’édition de Gélénius, en donna une autre augmentée du dernier livre ; que c’est sur celle-ci qu’il semble qu’aient été faites toutes celles qui ont paru depuis en France et en Allemagne, jusqu’à ce qu’en l’an 1609, Frideric Lindenbrogius en donna une avec des notes. Cette dernière est fort bonne ; mais celle que M. de Valois publia in-4°., l’an 1636, l’est incomparablement davantage. Nous parlerons ci-dessous de celle de 1681. M. Moréri n’a point su copier la préface de M. de Valois : il y a vu bien des choses qui n’y sont point ; il y a vu qu’Accurse publia pour la première fois les cinq premiers livres de Marcellin, et que Gélénius ajouta le dernier livre avec la dernière page du trentième que nous n’avions pas. Tout cela est faux : Gelenius fit si peu cette addition, qu’au contraire c’est précisément ce qu’il publia de moins qu’Accurse ; et il est si peu vrai que celui-ci ait mis au jour les cinq premiers livres, qu’encore aujourd’hui les treize premiers nous manquent, comme Moréri l’avait dit peu auparavant. M. de Valois loue l’édition d’Accurse, mais il donne des éloges magnifiques à celle de Gélénius ; ce qui fait que je m’étonne que Vossius qui parle avec approbation de celle-là, ne dise quoi que ce soit de celle-ci. Il est extrêmement sec, je ne sais pourquoi, sur l’article de notre Ammien Marcellin. Accurse, qui se vante d’avoir corrigé cinq mille fautes dans cet auteur, est loué par Claude Chifflet, mais d’ une façon générale, et qui laisse dans l’oubli son plus bel endroit, je veux dire la publication des cinq derniers livres. N’est-il pas bien étrange que Chifflet ne dise rien de cela, et que cependant il donne la gloire à Gélénius d’avoir été le premier qui ait publié les livres XXVII, XXVIII, XXIX et XXX ? Il observe que Sébastien Gryphius inséra dans son édition la fin du XXXe. livre, et fut le premier qui la publia. M. de Valois n’a point touché le premier de ces deux faits, et il a réfuté le second, en disant qu’Accurse avait publié les cinq derniers livres. Le Toppi, dans sa Bibliothéque de Naples [15], attribue faussement à Mariangelus Accurse d’avoir publié le sixième livre d’Ammien Marcellin, et ne dit pas qu’il donna cinq livres de cet historien, qui n’avaient pas encore paru. M. de Valois le jeune, publia notre Ammien à Paris, l’an 1681, in-folio. On ne devait pas omettre cela dans le Dictionnaire de Moréri. Cette édition est augmentée, 1°. de plusieurs nouvelles notes de M. de Valois l’aîné ; 2°. de celles que Lindenbrog avait publiées en 1609, et de celles qu’il y avait jointes depuis ; et qui avaient été trouvées parmi ses papiers ; 3°. de la Vie d’Ammien Marcellin par Claude Chifflet, professeur en droit à Dôle ; 4°. de quelques corrections et observations de M. de Valois le jeune. M. Gronovius a fait réimprimer à Leyde cette édition [16], l’an 1693, et y a joint de bonnes notes.

  1. Dans la remarque (D), citation (11).
  2. De Histor. lat., pag. 201.
  3. Apud Hadrian. Valesium, præf., edit. 1681.
  4. In Vitâ Ammian. Marcellini. Elle se trouve dans l’édition de Valois, 1681.
  5. L’abbé de Billi, Schol. ad Gregor. Nazianz, orat. Il, in Julian., parle ainsi : Hinc perspicuum est Marcellinum Græcæ superstitionis cultorem plus gratiæ quàm veritati tribuisse, cùm scribit, nulla Juliani definitio litis a verò disonans reperitur.
  6. Lib. XXII, cap. XI.
  7. C’était George, évêque d’Alexandrie qui périt dans une sédition populaire, en 362.
  8. Diligenter scripsit, sed ea quæ pertinent ad Christanos traducens ac detorquens. Possev., Appar., sect. III, cap. XV.
  9. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, juillet 1684, pag. 487 de la seconde édition.
  10. Jugement sur les Histor., pag. 249 du IIIe. tome.
  11. Hæc ut miles quondàm et Græcus à principatu Cæsaris Nervæ exorsus, adusquè Valentis interitum pro virium explicari mensurâ. Amm. Marcellin., lib. XXXI, sub fin.
  12. Henricus Valesius, præfat. ad Ammianum Marcellin.
  13. Moréri remplit cet A par Aulus, mais selon Konig, il eût fallu dire Angelus.
  14. Moréri ayant vu dans M. de Valois Sig. Gélénius, a cru faussement qu’il fallait dire Sigebert.
  15. Pag. 170.
  16. In-folio et in-4°.

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