Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Martini

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MARTINI (Raymond), religieux dominicain [* 1], fort savant dans les langues orientales, a fleuri vers la fin du XIIIe. siècle. Voici l’occasion qui l’engagea à les étudier. Raymond de Pennafort son général [a], ayant d’un côté une grande envie que l’Espagne fût repurgée du judaïsme et du mahométisme qui l’infectaient, et connaissant de l’autre la vérité des maximes dont les premiers pères ont parsemé leurs ouvrages, touchant la contrainte en matière de religion, fit ordonner dans le chapitre tenu à Tolède, l’an 1250, que les religieux de son ordre s’appliqueraient à l’étude de l’hébreu et de l’arabe. Il imposa cette tâche à quelques-uns en particulier, et nommément à notre Raymond Martini ; et il obtint des rois d’Aragon et de Castille une pension pour ceux qui étudieraient ces langues, afin de pouvoir travailler à la conversion des infidèles. Voila d’où vient que Raymond Martini tourna ses travaux de ce côté-là. Il y réussit très-bien. Il n’était point de Barcelone [b], comme quelques-uns l’ont débité [c] ; mais il y avait pris l’habit de dominicain, et il était né à Sobirats. Ayant acquis l’habileté nécessaire pour lire les ouvrages des rabbins, il en tira de quoi combattre les juifs par leurs propres armes, comme il l’a montré dans le Pugio fidei, qui fut imprimé à Paris, l’an 1651 [d] (A). On a cru que le cordelier Pierre Galatin a tiré de ce Pugio fidei tout ce qu’il a dit de bon dans son livre de Arcanis Catholicæ veritatis ; mais il est plus apparent qu’il n’a pillé qu’un chartreux de Gênes, nommé Porchet Salvago [e] (B), qui florissait environ l’an 1315 [f]. Il est vrai que ce chartreux avait pris de Raymond Martin ce que bon lui avait semblé, comme il le reconnaît dans sa préface. Cet aveu le disculpe du plagiat, dont on ne saurait laver Galatin qui n’a jamais fait mention, ni de Porchet, ni de Martini. Le savant Joseph Scaliger a fait quelques fautes (C), en accusant avec raison Pierre Galatin d’avoir été plagiaire. Martini acheva son ouvrage, l’an 1278 [g] : et par-là on réfute ceux qui ont prétendu que Raymond de Pennafort en était l’auteur ; car on prouve clairement qu’il mourut le 6 de janvier 1275 [h]. Il y en a qui veulent que Martini ait composé un autre ouvrage, intitulé : Capistrum Judæorum, et une réfutation de l’Alcoran ; et que l’exemplaire du Pugio fidei, écrit de sa main en latin et en hébreu, soit à Naples dans le couvent de Saint-Dominique [i]. La grande connaissance qu’il a fait paraître des livres et des opinions des juifs, a fait croire qu’il avait été de leur religion [j]. Mais cela est faux.

  1. * Leclerc renvoie au père Échard, Scriptores ordinis prædicatorum.
  1. Il a été le troisième général des jacobins.
  2. Natione Catalanus, patriâ Subiratensis. Altamura, Biblioth. ord. Prædicat., pag. 451.
  3. Antonius Senensis, in Chronico ordinis Dominic. et Bibliothecâ : Franc. Diagus, in Histor. Provinciæ Aragoniæ Fratr. Prædicat ; Possevinus, in Apparatu, apud Altamur., ibidem.
  4. Ex Altamurâ, Biblioth. ord. Prædic., pag. 451.
  5. Porchetus de Sylvaticis.
  6. Rafael Soprani, Scrittori della Liguria, pag. 244.
  7. Il le témoigne, part. 2, Pugion., c. 10, apud Altamur., Biblioth. ord. Præd., pag. 453.
  8. Vide Altamuram, ibidem.
  9. Possevin., in Appar. sacra.
  10. Augustin. Justiniani, præf. ad Porcheti Victoriam.

(A) Son Pugio fidei... fut imprimé a Paris, l’an 1651. ] Plusieurs personnes contribuèrent à cette édition. M. Bosquet, qui est mort évêque de Montpellier, tomba sur le manuscrit, lorsqu’il fouillait avec ardeur à Toulouse dans tous les coins de la bibliothéque du collége de Foix, environ l’an 1620 [* 1]. Il le lut, il en copia quelque chose ; et lorsqu’au bout de quelques anuées il apprit l’hébreu par les soins d’un docte Allemand, nommé Jacques Spieghel de Rosembach, il le montra à son maître de langue hébraïque, et le lui donna même à copier. Ce Jacques Spieghel, fort versé en ces matières, s’en étant entretenu plusieurs fois avec M. de Maussac, le fit penser à publier cet ouvrage, sur la copie nette et bien ponctuée qu’il lui en donna ; mais, quelque habile que fût M. de Maussac, il lui fallut un adjoint qui prit sur lui la principale partie du travail. Cet adjoint fut M. de Voisin, fils d’un conseiller au parlement de Bordeaux. Thomas Turc, général des dominicains, sollicita puissamment les promoteurs de l’édition, et ne se contenta pas de leur écrire des lettres également pressantes et obligeantes ; il donna ordre qu’ils eussent tous les manuscrits du Pugio fidei qui se purent recouvrer. Jean-Baptiste de Marinis, son successeur, continua de prendre les mêmes soins. Enfin l’ordre s’y intéressa tellement, qu’il fournit les frais de l’impression [1]. L’ouvrage sortit de dessous la presse l’an 1651, avec beaucoup de préfaces, et beaucoup d’approbations, qui font foi de tout ce que je viens de dire. M. de Voisin conféra le manuscrit du collége de Foix avec trois autres, dont le premier appartenait aux dominicains de Toulouse, le second avait été envoyé de Barcelone, et le troisième était venu de Majorque. Il a marqué à la marge les diverses leçons, il a fait des notes sur tous les endroits difficiles, il a mis en évidence tous les vols de Galatin, et il a fait de bons supplémens en forme de commentaire sur la préface de Raymond Martini. Il est surprenant que Gabriel Naudé n’ait point su que Scaliger se fût trompé en parlant de Galatin et de Sébonde. Voyez ci-dessous la remarque (C), et voici les paroles de Naudé : Omnium ut majori conatu, sic etiam feliciori eventu, Petrus Galatinus Monachus ex ordine sancti Francisci : aut potiùs Raimundus Sebondus professione medicus, cujus præter libros de theologiâ naturali, duo insuper volumina ingentia in collegio Fuxensi Tholosano etiamnùm hodiè sub titulo Pugionis fidei conservantur. Ex quibus, si Josepho Scaligero fides est habenda, omnia sua hausit et transcripsit Galatinus, dissimulato ipsiùs Sebondi nomine ; non tam propter acerrimum, quod semper extitit inter dominicanam familiam et franciscanam, odium, quemadmodùm malignè cavillatur Scaliger, et fortassis etiam imperitè ; quam ut eruditum istud opus accessione quâdam augeret et sibi vendicaret locupletatum ita atque expolitum [2]. On a fait une seconde édition du Pugio fidei, à Leipsic, l’an 1687, accompagnée d’une docte introduction in theologiam judaïcam [3].

(B) Il est... apparent que Galatin n’a pillé que... Porchet Salvago. ] C’est ce que prouve le père Morin : il assure qu’il a trouvé les mêmes choses dans Porchet et dans Galatin, partout où il les a confrontés. Il ajoute que toute l’adresse dont Galatin s’est servi pour couvrir son vol, consiste dans quelques changemens d’expression et de division des chapitres, dans le tour du dialogisme, et dans de fréquentes citations d’un rabbin [4] inconnu à Martimi et à Porchet, et aux juifs aussi. Plagium sanè portentosum cui vix simile unquàm factum est, nam Galatini liber nihil aliud est quàm Porcheti exscriptio ipsissimis Porcheti verbis, atque etiam Hebræorum textuum translationibus conservatis, hoc si excipias, quòd elegantiæ causâ quædam verba et verborum constructiones immutantur. Est enim Porcheti phrasis Galatiniana multò simplicior. Deindè alius est ordo Galatini et minutiùs distinctus, ideò ex uno Porcheti capite duo vel tria componit et variè digerit, in quâ dialogicâ sermocinatione alium paulò colorem inducit.... Non id tantùm semel deprehendimus, sed toties quotes id periclitati sumus, mirati sanè Galatinum Porcheto reconditæ Judæorum Historiæ nihil superaddere præter frequentia testimonia ex libello, etc. [5]. Galatin dédia son livre à l’empereur Maximilien Ier., et ne croyait pas que l’ouvrage de Porchet dût être imprimé sitôt. Disons même qu’il espéra que jamais ce manuscrit ne verrait le jour ; car il était extrêmement rare ; mais Augustin Justiniani, évêque de Nébio, ne laissa pas de le trouver à force d’argent, et de le publier à Paris, en l’année 1520, sous le titre de Victoria Porcheti adversùs impios Hebræos.

(C) Joseph Scaliger a fait quelques fautes. ] Il a cru, 1°. que l’auteur du Pugio fidei s’appelait Raymond Sébon ; 2°. que Raymond Sébon a été dominicain, et qu’il vivait à Toulouse, environ l’an 1376 ; que Galatin a pillé immédiatement le Pugio fidei. C’est ce que l’on peut voir dans ses lettres, où il parle deux fois de cela à Casaubon [6], et une fois à Thomson [7]. Scito illos libros (Galatini) esse compendium duorum ingentium voluminum quibus titulum Pugionem fidei fecit auctor Raymundus Sebon monachus dominicanus, eximius philosophus. C’est ce qu’il dit dans la lettre LXXXIV. Il le confirme ainsi dans la XCIII. De Galatino scito me vera dixisse, nam non solùm illa omnia è Raymundo Sebone expiscatus est, sed et opus ejus nihil aliud est quàm breviarum Pugionis fidei, ita enim opus suum doctissimns dominicanus ille inscripserat qui Tholosæ antè CC plus minùs annos scribebat, ejusque operis duo ingentes tomi in collegio Fuxensi ejusdem civitatis antè annos xxi quùm ego ibi essem, extabant. Cum judicio tamen illi libri legendi sunt, qui utinàm typis excusi essent. Hoc unicum exemplum, præter aliud quod penès Matthæum Beroaldum fuit, Tholosæ extare scio. Dans la lettre CCXLI, écrite en 1606, deux ans après la XCIII, il change quelque chose à l’âge de Raymond Sébon, qui antè ccxxx plus minus annos, dit-il, Tholosæ vivebat. Le père Morin [8] remarque contre Scaliger, que Raymond Sébonde, qui ne paraît pas avoir entendu la langue hébraïque, a été de cent ans plus jeune que Raymond Martini, le véritable auteur du Pugio fidei. Il ajoute qu’il y a pour le moins trois siècles que ce Martini a écrit son livre, puisque Nicolas de Lyra en parle. Il montre aussi que Galatin n’a volé immédiatement que Porchet. M. de Maussac a compté encore plus exactement les fautes du grand Scaliger [9] : il ne s’est pas contenté de dire que Raymond Sébonde n’a été ni moine, ni savant aux langues orientales, et que selon Trithème et Simler [10] il mourut l’an 1432 ; il a dit aussi, que le manuscrit de Raymond Martini dans le collége de Foix comprend trois volumes, et qu’outre celui-là, et l’exemplaire de Béroalde, il y en a un à Naples, un aux dominicains de Toulouse, un à Barcelone, et un à Majorque. Si l’on voulait être aussi rigoureux envers M. de Maussac qu’il l’a été envers Scaliger, on lui dirait qu’il attribue sans raison à Scaliger la première découverte des voleries de Galatin [11]. Matthieu Béroalde en avait parlé avant que le manuscrit de Toulouse fût connu à Scaliger. En voici la démonstration. Scaliger écrivait en l’année 1604, qu’il y avait vingt-un ans qu’il avait vu, à Toulouse, le Pugio fidei : il l’y avait donc vu l’an 1583. Or Béroalde publia sa Chronologie l’an 1575, et il remarqua par occasion que Galatin avait débité pour siens les écrits de Raymond Martini, après y avoir fait quelques changemens. Rapportons tout ce qu’il dit. Galatinus (ut hoc obiter moneam) Martini Raymundi scripta pro suis edidit, commutato rerum ordine et argumento nonnihil variato, ut plagii possit accusari Galatinus : quod planum me facturum spero si dederit Dominus, ut Pugionem ipsius Raymundi scriptum ad impiorum perfidiam jugulandam maximè autem Judæorum in lucem proferam. Is autem liber studiis hebraïcis maximè utilis pervenit ad me ex bibliothecâ Francisci Vatabli Mecænatis mei [12]. Ce passage nous apprend que Béroalde avait eu dessein de publier le Pugio fidei, et que son exemplaire venait de Vatable. C’est apparemment par le livre de Béroalde, que Possevin sut que Vatable avait possédé un tel manuscrit. En touchant cette particularité, il accuse Galatin d’être plagiaire [13]. Notez que les lettres de Scaliger ne sont devenues publiques qu’après l’impression de l’Apparat de Possevin, de sorte que voilà un second dénonciateur du plagiat avant Joseph Scaliger. J’ai observé que le Toppi, à la page 202 de sa Biblioteca Napoletana, donne à celui-ci la première découverte. Il se trompe donc.

  1. * Confrontez ma note sur l’article Bosquet, tom. IV, pag. 8.
  1. Prodiit Pugio ille Parisiis apud Johannem Henault, anno 1651, in-folio, impensis ordinis, Altamura, Biblioth. ord. Præd., pag. 451.
  2. Naudæus, in Bibliographiâ politicâ, pag. m. 35.
  3. Composée par Josh. Benedictus Carpzovius, Theologiæ professor Lipsiæ.
  4. On l’appelle Rabenu Hakados, et son livre Gale Razéia, selon le père Morin. D’autres disent Hakkadosch.
  5. Johan. Morinus, Exercit. Biblic. I, lib. I, cap. II, pag. m. 16. Vide etiam pag. 19.
  6. Epist. LXXXIV et XCIII.
  7. Epist. CCXLI.
  8. Exercitat. Biblic., pag. 19.
  9. Vide Prolegomena ad Pugionem fidei.
  10. Epit. Biblioth. Gesner. ; mais il dit claruit, et non pas obiit anno 1430, Il eut mieux valu citer Gesner même.
  11. Primus Galatini furta subodoratus est. M. Carpzovius dit pareillement : Eique (Scaligero) gratias agere quod primus Galatini plagium prodidisset...Ex quo Scaliger Galatini furta primus subodoratus est. Introduct., p. 90.
  12. Peroaldus, in Chronico, cap. III, lib. II.
  13. Possev., Apparat. sacri, t. II, fol. 411.

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