Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Gall

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Henri Plon (p. 292-295).

Gall (Jean-Joseph), né vers 1775 dans le Wurtemberg, mort à Montrouge, près Paris, en 1828, inventeur d’une science qui juge le caractère et les dispositions des hommes sur l’inspection des protubérances du crâne. Cette science était chez lui le résultat de longues études sur un grand nombre de crânes d’hommes et d’animaux. On l’appelle crânologie et phrénologie. Comme Gall est mort après cinq jours d’idiotisme, où il ne put témoigner d’aucun sentiment religieux, on l’a accusé de matérialisme ; et on a jeté cette même injure à son système, un peu aventureux.

Nous ne voyons pas cependant, comme quelques-uns l’ont dit, que la crânologie consacre le matérialisme, ni qu’elle consolide les funestes principes de la fatalité. Nous sommes persuadé au contraire que les dispositions prétendues innées se modifient par l’éducation religieuse, surtout par rapport aux mœurs. Dans les arts on dit bien que le génie est inné : c’est peut-être vrai en partie seulement, car il n’y a pas de génie brut qui ait produit des chefs-d’œuvre. Les grands poètes et les grands peintres ne sont pourtant devenus grands qu’à force de travail. Le génie, a dit Buffon, c’est la patience ; et Socrate, né vicieux, est devenu homme de bien. Avant Gall et Spurzheim, son élève, les vieux physiologistes n’avaient jeté que des idées vagues sur la crânologie, ou crânoscopie, ou phrénologie, qui est l’art de juger les hommes au moral

par la conformation du crâne et ses protubérances. Gall et Spurzheim en firent un système qui, à son apparition, divisa le public en deux camps, comme c’est l’usage ; les uns admirèrent et applaudirent ; les autres doutèrent et firent de l’opposition. Peu à peu on reconnut des vérités dans les inductions crânologiques des deux Allemands. Le système devint une science ; la médecine légale y recourut ; aujourd’hui il y a des chaires de crânologie, et peut-être que cette science, dont on avait commencé par rire, deviendra un auxiliaire de la procédure criminelle.

On a soutenu fréquemment que l’âme a son siège dans le cerveau. Dans toute l’échelle de la création, la masse du cerveau et des nerfs augmente en raison de la capacité pour une éducation plus élevée. La gradation, pour ne parler ici que matériellement, a lieu jusqu’à l’homme, qui, parmi tous les êtres créés, roi de la création, est susceptible du plus haut degré d’ennoblissement, et à qui Dieu a donné le cerveau le plus parfait et proportionnellement le plus grand. Il y a dans certains animaux certaines dispositions innées. Il y a immensément de ces dispositions dans l’homme, que peut-être on n’aurait jamais dû comparer à ce qui n’a pas comme lui la raison. L’histoire nous offre plusieurs grands hommes qui, dès leur tendre jeunesse, ont eu un penchant décidé pour tel art ou telle science. La plupart des grands peintres et des poêles distingués se sont livrés aux beaux-arts par cette inclination et sont devenus fameux quelquefois malgré leurs parents. Ces dispositions peuvent être développées et perfectionnées par l’éducation ; mais elle n’en donne pas le germe, car les premiers indices de ces talents commencent à se montrer quand les enfants ne sont pas encore propres à une éducation proprement dite.

Dans le règne animal, toutes les espèces ont des inclinations qui leur sont particulières : la cruauté du tigre, l’industrie du castor, l’adresse de l’éléphant, sont dans chaque individu de ces espèces, sauf quelques variations accidentelles. L’homme n’est pas ainsi restreint dans une spécialité.

De même donc qu’il y a des dispositions innées, de même il existe autant d’organes rassemblés et placés les uns près des autres dans le cerveau, qui est le mobile des fonctions supérieures de la vie. Ces organes s’expriment sur la surface du cerveau par des protubérances. Plus ces protubérances sont grandes, plus on doit s’attendre à de grandes dispositions. Ces organes, exprimés à la surface du cerveau, produisent nécessairement des protubérances à la surface extérieure du crâne, enveloppe du cerveau depuis sa première existence dans le sein maternel. Cette thèse au reste n’est applicable qu’aux cerveaux sains en général, les maladies pouvant faire des exceptions. Mais il ne faut pas, comme a fait Gall, l’appliquer aux vertus et aux vices, qui seraient sans mérite si les bosses du crâne les donnaient. Ce serait admettre une fatalité matérielle. S’il est vrai qu’un voleur ait la protubérance du vol, c’est son mauvais penchant qui, peu à peu, a fait croître la protubérance en agissant sur le cerveau. Mais la protubérance antérieure n’est pas vraie.

Voici une notice rapide de tout ce système : L’instinct de propagation se manifeste par deux éminences placées derrière l’oreille immédiatement au-dessus du cou. Cet organe est plus fortement développé chez les mâles que chez les femelles. L’amour des enfants est dans la plus étroite union avec ces organes. Aussi la protubérance qui le donne est-elle placée auprès de celle qui indique l’instinct de la propagation. Elle s’annonce par deux éminences sensibles derrière la tête, au-dessus de la nuque, à l’endroit où se termine la fosse du cou. Elle est plus forte chez les femelles que chez les mâles ; et si on compare les crânes des animaux, on le trouvera plus prononcé dans celui du singe que dans tout autre. L’organe de l’amitié et de la fidélité est placé dans la proximité de celui des enfants ; il se présente des deux côtés par deux protubérances arrondies, dirigées vers l’oreille. On le trouve dans les chiens, surtout dans le barbet et le basset. L’organe de l’humeur querelleuse se manifeste de chaque côté par une protubérance demi-globulaire, derrière et au-dessus de l’oreille. On le trouve bien prononcé chez les duellistes. L’organe du meurtre s’annonce de chaque côté par une protubérance placée au-dessus de l’organe de l’humeur querelleuse, en se rapprochant vers les tempes. On le trouve chez les animaux carnivores et chez les assassins. L’organe de la ruse est indiqué de chaque côté par une éminence qui s’élève au-dessus du conduit extérieur de l’ouïe, entre les tempes et l’organe du meurtre. On le rencontre chez les fripons, chez les hypocrites, chez les gens dissimulés. On le voit aussi chez de sages généraux, d’habiles ministres et chez des auteurs de romans ou de comédies, qui conduisent finement les intrigues de leurs fictions. L’organe du vol se manifeste de chaque côté par une protubérance placée au haut de la tempe, de manière à former un triangle avec le coin de l’œil et le bas de l’oreille. On le remarque dans les voleurs et dans quelques animaux. Il est très-prononcé au crâne de la pie. L’organe des arts forme une voûte arrondie à côté de l’os frontal, au-dessous de l’organe du vol ; il est proéminent sur les crânes de Raphaël, de Michel-Ange et de Rubens. L’organe des tons et de la musique s’exprime par une protubérance à chaque angle du front, au-dessous de l’organe des arts. On trouve ces deux protubérances aux crânes du perroquet, de la pivoine, du corbeau et de tous les oiseaux mâles chantants ; on ne les rencontre ni chez les oiseaux et les animaux à qui ce sens manque, ni même chez les hommes qui entendent la musique avec répugnance. Cet organe est d’une grandeur sensible chez les grands musiciens, tels que Mozart, Gluck, Haydn, Viotti, Boïeldieu, Rossini, Meyerbeer, etc. L’organe de l’éducation se manifeste par une protubérance au bas du front, sur la racine du nez, entre les deux sourcils. Les animaux qui ont le crâne droit, depuis l’occiput jusqu’aux yeux, comme le blaireau, sont incapables d’aucune éducation ; et cet organe se développe de plus en plus dans le renard, le lévrier, le caniche, l’éléphant et l’orang-outang, dont le crâne approche un peu des têtes humaines mal organisées. L’organe du sens des lieux se manifeste extérieurement par deux protubérances placées au-dessus de la racine du nez, à l’os intérieur des sourcils. Il indique en général la capacité de concevoir les distances, le penchant pour toutes les sciences et arts où il faut observer, mesurer et établir des rapports d’espace : par exemple, le goût pour la géographie. Tous les voyageurs distingués ont cet organe, comme le prouvent les bustes de Cook, de Colomb et d’autres. On le trouve aussi chez les animaux errants. Les oiseaux de passage l’ont plus ou moins, selon le terme plus ou moins éloigné de leurs migrations. Il est très-sensible au crâne de la cigogne. C’est par la disposition de cet organe que la cigogne retrouve l’endroit où elle s’est arrêtée l’année précédente, et que, comme l’hirondelle, elle bâtit tous les ans son nid sur la même cheminée. L’organe du sens des couleurs forme de chaque côté une protubérance au milieu de l’arc des sourcils, immédiatement à côté du sens des lieux. Lorsqu’il est porté à un haut degré, il forme une voûte particulière. C’est pour cela que les peintres ont toujours le visage plus jovial, plus réjoui, que les autres hommes, parce que leurs sourcils sont plus arqués vers le haut. Cet organe donne la manie des fleurs et le penchant à réjouir l’œil parla diversité des couleurs qu’elles offrent. S’il est lié avec l’organe du sens des lieux, il forme le paysagiste. Il paraît que ce sens manque aux animaux, et que leur sensibilité à l’égard de certaines couleurs ne provient que de l’irritation des yeux. L’organe du sens des nombres est placé également au-dessus de la cavité des yeux, à côté du sens des couleurs, dans l’angle extérieur de l’os des yeux. Quand il existe à un haut degré, il s’élève vers les tempes un gonflement qui donne à la tête une apparence carrée. Cet organe est fortement exprimé sur un buste de Newton, et, en général, il est visible chez les grands mathématiciens. Il est ordinairement lié aux têtes des astronomes avec l’organe du sens des lieux. L’organe de la mémoire a son siège au-dessus de la partie supérieure et postérieure de la cavité des yeux. Il presse les yeux en bas et en avant. Beaucoup de comédiens célèbres ont les yeux saillants par la disposition de cet organe. Le sens de la méditation se manifeste par un renflement du crâne, environ un demi-pouce sous le bord supérieur du front. On le trouve au buste de Socrate et à plusieurs penseurs. L’organe de la sagacité se manifeste par un renflement oblong au milieu du front. L’organe de la force de l’esprit se manifeste par deux protubérances demi-circulaires, placées au-dessous du renflement de la méditation et séparées par l’organe de la sagacité. On le trouve dans Lesage, Boileau, Cervantes, etc. L’organe de la bonhomie se manifeste par une élévation oblongue partant de la courbure du front vers le sommet de la tête, au-dessus de l’organe de la sagacité. On le trouve au mouton, au chevreuil et à plusieurs races de chiens. L’organe de la piété vraie ou fausse se manifeste par un gonflement au-dessus de l’organe de la bonhomie. L’organe de l’orgueil et de la fierté se manifeste par une protubérance ovale au haut de l’occiput. L’organe de l’ambition et de la vanité se manifeste par deux protubérances placées au sommet de la tête et séparées par l’organe de la fierté. L’organe de la prudence se manifeste par deux protubérances placées à côté des protubérances de l’ambition, sur les angles postérieurs du crâne. Enfin, l’organe de la constance et de la fermeté se manifeste par une protubérance placée derrière la tête, au-dessous de l’organe de la fierté.

Ce système du docteur Gall a eu, comme on l’a dit, de nombreux partisans, mais il n’a guère eu moins d’ennemis. Quelques-uns l’ont comparé aux rêveries de certains physionomistes, quoiqu’il ait, en apparence du moins, un fondement moins chimérique. On a vu cent fois le grand homme et l’homme ordinaire se ressembler par les traits du visage, et jamais, dit-on, le crâne du génie ne ressemble à celui de l’idiot. Peut-être le docteur Gall a-t-il voulu pousser trop loin sa doctrine, et on peut s’abuser en donnant des règles invariables sur des choses qui ne sont pas toujours constantes. Un savant de nos jours a soutenu, contre le sentiment du docteur Gall, que les inclinations innées n’existaient pas dans les protubérances du crâne, puisqu’il dépendrait alors du bon plaisir des sages-femmes de déformer les enfants, et de les modeler, dès leur naissance, en idiots ou en génies ; mais le docteur Gall trouve cette objection risible, parce que, quand même on enfoncerait le crâne par exemple à un endroit où se trouve un organe précieux, cet organe comprimé se rétablirait peu à peu de lui-même, et parce que le cerveau résiste à toute pression extérieure par l’élasticité des tendres filets, et qu’aussi longtemps qu’il n’a pas été écrasé ou totalement détruit, il fait une répression suffisante. Cependant Blumenbach écrit que les Caraïbes pressent le crâne de leurs enfants avec une certaine machine, et donnent à la tête la forme propre à ce peuple. Les naturalistes placent aussi les qualités de l’esprit, non dans les protubérances, mais dans la conformation du crâne, et plusieurs prétendent qu’un soufflet ou une pression au crâne de Corneille venant de naître en eût pu faire un imbécile. On voit d’ailleurs des gens qui perdent la raison ou la mémoire par un coup reçu à la tête. Au surplus, le docteur Fodéré parle, dans sa Médecine légale, de voleurs et de fous sur le crâne desquels on n’a point remarqué les protubérances du vol ni celles de la folie. Ajoutons que le crâne de Napoléon Ier avait des bosses qui ont fort intrigué les phrénologistes.