Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Plante-bornes

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Henri Plon (p. 547-548).
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Plante-bornes. Le plante-bornes est une des plus poétiques et des plus morales traditions. Les Auvergnats ont la passion de la propriété : conserver et surtout agrandir l’héritage, c’est le but principal de leur vie, l’honneur d’un nom ; et l’on dit :« Ce champ est dans ma famille depuis un siècle, » avec l’orgueil que l’on peut avoir ailleurs en montrant un parchemin établissant que son ancêtre était cousin de saint Louis ou frère d’armes de François Ier. À cet amour de la propriété, il fallait un frein ; car la tentation était dangereuse dans un pays où l’on ne connaissait pas de clôtures. La religion fut ce frein salutaire ; et longtemps encore après la révolution, ce n’étaient ni les juges, ni les experts qui réglaient les différends entre propriétaires, mais bien le curé. Le prêtre avait donc dû placer le respect des limites des champs au rang des choses les plus sacrées, et menacer souvent des vengeances éternelles ceux qui failliraient à ce respect. Il n’est donc pas étonnant que des imaginations frappées si vivement aient conçu la pensée du plante-bornes, c’est-à-dire de l’esprit, ou plutôt de l’âme de l’homme injuste revenant après sa mort expier son crime, en réparant ou faisant réparer le dommage causé à ses voisins. Le plante-bornes est d’un effet autrement puissant que la loi ; elle est terrible, mais aveugle ; souvent, avec de certaines précautions, on peut lui échapper ; tandis qu’avec le monde des esprits, il n’est ni ruses, ni chicanes, ni secret possible. L’amour de la famille même, le désir si naturel à tous les cœurs d’enrichir ses enfants, de les rendre heureux, conduisent le propriétaire à se surveiller scrupuleusement, à ne commettre jamais la plus légère infraction aux règles de la probité. Quel père voudrait léguer à ses fils des tourments perpétuels, la honte publique, avec le soin de réparer ses fautes, sous peine de la mort la plus affreuse ?

Car le plante-bornes ne s’en tient pas à une course vague, désordonnée, à travers les villages, mêlée de douloureux gémissements ; il finit par arriver à sa destination, frappe trois grands coups à l’étroite fenêtre de sa chaumière, en répétant par trois fois : « Plante-bornes !!! » Si les habitants, sous l’empire de la terreur, restent muets, on entend autour de la maison des pas lourds et des battements d’ailes ; et le plante-bornes revient gémir tous les soirs, sans se lasser jamais, jusqu’à ce qu’enfin l’on se décide à lui répondre.

Il se trompe quelquefois, s’adresse à une famille pure de toutes fraudes, et qui peut hardiment répondre pour ses aïeux ; mais c’est pour lui ménager un triomphe ; car, sûr de sa conscience et de celles de ses pères, le chef de famille ouvre la fenêtre, crie trois fois : « Plante-les toi-même ! » Alors tout est fini ; la paroisse est en admiration devant ceux qui ont pu chasser les plante-bornes. C’est comme une consécration de l’antique probité de la famille ; chasser un plante-bornes, c’est plus honorable que faire ses preuves de cent ans de noblesse devant Chérin.

Mais si, se mentant à lui-même, le fils d’un coupable osait prononcer la formule sacramentelle, malheur à lui ! Un homme injuste mourut subitement ; il avait bien souvent dit à son fils, en se raillant des croyances superstitieuses : « Si jamais je reviens vous tourmenter pour le bornage, n’ayez pas peur ; chassez-moi. »

Cependant une vieille femme l’avait ajourné devant ce même fils : « Vous avez planté des arbres sur le champ qui m’appartenait ; vous ne voulez pas vous arranger avec moi pendant que vous êtes vivant : prenez garde, il en coûte aux morts de se lever de leurs tombes ! »

Des semaines, des mois s’écoulèrent, le fils commençait à rire des plante-bornes ; mais un soir, tout le monde l’affirme, la paroisse était en émoi ; on frappa à la porte de sa chaumière. Rien ne bougea à l’intérieur ; alors, ce qui n’était plus jamais arrivé arriva : le plante-bornes appela son fils par son nom. Furieux, celui-ci s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit, et aux cris de plante-bornes !… qui se répercutaient dans les montagnes, il répondit effrontément : « Plante-les toi-même ! » puis il voulut refermer le volet ; mais une invisible main le saisit à la gorge, et l’on entendit de très-près crier d’une voix désolée : « Plante-bornes ! plante-bornes ! » L’infortuné, demi-mort de frayeur, refusant encore de croire au surnaturel, essaya de se défendre ; au même instant, sa femme, ses enfants, sa vieille mère le virent disparaître dans l’espace ; puis, la chute d’un corps les fit frisonner ; puis un cri déchirant remplit la contrée ; et le lendemain on trouva le corps de l’esprit fort étendu mort sur le pavé du chemin, les lèvres sanglantes et les mains crispées[1].

  1. Hermann, Les provinces.