Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Rannou

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Henri Plon (p. 570-571).
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Rannou. C’est une légende bretonne qui a été publiée, il y a vingt ans, dans une feuille catholique et signée : Un Glaneur.

« La mère de Rannou était une pauvre femme qui, en se promenant un jour au bord de la mer pour chercher des coquillages, aperçut une sirène que les eaux, en se retirant, avaient laissée à sec. La pauvre femme, tout effrayée, allait fuir lorsque le monstre la rappela de sa voix la plus douce. « Venez donc à mon aide, disait la sirène ; ne laissez pas une pauvre mère mourir ici sans secours. Je suis une créature inoffensive, qui ne fais jamais de mal à personne ; bien plus, souvent par mes chants j’avertis les matelots de la présence des écueils. »

La mère de Rannou avait l’âme bonne ; elle fut tellement touchée par les prières de la sirène qu’elle l’aida à regagner la mer. Alors celle-ci lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? demande et tu es sûre d’obtenir. — Je ne suis qu’une pauvre femme ; Dieu m’a fait la grâce d’être contente de mon sort. Je ne veux rien pour moi. Mais j’ai un fils encore tout enfant ; je voudrais bien qu’il eût de l’esprit et de la vaillance. »

La sirène plongea dans la mer et revint un instant après avec une coquille pleine d’un breuvage semblable à du lait. « Voici, dit-elle, un philtre que tu feras prendre à ton enfant. Mais fais attention à ce qu’il le boive tout entier et sans qu’une seule goutte soit perdue. Adieu, et fais ponctuellement ce que je te* recommande. »

La pauvre femme s’en revint avec le présent de la sirène ; mais, craignant les tromperies de quelque fée malicieuse, elle n’osa pas donner le philtre à son enfant avant d’en avoir fait l’expérience. Elle commença donc par en faire boire une partie à son chat. Quelques jours après, comme elle se promenait encore au bord de la mer, elle revit la sirène, qui lui dit : « Vous avez manqué de foi, malheur à vous, car vous serez la cause de grandes infortunes. » Puis elle disparut sous les flots.

La prédiction ne tarda pas à s’accomplir. Le chat et l’enfant de la pauvre femme ressentirent bientôt, mais d’une façon différente, les effets du mystérieux breuvage. Rannou devint si fort et si robuste qu’à l’âge de huit ans il jouait au palet avec des meules de moulin. Le chat, de son côté acquit une intelligence surhumaine ; mais comme ces animaux, qui hantent les sabbats, sont d’une nature méchante et infernale, il ne se servit de son esprit que pour faire du mal. La chose en vint au point que la population du canton se souleva en masse pour le tuer.

Quant à Rannou, il resta tellement dépourvu de toute intelligence, qu’il ne savait pas faire usage de sa force prodigieuse. Par désœuvrement il arrachait les vergers et abattait les maisons sans penser à mal. Il tua même sa mère, avec laquelle il voulait plaisanter, et qu’il s’amusait à lancer en l’air comme un jouet. On forma aussi une ligue contre lui, et une mort malheureuse mit fin à cette existence funeste.

Que d’existences manquées ainsi parce que l’on a négligé quelques gouttes du breuvage de la sirène, c’est-à-dire de la religion !