Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Retz

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Henri Plon (p. 576-577).

Retz. Le cardinal de Retz, n’étant encore qu’abbé, avait fait la partie de passer une soirée à Saint-Cloud, dans la maison de l’archevêque de Paris, son oncle, avec madame et mademoiselle de Vendôme, madame de Ghoisy, le vicomte de Turenne, l’évêque de Lisieux, et MM. Brion et Voiture. On s’amusa tant, que la compagnie ne put s’en retourner que très-tard à Paris. La petite pointe du jour commençait à paraître (on était alors dans les plus grands jours d’été) quand on fut au bas de la descente des Bons-Hommes. Justement au pied, le carrosse s’arrêta tout bourt. « Comme j’étais à l’une des portières avec mademoiselle de Vendôme, dit le cardinal dans ses Mémoires, je demandai au cocher pourquoi il s’arrêtait ? Il me répondit, avec une voix tremblante : — Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont là devant moi ? Je mis la tête hors de la portière, et, comme j’ai toujours eu la vue fort basse, je ne vis rien. Madame de Ghoisy, qui était à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première qui aperçut du carrosse la cause de la frayeur du cocher ; je dis du carrosse, car cinq ou six laquais, qui étaient derrière, criaient : Jesus, Maria ! et tremblaient déjà de peur. M. de Turenne se jeta en bas aux cris de madame de Choisy. Je crus que c’étaient des voleurs : je sautai aussitôt hors du carrosse ; je pris l’épée d’un laquais et j’allai joindre M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyais point. Je lui demandai ce qu’il regardait, et il me répondit, en me poussant du bras et assez bas : — Je vous le dirai ; mais il ne faut pas épouvanter ces dames, qui, à la vérité, hurlaient plutôt qu’elles ne criaient. Voiture commença un oremus ; madame de Ghoisy poussait des cris aigus ; mademoiselle de Vendôme disait son chapelet ; madame de Vendôme voulait se confesser à M. de Lisieux, qui lui disait : — Ma fille, n’ayez point de peur, vous êtes en la main de Dieu. Le comte de Brion avait entonné bien tristement les litanies de la sainte Vierge. Tout cela se passa, comme on peut se l’imaginer, en même temps et en moins de rien. M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et, après avoir un peu regardé, comme je l’ai déjà dit, il se tourna vers moi de l’air dont il eût donné une bataille, et me dit ces paroles : — Allons voir ces gens-là ! — Quelles gens ? lui repartis-je ; — et dans la vérité, je croyais que tout le monde avait perdu le sens. Il me répondit : — Effectivement je crois que ce pourraient bien être des diables. Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose, et ce qui m’en parut fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donné à M. de Turenne, mais qui, par la réflexion que je fis que j’avais longtemps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouverais en ce lieu, me fit faire deux ou trois sauts vers la procession. Les pauvres auguslins déchaussés, que l’on appelle capucins noirs et qui étaient nos prétendus diables, voyant venir à eux deux hommes qui avaient l’épée à la main, eurent encore plus peur. L’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : — Messieurs, nous sommes de pauvres religieux, qui ne faisons de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. Nous retournâmes au carrosse, M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire que l’on peut s’imaginer. »