Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Wakeman

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Henri Plon (p. 698-699).
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Wakeman (Rhoda), illuminée qui a fait grand bruit à New-Haven, il y a quelques années. Elle se disait envoyée de Dieu sur la terre pour annoncer la venue prochaine du Christ, et y ouvrir le Millenium. Elle se vantait de recevoir quelquefois la visite du Saint-Esprit, et d’être honorée de temps en temps des révélations de Dieu, Ces prétentions, disent les journaux qui nous guident, ne lui ont encore attiré, quoiqu’elle prêche en Amérique, que dix à douze disciples, mais quels disciples !… Suivons maintenant les feuilles publiques :

« La petite congrégation a l’habitude de se réunir pour prier et pour divaguer chez la prophétesse Wakeman. Mathews était un des adeptes les plus fervents de cette église ; toutefois, on avait remarqué que, depuis quelque temps, il était moins assidu aux réunions, et la femme Wakeman lui avait persuadé qu’il était possédé de l’esprit malin, du vieil homme dont parle l’Écriture. Cet esprit, disait-elle, agissait aussi sur elle-même, la tourmentait, lui faisait éprouver de vives douleurs, et il était en même temps un obstacle au commencement immédiat du Millenium. Il était à craindre qu’il la fît mourir…, ce qui amènerait de suite le jugement dernier, sans aucune espèce de Millenium !

» Voilà la folie ; voici comment elle a pu s’exalter jusqu’au crime.

» On est parvenu à persuader à Mathews qu’il fallait, par tous les moyens possibles, faire sortir, ce malin esprit de son corps. Il se rendit donc un dimanche soir chez la vieille Wakeman, afin de se soumettre à tout ce que pourraient tenter les adeptes de cette singulière croyance. Il y arriva vers onze heures et y trouva, qui attendaient son arrivée, d’abord la vieille prophétesse, puis les époux Sanford, qui sont son beau-frère et sa sœur ; Julia Davis, sœur de Sanford ; Abigail-Sables ; un homme de couleur nommé Josiah Jackson, Hersey, Wooding et Samuel Sly, frère utérin de la femme Wakeman. Ils étaient tous en prières quand il arriva.

» Sa sœur, la femme Sanford, vint au-devant de lui et le conduisit dans une autre chambre dans laquelle on avait préparé du feu pour le recevoir. Il s’assit, ôta ses bottes pour se chauffer, et une longue conversation s’engagea entre lui et sa sœur sur l’objet de sa visite ; il exprima un ardent désir d’être débarrasse de l’esprit malin qui l’obsédait et qui agissait sur les autres, et notamment sur la digne mistress Wakeman. Il se laissa bander les yeux avec un mouchoir, et attacher les mains derrière le dos avec une petite corde. Cette double opération fut faite par sa sœur, qui lui dit que c’était afin d’avoir plus de pouvoir sur l’esprit et d’empêcher Mathews d’opérer des enchantements par les yeux. On le laissa dans cette situation jusque vers deux heures du matin, et pendant ce temps il reçut la visite de plusieurs de ses coreligionnaires, qui venaient le supplier de faire déguerpir l’esprit malin.

» De temps en temps on lui criait de la chambre du haut, ou se tenait le cénacle, que l’esprit obsédait la femme Wakeman, qu’il la frappait, et que, s’il ne le chassait pas, l’esprit allait la tuer. On lui disait aussi qu’il vaudrait mieux qu’il mourut, si l’on ne pouvait en venir à bout d’une autre manière, et s’il n’y avait que ce moyen de conjurer la mort de la femme Wakeman et la venue immédiate du jugement dernier. Quelques témoins ont déclaré que Mathews aurait dit qu’il consentait volontiers à faire le sacrifice de sa vie.

» Les prières se continuèrent encore pendant une heure. Sanford et sa femme visitèrent encore une fois Mathews ; Wooding et Sly étaient avec eux. À ce moment, Jackson cria du haut de l’escalier que si l’on n’emmenait pas Mathews l’esprit malin allait certainement tuer la femme Wakeman. Les quatre visiteurs quittèrent aussitôt la chambre, Sanford et sa femme remontant l’escalier pour prendre leurs effets, dans l’intention de redescendre pour ramener Mathews chez lui, Wooding et Sly entrant dans une chambre contiguë à celle où était resté Mathews.

» Il s’était à peine écoulé quelques minutes, quand on entendit en haut des cris et le bruit d’une lutte partant de la chambre du bas. Sanford, sa femme et mistress Davis se précipitèrent vers cette chambre, dont ils trouvèrent la porte fermée à l’intérieur ; ils tentèrent de l’enfoncer et ne purent y réussir. À ce moment Wooding et Sly ne furent vus par personne en dehors de cette chambre.

» Sanford partit de suite pour Hamden, résidence de la famille Mathews, et il revint le matin avec le fils de ce malheureux fanatique. Ils pénétrèrent dans la chambre, sans difficulté cette fois, ils y trouvèrent Mathews étendu, sur le parquet, le cou horriblement coupé, déchiqueté par cinq ou six blessures béantes, et le ventre percé de douze autres blessures qui paraissaient avoir été faites avec une fourchette qu’on retrouva sur la table. Une large mare de sang couvrait le milieu de la chambre, dont la porte principale était encore fermée à l’aide de coins de bois placés dans le loquet.

» La police fut immédiatement avertie, et tous les habitants de cette funeste maison furent arrêtés.

» Voici le résumé des aveux qui ont été faits par Sly devant le jury d’enquête.

» Il a commencé par déclarer qu’il était seul coupable du meurtre de Mathews. Cependant, vers la fin de ses déclarations, il a semblé désigner Jackson et miss Hersey comme l’ayant assisté et s’étant rendus ses complices.

» Il raconte que sa sœur, la femme Wakeman, souffrait tellement de l’esprit ou du pouvoir qui était en Mathews, qu’il a pensé, lui, qu’il y avait quelque chose à faire pour l’en délivrer. À cet égard, il s’est consulté avec Jackson sur l’effet probable que produirait sur Mathews, un bâton de coudrier, et il s’en était procuré un depuis quelques jours, dans la prévision qu’une opération de ce genre deviendrait nécessaire. Il pensait dissiper l’enchantement en combinant ce moyen avec une infusion d’écorce de coudrier et d’aune dans du thé. Le bâton qu’il s’est procuré a un pouce de diamètre et un pied et demi de longueur. Il l’avait placé dans la chambre voisine de celle où était Mathews. Jackson et miss Hersey étaient là quand il est venu prendre cette arme.

» Quand il a compris que Sanford et sa femme se disposaient à emmener Mathews, il est rentré dans la chambre, dont il a fermé la porte. Il s’est approché de Mathews, qui avait toujours les yeux bandés et les mains liées, et lui a porté sur la tempe droite un coup de bâton si violent qu’il l’a renversé de sa chaise sur le parquet. Il a continué à le frapper ; puis, tirant son couteau de sa poche, il lui a fait les blessures du cou. Mathews a crié, mais il n’a pas prononcé une parole après le premier coup porté. Sly, prenant alors la fourchette dont il a été parlé, lui a fait ensuite les blessures constatées au ventre. Il dit qu’il n’avait d’abord l’intention d’user que de son bâton, mais qu’ensuite il a été poussé par une influence qu’il ignore à se servir de son couteau et de la fourchette.

» Il est resté là, renfermé pendant une demi-heure, après laquelle il est rentré dans l’autre chambre, où était miss Hersey ; il tenait d’une main son bâton sanglant, et une lumière de l’autre main. C’est devant elle qu’il a lavé ses mains et qu’il a arraché et brûlé les manches de sa chemise, qui étaient ensanglantées. Il a ensuite brisé en trois morceaux le bâton dont il s’était servi et il a jeté ces morceaux, avec son couteau, dans les lieux d’aisances. »

Nous ne savons pas quel jugement a couronné cette procédure.