Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Youma

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Henri Plon (p. 710-711).
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Youma. Dans le gouvernement de Cazan, les Tchérémisses adorent un Dieu suprême, auquel ils donnent le nom de Youma et qu’ils supposent présent partout. C’est ainsi probablement que tous les peuples d’origine finnoise appelaient jadis le Dieu le plus puissant de leur Olympe ; du moins voit-on que les Finnois des rives de la mer Baltique invoquent encore aujourd’hui le Dieu des chrétiens sous le nom de Youmala emprunté à leur ancien culte. Le pouvoir du Youma des Tchérémisses n’est pas illimité, il le partage avec son épouse, Youman-Ava, et avec une foule d’autres divinités, enfants de ce couple, qui n’ont ni les mêmes noms ni les mêmes attributs dans toutes les communes. Différant sous ce rapport de presque tous les autres païens, les Tchérémisses n’ont point d’images, ni de leurs dieux, ni du génie du mal qui, d’après leur mythologie, habite au fond des eaux, et qui est puissant et dangereux surtout à midi, au moment où le soleil est à son apogée. Du reste, ce peuple, bien que fort attaché à sa religion, n’a cependant que très-rarement recours à ses dieux, et à l’exception des grandes fêtes célébrées de temps en temps, quelquefois après plusieurs années d’intervalle, ce n’est guère que dans les cas d’une grande calamité qu’on songe à apaiser leur courroux, ou à se les rendre propices.

Dans ces cas, lorsqu’une épidémie qui ravage le pays, ou une sécheresse prolongée qui menace de détruire les moissons, réveille en eux la crainte de leurs dieux, plusieurs familles, quelquefois tous les habitants d’un village, se réunissent pour préparer un sacrifice. Tout homme qui veut prendre part à la prière est obligé de présenter quelque victime, quelque offrande propre, d’après leurs idées, à être présentée aux dieux ; que ce soit un poulain, une vache, un mouton, un canard, une poule, ou bien une certaine mesure de miel ou de bière ; même quelques gâteaux sont jugés nécessaires. Tout étant ainsi préparé, on se rend au bois sacré, au pied de quelque vieux chêne, autour duquel on a eu soin d’égaliser le terrain en le débarrassant des broussailles et des pierres qui pouvaient s’y trouver jusqu’à une distance assez considérable. Un vieillard, auquel on donne le titre de youmlane, est chargé des rites ; chacun de ceux qui y assistent apporte un bâton fait d’une branche de noisetier, au bout duquel il a attaché un cierge. Au moment où la cérémonie commence, on fixe ces bâtons dans la terre de manière à former un cercle autour du chêne ; en même temps, le youmlane orne le tronc de l’arbre sacré de rubans d’écorce de tilleul ; il suspend à une de ses branches un petit morceau d’étain muni à cet effet d’une anse ; quatre petites branches de sapin et deux de tilleul réunies en faisceau et auxquelles le youmlane a fait un nombre d’entailles égal à celui des personnes qui ont contribué au sacrifice, sont également attachées à l’arbre sacré. Au. moment où le youmlane immole une des victimes, on éteint les cierges pour les allumer de nouveau lorsque l’animal frappé par lui a expiré, pendant que le prêtre frotte du sang du poulain ou de la vache qu’il vient de tuer les rubans d’écorce dont il a décoré le chêne. Ensuite, on fait bouillir la chair des victimes immolées dans des chaudières suspendues à des espèces de chevalets autour de l’arbre ; les cierges, éteints pendant ce temps, sont derechef allumés lorsque le festin commence ; on jette dans un grand feu allumé à cet effet au pied du chêne le premier morceau tiré de chaque chaudière, ainsi que les os ; le reste est partagé entre les convives, et chaque fois qu’on rallume les cierges, le youmlane prononce des prières, dans lesquelles il a soin de faire expressément mention du motif qui amène les suppliants dans la forêt consacrée aux dieux. Le repas fini, chacun s’éloigne ; les bâtons fixés dans la terre autour de l’arbre ainsi que le lingot d’étain et les rubans d’écorce restent à leurs places ; on n’emporte que les restes des cierges.

Les grandes fêtes célébrées, tantôt à un an, tantôt a deux, trois et même quatre années d’intervalle, sont désignées sous le nom de Youman-Bairam, et les prêtres ont toutes sortes de moyens de deviner l’époque à laquelle il convient d’offrir un pareil hommage aux dieux. Une des manières les plus usitées de consulter le sort est de jeter des fèves par terre, et les prêtres jugent, d’après la manière dont elles tombent, si le moment est favorable ou non. Les rites du Youman-Bairam diffèrent de ceux des sacrifices expiatoires que nous venons de décrire, surtout en ce qu’on allume alors dans la forêt sacrée jusqu’à sept feux, dont le premier est consacré à Youma, le second à Youman-Ava, et les autres aux divinités inférieures. Chacun de ces feux est placé sous la garde d’un kort, d’un mouschane ou d’un oudsché : noms sous lesquels sont désignés les prêtres de différents degrés.

Quelquefois aussi, surtout lorsque quelqu’un de la famille est dangereusement malade, on se réunit pour apaiser le Schaïtane, le génie du mal, par un sacrifice. En conduisant à la forêt la victime qu’on a choisie, et qui est toujours un poulain, on se fait un devoir de le battre, de le maltraiter de toutes les manières, et aussitôt qu’on arrive sur les lieux consacrés à cet usage, on enferme le poulain dans une espèce de petite caisse quadrangulaire qu’on couvre de bois, de broussailles et de paille, et, après y avoir mis le feu de tous les côtés à la fois, tout le monde s’enfuit en poussant des cris. Quelque temps après on revient pour arracher du corps de la victime étouffée ainsi trois côtes et le foie qu’on donne à manger au malade. Le reste est enterré sous les cendres. Nous ajouterons encore que le nom de kérémet, que les Tchérémisses donnent aux forêts sacrées, a pour eux quelque chose de terrible ; prêts à jurer par leurs dieux, ils ne peuvent jamais se résoudre à jurer par le kérémet.