Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Charité

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Éd. Garnier - Tome 18

CHARITÉ.

MAISONS DE CHARITÉ, DE BIENFAISANCE, HÔPITAUX,
HÔTELS-DIEU, etc.[1].

Cicéron parle en plusieurs endroits de la charité universelle, charitas humani generis[2] ; mais on ne voit point que la police et la bienfaisance des Romains aient établi de ces maisons de charité où les pauvres et les malades fussent soulagés aux dépens du public. Il y avait une maison pour les étrangers au port d’Ostia, qu’on appelait Xenodochium. Saint Jérôme rend aux Romains cette justice. Les hôpitaux pour les pauvres semblent avoir été inconnus dans l’ancienne Rome. Elle avait un usage plus noble, celui de fournir des blés au peuple. Trois cent vingt-sept greniers immenses étaient établis à Rome. Avec cette libéralité continuelle, on n’avait pas besoin d’hôpital, il n’y avait point de nécessiteux.

On ne pouvait fonder des maisons de charité pour les enfants trouvés ; personne n’exposait ses enfants ; les maîtres prenaient soin de ceux de leurs esclaves. Ce n’était point une honte à une fille du peuple d’accoucher. Les plus pauvres familles, nourries par la république, et ensuite par les empereurs, voyaient la subsistance de leurs enfants assurée.

Le mot de maison de charité suppose, chez nos nations modernes, une indigence que la forme de nos gouvernements n’a pu prévenir.

Le mot d’hôpital, qui rappelle celui d’hospitalité, fait souvenir d’une vertu célèbre chez les Grecs, qui n’existe plus ; mais aussi il exprime une vertu bien supérieure. La différence est grande entre loger, nourrir, guérir tous les malheureux qui se présentent, et recevoir chez vous deux ou trois voyageurs chez qui vous aviez aussi le droit d’être reçu. L’hospitalité, après tout, n’était qu’un échange. Les hôpitaux sont des monuments de bienfaisance.

Il est vrai que les Grecs connaissaient les hôpitaux sous le nom de Xenodokia pour les étrangers, Nozocomeia pour les malades, et de Ptôkia pour les pauvres. On lit dans Diogène de Laërce, concernant Bion, ce passage : « Il souffrit beaucoup par l’indigence de ceux qui étaient chargés du soin des malades. »

L’hospitalité entre particuliers s’appelait Idioxenia, et entre les étrangers Proxenia. De là on appelait Proxenos celui qui recevait et entretenait chez lui les étrangers au nom de toute la ville ; mais cette institution paraît avoir été fort rare.

Il n’est guère aujourd’hui de ville en Europe sans hôpitaux. Les Turcs en ont, et même pour les bêtes, ce qui semble outrer la charité. Il vaudrait mieux oublier les bêtes et songer davantage aux hommes.

Cette prodigieuse multitude de maisons de charité prouve évidemment une vérité à laquelle on ne fait pas assez d’attention : c’est que l’homme n’est pas si méchant qu’on le dit ; et que malgré toutes ses fausses opinions, malgré les horreurs de la guerre, qui le changent en bête féroce, on peut croire que cet animal est bon, et qu’il n’est méchant que quand il est effarouché, ainsi que les autres animaux : le mal est qu’on l’agace trop souvent.

Rome moderne a presque autant de maisons de charité que Rome antique avait d’arcs de triomphe et d’autres monuments de conquête. La plus considérable de ces maisons est une banque qui prête sur gages à deux pour cent, et qui vend les effets si l’emprunteur ne les retire pas dans le temps marqué. On appelle cette maison l’archiospedale, l’archihôpital. Il est dit qu’il y a presque toujours deux mille malades, ce qui ferait la cinquantième partie des habitants de Rome pour cette seule maison, sans compter les enfants qu’on y élève, et les pèlerins qu’on y héberge. De quels calculs ne faut-il pas rabattre ?

N’a-t-on pas imprimé dans Rome que l’hôpital de la Trinité avait couché et nourri pendant trois jours quatre cent quarante mille cinq cents pèlerins, et vingt-cinq mille cinq cents pèlerines, au jubilé de l’an 1600 ? Misson lui-même n’a-t-il pas dit que l’hôpital de l’Annonciade, à Naples, possède deux de nos millions de rente ?

Peut-être enfin qu’une maison de charité, fondée pour recevoir des pèlerins qui sont d’ordinaire des vagabonds, est plutôt un encouragement à la fainéantise qu’un acte d’humanité. Mais ce qui est véritablement humain, c’est qu’il y a dans Rome cinquante maisons de charité de toutes les espèces. Ces maisons de charité, de bienfaisance, sont aussi utiles et aussi respectables que les richesses de quelques monastères et de quelques chapelles sont inutiles et ridicules.

Il est beau de donner du pain, des vêtements, des remèdes, des secours en tout genre à ses frères ; mais quel besoin un saint a-t-il d’or et de diamants ? quel bien revient-il aux hommes que Notre-Dame de Lorette ait un plus beau trésor que le sultan des Turcs ? Lorette est une maison de vanité, et non de charité.

Londres, en comptant les écoles de charité, a autant de maisons de bienfaisance que Rome.

Le plus beau monument de bienfaisance qu’on ait jamais élevé est l’hôtel des Invalides, fondé par Louis XIV.

De tous les hôpitaux, celui où l’on reçoit journellement le plus de pauvres malades est l’Hôtel-Dieu de Paris. Il y en a eu souvent entre quatre à cinq mille à la fois. Dans ces cas, la multitude nuit à la charité même. C’est en même temps le réceptacle de toutes les horribles misères humaines, et le temple de la vraie vertu qui consiste à les secourir.

Il faudrait avoir souvent dans l’esprit le contraste d’une fête de Versailles, d’un opéra de Paris, où tous les plaisirs et toutes les magnificences sont réunis avec tant d’art ; et d’un hôtel-dieu, où toutes les douleurs, tous les dégoûts, et la mort, sont entassés avec tant d’horreur. C’est ainsi que sont composées les grandes villes.

Par une police admirable, les voluptés mêmes et le luxe servent la misère et la douleur. Les spectacles de Paris ont payé, année commune, un tribut de plus de cent mille écus à l’hôpital.

Dans ces établissements de charité, les inconvénients ont souvent surpassé les avantages. Une preuve des abus attachés à ces maisons, c’est que les malheureux qu’on y transporte craignent d’y être.

L’Hôtel-Dieu, par exemple, était très-bien placé autrefois dans le milieu de la ville auprès de l’Évêché. Il l’est très-mal quand la ville est trop grande, quand quatre ou cinq malades sont entassés dans chaque lit, quand un malheureux donne le scorbut à son voisin dont il reçoit la vérole, et qu’une atmosphère empestée répand les maladies incurables et la mort, non-seulement dans cet hospice destiné pour rendre les hommes à la vie, mais dans une grande partie de la ville à la ronde.

L’inutilité, le danger même de la médecine en ce cas, sont démontrés. S’il est si difficile qu’un médecin connaisse et guérisse une maladie d’un citoyen bien soigné dans sa maison, que sera-ce de cette multitude de maux compliqués, accumulés les uns sur les autres dans un lieu pestiféré ?

En tout genre souvent, plus le nombre est grand, plus mal on est.

M. de Chamousset, l’un des meilleurs citoyens et des plus attentifs au bien public, a calculé, par des relevés fidèles, qu’il meurt un quart des malades à l’Hôtel-Dieu, un huitième à l’hôpital de la Charité, un neuvième dans les hôpitaux de Londres, un trentième dans ceux de Versailles.

Dans le grand et célèbre hôpital de Lyon, qui a été longtemps un des mieux administrés de l’Europe, il ne mourait qu’un quinzième des malades, année commune.

On a proposé souvent de partager l’Hôtel-Dieu de Paris en plusieurs hospices mieux situés, plus aérés, plus salutaires ; l’argent a manqué pour cette entreprise.

Curtæ nescio quid semper abest rei.

(Hor., lib. III, od. xxiv.)

On en trouve toujours quand il s’agit d’aller faire tuer des hommes sur la frontière : il n’y en a plus quand il faut les sauver. Cependant l’Hôtel-Dieu de Paris possède plus d’un million de revenu, qui augmente chaque année, et les Parisiens l’ont doté à l’envi.

On ne peut s’empêcher de remarquer ici que Germain Brice, dans sa Description de Paris, en parlant de quelques legs faits par le premier président de Bellièvre à la salle de l’Hôtel-Dieu nommée Saint-Charles, dit « qu’il faut lire cette belle inscription gravée en lettres d’or dans une grande table de marbre, de la composition d’Olivier Patra de l’Académie française, un des plus beaux esprits de son temps, dont on a des plaidoyers fort estimés :

« Qui que tu sois qui entres dans ce saint lieu, tu n’y verras presque partout que des fruits de la charité du grand Pomponne. Les brocarts d’or et d’argent, et les beaux meubles qui paraient autrefois sa chambre, par une heureuse métamorphose servent maintenant aux nécessités des malades. Cet homme divin qui fut l’ornement et les délices de son siècle, dans le combat même de la mort, a pensé au soulagement des affligés. Le sang de Bellièvre s’est montré dans toutes les actions de sa vie. La gloire de ses ambassades n’est que trop connue, etc. »

L’utile Chamousset fit mieux que Germain Brice et Olivier Patni, l’un des plus beaux esprits du temps ; voici le plan dont il proposa de se charger à ses frais, avec une compagnie solvable.

Les administrateurs de l’Hôtel-Dieu portaient en compte la valeur de cinquante livres pour chaque malade, ou mort, ou guéri. M. de Chamousset et sa compagnie offraient de gérer pour cinquante livres seulement par guérison. Les morts allaient par-dessus le marché, et étaient à sa charge.

La proposition était si belle qu’elle ne fut point acceptée. On craignit qu’il ne pût la remplir. Tout abus qu’on veut réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus de crédit que les réformateurs.

Une chose non moins singulière est que l’Hôtel-Dieu a seul le privilége de vendre la chair en carême à son profit, et il y perd. M. de Chamousset offrit de faire un marché où l’Hôtel-Dieu gagnerait : on le refusa, et on chassa le boucher qu’on soupçonna de lui avoir donné l’avis[3].

Ainsi chez les humains, par un abus fatal,
Le bien le plus parfait est la source du mal.

(Henriade, chant V, 43-44.)





  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Cicéron n’a pas employé cette expression : il a dit charitas liberorum (Brutus, ep. 12), charitas patriœ (Pro Sexto, 53), charitates patriœ (De Officiis, I, 17). (B.)
  3. En 1775, sous l’administration de M. Turgot, ce privilége ridicule de l’Hôtel-Dieu fut détruit et remplacé par un impôt sur l’entrée de la viande. Le peuple de Paris était réduit auparavant à n’avoir pendant tout le carême qu’une nourriture malsaine et très-chère. Cependant quelques hommes ont osé regretter cet ancien usage, non qu’ils le crussent utile, mais parce qu’il était un monument du pouvoir que le clergé avait eu trop longtemps sur l’ordre public, et que sa destruction avançait la décadence de ce pouvoir. En 1629, on tuait six bœufs à l’Hôtel-Dieu pendant le carême, deux cents en 1605, cinq cents en 1708, quinze cents en 1750 ; on en consomme aujourd’hui près de neuf mille. (K.)


Chant, musique, mélopée, gesticulation, saltation

Charité

Charlatan