Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Chant musique mélopée gesticulation saltation

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Éd. Garnier - Tome 18
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CHANT, MUSIQUE, MÉLOPÉE,

GESTICULATION, SALTATION[1].


Questions sur ces objets.

Un Turc pourra-t-il concevoir que nous ayons une espèce de chant pour le premier de nos mystères, quand nous le célébrons en musique ; une autre espèce, que nous appelons des motets, dans le même temple ; une troisième espèce à l’Opéra ; une quatrième à l’Opéra-Comique ?

De même pouvons-nous imaginer comment les anciens soufflaient dans leurs flûtes, récitaient sur leurs théâtres, la tête couverte d’un énorme masque ; et comment leur déclamation était notée ?

On promulguait les lois dans Athènes à peu près comme on chante dans Paris un air du Pont-Neuf. Le crieur public chantait un édit en se faisant accompagner d’une lyre.

C’est ainsi qu’on crie dans Paris, la rose et le bouton sur un ton, vieux passements d’argent à vendre sur un autre ; mais dans les rues de Paris on se passe de lyre.

Après la victoire de Chéronée, Philippe, père d’Alexandre, se mit à chanter le décret par lequel Démosthène lui avait fait déclarer la guerre, et battit du pied la mesure. Nous sommes fort loin de chanter dans nos carrefours nos édits sur les finances et sur les deux sous pour livre.

Il est très-vraisemblable que la mélopée, regardée par Aristote, dans sa Poétique, comme une partie essentielle de la tragédie, était un chant uni et simple comme celui de ce qu’on nomme la préface à la messe, qui est, à mon avis, le chant grégorien, et non l’ambrosien, mais qui est une vraie mélopée.

Quand les Italiens firent revivre la tragédie au XVIe siècle, le récit était une mélopée, mais qu’on ne pouvait noter : car qui peut noter des inflexions de voix qui sont des huitièmes, des seizièmes de ton ? on les apprenait par cœur. Cet usage fut reçu en France quand les Français commencèrent à former un théâtre, plus d’un siècle après les Italiens. La Sophonisbe de Mairet se chantait comme celle du Trissin, mais plus grossièrement ; car on avait alors le gosier un peu rude à Paris, ainsi que l’esprit. Tous les rôles des acteurs, mais surtout des actrices, étaient notés de mémoire par tradition. Mlle Beauval, actrice du temps de Corneille, de Racine et de Molière, me récita, il y a quelque soixante ans et plus, le commencement du rôle d’Émilie dans Cinna, tel qu’il avait été débité dans les premières représentations par la Beaupré[2].

Cette mélopée ressemblait à la déclamation d’aujourd’hui beaucoup moins que notre récit moderne ne ressemble à la manière dont on lit la gazette.

Je ne puis mieux comparer cette espèce de chant, cette mélopée, qu’à l’admirable récitatif de Lulli, critiqué par les adorateurs des doubles croches, qui n’ont aucune connaissance du génie de notre langue, et qui veulent ignorer combien cette mélodie fournit de secours à un acteur ingénieux et sensible.

La mélopée théâtrale périt avec la comédienne Duclos, qui n’ayant pour tout mérite qu’une belle voix, sans esprit et sans âme, rendit enfin ridicule ce qui avait été admiré dans la des Œillets et dans la Champmêlé.

Aujourd’hui on joue la tragédie sèchement : si on ne la réchauffait point par le pathétique du spectacle et de l’action, elle serait très-insipide. Notre siècle, recommandable par d’autres endroits, est le siècle de la sécheresse.

Est-il vrai que chez les Romains un acteur récitait, et un autre faisait les gestes ?

Ce n’est point par méprise que l’abbé Dubos imagina cette plaisante façon de déclamer. Tite-Live, qui ne néglige jamais de nous instruire des mœurs et des usages des Romains, et qui en cela est plus utile que l’ingénieux et satirique Tacite ; Tite-Live, dis-je, nous apprend[3] qu’Andronicus, s’étant enroué en chantant dans les intermèdes, obtint qu’un autre chantât pour lui tandis qu’il exécuterait la danse, et que de là vint la coutume de partager les intermèdes entre les danseurs et les chanteurs. « Dicitur cantum egisse magis vigente motu quum nihil vocis usus impediebat. » Il exprima le chant par la danse ; « cantum egisse magis vigente motu », avec des mouvements plus vigoureux.

Mais on ne partagea point le récit de la pièce entre un acteur qui n’eût fait que gesticuler, et un autre qui n’eût que déclamé. La chose aurait été aussi ridicule qu’impraticable. L’art des pantomimes, qui jouent sans parler, est tout différent, et nous en avons vu des exemples très-frappants ; mais cet art ne peut plaire que lorsqu’on représente une action marquée, un événement théâtral qui se dessine aisément dans l’imagination du spectateur. On peut représenter Orosmane tuant Zaïre, et se tuant lui-même ; Sémiramis se traînant, blessée, sur les marches du tombeau de Ninus, et tendant les bras à son fils. On n’a pas besoin de vers pour exprimer ces situations par des gestes, au son d’une symphonie lugubre et terrible. Mais comment deux pantomimes peindront-ils la dissertation de Maxime et de Cinna sur les gouvernements monarchiques et populaires ?

À propos de l’exécution théâtrale chez les Romains, l’abbé Dubos dit que les danseurs dans les intermèdes étaient toujours en robe. La danse exige un habit plus leste. On conserve précieusement dans le pays de Vaud une grande salle de bains bâtie par les Romains, dont le pavé est en mosaïque. Cette mosaïque, qui n’est point dégradée, représente des danseurs vêtus précisément comme les danseurs de l’Opéra. On ne fait pas ces observations pour relever des erreurs dans Dubos ; il n’y a nul mérite dans le hasard d’avoir vu ce monument antique qu’il n’avait point vu ; et on peut d’ailleurs être un esprit très-solide et très-juste, en se trompant sur un passage de Tite-Live.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Voltaire, dans ce passage, établit, pour ainsi dire, l’ordre de succession des tragédiennes célèbres. À la demoiselle Beaupré, qui, en 1639, créa le rôle d’Émilie au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, succéda Mme des Œillets, l’Hermione d’Andromaque, l’Agrippine de Britannicus, morte à l’âge de quarante-neuf ans, le 25 octobre 1670. Elle fut remplacée par Marie Desmares, femme de Charles Cheviller, sieur de Champmêlé, qui, du théâtre du Marais où elle débuta en 1669, passa successivement à l’hôtel de Bourgogne et au théâtre de la rue Guénégaud. Elle était née à Rouen en 1641, et mourut à Paris le 15 mars 1698.

    Mlle Beauval, que Voltaire connut vieille et retirée, avait joué avec un égal succès les reines et les soubrettes ; elle s’appelait Jeanne Ollivier Bourguignon et avait épousé un acteur, Jean Pitel, sieur de Beauval. Tous deux entrèrent, en 1670, dans la troupe de Molière, et passèrent en 1673 à l’hôtel de Bourgogne. Mlle Beauval quitta la scène le 8 mars 1704 et mourut le 20 mars 1720.

    Anne-Marie Châteauneuf, dite Duclos, après avoir débuté sans succès à l’Opéra, se fit tragédienne en 1693, doubla d’abord la Champmêlé et en recueillit l’héritage. Retirée le 17 mars 1730, elle mourut le 18 juin 1748. (E. B.)

  3. Livre VII. (Note de Voltaire.)


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