Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Denis (saint)

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Éd. Garnier - Tome 18
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DENIS (SAINT) L’ARÉOPAGITE,

et la fameuse éclipse[1].

L’auteur de l’article Apocryphe a négligé une centaine d’ouvrages reconnus pour tels, et qui, étant entièrement oubliés, semblaient ne pas mériter d’entrer dans sa liste. Nous avons cru devoir ne pas omettre saint Denis, surnommé l’Aréopagite, qu’on a prétendu longtemps avoir été disciple de saint Paul et d’un Hiérothée, compagnon de saint Paul, qu’on n’a jamais connu. Il fut, dit-on, sacré évêque d’Athènes par saint Paul lui-même. Il est dit dans sa Vie qu’il alla rendre une visite dans Jérusalem à la sainte Vierge, et qu’il la trouva si belle et si majestueuse qu’il fut tenté de l’adorer.

Après avoir longtemps gouverné l’Église d’Athènes, il alla conférer avec saint Jean l’Évangéliste à Éphèse, ensuite à Rome avec le pape Clément ; de là il alla exercer son apostolat en France ; « et sachant, dit l’histoire, que Paris était une ville riche, peuplée, abondante, et comme la capitale des autres, il vint y planter une citadelle pour battre l’enfer et l’infidélité en ruine ».

On le regarda très-longtemps comme le premier évêque de Paris. Harduinus, l’un de ses historiens, ajoute qu’à Paris on l’exposa aux bêtes ; mais qu’ayant fait le signe de la croix sur elles, les bêtes se prosternèrent à ses pieds. Les païens parisiens le jetèrent alors dans un four chaud ; il en sortit frais et en parfaite santé. On le crucifia ; quand il fut crucifié, il se mit à prêcher du haut de la potence.

On le ramena en prison avec Rustique et Éleuthère, ses compagnons. Il y dit la messe ; saint Rustique servit de diacre, et Éleuthère de sous-diacre. Enfin on les mena tous trois à Montmartre, et on leur trancha la tête, après quoi ils ne dirent plus de messe.

Mais, selon Harduinus, il arriva un bien plus grand miracle : le corps de saint Denis se leva debout, prit sa tête entre ses mains ; les anges l’accompagnaient en chantant : Gloria tibi, Domine, alleluia. Il porta sa tête jusqu’à l’endroit où on lui bâtit une église, qui est la fameuse église de Saint-Denis.

Métaphraste, Harduinus, Hincmar, évêque de Reims, disent qu’il fut martyrisé à l’âge de quatre-vingt-onze ans ; mais le cardinal Baronius prouve qu’il en avait cent dix[2], en quoi il est suivi par Ribadeneira, savant auteur de la Fleur des saints. C’est sur quoi nous ne prenons point de parti.

On lui attribue dix-sept ouvrages, dont malheureusement nous avons perdu six. Les onze qui nous restent ont été traduits du grec par Jean Scot, Hugues de Saint-Victor, Albert dit le Grand, et plusieurs autres savants illustres.

Il est vrai que depuis que la saine critique s’est introduite dans le monde, on est convenu que tous les livres qu’on attribue à Denis furent écrits par un imposteur l’an 362 de notre ère[3], et il ne reste plus sur cela de difficultés.


DE LA GRANDE ÉCLIPSE OBSERVÉE PAR DENIS.

Ce qui a surtout excité une grande querelle entre les savants, c’est ce que rapporte un des auteurs inconnus de la Vie de saint Denis. On a prétendu que ce premier évêque de Paris étant en Égypte dans la ville de Diospolis, ou No-Ammon, à l’âge de vingt-cinq ans, et n’étant pas encore chrétien, il y fut témoin, avec un de ses amis, de la fameuse éclipse du soleil arrivée dans la pleine lune à la mort de Jésus-Christ, et qu’il s’écria en grec : Ou Dieu pâtit, ou il s’afflige avec le patient.

Ces paroles ont été diversement rapportées par divers auteurs ; mais dès le temps d’Eusèbe de Césarée, on prétendait que deux historiens, l’un nommé Phlégon et l’autre Thallus, avaient fait mention de cette éclipse miraculeuse. Eusèbe de Césarée cite Phlégon ; mais nous n’avons plus ses ouvrages. Il disait, à ce qu’on prétend, que cette éclipse arriva la quatrième année de la deux centième olympiade, qui serait la dix-huitième année de Tibère. Il y a sur cette anecdote plusieurs leçons, et on peut se défier de toutes, d’autant plus qu’il reste à savoir si on comptait encore par olympiades du temps de Phlégon : ce qui est fort douteux.

Ce calcul important intéressa tous les astronomes ; Hodgson, Whiston, Gale Maurice[4] et le fameux Halley, ont démontré qu’il n’y avait point eu d’éclipsé de soleil cette année ; mais que dans la première année de la deux cent deuxième olympiade, le 24 novembre, il en arriva une qui obscurcit le soleil pendant deux minutes à une heure et un quart à Jérusalem.

On a encore été plus loin ; un jésuite nommé Greslon prétendit que les Chinois avaient conservé dans leurs annales la mémoire d’une éclipse arrivée à peu près dans ce temps-là, contre l’ordre de la nature. On pria les mathématiciens d’Europe d’en faire le calcul. Il était assez plaisant de prier des astronomes de calculer une éclipse qui n’était pas naturelle. Enfin il fut avéré que les annales de la Chine ne parlent en aucune manière de cette éclipse[5].

Il résulte de l’histoire de saint Denis l’Aréopagite, et du passage de Phlégon, et de la lettre du jésuite Greslon, que les hommes aiment fort à en imposer. Mais cette prodigieuse multitude de mensonges, loin de faire du tort à la religion chrétienne, ne sert au contraire qu’à en prouver la divinité, puisqu’elle s’est affermie de jour en jour malgré eux.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Baronius, tome II, page 37. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez Cave, (Id.) — C’est-à-dire son Script, ecclesiast. hist. litt., à l’année 362.
  4. C’est d’après l’édition en douze volumes in-8o qu’au lieu de Gale, Maurice, j’écris Gale Maurice, sans toutefois garantir l’orthographe du nom de ce personnage, qui fut, à ce qu’on croit, un des calculateurs employés par Halley. (B.)
  5. Voyez l’article Éclipse.
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