Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/G
Ce mot vient de gal, qui d’abord signifia gaieté et réjouissance, ainsi qu’on le voit dans Alain Chartier et dans Froissard : on trouve même dans le Roman de la Rose, galandé, pour signifier orné, paré.
La belle fut bien atornée,
Et d’un filet d’or galandée.
Il est probable que le gala des Italiens, et le galan des Espagnols, sont dérivés du mot gal, qui paraît originairement celtique : de là se forma insensiblement galant, qui signifie un homme empressé à plaire. Ce mot reçut une signification plus noble dans les temps de la chevalerie, où ce désir de plaire se signalait par des combats. Se conduire galamment, se tirer d’affaire galamment, veut même encore dire se conduire en homme de cœur. Un galant homme, chez les Anglais, signifie un homme de courage ; en France, il veut dire de plus : un homme à nobles procédés. Un homme galant est tout autre chose qu’un galant homme ; celui-ci tient plus de l’honnête homme, celui-là se rapproche plus du petit-maître, de l’homme à bonnes fortunes. Être galant, en général, c’est chercher à plaire par des soins agréables, par des empressements flatteurs. Il a été très-galant avec ces dames veut dire
- seulement il a montré quelque chose de plus que de la politesse ; mais être le galant d’une dame a une signification plus forte ; cela signifie être son amant : ce mot n’est presque plus d’usage que dans les vers familiers. Un galant est non-seulement un homme à bonnes fortunes, mais ce mot porte avec soi quelque idée de hardiesse, et même d’effronterie ; c’est en ce sens que La Fontaine a dit :
Mais un galant, chercheur de pucelages.
Ainsi le même mot se prend en plusieurs sens. Il en est de même de galanterie, qui signifie tantôt coquetterie dans l’esprit, paroles flatteuses, tantôt présent de petits bijoux, tantôt intrigue avec une femme ou plusieurs : et même depuis peu il a signifié ironiquement faveurs de Vénus : ainsi, dire des galanteries, donner des galanteries, avoir des galanteries, attraper une galanterie, sont des choses toutes différentes. Presque tous les termes qui entrent fréquemment dans la conversation reçoivent ainsi beaucoup de nuances qu’il est difficile de démêler : les mots techniques ont une signification plus précise et moins arbitraire.
Garant est celui qui se rend responsable de quelque chose envers quelqu’un, et qui est obligé de l’en faire jouir. Le mot garant vient du celte et du tudesque warrant. Nous avons changé en G tous les doubles W des termes que nous avons conservés de ces anciens langages. Warrant signifie encore, chez la plupart des nations du Nord, assurance, garantie ; et c’est en ce sens qu’il veut dire en anglais édit du roi, comme signifiant promesse du roi. Lorsque, dans le moyen âge, les rois faisaient des traités, ils étaient garantis de part et d’autre par plusieurs chevaliers qui juraient de faire observer le traité, et même qui le signaient, lorsque par hasard ils savaient écrire. Quand l’empereur Frédéric-Barberousse céda tant de droits au pape Alexandre III, dans le célèbre congrès de Venise, en 1177, l’empereur mit son sceau à l’instrument que le pape et les cardinaux signèrent. Douze princes de l’empire garantirent le traité par un serment sur l’Évangile ; mais aucun d’eux ne signa. Il n’est point dit que le doge de Venise garantit cette paix, qui se fit dans son palais.
Lorsque Philippe-Auguste conclut la paix en 1200 avec Jean, roi d’Angleterre, les principaux barons de France et ceux de Normandie en jurèrent l’observation, comme cautions, comme parties garantes. Les Français firent serment de combattre le roi de France s’il manquait à sa parole ; et les Normands, de combattre leur souverain s’il ne tenait pas la sienne.
Un connétable de Montmorency ayant traité avec un comte de la Marche, en 1227, pendant la minorité de Louis IX, jura l’observation du traité sur l’âme du roi.
L’usage de garantir les États d’un tiers était très-ancien sous un nom différent. Les Romains garantirent ainsi les possessions de plusieurs princes d’Asie et d’Afrique, en les prenant sous leur protection, en attendant qu’ils s’emparassent des terres protégées.
On doit regarder comme une garantie réciproque l’alliance ancienne de la France et de la Castille de roi à roi, de royaume à royaume, et d’homme à homme.
On ne voit guère de traité où la garantie des États d’un tiers soit expressément stipulée, avant celui que la médiation de Henri IV fit conclure entre l’Espagne et les États-Généraux en 1609. Il obtint que le roi d’Espagne Philippe III reconnût les Provinces-Unies pour libres et souveraines. Il signa et fit même signer au roi d’Espagne la garantie de cette souveraineté des sept Provinces ; et la république reconnut qu’elle lui devait sa liberté. C’est surtout dans nos derniers temps que les traités de garantie ont été plus fréquents. Malheureusement ces garanties ont quelquefois produit des ruptures et des guerres, et on a reconnu que la force est le meilleur garant qu’on puisse avoir.
S’il y a jamais eu une réputation bien fondée, c’est celle de Gargantua. Cependant il s’est trouvé dans ce siècle philosophique et critique des esprits téméraires qui ont osé nier les prodiges de ce grand homme, et qui ont poussé le pyrrhonisme jusqu’à douter qu’il ait jamais existé.
Comment se peut-il faire, disent-ils, qu’il y ait eu au xvie siècle un héros dont aucun contemporain, ni saint Ignace, ni le cardinal Cajetan, ni Galilée, ni Guichardin, n’ont jamais parlé, et sur lequel on n’a jamais trouvé la moindre note dans les registres de la Sorbonne ?
Feuilletez les histoires de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Espagne, etc., vous n’y voyez pas un mot de Gargantua. Sa vie entière, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, n’est qu’un tissu de prodiges inconcevables.
Sa mère Gargamelle accouche de lui par l’oreille gauche. À peine est-il né qu’il crie à boire d’une voix terrible, qui est entendue dans la Beauce et dans le Vivarais. Il fallut seize aunes de drap pour sa seule braguette, et cent peaux de vaches brunes pour ses souliers. Il n’avait pas encore douze ans qu’il gagna une grande bataille et fonda l’abbaye de Thélême. On lui donna pour femme Mme Badebec, et il est prouvé que Badebec est un nom syriaque.
On lui fait avaler six pèlerins dans une salade. On prétend qu’il a pissé la rivière de Seine, et que c’est à lui seul que les Parisiens doivent ce beau fleuve.
Tout cela paraît contre la nature à nos philosophes, qui ne veulent pas même assurer les choses les plus vraisemblables, à moins qu’elles ne soient bien prouvées.
Ils disent que si les Parisiens ont toujours cru à Gargantua, ce n’est pas une raison pour que les autres nations y croient ; que si Gargantua avait fait un seul des prodiges qu’on lui attribue, toute la terre en aurait retenti, toutes les chroniques en auraient parlé, que cent monuments l’auraient attesté. Enfin ils traitent sans façon les Parisiens qui croient à Gargantua de badauds ignorants, de superstitieux imbéciles, parmi lesquels il se glisse des hypocrites qui feignent de croire à Gargantua pour avoir quelque prieuré de l’abbaye de Thélême.
Le révérend P. Viret, cordelier à la grand’manche, confesseur de filles, et prédicateur du roi, a répondu à nos pyrrhoniens d’une manière invincible. Il prouve très-doctement que si aucun écrivain, excepté Rabelais, n’a parlé des prodiges de Gargantua, aucun historien aussi ne les a contredits[4] ; que le sage de Thou même, qui croit aux sortiléges, aux prédictions et à l’astrologie, n’a jamais nié les miracles de Gargantua. Ils n’ont pas même été révoqués en doute par La Mothe Le Vayer. Mézerai les a respectés au point qu’il n’en dit pas un seul mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais en a été témoin ; il ne pouvait être ni trompé ni trompeur. Pour peu qu’il se fût écarté de la vérité, toutes les nations de l’Europe se seraient élevées contre lui ; tous les gazetiers, tous les faiseurs de journaux, auraient crié à la fraude, à l’imposture.
En vain les philosophes, qui répondent à tout, disent qu’il n’y avait ni journaux ni gazettes dans ce temps-là. On leur réplique qu’il y avait l’équivalent, et cela suffit. Tout est impossible dans l’histoire de Gargantua, et c’est par cela même qu’elle est d’une vérité incontestable : car si elle n’était pas vraie, on n’aurait jamais osé l’imaginer ; et la grande preuve qu’il la faut croire, c’est qu’elle est incroyable.
Ouvrez tous les mercures, tous les journaux de Trévoux, ces ouvrages immortels qui sont l’instruction du genre humain, vous n’y trouverez pas une seule ligne où l’on révoque l’histoire de Gargantua en doute. Il était réservé à notre siècle de produire des monstres qui établissent un pyrrhonisme affreux, sous prétexte qu’ils sont un peu mathématiciens, et qu’ils aiment la raison, la vérité, et la justice. Quelle pitié ! je ne veux qu’un argument pour les confondre.
Gargantua fonda l’abbaye de Thélême. On ne trouve point ses titres, il est vrai, jamais elle n’en eut ; mais elle existe, elle possède dix mille pièces d’or de rente. La rivière de Seine existe, elle est un monument éternel du pouvoir de la vessie de Gargantua. De plus, que vous coûte-t-il de le croire ? Ne faut-il pas embrasser le parti le plus sûr ? Gargantua peut vous procurer de l’argent, des honneurs et du crédit. La philosophie ne vous donnera jamais que la satisfaction de l’âme : c’est bien peu de chose. Croyez à Gargantua, vous dis-je ; pour peu que vous soyez avare, ambitieux et fripon, vous vous en trouverez très-bien.
Relation des affaires publiques. Ce fut au commencement du xvie siècle que cet usage utile fut inventé à Venise, dans le temps que l’Italie était encore le centre des négociations de l’Europe, et que Venise était toujours l’asile de la liberté. On appela ces feuilles, qu’on donnait une fois par semaine, Gazettes, du nom de Gazetta, petite monnaie revenant à un de nos demi-sous, qui avait cours à Venise. Cet exemple fut ensuite imité dans toutes les grandes villes de l’Europe.
De tels journaux étaient établis à la Chine de temps immémorial ; on y imprime tous les jours la Gazette de l’Empire, par ordre de la cour. Si cette gazette est vraie, il est à croire que toutes les vérités n’y sont pas ; aussi ne doivent-elles pas y être.
Le médecin Théophraste Renaudot donna en France les premières gazettes en 1631, et il en eut le privilége, qui a été longtemps un patrimoine de sa famille. Ce privilége est devenu un objet important dans Amsterdam ; et la plupart des gazettes des Provinces-Unies sont encore un revenu pour plusieurs familles de magistrats, qui payent les écrivains. La seule ville de Londres a plus de douze gazettes par semaine. On ne peut les imprimer que sur du papier timbré : ce qui n’est pas une taxe indifférente pour l’État.
Les gazettes de la Chine ne regardent que cet empire ; celles de l’Europe embrassent l’univers. Quoiqu’elles soient souvent remplies de fausses nouvelles, elles peuvent cependant fournir de bons matériaux pour l’histoire, parce que d’ordinaire les erreurs d’une gazette sont rectifiées par les suivantes, et qu’on y trouve presque toutes les pièces authentiques que les souverains mêmes y font insérer. Les gazettes de France ont toujours été revues par le ministère. C’est pourquoi les auteurs ont toujours employé certaines formules qui ne paraissent pas être dans la bienséance de la société, en ne donnant le titre de monsieur qu’à certaines personnes, et celui de sieur aux autres ; les auteurs ont oublié qu’ils ne parlaient pas au nom du roi. Ces journaux publics n’ont d’ailleurs été jamais souillés par la médisance, et ont été toujours assez correctement écrits.
Il n’en est pas de même des gazettes étrangères ; celles de Londres, excepté celle de la cour, sont souvent remplies de cette indécence que la liberté de la nation autorise. Les gazettes françaises faites en ce pays ont été rarement écrites avec pureté, et n’ont pas peu servi quelquefois à corrompre la langue. Un des grands défauts qui s’y sont glissés, c’est que les auteurs, en voyant la teneur des arrêts de France, qui s’expriment suivant les anciennes formules, ont cru que ces formules étaient conformes à notre syntaxe, et ils les ont imitées dans leur narration ; c’est comme si un historien romain eût employé le style de la loi des Douze Tables. Ce n’est que dans le style des lois qu’il est permis de dire : Le roi aurait reconnu, le roi aurait établi une loterie ; mais il faut que le gazetier dise : Nous apprenons que le roi a établi, et non pas aurait établi une loterie, etc. ; nous apprenons que les Français ont pris Minorque, et non pas auraient pris Minorque. Le style de ces écrits doit être de la plus grande simplicité ; les épithètes y sont ridicules. Si le parlement a eu une audience du roi, il ne faut pas dire : « Cet auguste corps a eu une audience du roi ; ces pères de la patrie sont revenus à cinq heures précises. » On ne doit jamais prodiguer ces titres ; il ne faut les donner que dans les occasions où ils sont nécessaires. « Son Altesse dîna avec Sa Majesté ; et Sa Majesté mena ensuite Son Altesse à la comédie ; après quoi Son Altesse joua avec Sa Majesté ; et les autres Altesses et Leurs Excellences messieurs les ambassadeurs assistèrent au repas que Sa Majesté donna à Leurs Altesses. » C’est une affectation servile qu’il faut éviter. Il n’est pas nécessaire de dire que les termes injurieux ne doivent jamais être employés, sous quelque prétexte que ce puisse être.
À l’imitation des gazettes politiques, on commença en France à imprimer des gazettes littéraires en 1665 : car les premiers journaux ne furent en effet que de simples annonces des livres nouveaux imprimés en Europe ; bientôt après on y joignit une critique raisonnée. Elle déplut à plusieurs auteurs, toute modérée qu’elle était. Nous ne parlerons ici que de ces gazettes littéraires dont on surchargea le public, qui avait déjà de nombreux journaux de tous les pays de l’Europe où les sciences sont cultivées. Ces gazettes parurent vers l’an 1723, à Paris, sous plusieurs noms différents : Nouvelliste du Parnasse, Observations sur les écrits modernes, etc. La plupart ont été faites uniquement pour gagner de l’argent ; et comme on n’en gagne point à louer des auteurs, la satire fît d’ordinaire le fond de ces écrits. On y mêla souvent des personnalités odieuses, la malignité en procura le débit ; mais la raison et le bon goût, qui prévalent toujours à la longue, les firent tomber dans le mépris et dans l’oubli.
Les théologiens ont écrit des volumes pour tâcher de concilier saint Matthieu avec saint Luc sur la généalogie de Jésus-Christ. Le premier ne compte[7] que vingt-sept générations depuis David par Salomon, tandis que Luc[8] en met quarante-deux, et l’en fait descendre par Nathan. Voici comment le savant Calmet résout une difficulté semblable en parlant de Melchisédech. Les Orientaux et les Grecs, féconds en fables et en inventions, lui ont forgé une généalogie dans laquelle ils nous donnent les noms de ses aïeux. Mais, ajoute le judicieux bénédictin, comme le mensonge se trahit toujours par lui-même, les uns racontent sa généalogie d’une manière, les autres d’une autre. Il y en a qui soutiennent qu’il était d’une race obscure et honteuse, et il s’en est trouvé qui l’ont voulu faire passer pour illégitime.
Tout cela s’applique naturellement à Jésus, dont Melchisédech était la figure, suivant l’apôtre[9]. En effet, l’Évangile de Nicodème[10] dit expressément que les Juifs devant Pilate reprochèrent à Jésus qu’il était né de la fornication. Sur quoi le savant Fabricius observe qu’on n’est assuré par aucun témoignage digne de foi que les Juifs aient objecté à Jésus-Christ pendant sa vie, ni même aux apôtres, cette calomnie qu’ils répandirent partout dans la suite. Cependant les Actes des apôtres[11] font foi que les Juifs d’Antioche s’opposèrent, en blasphémant, à ce que Paul leur disait de Jésus ; et Origène[12] soutient que ces paroles, rapportées dans l’Évangile de saint Jean : « Nous ne sommes point nés de fornication, nous n’avons jamais servi personne », étaient de la part des juifs un reproche indirect qu’ils faisaient à Jésus sur le défaut de sa naissance et sur son état de serviteur : car ils prétendaient, comme nous l’apprend ce Père[13], que Jésus était originaire d’un petit hameau de la Judée, et avait eu pour mère une pauvre villageoise qui ne vivait que de son travail, laquelle ayant été convaincue d’adultère avec un soldat nommé Panther, fut chassée par son fiancé, qui était charpentier de profession ; qu’après cet affront, errant misérablement de lieu en lieu, elle accoucha secrètement de Jésus, lequel, se trouvant dans la nécessité, fut contraint de s’aller louer serviteur en Égypte, où, ayant appris quelques-uns de ces secrets que les Égyptiens font tant valoir, il retourna en son pays, et que, tout fier des miracles qu’il savait faire, il se proclama lui-même Dieu.
Suivant une tradition très-ancienne, ce nom de Panther, qui a donné lieu à la méprise des Juifs, était le surnom du père de Joseph, comme l’assure saint Épiphane[14] ; ou plutôt le nom propre de l’aïeul de Marie, comme l’affirme saint Jean Damascène[15].
Quant à l’état de serviteur qu’ils reprochaient à Jésus, il déclare lui-même[16] qu’il n’était pas venu pour être servi, mais pour servir. Zoroastre, selon les Arabes, avait également été serviteur d’Esdras, Épictète était même né dans la servitude ; aussi saint Cyrille de Jérusalem a grande raison de dire[17] qu’elle ne déshonore personne.
Sur l’article des miracles, nous apprenons à la vérité de Pline que les Égyptiens avaient le secret de teindre des étoffes de diverses couleurs en les plongeant dans la même cuve ; et c’est là un des miracles qu’attribue à Jésus l’Évangile de l’enfance[18] ; mais, comme nous l’apprend saint Chrysostome[19], Jésus ne fit aucun miracle avant son baptême, et ceux qu’on lui attribue sont de purs mensonges. La raison qu’en donne ce Père, c’est que la sagesse du Seigneur ne lui permettait pas d’en faire pendant son enfance, parce qu’on les aurait regardés comme des prestiges.
C’est en vain que saint Épiphane[20] prétend que de nier les miracles que quelques-uns attribuent à Jésus dans son enfance, ce serait fournir aux hérétiques un prétexte spécieux de dire qu’il ne devint fils de Dieu que par l’effusion du Saint-Esprit, qui descendit sur lui dans son baptême ; ce sont les Juifs que nous combattons ici, et non pas les hérétiques.
M. Wagenseil nous a donné la traduction latine d’un ouvrage des Juifs, intitulé Toldos Jeschu, dans lequel il est rapporté[21] que Jeschu étant à Bethléem de Juda, lieu de sa naissance, il se mit à crier tout haut : « Quels sont ces hommes méchants qui prétendent que je suis bâtard et d’une origine impure ? ce sont eux qui sont des bâtards et des hommes très-impurs. N’est-ce pas une mère vierge qui m’a enfanté ? Et je suis entré en elle par le sommet de la tête. »
Ce témoignage a paru d’un si grand poids à M. Bergier que ce savant théologien n’a point fait difficulté de l’employer sans en citer la source. Voici ses propres termes, page 23 de la Certitude des preuves du christianisme : « Jésus est né d’une vierge par l’opération du Saint-Esprit ; Jésus lui-même nous l’a ainsi assuré plusieurs fois de sa propre bouche. Tel est le récit des apôtres. » Il est certain que ces paroles de Jésus ne se trouvent que dans le Toldos Jeschu, et la certitude de cette preuve de M. Bergier subsiste, quoique saint Matthieu[22] applique à Jésus ce passage d’Isaïe[23] : « Il ne disputera point, il ne criera point, et personne n’entendra sa voix dans les rues. »
Selon saint Jérôme[24] c’est aussi une ancienne tradition parmi les gymnosophistes de l’Inde que Buddas, auteur de leur dogme, naquit d’une vierge qui l’enfanta par le côté. C’est ainsi que naquirent Jules César, Scipion l’Africain, Manlius, Édouard VI, roi d’Angleterre, et d’autres, au moyen d’une opération que les chirurgiens nomment césarienne, parce qu’elle consiste à tirer un enfant de la matrice par une incision faite à l’abdomen de la mère. Simon[25] surnommé le Magicien, et Manès, prétendaient aussi tous les deux être nés d’une vierge. Mais cela signifiait seulement que leurs mères étaient vierges lorqu’elles les conçurent. Or, pour se convaincre combien sont incertaines les marques de la virginité, il ne faut que lire la glose du célèbre évêque du Puy-en-Velai, M. de Pompignan, sur ce passage des Proverbes[26] : « Trois choses me sont difficiles à comprendre, et la quatrième m’est entièrement inconnue : la voie de l’aigle dans l’air, la voie du serpent sur le rocher, la voie d’un navire au milieu de la mer, et la voie de l’homme dans sa jeunesse. » Pour traduire littéralement ces paroles, suivant ce prélat, chap. iii, seconde partie de l’Incrédulité convaincue par les prophéties, il aurait fallu dire : viam viri in virgine adolescentula, la voie de l’homme dans une jeune fille alma[27]. La traduction de notre Vulgate, dit-il, substitue un autre sens, exact et véritable en lui-même, mais moins conforme au texte original. Enfin il confirme sa curieuse interprétation par l’analogie de ce verset avec le suivant : « Telle est la voie de la femme adultère, qui après avoir mangé s’essuie la bouche, et dit : Je n’ai point fait de mal. »
Quoi qu’il en soit, la virginité de Marie n’était pas encore généralement reconnue au commencement du iiie siècle. Plusieurs ont été dans cette opinion et y sont encore, disait saint Clément d’Alexandrie[28], que Marie est accouchée d’un fils sans que son accouchement ait produit aucun changement dans sa personne : car quelques-uns disent qu’une sage-femme l’ayant visitée après son enfantement, elle lui trouva toutes les marques de la virginité. On voit que ce Père veut parler de l’Évangile de la nativité de Marie, où l’ange Gabriel lui dit[29] : « Sans mélange d’homme, vierge vous concevrez, vierge vous enfanterez, vierge vous nourrirez » ; et du protévangile de Jacques, où la sage-femme s’écrie[30] : « Quelle merveille inouïe ! Marie vient démettre un fils au monde, et a encore toutes les marques de la virginité. » Ces deux Évangiles n’en furent pas moins déclarés apocryphes par la suite, quoiqu’ils fussent en ce point conformes au sentiment adopté par l’Église : on écarta les échafauds quand une fois l’édifice fut élevé.
Ce que Jeschu ajoute : « Je suis entré en elle par le sommet de la tête », a de même été le sentiment de l’Église[31]. Le bréviaire des maronites porte que le verbe du père est entré par l’oreille de la femme bénie. Saint Augustin et le pape Félix disent expressément que la vierge devint enceinte par l’oreille. Saint Éphrem dit la même chose dans une hymne, et Voisin, son traducteur, observe que cette pensée vient originairement de Grégoire de Néocésarée, surnommé Thaumaturge. Agobar[32] rapporte que l’Église chantait de son temps : « Le Verbe est entré par l’oreille de la Vierge, et il en est sorti par la porte dorée. » Eutychius parle aussi d’Élianus, qui assista au concile de Nicée, et qui disait que le Verbe entra par l’oreille de la Vierge, et qu’il en sortit par la voie de l’enfantement. Cet Élianus était un chorévêque, dont le nom se trouve dans la liste arabe des Pères de Nicée, publiée par Selden.
On n’ignore pas que le jésuite Sanchez a sérieusement agité la question si la vierge Marie a fourni de la semence dans l’incarnation du Christ, et qu’il s’est décidé pour l’affirmative d’après d’autres théologiens ; mais ces écarts d’une imagination licencieuse doivent être mis au rang de l’opinion de l’Arétin, qui y fait intervenir le Saint-Esprit sous la forme d’un pigeon, comme la fable dit que Jupiter changé en cygne avait visité Léda ; ou comme les premiers Pères de l’Église, tels que saint Justin, Athénagore, Tertullien, saint Clément d’Alexandrie, saint Cyprien, Lactance, saint Ambroise, et autres, ont cru, d’après les Juifs Philon et Josèphe l’historien, que les anges avaient connu charnellement les femmes et avaient engendré avec elles. Saint Augustin[33] impute même aux manichéens d’enseigner que de belles filles et de beaux garçons, apparaissant tout nus aux princes des ténèbres, qui sont les mauvais anges, font échapper de leurs membres relâchés par la concupiscence la substance vitale, que ce Père appelle la nature de Dieu. Évode[34] tranche le mot en disant que la majesté divine trouve moyen de s’échapper par les génitoires des démons.
Il est vrai que tous ces Pères croyaient les anges corporels[35] ; mais depuis que les ouvrages de Platon eurent donné l’idée de la spiritualité, on expliqua cette ancienne opinion d’un commerce charnel des anges avec les femmes en disant que le même ange qui, transformé en femme, avait reçu la semence d’un homme, se servait de cette semence pour engendrer avec une femme, auprès de laquelle il prenait à son tour la figure d’un homme. Les théologiens désignent par les termes d’incube et de succube ces différents rôles qu’ils font jouer aux anges. Les curieux peuvent lire les détails de ces dégoûtantes rêveries, page 225 des variantes de la Genèse, par Othon Gualtérius ; liv. II, chap. xv des Disquisitions magiques, par Delrio ; et chap. xiii du Discours des sorciers, par Henri Boguet.
Aucune généalogie, fût-elle réimprimée dans le Moréri, n’approche de celle de Mahomet ou Mohammed, fils d’Abdallah, fils d’Abd’all Moutaleb, fils d’Ashem ; lequel Mohammed fut, dans son jeune âge, palefrenier de la veuve Cadisha, puis son facteur, puis son mari ; puis prophète de Dieu, puis condamné à être pendu, puis conquérant et roi d’Arabie, puis mourut de sa belle mort, rassasié de gloire et de femmes.
Les barons allemands ne remontent que jusqu’à Vitikind, et nos nouveaux marquis français ne peuvent guère montrer de titres au delà de Charlemagne. Mais la race de Mahomet ou Mohammed, qui subsiste encore, a toujours fait voir un arbre généalogique dont le tronc est Adam, et dont les branches s’étendent d’Ismael jusqu’aux gentilshommes qui portent aujourd’hui le grand titre de cousins de Mahomet.
Nulle difficulté sur cette généalogie, nulle dispute entre les savants, point de faux calculs à rectifier, point de contradiction à pallier, point d’impossibilités qu’on cherche à rendre possibles.
Votre orgueil murmure de l’authenticité de ces titres. Vous me dites que vous descendez d’Adam, aussi bien que le grand prophète, si Adam est le père commun ; mais que cet Adam n’a jamais été connu de personne, pas même des anciens Arabes ; que ce nom n’a jamais été cité que dans les livres juifs ; que par conséquent vous vous inscrivez en faux contre les titres de noblesse de Mahomet ou Mohammed.
Vous ajoutez qu’en tout cas, s’il y a eu un premier homme, quel qu’ait été son nom, vous en descendez tout aussi bien que l’illustre palefrenier de Cadisha ; et que s’il n’y a point eu de premier homme, si le genre humain a toujours existé, comme tant de savants le prétendent, vous êtes gentilhomme de toute éternité.
À cela on vous réplique que vous êtes roturier de toute éternité, si vous n’avez pas vos parchemins en bonne forme.
Vous répondez que les hommes sont égaux ; qu’une race ne peut être plus ancienne qu’une autre ; que les parchemins, auxquels pend un morceau de cire, sont d’une invention nouvelle ; qu’il n’y a aucune raison qui vous oblige de céder à la famille de Mohammed, ni à celle de Confutzée, ni à celle des empereurs du Japon, ni aux secrétaires du roi du grand collége. Je ne puis combattre votre opinion par des preuves physiques, ou métaphysiques, ou morales. Vous vous croyez égal au daïri du Japon, et je suis entièrement de votre avis. Tout ce que je vous conseille, quand vous vous trouverez en concurrence avec lui, c’est d’être le plus fort.
Je dirai comment s’opère la génération, quand on m’aura enseigné comment Dieu s’y est pris pour la création.
Mais toute l’antiquité, me dites-vous, tous les philosophes, tous les cosmogonites sans exception, ont ignoré la création proprement dite. Faire quelque chose de rien a paru une contradiction à tous les penseurs anciens. L’axiome rien ne vient de rien a été le fondement de toute philosophie ; et nous demandons, au contraire, comment quelque chose peut en produire une autre ?
Je vous réponds qu’il m’est aussi impossible de voir clairement comment un être vient d’un autre être, que de comprendre comment il est arrivé du néant.
Je vois bien qu’une plante, un animal engendre son semblable ; mais telle est notre destinée, que nous savons parfaitement comment on tue un homme, et que nous ignorons comment on le fait naître.
Nul animal, nul végétal ne peut se former sans germe ; autrement une carpe pourrait naître sur un if, et un lapin au fond d’une rivière, sauf à y périr.
Vous voyez un gland, vous le jetez en terre, il devient chêne. Mais savez-vous ce qu’il faudrait pour que vous sussiez comment ce germe se développe et se change en chêne ? Il faudrait que vous fussiez Dieu.
Vous cherchez le mystère de la génération de l’homme ; dites-moi d’abord seulement le mystère qui lui donne des cheveux et des ongles ; dites-moi comment il remue le petit doigt quand il le veut.
Vous reprochez à mon système que c’est celui d’un grand ignorant : j’en conviens ; mais je vous répondrai ce que dit l’évêque d’Aire Montmorin à quelques-uns de ses confrères. Il avait eu deux enfants de son mariage avant d’entrer dans les ordres ; il les présenta, et on rit. « Messieurs, dit-il, la différence entre nous, c’est que j’avoue les miens. »
Si vous voulez quelque chose de plus sur la génération et sur les germes, lisez ou relisez ce que j’ai lu autrefois dans une de ces petites brochures qui se perdent quand elles ne sont pas enchâssées dans des volumes d’une taille un peu plus fournie[38].
La générosité est un dévouement aux intérêts des autres, qui porte à leur sacrifier ses avantages personnels. En général, au moment où l’on relâche de ses droits en faveur de quelqu’un, et qu’on lui donne plus qu’il ne peut exiger, on devient généreux. La nature, en produisant l’homme au milieu de ses semblables, lui a prescrit des devoirs à remplir envers eux. C’est dans l’obéissance à ces devoirs que consiste l’honnêteté, et c’est au delà de ces devoirs que commence la générosité. L’âme généreuse s’élève donc au-dessus de l’intention que la nature semblait avoir en la formant. Quel bonheur pour l’homme de pouvoir ainsi devenir supérieur à son être ! et quel prix ne doit point avoir à ses yeux la vertu qui lui procure cet avantage ! On peut donc regarder la générosité comme le plus sublime de tous les sentiments, comme le mobile de toutes les belles actions, et peut-être comme le germe de toutes les vertus : car il y en a peu qui ne soient essentiellement le sacrifice d’un intérêt personnel à un intérêt étranger. Il ne faut pas confondre la grandeur d’âme, la générosité, la bienfaisance et l’humanité : on peut n’avoir de la grandeur d’âme que pour soi, et l’on n’est jamais généreux qu’envers les autres ; on peut être bienfaisant sans faire de sacrifices, et la générosité en suppose toujours ; on n’exerce guère l’humanité qu’envers les malheureux et les inférieurs, et la générosité a lieu envers tout le monde. D’où il suit que la générosité est un sentiment aussi noble que la grandeur d’âme, aussi utile que la bienfaisance, et aussi tendre que l’humanité : elle est le résultat de la combinaison de ces trois vertus, et, plus parfaite qu’aucune d’elles, elle y peut suppléer. Le beau plan que celui d’un monde où tout le genre humain serait généreux ! Dans le monde tel qu’il est, la générosité est la vertu des héros ; le reste des hommes se borne à l’admirer. La générosité est de tous les états : c’est la vertu dont la pratique satisfait le plus l’amour-propre. Il est un art d’être généreux : cet art n’est pas commun ; il consiste à dérober le sacrifice que l’on fait. La générosité ne peut guère avoir de plus beau motif que l’amour de la patrie et le pardon des injures. La libéralité n’est autre chose que la générosité restreinte à un objet pécuniaire ; c’est cependant une grande vertu lorsqu’elle se propose le soulagement des malheureux. Mais il y a une économie sage et raisonnée, qui devrait toujours régler les hommes dans la dispensation de leurs bienfaits. Voici un trait de cette économie. Un prince[40] donne une somme d’argent pour l’entretien des pauvres d’une ville ; mais il fait en sorte que cette somme s’accroisse à mesure qu’elle est employée, et que bientôt elle puisse servir au soulagement de toute la province. De quel bonheur ne jouirait-on pas sur la terre si la générosité des souverains avait toujours été dirigée par les mêmes vues !
On fait des générosités à ses amis, des libéralités à ses domestiques, des aumônes aux pauvres.
L’écrivain sacré s’étant conformé aux idées reçues, et n’ayant pas dû s’en écarter, puisque sans cette condescendance il n’aurait pas été entendu, il ne nous reste que quelques remarques à faire sur la physique de ces temps reculés : car pour la théologie, nous la respectons, nous y croyons, et nous n’y touchons jamais.
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »
C’est ainsi qu’on a traduit ; mais la traduction n’est pas exacte. Il n’y a pas d’homme un peu instruit qui ne sache que le texte porte : « Au commencement, les dieux firent ou les dieux fit le ciel et la terre. » Cette leçon d’ailleurs est conforme à l’ancienne idée des Phéniciens, qui avaient imaginé que Dieu employa des dieux inférieurs pour débrouiller le chaos, le chautereb. Les Phéniciens étaient depuis longtemps un peuple puissant, qui avait sa théogonie avant que les Hébreux se fussent emparés de quelques cantons vers son pays. Il est bien naturel de penser que quand les Hébreux eurent enfin un petit établissement vers la Phénicie, ils commencèrent à apprendre la langue. Alors leurs écrivains purent emprunter l’ancienne physique de leurs maîtres : c’est la marche de l’esprit humain.
Dans le temps où l’on place Moïse, les philosophes phéniciens en savaient-ils assez pour regarder la terre comme un point, en comparaison de la multitude infinie de globes que Dieu a placés dans l’immensité de l’espace qu’on nomme le ciel ? Cette idée si ancienne et si fausse, que le ciel fut fait pour la terre, a presque toujours prévalu chez le peuple ignorant. C’est à peu près comme si on disait que Dieu créa toutes les montagnes et un grain de sable, et qu’on s’imaginât que ces montagnes ont été faites pour ce grain de sable. Il n’est guère possible que les Phéniciens, si bons navigateurs, n’eussent pas quelques bons astronomes ; mais les vieux préjugés prévalaient, et ces vieux préjugés[42] durent être ménagés par l’auteur de la Genèse, qui écrivait pour enseigner les voies de Dieu, et non la physique :
« La terre était tohu-bohu et vide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »
Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac, tonnerre, bombe. La terre n’était point encore formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encore arrangée. L’esprit de Dieu signifie à la lettre le souffle, le vent, qui agitait les eaux. Cette idée est exprimée dans les fragments de l’auteur phénicien Sanchoniathon. Les Phéniciens croyaient, comme tous les autres peuples, la matière éternelle. Il n’y a pas un seul auteur dans l’antiquité qui ait jamais dit qu’on eût tiré quelque chose du néant. On ne trouve même dans toute la Bible aucun passage où il soit dit que la matière ait été faite de rien : non que la création de rien ne soit très-vraie, mais cette vérité n’était pas connue des Juifs charnels.
Les hommes furent toujours partagés sur la question de l’éternité du monde, mais jamais sur l’éternité de la matière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gigni
De nihilo nihilum, in nihilum nil posse reverti.
Voilà l’opinion de toute l’antiquité.
« Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite ; et il vit que la lumière était bonne ; et il divisa la lumière des ténèbres ; et il appela la lumière jour, et les ténèbres nuit ; et le soir et le matin furent un jour. Et Dieu dit aussi : Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux des eaux ; et Dieu fit le firmament ; et il divisa les eaux au-dessus du firmament des eaux au-dessous du firmament ; et Dieu appela le firmament ciel ; et le soir et le matin fit le second jour, etc. ; et il vit que cela était bon. »
Commençons par examiner si l’évêque d’Avranches Huet, Leclerc, etc., n’ont pas évidemment raison contre ceux qui prétendent trouver ici un trait d’éloquence sublime.
Cette éloquence n’est affectée dans aucune histoire écrite par les Juifs. Le style est ici de la plus grande simplicité, comme dans le reste de l’ouvrage. Si un orateur, pour faire connaître la puissance de Dieu, employait seulement cette expression : « Il dit que la lumière soit, et la lumière fut », ce serait alors du sublime. Tel est ce passage d’un psaume : Dixit, et facta sunt. C’est un trait qui, étant unique en cet endroit, et placé pour faire une grande image, frappe l’esprit et l’enlève. Mais ici c’est le narré le plus simple. L’auteur juif ne parle pas de la lumière autrement que des autres objets de la création ; il dit également à chaque article : et Dieu vit que cela était bon. Tout est sublime dans la création, sans doute ; mais celle de la lumière ne l’est pas plus que celle de l’herbe des champs : le sublime est ce qui s’élève au-dessus du reste, et le même tour règne partout dans ce chapitre.
C’était encore une opinion fort ancienne, que la lumière ne venait pas du soleil. On la voyait répandue dans l’air avant le lever et après le coucher de cet astre ; on s’imaginait que le soleil ne servait qu’à la pousser plus fortement. Aussi l’auteur de la Genèse se conforme-t-il à cette erreur populaire, et même il ne fait créer le soleil et la lune que quatre jours après la lumière. Il était impossible qu’il y eût un matin et un soir avant qu’il existât un soleil. L’auteur inspiré daignait descendre aux préjugés vagues et grossiers de la nation. Dieu ne prétendait pas enseigner la philosophie aux Juifs. Il pouvait élever leur esprit jusqu’à la vérité ; mais il aimait mieux descendre jusqu’à eux. On ne peut trop répéter cette solution.
La séparation de la lumière et des ténèbres n’est pas d’une autre physique ; il semble que la nuit et le jour fussent mêlés ensemble comme des grains d’espèces différentes que l’on sépare les uns des autres. On sait assez que les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière, et qu’il n’y a de lumière en effet qu’autant que nos yeux reçoivent cette sensation ; mais on était alors bien loin de connaître ces vérités.
L’idée d’un firmament est encore de la plus haute antiquité. On s’imaginait que les cieux étaient très solides, parce qu’on y voyait toujours les mêmes phénomènes. Les cieux roulaient sur nos têtes, ils étaient donc d’une matière fort dure. Le moyen de supputer combien les exhalaisons de la terre et des mers pouvaient fournir d’eau aux nuages ? Il n’y avait point de Halley qui pût faire ce calcul. On se figurait donc des réservoirs d’eau dans le ciel. Ces réservoirs ne pouvaient être portés que sur une bonne voûte ; on voyait à travers cette voûte, elle était donc de cristal. Pour que les eaux supérieures tombassent de cette voûte sur la terre, il était nécessaire qu’il y eût des portes, des écluses, des cataractes, qui s’ouvrissent et se fermassent. Telle était l’astronomie d’alors ; et puisqu’on écrivait pour des Juifs, il fallait bien adopter leurs idées[43] grossières, empruntées des autres peuples un peu moins grossiers qu’eux.
« Dieu fit deux grands luminaires, l’un pour présider au jour, l’autre à la nuit ; il fit aussi les étoiles. »
C’est toujours, il est vrai, la même ignorance de la nature. Les Juifs ne savaient pas que la lune n’éclaire que par une lumière réfléchie. L’auteur parle ici des étoiles comme de points lumineux, tels qu’on les voit, quoiqu’elles soient autant de soleils dont chacun a des mondes roulants autour de lui. L’Esprit saint se proportionnait donc à l’esprit du temps. S’il avait dit que le soleil est un million de fois plus gros que la terre, et la lune cinquante fois plus petite, on ne l’aurait pas compris : ils nous paraissent deux astres presque également grands.
« Dieu dit aussi : Faisons l’homme à notre image, et qu’il préside aux poissons, etc. »
Qu’entendaient les Juifs par Faisons l’homme à notre image ? Ce que toute l’antiquité entendait :
Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.
On ne fait des images que des corps. Nulle nation n’imagina un dieu sans corps, et il est impossible de se le représenter autrement. On peut bien dire : Dieu n’est rien de ce que nous connaissons ; mais on ne peut avoir aucune idée de ce qu’il est. Les Juifs crurent Dieu constamment corporel, comme tous les autres peuples. Tous les premiers Pères de l’Église crurent aussi Dieu corporel, jusqu’à ce qu’ils eussent embrassé les idées de Platon, ou plutôt jusqu’à ce que les lumières du christianisme fussent plus pures.
« Il les créa mâle et femelle. »
Si Dieu ou les dieux secondaires créèrent l’homme mâle et femelle à leur ressemblance, il semble en ce cas que les Juifs croyaient Dieu et les dieux mâles et femelles. On a recherché si l’auteur veut dire que l’homme avait d’abord les deux sexes, ou s’il entend que Dieu fit Adam et Ève le même jour. Le sens le plus naturel est que Dieu forma Adam et Ève en même temps ; mais ce sens contredirait absolument la formation de la femme, faite d’une côte de l’homme longtemps après les sept jours.
« Et il se reposa le septième jour. »
Les Phéniciens, les Chaldéens, les Indiens, disaient que Dieu avait fait le monde en six temps, que l’ancien Zoroastre appelle les six gahambârs, si célèbres chez les Perses.
Il est incontestable que tous ces peuples avaient une théologie avant que les Juifs habitassent les déserts d’Horeb et de Sinaï, avant qu’ils pussent avoir des écrivains. Plusieurs savants ont cru vraisemblable que l’allégorie des six jours est imitée de celle des six temps. Dieu peut avoir permis que de grands peuples eussent cette idée avant qu’il l’eût inspirée au peuple juif. Il avait bien permis que les autres peuples inventassent les arts avant que les Juifs en eussent aucun.
« Du lieu de volupté sortait un fleuve qui arrosait le jardin, et de là se partageait en quatre fleuves : l’un s’appelle Phison, qui tourne dans le pays d’Hévilath où vient l’or... Le second s’appelle Géhon, qui entoure l’Éthiopie... Le troisième est le Tigre, et le quatrième l’Euphrate. »
Suivant cette version, le paradis terrestre aurait contenu près du tiers de l’Asie et de l’Afrique. L’Euphrate et le Tigre ont leur source à plus de soixante grandes lieues l’un de l’autre, dans des montagnes horribles qui ne ressemblent guère à un jardin. Le fleuve qui borde l’Éthiopie, et qui ne peut être que le Nil, commence à plus de mille lieues des sources du Tigre et de l’Euphrate ; et si le Phison est le Phase, il est assez étonnant de mettre au même endroit la source d’un fleuve de Scythie et celle d’un fleuve d’Afrique[44]. Il a donc fallu chercher une autre explication et d’autres fleuves. Chaque commentateur a fait son paradis terrestre[45].
On a dit que le jardin d’Éden ressemble à ces jardins d’Éden à Saana, dans l’Arabie Heureuse, fameuse dans toute l’antiquité ; que les Hébreux, peuple très-récent, pouvaient être une horde arabe, et se faire honneur de ce qu’il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l’Arabie ; qu’ils ont toujours employé pour eux les anciennes traditions des grandes nations au milieu desquelles ils étaient enclavés. Mais ils n’en étaient pas moins conduits par le Seigneur.
« Le Seigneur prit donc l’homme, et le mit dans le jardin de volupté afin qu’il le cultivât. »
C’est fort bien fait de cultiver son jardin, mais il est difficile qu’Adam cultivât un jardin de mille lieues de long : apparemment qu’on lui donna des aides. Il faut donc, encore une fois, que les commentateurs exercent ici leur talent de deviner. Aussi a-t-on donné à ces quatre fleuves trente positions différentes.
« Ne mangez point du fruit de la science du bien et du mal. »
Il est difficile de concevoir qu’il y ait eu un arbre qui enseignât le bien et le mal, comme il y a des poiriers et des abricotiers. D’ailleurs on a demandé pourquoi Dieu ne veut pas que l’homme connaisse le bien et le mal. Le contraire ne paraît-il pas (si on ose le dire) beaucoup plus digne de Dieu, et beaucoup plus nécessaire à l’homme ? Il semble à notre pauvre raison que Dieu devait ordonner de manger beaucoup de ce fruit ; mais on doit soumettre sa raison, et conclure seulement qu’il faut obéir à Dieu.
« Dès que vous en aurez mangé, vous mourrez. »
Cependant Adam en mangea, et n’en mourut point. Au contraire, on le fait vivre encore neuf cent trente ans. Plusieurs Pères ont regardé tout cela comme une allégorie. En effet, on pourrait dire que les autres animaux ne savent pas qu’ils mourront, mais que l’homme le sait par sa raison. Cette raison est l’arbre de la science qui lui fait prévoir sa fin. Cette explication serait peut-être la plus raisonnable ; mais nous n’osons prononcer. « Le Seigneur dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. »
On s’attend que le Seigneur va lui donner une femme ; mais auparavant il lui amène tous les animaux. Peut-être y a-t-il ici quelque transposition de copiste.
« Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son véritable nom. »
Ce qu’on peut entendre par le véritable nom d’un animal serait un nom qui désignerait toutes les propriétés de son espèce, ou du moins les principales ; mais il n’en est ainsi dans aucune langue. Il y a dans chacune quelques mots imitatifs, comme coq et coucou en celte, qui désignent un peu le cri du coq et du coucou ; tintamarre, trictrac ; alali en grec, loupous en latin, etc. Mais ces mots imitatifs sont en très-petit nombre. De plus, si Adam eût ainsi connu toutes les propriétés des animaux, ou il avait déjà mangé du fruit de la science, ou Dieu semblait n’avoir pas besoin de lui interdire ce fruit[46] : il en savait déjà plus que la Société royale de Londres et l’Académie des sciences.
Observez que c’est ici la première fois qu’Adam est nommé dans la Genèse. Le premier homme, chez les anciens brachmanes, prodigieusement antérieurs aux Juifs, s’appelait Adimo, l’enfant de la terre, et sa femme Procriti, la vie : c’est ce que dit le Veidam, dans la seconde formation du monde. Adam et Ève signifiaient ces mêmes choses dans la langue phénicienne : nouvelle preuve que l’Esprit saint se conformait aux idées reçues.
« Lorsque Adam était endormi, Dieu prit une de ses côtes, et mit de la chair à la place ; et de la côte qu’il avait tirée d’Adam il bâtit une femme, et il amena la femme à Adam. »
Le Seigneur, un chapitre auparavant, avait déjà créé le mâle et la femelle ; pourquoi donc ôter une côte à l’homme pour en faire une femme qui existait déjà ? On répond que l’auteur annonce dans un endroit ce qu’il explique dans l’autre[47]. On répond encore que cette allégorie soumet la femme à son mari, et exprime leur union intime. Bien des gens ont cru sur ce verset que les hommes ont une côte de moins que les femmes ; mais c’est une hérésie, et l’anatomie nous fait voir qu’une femme n’est pas pourvue de plus de côtes que son mari.
« Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre, etc. ; il dit à la femme, etc. »
Il n’est fait dans tout cet article aucune mention du diable ; tout y est physique. Le serpent était regardé non-seulement comme le plus rusé des animaux par toutes les nations orientales, mais encore comme immortel. Les Chaldéens avaient une fable d’une querelle entre Dieu et le serpent ; et cette fable avait été conservée par Phérécide. Origène la cite dans son livre VI contre Celse. On portait un serpent dans les fêtes de Bacchus. Les Égyptiens attachaient une espèce de divinité au serpent, au rapport d’Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, livre Ier, chap. x. Dans l’Arabie et dans les Indes, à la Chine même, le serpent était regardé comme le symbole de la vie ; et de là vint que les empereurs de la Chine, antérieurs à Moïse, portèrent toujours l’image d’un serpent sur leur poitrine.
Ève n’est point étonnée que le serpent lui parle. Les animaux ont parlé dans toutes les anciennes histoires ; et c’est pourquoi lorsque Pilpaï et Loqman firent parler les animaux, personne n’en fut surpris.
Toute cette aventure paraît si physique et si dépouillée de toute allégorie, qu’on y rend raison pourquoi le serpent rampe depuis ce temps-là sur son ventre, pourquoi nous cherchons toujours à l’écraser, et pourquoi il cherche toujours à nous mordre (du moins à ce qu’on croit) ; précisément comme on rendait raison, dans les anciennes métamorphoses, pourquoi le corbeau, qui était blanc autrefois, est noir aujourd’hui, pourquoi le hibou ne sort de son trou que de nuit, pourquoi le loup aime le carnage, etc. Mais les Pères ont cru que c’est une allégorie aussi manifeste que respectable : le plus sûr est de les croire.
« Je multiplierai vos misères et vos grossesses : vous enfanterez dans la douleur : vous serez sous la puissance de l’homme, et il vous dominera. »
[48]On demande pourquoi la multiplication des grossesses est une punition ? C’était au contraire, dit-on, une très-grande bénédiction, et surtout chez les Juifs. Les douleurs de l’enfantement ne sont considérables que dans les femmes délicates ; celles qui sont accoutumées au travail accouchent très-aisément, surtout dans les climats chauds. Il y a quelquefois des bêtes qui souffrent beaucoup dans leur gésine ; il y en a même qui en meurent. Et quant à la supériorité de l’homme sur la femme, c’est une chose entièrement naturelle : c’est l’effet de la force du corps, et même de celle de l’esprit. Les hommes en général ont des organes plus capables d’une attention suivie que les femmes, et sont plus propres aux travaux de la tête et du bras. Mais quand une femme a le poignet et l’esprit plus fort que son mari, elle en est partout la maîtresse : c’est alors le mari qui est soumis à la femme[49]. Cela est vrai ; mais il se peut très-bien qu’avant le péché originel il n’y eût ni sujétion ni douleur.
« Le Seigneur leur fit des tuniques de peau. »
Ce passage prouve bien que les Juifs croyaient un Dieu corporel. Un rabbin nommé Éliézer a écrit que Dieu couvrit Adam et Ève de la peau même du serpent qui les avait tentés ; et Origène prétend que cette tunique de peau était une nouvelle chair, un nouveau corps que Dieu fit à l’homme. Il vaut mieux s’en tenir au texte avec respect.
« Et le Seigneur dit : Voilà Adam qui est devenu comme l’un de nous. »
[50]Il semblerait que les Juifs admirent d’abord plusieurs dieux. Il est plus difficile de savoir ce qu’ils entendent par ce mot Dieu, Éloïm. Quelques commentateurs ont prétendu que ce mot, l’un de nous, signifie la Trinité ; mais il n’est pas assurément question de la Trinité dans la Bible. La Trinité n’est pas un composé de plusieurs dieux, c’est le même Dieu triple ; et jamais les Juifs n’entendirent parler d’un Dieu en trois personnes. Par ces mots, semblable à nous, il est vraisemblable que les Juifs entendaient les anges, Éloïm. C’est ce qui fit penser à plusieurs doctes téméraires que ce livre ne fut écrit que quand ils adoptèrent la créance de ces dieux inférieurs ; mais c’est une opinion condamnée.
« Le Seigneur le mit hors du jardin de volupté, afin qu’il cultivât la terre. »
Mais le Seigneur, disent quelques-uns, l’avait mis dans le jardin de volupté afin qu’il cultivât ce jardin. Si Adam de jardinier devint laboureur, ils disent qu’en cela son état n’empira pas beaucoup : un bon laboureur vaut bien un bon jardinier. Cette solution nous semble trop peu sérieuse. Il vaut mieux dire que Dieu punit la désobéissance par le bannissement du lieu natal.
Toute cette histoire en général se rapporte, selon des commentateurs trop hardis, à l’idée qu’eurent tous les hommes, et qu’ils ont encore, que les premiers temps valaient mieux que les nouveaux. On a toujours plaint le présent, et vanté le passé. Les hommes, surchargés de travaux, ont placé le bonheur dans l’oisiveté, ne songeant pas que le pire des états est celui d’un homme qui n’a rien à faire. On se vit souvent malheureux, et on se forgea l’idée d’un temps où tout le monde avait été heureux. C’est à peu près comme si on disait : Il fut un temps où il ne périssait aucun arbre ; où nulle bête n’était ni malade, ni faible, ni dévorée par une autre ; où jamais les araignées ne prenaient de mouches. De là l’idée du siècle d’or, de l’œuf percé par Arimane, du serpent qui déroba à l’âne la recette de la vie heureuse et immortelle, que l’homme avait mise sur son bât ; de là ce combat de Typhon contre Osiris, d’Ophionée contre les dieux ; et cette fameuse boîte de Pandore, et tous ces vieux contes dont quelques-uns sont ingénieux, et dont aucun n’est instructif. Mais nous devons croire que les fables des autres peuples sont des imitations de l’histoire hébraïque, puisque nous avons l’ancienne histoire des Hébreux, et que les premiers livres des autres nations sont presque tous perdus. De plus, les témoignages en faveur de la Genèse sont irréfragables.
« Et il mit devant le jardin de volupté un chérubin avec un glaive tournoyant et enflammé pour garder l’entrée de l’arbre de vie. »
Le mot kerub signifie bœuf. Un bœuf armé d’un sabre enflammé fait, dit-on, une étrange figure à une porte. Mais les Juifs représentèrent depuis des anges en forme de bœufs et d’éperviers, quoiqu’il leur fut défendu de faire aucune figure. Ils prirent visiblement ces bœufs et ces éperviers des Égyptiens, dont ils imitèrent tant de choses. Les Égyptiens vénérèrent d’abord le bœuf comme le symbole de l’agriculture, et l’épervier comme celui des vents ; mais ils ne firent jamais un portier d’un bœuf[51]. C’est probablement une allégorie, et les Juifs entendaient par kerub la nature. C’était un symbole composé d’une tête de bœuf, d’une tête d’homme, d’un corps d’homme, et d’ailes d’épervier.
« Et le Seigneur mit un signe à Caïn. »
Quel Seigneur ! disent les incrédules. Il accepte l’offrande d’Abel, et il rejette celle de Caïn son aîné, sans qu’on en rapporte la moindre raison. Par là le Seigneur devient la cause de l’inimitié entre les deux frères. C’est une instruction morale, à la vérité, et une instruction prise dans toutes les fables anciennes, qu’à peine le genre humain exista qu’un frère assassine son frère ; mais ce qui paraît aux sages du monde contre toute morale, contre toute justice, contre tous les principes du sens commun, c’est que Dieu ait damné à toute éternité le genre humain, et ait fait mourir inutilement son propre fils pour une pomme, et qu’il pardonne un fratricide. Que dis-je, pardonner ? il prend le coupable sous sa protection. Il déclare que quiconque vengera le meurtre d’Abel sera puni sept fois plus que Caïn ne l’aurait été. Il lui met un signe qui lui sert de sauvegarde. C’est, disent les impies, une fable aussi exécrable qu’absurde. C’est le délire de quelque malheureux Juif, qui écrivit ces infâmes inepties à l’imitation des contes que les peuples voisins prodiguaient dans la Syrie. Ce Juif insensé attribua ces rêveries atroces à Moïse, dans un temps où rien n’était plus rare que les livres. La fatalité, qui dispose de tout, a fait parvenir ce malheureux livre jusqu’à nous : des fripons l’ont exalté, et des imbéciles l’ont cru. Ainsi parle une foule de théistes qui, en adorant Dieu, osent condamner le Dieu d’Israël, et qui jugent de la conduite de l’Être éternel par les règles de notre morale imparfaite et de notre justice erronée. Ils admettent Dieu pour le soumettre à nos lois. Gardons-nous d’être si hardis, et respectons, encore une fois, ce que nous ne pouvons comprendre. Crions ô altitudo ! de toutes nos forces.
« Les dieux, Éloïm, voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour épouses celles qu’ils choisirent. »
Cette imagination fut encore celle de tous les peuples. Il n’y a aucune nation, excepté peut-être la Chine, où quelque dieu ne soit venu faire des enfants à des filles. Ces dieux corporels descendaient souvent sur la terre pour visiter leurs domaines ; ils voyaient nos filles, ils prenaient pour eux les plus jolies : les enfants nés du commerce de ces dieux et des mortelles devaient être supérieurs aux autres hommes ; aussi la Genèse ne manque pas de dire que ces dieux qui couchèrent avec nos filles produisirent des géants[52]. C’est encore se conformer à l’opinion vulgaire,
« Et je ferai venir sur la terre les eaux du déluge[53]. »
Je remarquerai seulement ici que saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, no 8, dit : « Maximum illud diluvium græca nec latina novit historia ; ni l’histoire grecque ni la latine ne connaissent ce grand déluge. » En effet on n’avait jamais connu que ceux de Deucalion et d’Ogygès, en Grèce. Ils sont regardés comme universels dans les fables recueillies par Ovide, mais totalement ignorés dans l’Asie orientale[54]. Saint Augustin ne se trompe donc pas en disant que l’histoire n’en parle point.
« Dieu dit à Noé : Je vais faire alliance avec vous et avec votre semence après vous, et avec tous les animaux. »
Dieu faire alliance avec les bêtes ! quelle alliance ! s’écrient les incrédules. Mais s’il s’allie avec l’homme, pourquoi pas avec la bête ? Elle a du sentiment, et il y a quelque chose d’aussi divin dans le sentiment que dans la pensée la plus métaphysique. D’ailleurs les animaux sentent mieux que la plupart des hommes ne pensent. C’est apparemment en vertu de ce pacte que François d’Assise, fondateur de l’ordre séraphique, disait aux cigales et aux lièvres : « Chantez, ma sœur la cigale ; broutez, mon frère le levraut. » Mais quelles ont été les conditions du traité ? que tous les animaux se dévoreraient les uns les autres ; qu’ils se nourriraient de notre chair, et nous, de la leur ; qu’après les avoir mangés, nous nous exterminerions avec rage, et qu’il ne nous manquerait plus que de manger nos semblables égorgés par nos mains. S’il y avait eu un tel pacte, il aurait été fait avec le diable.
Probablement tout ce passage ne veut dire autre chose sinon que Dieu est également le maître absolu de tout ce qui respire[55]. Ce pacte ne peut être qu’un ordre, et le mot d’alliance n’est là que par extension. Il ne faut donc pas s’effaroucher des termes, mais adorer l’esprit, et remonter aux temps où l’on écrivait ce livre, qui est un scandale aux faibles et une édification aux forts.
« Et je mettrai mon arc dans les nuées, et il sera un signe de mon pacte, etc. »
Remarquez que l’auteur ne dit pas : J’ai mis mon arc dans les nuées ; il dit : Je mettrai : cela suppose évidemment que l’opinion commune était que l’arc-en-ciel n’avait pas toujours existé. C’est un phénomène causé nécessairement par la pluie ; et on le donne ici comme quelque chose de surnaturel qui avertit que la terre ne sera plus inondée. Il est étrange de choisir le signe de la pluie pour assurer qu’on ne sera pas noyé. Mais aussi on peut répondre que dans le danger de l’inondation on est rassuré par l’arc-en-ciel[56].
« Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants d’Adam bâtissaient ; et il dit : Voilà un peuple qui n’a qu’une langue. Ils ont commencé à faire cela, et ils ne s’en désisteront point jusqu’à ce qu’ils aient achevé. Venez donc, descendons, confondons leur langue, afin que personne n’entende son voisin[57]. »
Observez seulement ici que l’auteur sacré continue toujours à se conformer aux opinions populaires. Il parle toujours de Dieu comme d’un homme qui s’informe de ce qui se passe, qui veut voir par ses yeux ce qu’on fait dans ses domaines, qui appelle les gens de son conseil pour se résoudre avec eux.
« Et Abraham, ayant partagé ses gens (qui étaient trois cent dix-huit), tomba sur les cinq rois, les défit, et les poursuivit jusqu’à Hoba, à la gauche de Damas. »
Du bord méridional du lac de Sodome jusqu’à Damas, on compte quatre-vingts lieues ; et encore faut-il franchir le Liban et l’Anti-Liban. Les incrédules triomphent d’une telle exagération. Mais puisque le Seigneur favorisait Abraham, rien n’est exagéré.
« Et sur le soir, les deux anges arrivèrent à Sodome, etc. »
Toute l’histoire des deux anges, que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l’antiquité ait rapportée. Mais il faut considérer que presque toute l’Asie croyait qu’il y avait des démons incubes et succubes ; que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, et qu’ils devaient être plus beaux, et allumer plus de désirs chez un peuple corrompu que des hommes ordinaires. Il se peut que ce trait d’histoire ne soit qu’une figure de rhétorique pour exprimer les horribles débordements de Sodome et de Gomorrhe. Nous ne proposons cette solution aux savants qu’avec une extrême défiance de nous-mêmes.
Pour Loth, qui propose ses deux filles aux Sodomites à la place des deux anges, et la femme de Loth, changée en statue de sel, et tout le reste de cette histoire, qu’oserons-nous dire ? L’ancienne fable arabique de Cinyra et de Myrrha a quelque rapport à l’inceste de Loth et de ses filles ; et l’aventure de Philémon et de Baucis n’est pas sans ressemblance avec les deux anges qui apparurent à Loth et à sa femme. Pour la statue de sel, nous ne savons pas à quoi elle ressemble : est-ce à l’histoire d’Orphée et d’Eurydice ?
[58]Bien des savants pensent, avec le grand Newton et le docte Le Clerc, que le Pentateuque fut écrit par Samuel lorsque les Juifs eurent un peu appris à lire et à écrire, et que toutes ces histoires sont des imitations des fables syriennes.
[59]Mais il suffit que tout cela soit dans l’Écriture sainte pour que nous le révérions, sans chercher à voir dans ce livre autre chose que ce qui est écrit par l’Esprit saint. Souvenons-nous toujours que ces temps-là ne sont pas les nôtres ; et ne manquons pas de répéter, après tant de grands hommes, que l’Ancien Testament est une histoire véritable, et que tout ce qui a été inventé par le reste de l’univers est fabuleux.
Il s’est trouvé quelques savants qui ont prétendu qu’on devait retrancher des livres canoniques toutes ces choses incroyables qui scandalisent les faibles ; mais on a dit que ces savants étaient des cœurs corrompus, des hommes à brûler, et qu’il est impossible d’être honnête homme si on ne croit pas que les Sodomites voulurent violer deux anges. C’est ainsi que raisonne une espèce de monstres qui veut dominer sur les esprits.
Il est vrai que plusieurs célèbres Pères[60] de l’Église ont eu la prudence de tourner toutes ces histoires en allégories, à l’exemple des Juifs, et surtout de Philon. Des papes plus prudents encore voulurent empêcher qu’on ne traduisît ces livres en langue vulgaire, de peur qu’on ne mît les hommes à portée de juger ce qu’on leur proposait d’adorer.
On doit certainement en conclure que ceux qui entendent parfaitement ce livre doivent tolérer ceux qui ne l’entendent pas : car si ceux-ci n’y entendent rien, ce n’est pas leur faute ; mais ceux qui n’y comprennent rien doivent tolérer aussi ceux qui comprennent tout[61].
Les savants, trop remplis de leur science, ont prétendu qu’il était impossible que Moïse eût écrit la Genèse. Une de leurs grandes raisons est que, dans l’histoire d’Abraham, il est dit que ce patriarche paya la caverne pour enterrer sa femme, en argent monnayé, et que le roi de Gérare donna mille pièces d’argent à Sara lorsqu’il la rendit, après l’avoir enlevée pour sa beauté à l’âge de soixante et quinze ans. Ils disent qu’ils ont consulté tous les anciens auteurs, et qu’il est avéré qu’il n’y avait point d’argent monnayé dans ce temps-là. Mais on voit bien que ce sont là de pures chicanes, puisque l’Église a toujours cru fermement que Moïse fut l’auteur du Pentateuque. Ils fortifient tous les doutes élevés par Aben-Hesra, et par Baruch Spinosa. Le médecin Astruc, beau-père du contrôleur général Silhouette, dans son livre, devenu très-rare, intitulé Conjectures sur la Genèse[62], ajoute de nouvelles objections insolubles à la science humaine ; mais elles ne le sont pas à la piété humble et soumise. Les savants osent contredire chaque ligne, et les simples révèrent chaque ligne. Craignons de tomber dans le malheur de croire notre raison ; soyons soumis d’esprit et de cœur[63].
« Et Abraham dit que Sara était sa sœur ; et le roi de Gérare la prit pour lui. »
Nous avouons, comme nous l’avons dit à l’article Abraham, que Sara avait alors quatre-vingt-dix ans ; qu’elle avait été déjà enlevée par un roi d’Égypte ; et qu’un roi de ce même désert affreux de Gérare enleva encore depuis la femme d’Isaac, fils d’Abraham. Nous avons parlé aussi de la servante Agar à qui Abraham fit un enfant, et de la manière dont ce patriarche renvoya cette servante et son fils. On sait à quel point les incrédules triomphent de toutes ces histoires ; avec quel sourire dédaigneux ils en parlent ; comme ils mettent fort au-dessous des Mille et une Nuits l’histoire d’un Abimélech amoureux de cette même Sara, qu’Abraham avait fait passer pour sa sœur, et d’un autre Abimélech amoureux de Rebecca, qu’Isaac fait aussi passer pour sa sœur. On ne peut trop redire que le grand défaut de tous ces savants critiques est de vouloir tout ramener aux principes de notre faible raison, et de juger des anciens Arabes comme ils jugent de la cour de France et de celle d’Angleterre.
« Et l’âme de Sichem, fils du roi Hemor, fut conglutinée avec l’âme de Dina ; et il charma sa tristesse par des caresses tendres : et il alla à Hemor son père, et lui dit : Donnez-moi cette fille pour femme. »
C’est ici que les savants se révoltent plus que jamais. Quoi ! disent-ils, le fils d’un roi veut bien faire à la fille d’un vagabond l’honneur de l’épouser ; le mariage se conclut ; on comble de présents Jacob le père et Dina la fille ; le roi de Sichem daigne recevoir dans sa ville ces voleurs errants qu’on appelle patriarches ; il a la bonté incroyable, incompréhensible, de se faire circoncire, lui, son fils, sa cour et son peuple, pour condescendre à la superstition de cette petite horde, qui ne possède pas une demi-lieue de terrain en propre ! Et pour prix d’une si étonnante bonté, que font nos patriarches sacrés ? ils attendent le jour où la plaie de la circoncision donne ordinairement la fièvre. Siméon et Lévi courent par toute la ville le poignard à la main ; ils massacrent le roi, le prince son fils, et tous les habitants. L’horreur de cette Saint-Barthélemy n’est sauvée que parce qu’elle est impossible. C’est un roman abominable, mais c’est évidemment un roman ridicule. Il est impossible que deux hommes aient égorgé tranquillement tout un peuple. On a beau souffrir un peu de son prépuce entamé, on se défend contre deux scélérats, on s’assemble, on les entoure, on les fait périr par les supplices qu’ils méritent.
Mais il y a encore une impossibilité plus palpable : c’est que, par la supputation exacte des temps, Dina, cette fille de Jacob, ne pouvait alors être âgée que de trois ans, et que, si on veut forcer la chronologie, on ne pourra lui en donner que cinq tout au plus : c’est sur quoi on se récrie. On dit : Qu’est-ce qu’un livre d’un peuple réprouvé ; un livre inconnu si longtemps de toute la terre ; un livre où la droite raison et les mœurs sont outragées à chaque page, et qu’on veut nous donner pour irréfragable, pour saint, pour dicté par Dieu même ? N’est-ce pas une impiété de le croire ? N’est-ce pas une fureur d’anthropophages de persécuter les hommes sensés et modestes qui ne le croient pas ?
À cela nous répondons : l’Église dit qu’elle le croit. Les copistes ont pu mêler des absurdités révoltantes à des histoires respectables. C’est à la sainte Église seule d’en juger. Les profanes doivent se laisser conduire par elle. Ces absurdités, ces horreurs prétendues, n’intéressent point le fond de notre religion. Où en seraient les hommes si le culte et la vertu dépendaient de ce qui arriva autrefois à Sichem et à la petite Dina ?
« Voici les rois qui régnèrent dans le pays d’Édom avant que les enfants d’Israël eussent un roi. »
C’est ici le passage fameux qui a été une des grandes pierres d’achoppement. C’est ce qui a déterminé le grand Newton, le pieux et sage Samuel Clarke, le profond philosophe Bolingbroke, le docte Le Clerc, le savant Fréret, et une foule d’autres savants, à soutenir qu’il était impossible que Moïse fût l’auteur de la Genèse.
Nous avouons qu’en effet ces mots ne peuvent avoir été écrits que dans les temps où les Juifs eurent des rois.
C’est principalement ce verset qui détermina Astruc à bouleverser toute la Genèse, et à supposer des mémoires dans lesquels l’auteur avait puisé. Son travail est ingénieux, il est exact, mais il est téméraire. Un concile aurait à peine osé l’entreprendre. Et de quoi a servi ce travail ingrat et dangereux d’Astruc ? à redoubler les ténèbres qu’il a voulu éclaircir. C’est là le fruit de l’arbre de la science dont nous voulons tous manger. Pourquoi faut-il que les fruits de l’arbre de l’ignorance soient plus nourrissants et plus aisés à digérer ?
Mais que nous importe, après tout, que ce verset, que ce chapitre ait été écrit par Moïse, ou par Samuel, ou par le sacrificateur qui vint à Samarie, ou par Esdras, ou par un autre ? En quoi notre gouvernement, nos lois, nos fortunes, notre morale, notre bien-être, peuvent-ils être liés avec les chefs ignorés d’un malheureux pays barbare, appelé Édom ou Idumée, toujours habité par des voleurs ? Hélas ! ces pauvres Arabes, qui n’ont pas de chemises, ne s’informent jamais si nous existons : ils pillent des caravanes et mangent du pain d’orge ; et nous nous tourmentons pour savoir s’il y a eu des roitelets dans ce canton de l’Arabie Pétrée avant qu’il y en eût dans un canton voisin, à l’occident du lac de Sodome !
O miseras hominum mentes ! o pectora Cæca !
Génie, daimon ; nous en avons déjà parlé à l’article Ange. Il n’est pas aisé de savoir au juste si les péris des Perses furent inventés avant les démons des Grecs ; mais cela est fort probable.
Il se peut que les âmes des morts, appelées ombres, mânes, aient passé pour des démons, Hercule, dans Hésiode, dit qu’un daimon lui ordonna ses travaux[65].
Le daimon ou démon de Socrate avait tant de réputation qu’Apulée, l’auteur de l’Âne d’or, qui d’ailleurs était magicien de bonne foi, dit, dans son Traité sur ce génie de Socrate, qu’il faut être sans religion pour le nier. Vous voyez qu’Apulée raisonnait précisément comme frère Garasse et frère Berthier. Tu ne crois pas ce que je crois, tu es donc sans religion. Et les jansénistes en ont dit autant à frère Berthier, et le reste du monde n’en sait rien. Ces démons, dit le très-religieux et très-ordurier Apulée, sont des puissances intermédiaires entre l’éther et notre basse région. Ils vivent dans notre atmosphère, ils portent nos prières et nos mérites aux dieux. Ils en rapportent les secours et les bienfaits, comme des interprètes et des ambassadeurs. C’est par leur ministère, comme dit Platon, que s’opèrent les révélations, les présages, les miracles des magiciens.
« Cæterum sunt quædam divinæ mediæ protestates, inter summum æthera, et infimas terras, in isto intersitæ aeris spatio, per quas et desideria nostra et merita ad deos commeant. Hos grœco nomine δαίμονας nuncupant. Inter terricolas cœlicolasque vectores, hinc precum, inde donorum : qui ultro citroque portant, hinc petitiones, inde suppetias : ceu quidam utriusque interpretes, et salutigeri. Per hos eosdem, ut Plato in Symposio autumat, cuncta denuntiata, et magorum varia miracula, omnesque præsagiorum species reguntur. » (Apul., de Deo Socratis.)
Saint Augustin a daigné réfuter Apulée ; voici ses paroles :
«[66]Nous ne pouvons non plus dire que les démons ne sont ni mortels ni éternels : car tout ce qui a la vie, ou vit éternellement, ou perd par la mort la vie dont il est vivant ; et Apulée a dit que, quant au temps, les démons sont éternels. Que reste-t-il donc, sinon que les démons tenant le milieu, ils aient une chose des deux plus hautes et une chose des deux plus basses ? Ils ne sont plus dans le milieu, et ils tombent dans l’une des deux extrémités ; et comme des deux choses qui sont, soit de l’une, soit de l’autre part, il ne se peut faire qu’ils n’en aient pas deux, selon que nous l’avons montré, pour tenir le milieu, il faut qu’ils aient une chose de chacune ; et puisque l’éternité ne leur peut venir des plus basses, où elle ne se trouve pas, c’est la seule chose qu’ils ont des plus hautes ; et ainsi pour achever le milieu qui leur appartient, que peuvent-ils avoir des plus basses que la misère ? »
C’est puissamment raisonner.
Comme je n’ai jamais vu de génies, de démons, de péris, de farfadets, soit bienfaisants, soit malfaisants, je n’en puis parler en connaissance de cause, et je m’en rapporte aux gens qui en ont vu.
Chez les Romains on ne se servait point du mot genius, pour exprimer, comme nous faisons, un rare talent : c’était ingenium. Nous employons indifféremment le mot génie quand nous parlons du démon qui avait une ville de l’antiquité sous sa garde, ou d’un machiniste, ou d’un musicien.
Ce terme de génie semble devoir désigner, non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l’invention. C’est surtout cette invention qui paraissait un don des dieux, cet ingenium quasi ingenitum, une espèce d’inspiration divine. Or un artiste, quelque parfait qu’il soit dans son genre, s’il n’a point d’invention, s’il n’est point original, n’est point réputé génie ; il ne passera pour avoir été inspiré que par les artistes ses prédécesseurs, quand même il les surpasserait.
Il se peut que plusieurs personnes jouent mieux aux échecs que l’inventeur de ce jeu, et qu’ils lui gagnassent les grains de blé que le roi des Indes voulait lui donner ; mais cet inventeur était un génie, et ceux qui le gagneraient peuvent ne pas l’être. Le Poussin, déjà grand peintre avant d’avoir vu de bons tableaux, avait le génie de la peinture. Lulli, qui ne vit aucun bon musicien en France, avait le génie de la musique.
Lequel vaut le mieux de posséder sans maître le génie de son art, ou d’atteindre à la perfection en imitant et en surpassant ses maîtres ?
Si vous faites cette question aux artistes, ils seront peut-être partagés ; si vous la faites au public, il n’hésitera pas. Aimez-vous mieux une belle tapisserie des Gobelins qu’une tapisserie faite en Flandre dans les commencements de l’art ? Préférez-vous les chefs-d’œuvre modernes en estampes aux premières gravures en bois ? la musique d’aujourd’hui, aux premiers airs qui ressemblaient au chant grégorien ? l’artillerie d’aujourd’hui, au génie qui inventa les premiers canons ? tout le monde vous répondra : Oui. Tous les acheteurs vous diront : J’avoue que l’inventeur de la navette avait plus de génie que le manufacturier qui a fait mon drap ; mais mon drap vaut mieux que celui de l’inventeur.
Enfin chacun avouera, pour peu qu’on ait de conscience, que nous respectons les génies qui ont ébauché les arts, et que les esprits qui les ont perfectionnés sont plus à notre usage.
L’article Génie a été traité dans le grand Dictionnaire par des hommes qui en avaient[68]. On n’osera donc dire que peu de chose après eux.
Chaque ville, chaque homme ayant eu autrefois son génie, on s’imagina que ceux qui faisaient des choses extraordinaires étaient inspirés par ce génie. Les neuf muses étaient neuf génies qu’il fallait invoquer ; c’est pourquoi Ovide (Fastes, VI, 5) dit :
Est deus in nobis, agitante calescimus illo.
Il est un dieu dans nous, c’est lui qui nous anime.
Mais au fond, le génie est-il autre chose que le talent ? Qu’est-ce que le talent, sinon la disposition à réussir dans un art ? Pourquoi disons-nous le génie d’une langue ? C’est que chaque langue, par ses terminaisons, par ses articles, ses participes, ses mots plus ou moins longs, aura nécessairement des propriétés que d’autres langues n’auront pas. Le génie de la langue française sera plus fait pour la conversation, parce que sa marche nécessairement simple et régulière ne gênera jamais l’esprit. Le grec et le latin auront plus de variété. Nous avons remarqué ailleurs[69] que nous ne pouvons dire « Théophile a pris soin des affaires de César » que de cette seule manière ; mais en grec et en latin on peut transporter les cinq mots qui composeront cette phrase en cent vingt façons différentes, sans gêner en rien le sens.
Le style lapidaire sera plus dans le génie de la langue latine que dans celui de la française et de l’allemande.
On appelle génie d’une nation le caractère, les mœurs, les talents principaux, les vices même, qui distinguent un peuple d’un autre. Il suffit de voir des Français, des Espagnols, et des Anglais, pour sentir cette différence.
Nous avons dit que le génie particulier d’un homme dans les arts n’est autre chose que son talent ; mais on ne donne ce nom qu’à un talent très-supérieur. Combien de gens ont eu quelque talent pour la poésie, pour la musique, pour la peinture ! Cependant il serait ridicule de les appeler des génies.
Le génie conduit par le goût ne fera jamais de faute grossière : aussi Racine depuis Andromaque, Le Poussin, Rameau, n’en ont jamais fait.
Le génie sans goût en commettra d’énormes ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne les sentira pas.
La doctrine des génies, l’astrologie judiciaire, et la magie, ont rempli toute la terre. Remontez jusqu’à l’ancien Zoroastre, vous trouvez les génies établis. Toute l’antiquité est pleine d’astrologues et de magiciens. Ces idées étaient donc bien naturelles. Nous nous moquons aujourd’hui de tant de peuples chez qui elles ont prévalu ; si nous étions à leur place, si nous commencions comme eux à cultiver les sciences, nous en ferions tout autant. Imaginons-nous que nous sommes des gens d’esprit qui commençons à raisonner sur notre être, et à observer les astres : la terre est sans doute immobile au milieu du monde ; le soleil et les planètes ne tournent que pour elle, et les étoiles ne sont faites que pour nous ; l’homme est donc le grand objet de toute la nature. Que faire de tous ces globes uniquement destinés à notre usage, et de l’immensité du ciel ? Il est tout vraisemblable que l’espace et les globes sont peuplés de substances ; et puisque nous sommes les favoris de la nature, placés au centre du monde, et que tout est fait pour l’homme, ces substances sont évidemment destinées à veiller sur l’homme.
Le premier qui aura cru au moins la chose possible aura bientôt trouvé des disciples persuadés que la chose existe. On a donc commencé par dire : Il peut exister des génies ; et personne n’a dû affirmer le contraire ; car où est l’impossibilité que les airs et les planètes soient peuplés ? On a dit ensuite : Il y a des génies ; et certainement personne ne pouvait prouver qu’il n’y en a point. Bientôt après, quelques sages virent ces génies, et on n’était pas en droit de leur dire : Vous ne les avez point vus ; ils étaient apparus à des hommes trop considérables, trop dignes de foi. L’un avait vu le génie de l’empire, ou de sa ville, l’autre celui de Mars et de Saturne ; les génies des quatre éléments s’étaient manifestés à plusieurs philosophes ; plus d’un sage avait vu son propre génie : tout cela d’abord en songe ; mais les songes étaient les symboles de la vérité.
On savait positivement comment ces génies étaient faits. Pour venir sur notre globe, il fallait bien qu’ils eussent des ailes ; ils en avaient donc. Nous ne connaissons que des corps ; ils avaient donc des corps, mais des corps plus beaux que les nôtres, puisque c’étaient des génies, et plus légers, puisqu’ils venaient de si loin. Les sages qui avaient le privilége de converser avec des génies inspiraient aux autres l’espérance de jouir du même bonheur. Un sceptique aurait-il été bien reçu à leur dire : Je n’ai point vu de génies, donc il n’y en a point ? On lui aurait répondu : Vous raisonnez fort mal ; il ne suit point du tout de ce qu’une chose ne vous est pas connue qu’elle n’existe point ; il n’y a nulle contradiction dans la doctrine qui enseigne la nature de ces puissances aériennes, nulle impossibilité qu’elles nous rendent visite ; elles se sont montrées à nos sages, elles se manifesteront à nous ; vous n’êtes pas digne de voir des génies.
Tout est mêlé de bien et de mal sur la terre ; il y a donc incontestablement de bons et de mauvais génies. Les Perses eurent leurs péris et leurs dives ; les Grecs, leurs daimons et cacodaimons ; les Latins, bonos et malos genios. Le bon génie devait être blanc, le mauvais devait être noir, excepté chez les nègres, où c’est essentiellement tout le contraire. Platon admit sans difficulté un bon et un mauvais génie pour chaque mortel. Le mauvais génie de Brutus lui apparut, et lui annonça la mort avant la bataille de Philippes : de graves historiens ne l’ont-ils pas dit ? et Plutarque aurait-il été assez malavisé pour assurer ce fait s’il n’avait été bien vrai ?
Considérez encore quelle source de fêtes, de divertissements, de bons contes, de bons mots, venait de la créance des génies.
[71]Scit genius, natale comes qui temperat astrum.
[72]Ipse suos genius adsit visurus honores,
Cui decorent sanctas mollia serta comas.
Il y avait des génies mâles et des génies femelles. Les génies des dames s’appelaient chez les Romains des petites Junons. On avait encore le plaisir de voir croître son génie. Dans l’enfance, c’était une espèce de Cupidon avec des ailes ; dans la vieillesse de l’homme qu’il protégeait, il portait une longue barbe : quelquefois c’était un serpent. On conserve à Rome un marbre où l’on voit un beau serpent sous un palmier, auquel sont appendues deux couronnes : et l’inscription porte : « Au génie des Augustes » : c’était l’emblème de l’immortalité.
Quelle preuve démonstrative avons-nous aujourd’hui que les génies universellement admis par tant de nations éclairées ne sont que des fantômes de l’imagination ? Tout ce qu’on peut dire se réduit à ceci : Je n’ai jamais vu de génie ; aucun homme de ma connaissance n’en a vu ; Brutus n’a point laissé par écrit que son génie lui fût apparu avant la bataille ; ni Newton, ni Locke, ni même Descartes qui se livrait à son imagination, ni aucun roi, ni aucun ministre d’État, n’ont jamais été soupçonnés d’avoir parlé à leur génie : je ne crois donc pas une chose dont il n’y a pas la moindre preuve. Cette chose n’est pas impossible, je l’avoue ; mais la possibilité n’est pas une preuve de la réalité. Il est possible qu’il y ait des satyres, avec de petites queues retroussées et des pieds de chèvre ; cependant j’attendrai que j’en aie vu plusieurs pour y croire : car si je n’en avais vu qu’un, je n’y croirais pas.
Comme le genre d’exécution que doit employer tout artiste dépend de l’objet qu’il traite ; comme le genre de Poussin n’est point celui de Téniers, ni l’architecture d’un temple celle d’une maison commune, ni la musique d’un opéra-tragédie celle d’un opéra-bouffon ; aussi chaque genre d’écrire a son style propre en prose et en vers. On sait assez que le style de l’histoire n’est pas celui d’une oraison funèbre, qu’une dépêche d’ambassadeur ne doit pas être écrite comme un sermon, que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode, des expressions pathétiques de la tragédie, ni des métaphores et des comparaisons de l’épopée.
Chaque genre a ses nuances différentes : on peut, au fond, les réduire à deux, le simple et le relevé. Ces deux genres, qui en embrassent tant d’autres, ont des beautés nécessaires qui leur sont également communes : ces beautés sont la justesse des idées, leur convenance, l’élégance, la propriété des expressions, la pureté du langage. Tout écrit, de quelque nature qu’il soit, exige ces qualités ; les différences consistent dans les idées propres à chaque sujet, dans les tropes. Ainsi un personnage de comédie n’aura ni idées sublimes, ni idées philosophiques ; un berger n’aura point les idées d’un conquérant ; une épître didactique ne respirera point la passion ; et dans aucun de ces écrits on n’emploiera ni métaphores hardies, ni exclamations pathétiques, ni expressions véhémentes.
Entre le simple et le sublime, il y a plusieurs nuances ; et c’est l’art de les assortir qui contribue à la perfection de l’éloquence et de la poésie. C’est par cet art que Virgile s’est élevé quelquefois dans l’églogue. Ce vers,
Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !
serait aussi beau dans la bouche de Didon que dans celle d’un berger, parce qu’il est naturel, vrai et élégant, et que le sentiment qu’il renferme convient à toutes sortes d’états. Mais ce vers,
Castaneasque nuces mea quas Amaryllis amabat.
ne conviendrait pas à un personnage héroïque, parce qu’il a pour objet une chose trop petite pour un héros.
Nous n’entendons point par petit ce qui est bas et grossier : car le bas et le grossier n’est point un genre, c’est un défaut.
Ces deux exemples font voir évidemment dans quel cas on doit se permettre le mélange des styles, et quand on doit se le défendre. La tragédie peut s’abaisser, elle le doit même ; la simplicité relève souvent la grandeur, selon le précepte d’Horace :
Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri.
Ainsi ces deux beaux vers de Titus, si naturels et si tendres,
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
ne seraient point du tout déplacés dans le haut comique ; mais ce vers d’Antiochus,
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Ce défaut vient d’une affectation ridicule. Il en est un autre qui n’est que l’effet de la négligence, c’est de mêler au style simple et noble qu’exige l’histoire, ces termes populaires, ces expressions triviales, que la bienséance réprouve. On trouve trop souvent dans Mézerai, et même dans Daniel, qui, ayant écrit longtemps après lui, devrait être plus correct, « qu’un général sur ces entrefaites se mit aux trousses de l’ennemi ; qu’il suivit sa pointe, qu’il le battit à plate couture ». On ne voit point de pareille bassesse de style dans Tite-Live, dans Tacite, dans Guichardin, dans Clarendon.
Remarquons ici qu’un auteur qui s’est fait un genre de style peut rarement le changer quand il change d’objet. La Fontaine dans ses opéras emploie le même genre qui lui est si naturel dans ses contes et dans ses fables. Benserade mit dans sa traduction des Métamorphoses d’Ovide le genre de plaisanterie qui l’avait fait réussir dans des madrigaux. La perfection consisterait à savoir assortir toujours son style à la matière qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude, et ployer son génie à son gré[75] ?
Ce mot répond précisément à celui de grammairien. Chez les Grecs et les Romains, on entendait par grammairien, non-seulement un homme versé dans la grammaire proprement dite, qui est la base de toutes les connaissances, mais un homme qui n’était pas étranger dans la géométrie, dans la philosophie, dans l’histoire générale et particulière, qui surtout faisait son étude de la poésie et de l’éloquence ; c’est ce que sont nos gens de lettres d’aujourd’hui. On ne donne point ce nom à un homme qui, avec peu de connaissances, ne cultive qu’un seul genre. Celui qui, n’ayant lu que des romans, ne fera que des romans ; celui qui, sans aucune littérature, aura composé au hasard quelques pièces de théâtre ; qui, dépourvu de science, aura fait quelques sermons, ne sera pas compté parmi les gens de lettres. Ce titre a, de nos jours, encore plus d’étendue que le mot grammairien n’en avait chez les Grecs et chez les Latins. Les Grecs se contentaient de leur langue, les Romains n’apprenaient que le grec ; aujourd’hui l’homme de lettres ajoute souvent à l’étude du grec et du latin celle de l’italien, de l’espagnol, et surtout de l’anglais, La carrière de l’histoire est cent fois plus immense qu’elle ne l’était pour les anciens, et l’histoire naturelle s’est accrue à proportion de celle des peuples. On n’exige pas qu’un homme de lettres approfondisse toutes ces matières : la science universelle n’est plus à la portée de l’homme ; mais les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différents terrains, s’ils ne peuvent les cultiver tous.
Autrefois dans le xvie siècle, et bien avant dans le xviie, les littérateurs s’occupaient beaucoup dans la critique grammaticale des auteurs grecs et latins ; et c’est à leurs travaux que nous devons les dictionnaires, les éditions correctes, les commentaires des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Aujourd’hui cette critique est moins nécessaire, et l’esprit philosophique lui a succédé : c’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractère des gens de lettres ; et quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli.
C’est un des grands avantages de notre siècle que ce nombre d’hommes instruits qui passent des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie, et qui jugent également bien d’un livre de métaphysique et d’une pièce de théâtre. L’esprit du siècle les a rendus pour la plupart aussi propres pour le monde que pour le cabinet : et c’est en quoi ils sont fort supérieurs à ceux des siècles prédédents. Ils furent écartés de la société jusqu’au temps de Balzac et de Voiture ; ils en ont fait depuis une partie devenue nécessaire. Cette raison approfondie et épurée que plusieurs ont répandue dans leurs conversations a contribué beaucoup à instruire et à polir la nation : leur critique ne s’est plus consumée sur des mots grecs et latins ; mais, appuyée d’une saine philosophie, elle a détruit tous les préjugés dont la société était infectée : prédictions des astrologues, divination des magiciens, sortiléges de toute espèce, faux prestiges, faux merveilleux, usages superstitieux. Ils ont relégué dans les écoles mille disputes puériles, qui étaient autrefois dangereuses, et qu’ils ont rendues méprisables : par là ils ont en effet servi l’État. On est quelquefois étonné que ce qui bouleversait autrefois le monde ne le trouble plus aujourd’hui: c’est aux véritables gens de lettres qu’on en est redevable.
Ils ont d’ordinaire plus d’indépendance dans l’esprit que les autres hommes ; et ceux qui sont nés sans fortune trouvent aisément dans les fondations de Louis XIV de quoi affermir en eux cette indépendance. On ne voit point, comme autrefois, de ces épîtres dédicatoires que l’intérêt et la bassesse offraient à la vanité.
Un homme de lettres n’est pas ce qu’on appelle un bel esprit : le bel esprit seul suppose moins de culture, moins d’étude, et n’exige nulle philosophie ; il consiste principalement dans l’imagination brillante, dans les agréments de la conversation, aidés d’une lecture commune. Un bel esprit peut aisément ne point mériter le titre d’homme de lettres, et l’homme de lettres peut ne point prétendre au brillant du bel esprit.
Il y a beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l’abri du dégoût que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti, et des faux jugements ; ils jouissent plus de la société ; ils sont juges, et les autres sont jugés.
La géographie est une de ces sciences qu’il faudra toujours perfectionner. Quelque peine qu’on ait prise, il n’a pas été possible jusqu’à présent d’avoir une description exacte de la terre. Il faudrait que tous les souverains s’entendissent et se prêtassent des secours mutuels pour ce grand ouvrage. Mais ils se sont presque toujours plus appliqués à ravager le monde qu’à le mesurer.
Personne encore n’a pu faire une carte exacte de la haute Égypte, ni des régions baignées par la mer Rouge, ni de la vaste Arabie.
Nous ne connaissons de l’Afrique que ses côtes ; tout l’intérieur est aussi ignoré qu’il l’était du temps d’Atlas et d’Hercule. Pas une seule carte bien détaillée de tout ce que le Turc possède en Asie. Tout y est placé au hasard, excepté quelques grandes villes dont les masures subsistent encore. Dans les États du Grand Mogol, la position relative d’Agra et de Delhi est un peu connue ; mais de là jusqu’au royaume de Golconde tout est placé à l’aventure.
On sait à peu près que le Japon s’étend en latitude septentrionale depuis environ le trentième degré jusqu’au quarantième ; et si l’on se trompe, ce n’est que de deux degrés, qui font environ cinquante lieues ; de sorte que, sur la foi de nos meilleures cartes, un pilote risquerait de s’égarer ou de périr.
À l’égard de la longitude, les premières cartes des jésuites la déterminèrent entre le cent cinquante-septième degré et le cent soixante et quinze ; et aujourd’hui on la détermine entre le cent quarante-six et le cent soixante.
La Chine est le seul pays de l’Asie dont on ait une mesure géographique, parce que l’empereur Kang-hi employa des jésuites astronomes pour dresser des cartes exactes ; et c’est ce que les jésuites ont fait de mieux. S’ils s’étaient bornés à mesurer la terre, ils ne seraient pas proscrits sur la terre.
Dans notre Occident, l’Italie, la France, la Russie, l’Angleterre, et les principales villes des autres États, ont été mesurées par la même méthode qu’on a employée à la Chine ; mais ce n’est que depuis très-peu d’années qu’on a formé en France l’entreprise d’une topographie entière. Une compagnie tirée de l’Académie des sciences a envoyé des ingénieurs et des arpenteurs dans toute l’étendue du royaume, pour mettre le moindre hameau, le plus petit ruisseau, les collines, les buissons à leur véritable place. Avant ce temps la topographie était si confuse que, la veille de la bataille de Fontenoy, on examina toutes les cartes du pays, et on n’en trouva pas une seule qui ne fût entièrement fautive.
Si on avait donné de Versailles un ordre positif à un général peu expérimenté de livrer la bataille, et de se poster en conséquence des cartes géographiques, comme cela est arrivé quelquefois du temps du ministre Chamillart, la bataille eût été infailliblement perdue.
Un général qui ferait la guerre dans le pays des Uscoques, des Morlaques, des Monténégrins, et qui n’aurait pour toute connaissance des lieux que les cartes, serait aussi embarrassé que s’il se trouvait au milieu de l’Afrique.
Heureusement on rectifie sur les lieux ce que les géographes ont souvent tracé de fantaisie dans leur cabinet.
Il est bien difficile, en géographie comme en morale, de connaître le monde sans sortir de chez soi.
Le livre de géographie le plus commun en Europe est celui d’Hubner[78]. On le met entre les mains de tous les enfants depuis Moscou jusqu’à la source du Rhin ; les jeunes gens ne se forment dans toute l’Allemagne que par la lecture d’Hubner.
Vous trouvez d’abord dans ce livre que Jupiter devint amoureux d’Europe treize cents années juste avant Jésus-Christ.
Selon lui, il n’y a en Europe ni chaleur trop ardente, ni froidure excessive. Cependant on a vu dans quelques étés les hommes mourir de l’excès du chaud ; et le froid est souvent si terrible dans le nord de la Suède et de la Russie que le thermomètre y est descendu jusqu’à trente-quatre degrés au-dessous de la glace.
Hubner compte en Europe environ trente millions[79] d’habitants ; c’est se tromper de plus de soixante et dix millions.
Il dit que l’Europe a trois mères langues, comme s’il y avait des mères langues, et comme si chaque peuple n’avait pas toujours emprunté mille expressions de ses voisins.
Il affirme qu’on ne peut trouver en Europe une lieue de terrain qui ne soit habitée ; mais dans la Russie il est encore des déserts de trente à quarante lieues. Le désert des landes de Bordeaux n’est que trop grand. J’ai devant mes yeux quarante lieues de montagnes couvertes de neige éternelle, sur lesquelles il n’a jamais passé ni un homme ni même un oiseau.
Il y a encore dans la Pologne des marais de cinquante lieues d’étendue, au milieu desquels sont de misérables îles presque inhabitées.
Il dit que le Portugal a du levant au couchant cent lieues de France ; cependant on ne trouve qu’environ cinquante de nos lieues de trois mille pas géométriques.
Si vous en croyez Hubner, le roi de France a toujours quarante mille Suisses à sa solde ; mais le fait est qu’il n’en a jamais eu qu’environ onze mille[80].
Le château de Notre-Dame de la Garde, près de Marseille, lui paraît une forteresse importante et presque imprenable. Il n’avait pas vu cette belle forteresse,
Gouvernement commode et beau,
À qui suffit pour toute garde
Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.
Il donne libéralement à la ville de Rouen trois cents belles fontaines publiques : Rome n’en avait que cent cinq du temps d’Auguste.
On est bien étonné quand on voit dans Hubner que la rivière de l’Oise reçoit les eaux de la Sarre[81], de la Somme, de l’Authie et de la Canche. L’Oise coule à quelques lieues de Paris ; la Sarre est en Lorraine, près de la basse Alsace, et se jette dans la Moselle au-dessus de Trêves. La Somme prend sa source près de Saint-Quentin, et se jette dans la mer au-dessous d’Abbeville. L’Authie et la Canche sont des ruisseaux qui n’ont pas plus de communication avec l’Oise que n’en ont la Somme et la Sarre. Il faut qu’il y ait là quelque faute de l’éditeur, car il n’est guère possible que l’auteur se soit mépris à ce point.
Il donne la petite principauté de Foix à la maison de Bouillon, qui ne la possède pas.
L’auteur admet la fable de la royauté d’Yvetot[82] ; il copie exactement toutes les fautes de nos anciens ouvrages de géographie, comme on les copie tous les jours à Paris ; et c’est ainsi qu’on nous redonne tous les jours d’anciennes erreurs avec des titres nouveaux.
Il ne manque pas de dire que l’on conserve à Rhodes un soulier de la sainte Vierge, comme on conserve dans la ville du Puy-en-Vélai le prépuce de son fils.
Vous ne trouverez pas moins de contes sur les Turcs que sur les chrétiens. Il dit que les Turcs possédaient de son temps quatre îles dans l’Archipel : ils les possédaient toutes ;
Qu’Amurat II, à la bataille de Varna (en 1544), tira de son sein l’hostie consacrée qu’on lui avait donnée en gage, et qu’il demanda vengeance à cette hostie de la perfidie des chrétiens. Un Turc, et un Turc dévot comme Amurat II, faire sa prière à une hostie ! Il tira le traité de son sein, il demanda vengeance à Dieu, et l’obtint de son sabre.
Il assure que le czar Pierre Ier se fit patriarche. Il abolit le patriarcat, et fit bien ; mais se faire prêtre, quelle idée !
Il dit que la principale erreur de l’Église grecque est de croire que le Saint-Esprit ne procède que du Père. Mais d’où sait-il que c’est une erreur ? L’Église latine ne croit la procession du Saint-Esprit par le Père et le Fils que depuis le ixe siècle ; la grecque, mère de la latine, date de seize cents ans : qui les jugera ?
Il affirme que l’Église grecque russe reconnaît pour médiateur, non pas Jésus-Christ, mais saint Antoine. Encore s’il avait attribué la chose à saint Nicolas, on aurait pu autrefois excuser cette méprise du petit peuple.
Cependant, malgré tant d’absurdités, la géographie se perfectionne sensiblement dans notre siècle.
Il n’en est pas de cette connaissance comme de l’art des vers, de la musique, de la peinture. Les derniers ouvrages en ces genres sont souvent les plus mauvais. Mais dans les sciences qui demandent de l’exactitude plutôt que du génie, les derniers sont toujours les meilleurs, pourvu qu’ils soient faits avec quelque soin.
Un des plus grands avantages de la géographie est, à mon gré, celui-ci : votre sotte voisine, et votre voisin encore plus sot, vous reprochent sans cesse de ne pas penser comme on pense dans la rue Saint-Jacques. « Voyez, vous disent-ils, quelle foule de grands hommes a été de notre avis depuis Pierre Lombard jusqu’à l’abbé Petit-pied[83]. Tout l’univers a reçu nos vérités, elles règnent dans le faubourg Saint-Honoré, à Chaillot et à Étampes, à Rome et chez les Uscoques. » Prenez alors une mappemonde, montrez-leur l’Afrique entière, les empires du Japon, de la Chine, des Indes, de la Turquie, de la Perse, celui de la Russie, plus vaste que ne fut l’empire romain ; faites-leur parcourir du bout du doigt toute la Scandinavie, tout le nord de l’Allemagne, les trois royaumes de la Grande-Bretagne, la meilleure partie des Pays-Bas, la meilleure de l’Helvétie ; enfin vous leur ferez remarquer dans les quatre parties du globe et dans la cinquième, qui est encore aussi inconnue qu’immense, ce prodigieux nombre de générations qui n’entendirent jamais parler de ces opinions, ou qui les ont combattues, ou qui les ont en horreur ; vous opposerez l’univers à la rue Saint-Jacques.
Vous leur direz que Jules César, qui étendit son pouvoir bien loin au delà de cette rue, ne sut pas un mot de ce qu’ils croient si universel ; que leurs ancêtres, à qui Jules César donna les étrivières, n’en surent pas davantage.
Peut-être alors auront-ils quelque honte d’avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Severin donnaient le ton au reste du monde.
Feu M. Clairaut imagina de faire apprendre facilement aux jeunes gens les éléments de la géométrie ; il voulut remonter à la source, et suivre la marche de nos découvertes et des besoins qui les ont produites.
Cette méthode paraît agréable et utile ; mais elle n’a pas été suivie : elle exige dans le maître une flexibilité d’esprit qui sait se proportionner, et un agrément rare dans ceux qui suivent la routine de leur profession.
Il faut avouer qu’Euclide est un peu rebutant ; un commençant ne peut deviner où il est mené. Euclide dit au premier livre[85] que « si une ligne droite est coupée en parties égales et inégales, les carrés construits sur les segments inégaux sont doubles des carrés construits sur la moitié de la ligne entière, et sur la petite ligne qui va de l’extrémité de cette moitié jusqu’au point d’intersection ».
On a besoin d’une figure pour entendre cet obscur théorème ; et quand il est compris, l’étudiant dit : À quoi peut-il me servir, et que m’importe ? Il se dégoûte d’une science dont il ne voit pas assez tôt l’utilité.
La peinture commença par le désir de dessiner grossièrement sur un mur les traits d’une personne chère. La musique fut un mélange grossier de quelques tons qui plaisent à l’oreille, avant que l’octave fût trouvée.
On observa le coucher des étoiles avant d’être astronome. Il paraît qu’on devrait guider ainsi la marche des commençants de la géométrie.
Je suppose qu’un enfant doué d’une conception facile entende son père dire à son jardinier : « Vous planterez dans cette plate-bande des tulipes sur six lignes, toutes à un demi-pied l’une de l’autre. » L’enfant veut savoir combien il y aura de tulipes. Il court à la plate-bande avec son précepteur. Le parterre est inondé ; il n’y a qu’un des longs côtés de la plate-bande qui paraisse. Ce côté a trente pieds de long, mais on ne sait point quelle est sa largeur. Le maître lui fait d’abord aisément comprendre qu’il faut que ces tulipes bordent ce parterre à six pouces de distance l’une de l’autre : ce sont déjà soixante tulipes pour la première rangée de ce côté. Il doit y avoir six lignes : l’enfant voit qu’il y aura six fois soixante, trois cent soixante tulipes. Mais de quelle largeur sera donc cette plate-bande que je ne puis mesurer ? Elle sera évidemment de six fois six pouces, qui font trois pieds.
Il connaît la longueur et la largeur ; il veut connaître la superficie. « N’est-il pas vrai, lui dit son maître, que si vous faisiez courir une règle de trois pieds de long et d’un pied de large sur cette plate-bande, d’un bout à l’autre, elle l’aurait successivement couverte tout entière ? » Voilà donc la superficie trouvée, elle est de trois fois trente. Ce morceau a quatre-vingt-dix pieds carrés.
Le jardinier, quelques jours après, tend un cordeau d’un angle à l’autre dans la longueur ; ce cordeau partage le rectangle en deux parties égales : « Il est donc, dit le disciple, aussi long qu’un des deux côtés ?
Non, il est plus long.
Mais quoi ! si je fais passer des lignes sur cette transversale que vous appelez diagonale, il n’y en aura pas plus pour elle que
pour les deux autres ; elle leur est donc égale. Quoi ! lorsque je forme la lettre N, ce trait qui lie les deux jambages n’est-il pas de la même hauteur qu’eux ?
Il est de la même hauteur, mais non de la même longueur, cela est démontré. Faites descendre cette diagonale au niveau du terrain, vous voyez qu’elle déborde un peu.
Et de combien précisément déborde-t-elle ?
Il y a des cas où l’on n’en saura jamais rien, de même qu’on ne saura pas précisément quelle est la racine carrée de cinq.
Mais la racine carrée de cinq est deux, plus une fraction.
Mais cette fraction ne se peut exprimer en chiffre, puisque le carré d’un nombre plus une fraction ne peut être un nombre entier. Il y a même en géométrie des lignes dont les rapports ne peuvent s’exprimer.
Voilà une difficulté qui m’arrête. Quoi ! je ne saurai jamais mon compte ? il n’y a donc rien de certain ?
Il est certain que cette ligne de biais partage le quadrilatère en deux parties égales ; mais il n’est pas plus surprenant que ce petit reste de la ligne diagonale n’ait pas une commune mesure avec les côtés, qu’il n’est surprenant que vous ne puissiez trouver en arithmétique la racine carrée de cinq.
Vous n’en saurez pas moins votre compte ; car si un arithméticien dit qu’il vous doit la racine carrée de cinq écus, vous n’avez qu’à transformer ces cinq écus en petites pièces, en liards, par exemple, vous en aurez douze cents, dont la racine carrée est entre trente-quatre et trente-cinq, et vous saurez votre compte à un liard près. Il ne faut pas qu’il y ait de mystère ni en arithmétique ni en géométrie. »
Ces premières ouvertures aiguillonnent l’esprit du jeune homme. Son maître lui ayant dit que la diagonale d’un carré est incommensurable, immesurable aux côtés et aux bases, lui apprend qu’avec cette ligne, dont on ne saura jamais la valeur, il va faire cependant un carré qui sera démontré être le double du carré A B C D.
Pour cela, il lui fait voir premièrement que les deux triangles qui partagent le carré sont égaux. Ensuite, traçant cette figure, il démontre à l’esprit et aux yeux que le carré formé par ces quatre lignes noires vaut les
deux carrés pointillés. Et cette proposition servira bientôt à faire comprendre ce fameux théorème que Pythagore trouva établi chez les Indiens, et qui était connu des Chinois, que le grand côté d’un triangle rectangle peut porter une figure quelconque, égale aux figures semblables établies sur les deux autres côtés.
Le jeune homme veut-il mesurer la hauteur d’une tour, la largeur d’une rivière dont il ne peut approcher, chaque théorème a sur-le-champ son application : il apprend la géométrie par l’usage.
Si on s’était contenté de lui dire que le produit des extrêmes est égal au produit des moyens, ce n’eût été pour lui qu’un problème stérile ; mais il sait que l’ombre de cette perche est à la hauteur de la perche comme l’ombre de la tour voisine est à la hauteur de la tour. Si donc la perche a cinq pieds et son ombre un pied, et si l’ombre de la tour est de douze pieds, il dit : Comme un est à cinq, ainsi douze est à la hauteur de la tour ; elle est donc de soixante pieds.
Il a besoin de connaître les propriétés d’un cercle ; il sait qu’on ne peut avoir la mesure exacte de sa circonférence ; mais cette extrême exactitude est inutile pour opérer : le développement d’un cercle est sa mesure.
Il connaîtra que ce cercle étant une espèce de polygone, son aire est égale à ce triangle dont le petit côté est le rayon du cercle, et dont la base est la mesure de sa circonférence.
Les circonférences des cercles sont entre elles comme leurs rayons.
Les cercles ayant les propriétés générales de toutes les figures rectilignes semblables, et ces figures étant entre elles comme les carrés de leurs côtés correspondants, les cercles auront aussi leurs aires proportionnelles au carré de leurs rayons.
Ainsi comme le carré de l’hypothénuse est égal au carré des deux côtés, le cercle dont le rayon sera cette hypothénuse sera égal à deux cercles qui auront pour rayon les deux autres côtés. Et cette connaissance servira aisément pour construire un bassin d’eau aussi grand que deux autres bassins pris ensemble. On double exactement le cercle, si on ne le carre pas exactement.
Accoutumé à sentir ainsi l’avantage des vérités géométriques, il lit dans quelques éléments de cette science que si on tire cette ligne droite appelée tangente, qui touchera le cercle en un point, on ne pourra jamais faire passer une autre ligne droite entre ce cercle et cette ligne.
Cela est bien évident, et ce n’était pas trop la peine de le dire. Mais on ajoute qu’on peut faire passer une infinité de lignes courbes à ce point de contact ; cela le surprend, et surprendrait aussi des hommes faits. Il est tenté de croire la matière pénétrable. Les livres lui disent que ce n’est point là de la matière, que ce sont des lignes sans largeur. Mais si elles sont sans largeur, ces lignes droites métaphysiques passeront en foule l’une sur l’autre sans rien toucher. Si elles ont de la largeur, aucune courbe ne passera. L’enfant ne sait plus où il en est ; il se voit transporté dans un nouveau monde qui n’a rien de commun avec le nôtre.
Comment croire que ce qui est manifestement impossible à la nature soit vrai ?
« Je conçois bien, dira-t-il à un maître de la géométrie transcendante, que tous vos cercles se rencontreront au point C ; mais voilà tout ce que vous démontrerez ; vous ne pourrez jamais me démontrer que ces lignes circulaires passent à ce point entre le premier cercle et la tangente.
« La sécante A G est plus courte que la sécante A G H, d’accord ; mais il ne suit point de là que vos lignes courbes puissent passer entre deux lignes qui se touchent.
— Elles y peuvent passer, répondra le maître, parce que G H est un infiniment petit du second ordre.
— Je n’entends point ce que c’est qu’un infiniment petit, dit l’enfant ; » et le maître est obligé d’avouer qu’il ne l’entend pas davantage. C’est là où Malezieu s’extasie dans ses Éléments de géométrie. Il dit positivement qu’il y a des vérités incompatibles. N’eût-il pas été plus simple de dire que ces lignes n’ont de commun que ce point C, au delà et en deçà duquel elles se séparent ?
Je puis toujours diviser un nombre par la pensée ; mais suit-il de là que ce nombre soit infini ? Aussi Newton, dans son calcul intégral et dans son différentiel, ne se sert pas de ce grand mot ; et Clairaut se garde bien d’enseigner, dans ses Éléments de géométrie, qu’on puisse faire passer des cerceaux entre une boule et la table sur laquelle cette boule est posée.
Il faut bien distinguer entre la géométrie utile et la géométrie curieuse.
L’utile est le compas de proportion inventé par Galilée, la mesure des triangles, celle des solides, le calcul des forces mouvantes. Presque tous les autres problèmes peuvent éclairer l’esprit et le fortifier ; bien peu seront d’une utilité sensible au genre humain. Carrez des courbes tant qu’il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres au lieu de calculer sa fortune.
Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain ; mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de deux, ajoutée au cube des trois, fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences ajoutée au même cube fasse un autre carré ? Nugæ difficiles[86].La gloire est la réputation jointe à l’estime ; elle est au comble quand l’admiration s’y joint. Elle suppose toujours des choses éclatantes, en actions, en vertus, en talents, et toujours de grandes difficultés surmontées. César, Alexandre, ont eu de la gloire. On ne peut guère dire que Socrate en ait eu. Il attire l’estime, la vénération, la pitié, l’indignation contre ses ennemis ; mais le terme de gloire serait impropre à son égard : sa mémoire est respectable plutôt que glorieuse. Attila eut beaucoup d’éclat, mais il n’a point de gloire, parce que l’histoire, qui peut se tromper, ne lui donne point de vertus. Charles XII a encore de la gloire, parce que sa valeur, son désintéressement, sa libéralité, ont été extrêmes. Les succès suffisent pour la réputation, mais non pas pour la gloire. Celle de Henri IV augmente tous les jours, parce que le temps a fait connaître toutes ses vertus, qui étaient incomparablement plus grandes que ses défauts.
La gloire est aussi le partage des inventeurs dans les beaux-arts ; les imitateurs n’ont que des applaudissements. Elle est encore accordée aux grands talents, mais dans des arts sublimes. On dira bien la gloire de Virgile, de Cicéron, mais non de Martial et d’Aulu-Gelle.
On a osé dire la gloire de Dieu ; il travaille pour la gloire de Dieu ; Dieu a créé le monde pour sa gloire : ce n’est pas que l’Être suprême puisse avoir de la gloire ; mais les hommes, n’ayant point d’expressions qui lui conviennent, emploient pour lui celles dont ils sont le plus flattés.
La vaine gloire est cette petite ambition qui se contente des apparences, qui s’étale dans le grand faste, et qui ne s’élève jamais aux grandes choses. On a vu des souverains qui, ayant une gloire réelle, ont encore aimé la vaine gloire, en recherchant trop de louanges, en aimant trop l’appareil de la représentation.
La fausse gloire tient souvent à la vaine, mais souvent elle porte à des excès ; et la vaine se renferme plus dans les petitesses. Un prince qui mettra son honneur à se venger cherchera une gloire fausse, plutôt qu’une gloire vaine.
Faire gloire, faire vanité, se faire honneur, se prennent quelquefois dans le même sens, et ont aussi des sens différents. On dit également : il fait gloire, il fait vanité, il se fait honneur de son luxe, de ses excès ; alors gloire signifie fausse gloire. Il fait gloire de souffrir pour la bonne cause, et non pas : il fait vanité. Il se fait honneur de son bien, et non pas : il fait gloire ou vanité de son bien.
Rendre gloire signifie reconnaître, attester. Rendez gloire à la vérité, reconnaissez la vérité.
Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire.
Attestez le Dieu que vous servez.
La gloire est prise pour le ciel ; il est au séjour de la gloire.
Où le conduisez-vous ? — À la mort. — À la gloire.
On ne se sert de ce mot pour désigner le ciel que dans notre religion. Il n’est pas permis de dire que Bacchus, Hercule, furent reçus dans la gloire, en parlant de leur apothéose.
Glorieux, quand il est l’épithète d’une chose inanimée, est toujours une louange ; bataille, paix, affaire glorieuse. Rang glorieux signifie rang élevé, et non pas rang qui donne de la gloire, mais dans lequel on peut en acquérir. Homme glorieux, esprit glorieux, est toujours une injure ; il signifie celui qui se donne à lui-même ce qu’il devrait mériter des autres : ainsi on dit un règne glorieux, et non pas un roi glorieux. Cependant ce ne serait pas une faute de dire, au pluriel, les plus glorieux conquérants ne valent pas un prince bienfaisant ; mais on ne dira pas les princes glorieux, pour dire les princes illustres.
Le glorieux n’est pas tout à fait le fier, ni l’avantageux, ni l’orgueilleux. Le fier tient de l’arrogant et du dédaigneux, et se communique peu. L’avantageux abuse de la moindre déférence qu’on a pour lui. L’orgueilleux étale l’excès de la bonne opinion qu’il a de lui-même. Le glorieux est plus rempli de vanité ; il cherche plus à s’établir dans l’opinion des hommes ; il veut réparer par les dehors ce qui lui manque en effet. L’orgueilleux se croit quelque chose ; le glorieux veut paraître quelque chose. Les nouveaux parvenus sont d’ordinaire plus glorieux que les autres. On a appelé quelquefois les saints et les anges, les glorieux, comme habitants du séjour de la gloire.
Glorieusement est toujours pris en bonne part ; il règne glorieusement ; il se tira glorieusement d’un grand danger, d’une mauvaise affaire.
Se glorifier est tantôt pris en bonne part, tantôt en mauvaise, selon l’objet dont il s’agit. Il se glorifie d’une disgrâce qui est le fruit de ses talents et l’effet de l’envie. On dit des martyrs qu’ils glorifiaient Dieu ; c’est-à-dire que leur constance rendait respectable aux hommes le Dieu qu’ils annonçaient.
Que Cicéron aime la gloire après avoir étouffé la conspiration de Catilina, on le lui pardonne.
Que le roi de Prusse Frédéric le Grand pense ainsi après Rosbach et Lissa, et après avoir été le législateur, l’historien, le poëte et le philosophe de sa patrie ; qu’il aime passionnément la gloire, et qu’il soit assez habile pour être modeste, on l’en glorifiera davantage.
Que l’impératrice Catherine II ait été forcée, par la brutale insolence d’un sultan turc, à déployer tout son génie ; que du fond du Nord elle ait fait partir quatre escadres qui ont effrayé les Dardanelles et l’Asie Mineure ; et qu’elle ait, en 1770, enlevé quatre provinces à ces Turcs qui faisaient trembler l’Europe, on trouvera fort bon qu’elle jouisse de sa gloire, et on l’admirera de parler de ses succès avec cet air d’indifférence et de supériorité qui fait voir qu’on les mérite.
En un mot, la gloire convient aux génies de cette espèce, quoiqu’ils soient de la race mortelle très-chétive.
Mais si, au bout de l’Occident, un bourgeois d’une ville nommée Paris, près de Gonesse, croit avoir de la gloire quand il est harangué par un régent de l’Université, qui lui dit : Monseigneur, la gloire que vous avez acquise dans l’exercice de votre charge, vos illustres travaux, dont tout l’univers retentit, etc. ; je demande alors s’il y a dans cet univers assez de sifflets pour célébrer la gloire de mon bourgeois, et l’éloquence du pédant qui est venu braire cette harangue dans l’hôtel de monseigneur.
Nous sommes si sots que nous avons fait Dieu glorieux comme nous.
[89]Ben-al-Bétif, ce digne chef des derviches, leur disait un jour : « Mes frères, il est très bon que vous vous serviez souvent de cette sacrée formule de notre Koran : au nom de Dieu très-miséricordieux, car Dieu use de miséricorde, et vous apprenez à la faire en répétant souvent les mots qui recommandent une vertu sans laquelle il resterait peu d’hommes sur la terre. Mais, mes frères, gardez-vous bien d’imiter des téméraires qui se vantent à tout propos de travailler à la gloire de Dieu. Si un jeune imbécile soutient une thèse sur les catégories, thèse à laquelle préside un ignorant en fourrure, il ne manque pas d’écrire en gros caractère à la tête de sa thèse : Ek allah abron doxa : ad majorem Dei gloriam. Un bon musulman a-t-il fait blanchir son salon, il grave cette sottise sur sa porte ; un saka porte de l’eau pour la plus grande gloire de Dieu. C’est un usage impie qui est pieusement mis en usage. Que diriez-vous d’un petit chiaoux qui, en vidant la chaise percée de notre sultan, s’écrierait : À la plus grande gloire de notre invincible monarque ? Il y a certainement plus loin du sultan à Dieu que du sultan au petit chiaoux.
« Qu’avez-vous de commun, misérables vers de terre, appelés hommes, avec la gloire de l’Être infini ? Peut-il aimer la gloire ? peut-il en recevoir de vous ? peut-il en goûter ? jusqu’à quand, animaux à deux pieds, sans plumes, ferez-vous Dieu à votre image ? Quoi ! parce que vous êtes vains, parce que vous aimez la gloire, vous voulez que Dieu l’aime aussi ! S’il y avait plusieurs dieux, chacun d’eux peut-être voudrait obtenir les suffrages de ses semblables. Ce serait là la gloire d’un dieu. Si l’on peut comparer la grandeur infinie avec la bassesse extrême, ce dieu serait comme le roi Alexandre ou Scander, qui ne voulait entrer en lice qu’avec des rois. Mais vous, pauvres gens, quelle gloire pouvez-vous donner à Dieu ? Cessez de profaner ce nom sacré. Un empereur, nommé Octave Auguste, défendit qu’on le louât dans les écoles de Rome, de peur que son nom ne fût avili. Mais vous ne pouvez ni avilir l’Être suprême, ni l’honorer. Anéantissez-vous, adorez, et taisez-vous. »
Ainsi parlait Ben-al-Bétif ; et les derviches s’écrièrent : « Gloire à Dieu ! Ben-al-Bétif a bien parlé. »
En 1723 il y avait en Hollande un Chinois : ce Chinois était lettré et négociant, deux choses qui ne devraient point du tout être incompatibles, et qui le sont devenues chez nous, grâces au respect extrême qu’on a pour l’argent, et au peu de considération que l’espèce humaine a montré et montrera toujours pour le mérite. Ce Chinois, qui parlait un peu hollandais, se trouva dans une boutique de librairie avec quelques savants : il demanda un livre, on lui proposa l’Histoire universelle de Bossuet, mal traduite. À ce beau mot d’Histoire universelle : « Je suis, dit-il, trop heureux ; je vais voir ce qu’on dit de notre grand empire, de notre nation, qui subsiste en corps de peuple depuis plus de cinquante mille ans, de cette suite d’empereurs qui nous ont gouvernés tant de siècles ; je vais voir ce qu’on pense de la religion des lettrés, de ce culte simple que nous rendons à l’Être suprême. Quel plaisir de voir comme on parle en Europe de nos arts, dont plusieurs sont plus anciens chez nous que tous les royaumes européans ! Je crois que l’auteur se sera bien mépris dans l’histoire de la guerre que nous eûmes, il y a vingt-deux mille cinq cent cinquante-deux ans, contre les peuples belliqueux du Tunquin et du Japon ; et sur cette ambassade solennelle par laquelle le puissant empereur du Mogol nous envoya demander des lois, l’an du monde 500000000000079123450000.
— Hélas ! lui dit un des savants, on ne parle pas seulement de vous dans ce livre ; vous êtes trop peu de chose ; presque tout roule sur la première nation du monde, l’unique nation, le grand peuple juif.
— Juif ! dit le Chinois, ces peuples-là sont donc les maîtres des trois quarts de la terre au moins ?
— Ils se flattent bien qu’ils le seront un jour, lui répondit-on ; mais en attendant ce sont eux qui ont l’honneur d’être ici marchands fripiers, et de rogner quelquefois les espèces.
— Vous vous moquez, dit le Chinois ; ces gens-là ont-ils jamais eu un vaste empire ?
— Ils ont possédé, lui dis-je, en propre, pendant quelques années, un petit pays ; mais ce n’est point par l’étendue des États qu’il faut juger d’un peuple, de même que ce n’est point par les richesses qu’il faut juger d’un homme.
— Mais ne parle-t-on pas de quelque autre peuple dans ce livre ? demanda le lettré.
— Sans doute, dit le savant qui était auprès de moi, et qui prenait toujours la parole ; on y parle beaucoup d’un petit pays de soixante lieues de large, nommé l’Égypte, où l’on prétend qu’il y avait un lac de cent cinquante lieues de tour, fait de main d’homme.
— Tudieu ! dit le Chinois, un lac de cent cinquante lieues dans un terrain qui en avait soixante de large, cela est bien beau !
— Tout le monde était sage dans ce pays-là, ajouta le docteur.
— Ô le bon temps que c’était ! dit le Chinois. Mais est-ce là tout ?
— Non, répliqua l’Européan ; il est question encore de ces célèbres Grecs.
— Qui sont ces Grecs ? dit le lettré.
— Ah ! continua l’autre, il s’agit de cette province, à peu près grande comme la deux-centième partie de la Chine, mais qui a tant fait de bruit dans tout l’univers.
— Jamais je n’ai ouï parler de ces gens-là, ni au Mogol, ni au Japon, ni dans la Grande-Tartarie, dit le Chinois d’un air ingénu.
— Ah, ignorant ! ah, barbare ! s’écria poliment notre savant, vous ne connaissez donc point Épaminondas le Thébain, ni le port de Pirée, ni le nom des deux chevaux d’Achille, ni comment se nommait l’âne de Silène ? Vous n’avez entendu parler ni de Jupiter, ni de Diogène, ni de Laïs, ni de Cybèle, ni de...
— J’ai bien peur, répliqua le lettré, que vous ne sachiez rien de l’aventure éternellement mémorable du célèbre Xixofou Concochigzamki, ni des mystères du grand Fi psi hi hi. Mais, de grâce, quelles sont encore les choses inconnues dont traite cette histoire universelle ? »
Alors le savant parla un quart d’heure de suite de la république romaine ; et quand il vint à Jules César, le Chinois l’interrompit, et lui dit :
« Pour celui-là, je crois le connaître ; n’était-il pas Turc[91] ?
— Comment ! dit le savant échauffé, est-ce que vous ne savez pas au moins la différence qui est entre les païens, les chrétiens, et les musulmans ? est-ce que vous ne connaissez point Constantin, et l’histoire des papes ?
— Nous avons entendu parler confusément, répondit l’Asiatique, d’un certain Mahomet.
— Il n’est pas possible, répliqua l’autre, que vous ne connaissiez au moins Luther, Zuingle, Bellarmin, Œcolampade.
— Je ne retiendrai jamais ces noms-là, dit le Chinois. »
Il sortit alors, et alla vendre une partie considérable de thé pekoe et de fin grogram[92], dont il acheta deux belles filles et un mousse, qu’il ramena dans sa patrie en adorant le Tien, et en se recommandant à Confucius.
Pour moi, témoin de cette conversation, je vis clairement ce que c’est que la gloire ; et je dis : « Puisque César et Jupiter sont inconnus dans le royaume le plus beau, le plus ancien, le plus vaste, le plus peuplé, le mieux policé de l’univers, il vous sied bien, ô gouverneurs de quelques petits pays ! ô prédicateurs d’une petite paroisse, dans une petite ville ! ô docteurs de Salamanque ou de Bourges ! ô petits auteurs ! ô pesants commentateurs ! il vous sied bien de prétendre à la réputation. »
Le goût, ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime, par le mot goût, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts : c’est un discernement prompt, comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement ; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude pour se former.
Il ne suffit pas, pour le goût, de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage : il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse ; il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel : car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs ; l’homme de goût, le connaisseur, verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles ; il verra un défaut à côté d’un agrément ; il sera saisi d’enthousiasme à ce vers des Horaces :
Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ? — Qu’il mourût !
il sentira un dégoût involontaire au vers suivant :
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.
Comme le mauvais goût, au physique, consiste à n’être flatté que par des assaisonnements trop piquants et trop recherchés, ainsi le mauvais goût dans les arts est de ne se plaire qu’aux ornements étudiés, et de ne pas sentir la belle nature.
Le goût dépravé dans les aliments est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes : c’est une espèce de maladie. Le goût dépravé dans les arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits, de préférer le burlesque au noble, le précieux et l’affecté au beau simple et naturel : c’est une maladie de l’esprit. On se forme le goût des arts beaucoup plus que le goût sensuel, car dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes, en général, apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire. Mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand chœur de musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau les gradations, le clair-obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessin ; mais peu à peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir : il sera ému à la première représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison, ni cet art encore plus grand qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude et des réflexions qu’il parvient à sentir tout d’un coup avec plaisir ce qu’il ne démêlait pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avait pas, parce qu’on y prend peu à peu l’esprit des bons artistes. On s’accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur. On entend la déclamation notée des scènes de Quinault, avec l’oreille de Lulli ; et les airs et les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.
Si toute une nation s’est réunie, dans les premiers temps de la culture des beaux-arts, à aimer des auteurs pleins de défauts, et méprisés avec le temps, c’est que ces auteurs avaient des beautés naturelles que tout le monde sentait, et qu’on n’était pas encore à portée de démêler leurs imperfections. Ainsi Lucilius fut chéri des Romains avant qu’Horace l’eût fait oublier ; Régnier fut goûté des Français avant que Boileau parût ; et si des auteurs anciens, qui bronchent à chaque pas, ont pourtant conservé leur grande réputation, c’est qu’il ne s’est point trouvé d’écrivain pur et châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s’est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les Français.
On dit qu’il ne faut point disputer des goûts, et on a raison, quand il n’est question que du goût sensuel, de la répugnance qu’on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu’on donne à une autre : on n’en dispute point, parce qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même dans les arts : comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser : c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce qu’ils n’en ont point.
Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des beaux-arts ; alors il mérite plutôt le nom de fantaisie : c’est la fantaisie plutôt que le goût qui produit tant de modes nouvelles.
Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes, craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature, que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd ; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir : c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule.
Il est de vastes pays où le goût n’est jamais parvenu : ce sont ceux où la société ne s’est point perfectionnée ; où les hommes et les femmes ne se rassemblent point ; où certains arts, comme la sculpture, la peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l’esprit est rétréci, sa pointe s’émousse, il n’a pas de quoi se former le goût. Quand plusieurs beaux-arts manquent, les autres ont rarement de quoi se soutenir, parce que tous se tiennent par la main et dépendent les uns des autres. C’est une des raisons pourquoi les Asiatiques n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre, et que le goût n’a été le partage que de quelques peuples de l’Europe.
Y a-t-il un bon et un mauvais goût ? Oui, sans doute, quoique les hommes diffèrent d’opinions, de mœurs, d’usages.
Le meilleur goût en tout genre est d’imiter la nature avec le plus de fidélité, de force, et de grâce.
Mais la grâce n’est-elle pas arbitraire ? Non, puisqu’elle consiste à donner aux objets qu’on représente de la vie et de la douceur.
Entre deux hommes dont l’un sera grossier, l’autre délicat, on convient assez que l’un a plus de goût que l’autre.
Avant que le bon temps fût venu, Voiture, qui, dans sa manie de broder des riens, avait quelquefois beaucoup de délicatesse et d’agrément, écrit au grand Condé sur sa maladie :
Commencez doncques à songer
Qu’il importe d’être et de vivre ;
Pensez mieux à vous ménager.
Quel charme a pour vous le danger,
Que vous aimiez tant à le suivre ?
Si vous aviez, dans les combats,
D’Amadis l’armure enchantée,
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée,
De votre ardeur précipitée,
Seigneur, je ne me plaindrais pas.
Mais en nos siècles où les charmes
Ne font pas de pareilles armes ;
Qu’on voit que le plus noble sang,
Fût-il d’Hector ou d"Alexandre,
Est aussi facile à répandre
Que l’est celui du plus bas rang ;
Que d’une force sans seconde
La Mort sait ses traits élancer ;
Et qu’un peu de plomb peut casser
La plus belle tête du monde[95] ;
Qui l’a bonne y doit regarder.
Mais une telle que la vôtre
Ne se doit jamais hasarder.
Pour votre bien et pour le nôtre,
Seigneur, il vous la faut garder...
Quoi que votre esprit se propose,
Quand votre course sera close,
On vous abandonnera fort.
Et, seigneur, c’est fort peu de chose
Qu’un demi-dieu quand il est mort.
Ces vers passent encore aujourd’hui pour être pleins de goût, et pour être les meilleurs de Voiture.
Dans le même temps, L’Estoile, qui passait pour un génie : L’Estoile, l’un des cinq auteurs qui travaillaient aux tragédies du cardinal de Richelieu ; L’Estoile, l’un des juges de Corneille, faisait ces vers qui sont imprimés à la suite de Malherbe et de Racan[96] :
Que j’aime en tout temps la taverne !
Que librement je m’y gouverne !
Elle n’a rien d’égal à soi.
J’y vois tout ce que j’y demande ;
Et les torchons y sont pour moi
De fine toile de Hollande.
Il n’est point de lecteur qui ne convienne que les vers de Voiture sont d’un courtisan qui a le bon goût en partage, et ceux de L’Estoile, d’un homme grossier sans esprit.
C’est dommage qu’on puisse dire de Voiture : Il eut du goût cette fois-là. Il n’y a certainement qu’un goût détestable dans plus de mille vers pareils à ceux-ci :
Quand nous fûmes dans Étampe,
Nous parlâmes fort de vous ;
J’en soupirai quatre coups,
Et j’en eus la goutte crampe.
Étampe et crampe vraiment
Riment admirablement.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous trouvâmes près Sercote
(Cas étrange et vrai pourtant)
Des bœufs qu’on voyait broutant
Dessus le haut d’une motte,
Et plus bas quelques cochons
Et bon nombre de moutons, etc.
La fameuse Lettre de la carpe au brochet, et qui lui fit tant de réputation, n’est-elle pas une plaisanterie trop poussée, trop longue, et en quelques endroits trop peu naturelle ? N’est-ce pas un mélange de finesse et de grossièreté, de vrai et de faux ? Fallait-il dire au grand Condé, nommé le brochet dans une société de la cour, qu’à son nom « les baleines du Nord suaient à grosses gouttes », et que les gens de l’empereur pensaient le frire et le manger avec un grain de sel ?
Est-ce un bon goût d’écrire tant de lettres, seulement pour montrer un peu de cet esprit qui consiste en jeux de mots et en pointes ?
N’est-on pas révolté quand Voiture dit au grand Condé, sur la prise de Dunkerque : « Je crois que vous prendriez la lune avec les dents ! »
Il semble que ce faux goût fut inspiré à Voiture par le Marini, qui était venu en France avec la reine Marie de Médicis. Voiture et Costar le citent très-souvent dans leurs lettres comme un modèle. Ils admirent sa description de la rose, fille d’avril, vierge et reine, assise sur un trône épineux, tenant majestueusement le sceptre des fleurs, ayant pour courtisans et pour ministres la famille lascive des zéphyrs, et portant la couronne d’or et le manteau d’écarlate.
Bella figlia d’aprile,
Verginella e reina,
Su lo spinoso trono
Del verde cespo assisa,
De’ fior lo scettro in maestà sostiene ;
E corteggiata intorno
Da lasciva famiglia
Di Zefiri ministri,
Porta d’or’ la corona e d’ostro il manto.
Voiture cite avec complaisance, dans sa trente-cinquième lettre à Costar, l’atome sonnant du Marini, la voix emplumée, le souffle vivant vêtu de plumes, la plume sonore, le chant ailé, le petit esprit d’harmonie caché dans de petites entrailles, et tout cela pour dire un rossignol.
Una voce pennula, un suon volante,
E vestito di penne, un vivo fiato,
Una piuma canora, un canto alato,
Un spiritel’ che d’armonia composto
Vive in si anguste viscere nascosto.
Balzac avait un mauvais goût tout contraire ; il écrivait des lettres familières avec une étrange emphase. Il écrit au cardinal de La Valette que, ni dans les déserts de la Libye ni dans les abîmes de la mer, il n’y eut jamais un si furieux monstre que la sciatique ; et que si les tyrans dont la mémoire nous est odieuse eussent eu tels instruments de leur cruauté, c’eût été la sciatique que les martyrs eussent endurée pour la religion.
Ces exagérations emphatiques, ces longues périodes mesurées, si contraires au style épistolaire, ces déclamations fastidieuses, hérissées de grec et de latin , au sujet de deux sonnets assez médiocres qui partageaient la cour et la ville, et sur la pitoyable tragédie d’Hérode infanticide : tout cela était d’un temps où le goût n’était pas encore formé. Cinna même et les Lettres provinciales, qui étonnèrent la nation, ne la dérouillèrent pas encore.
Les connaisseurs distinguent surtout dans le même homme le temps où son goût était formé, celui où il acquit sa perfection, celui où il tomba en décadence. Quel homme d’un esprit un peu cultivé ne sentira pas l’extrême différence des beaux morceaux de Cinna, et de ceux du même auteur dans ses vingt dernières tragédies ?
Dis-moi donc, lorsque Othon s’est offert à Camille,
A-t-il été contraint ? a-t-elle été facile ?
Son hommage auprès d’elle a-t-il eu plein effet ?
Comment l’a-t-elle pris, et comment l’a-t-il fait ?
Est-il parmi les gens de lettres quelqu’un qui ne reconnaisse le goût perfectionné de Boileau dans son Art poétique, et son goût non encore épuré dans sa Satire sur les embarras de Paris, où il peint des chats dans les gouttières ?
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie,
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie ;
Ce n’est pas tout encor, les souris et les rats
Semblent pour m’éveiller s’entendre avec les chats.
S’il avait vécu alors dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des chats, des rats, et des souris.
Comme un artiste forme peu à peu son goût, une nation forme aussi le sien. Elle croupit des siècles entiers dans la barbarie ; ensuite il s’élève une faible aurore ; enfin le grand jour paraît, après lequel on ne voit plus qu’un long et triste crépuscule.
Nous convenons tous depuis longtemps que, malgré les soins de François Ier pour faire naître le goût des beaux-arts en France, ce bon goût ne put jamais s’établir que vers le siècle de Louis XIV ; et nous commençons à nous plaindre que le siècle présent dégénère.
Les Grecs du Bas-Empire avouaient que le goût qui régnait du temps de Périclès était perdu chez eux. Les Grecs modernes conviennent qu’ils n’en ont aucun.
Quintilien reconnaît que le goût des Romains commençait à se corrompre de son temps.
Nous avons vu à l’article Art dramatique combien Lope de Véga se plaignait du mauvais goût des Espagnols.
Les Italiens s’aperçurent les premiers que tout dégénérait chez eux, quelque temps après leur immortel Seicento, et qu’ils voyaient périr la plupart des arts qu’ils avaient fait naître.
Addison attaque souvent le mauvais goût de ses compatriotes dans plus d’un genre, soit quand il se moque de la statue d’un amiral en perruque carrée, soit quand il témoigne son mépris pour les jeux de mots employés sérieusement, ou quand il condamne des jongleurs introduits dans les tragédies.
Si donc les meilleurs esprits d’un pays conviennent que le goût a manqué en certains temps à leur patrie, les voisins peuvent le sentir comme les compatriotes ; et de même qu’il est évident que parmi nous tel homme a le goût bon et tel autre mauvais, il peut être évident aussi que de deux nations contemporaines, l’une a un goût rude et grossier, l’autre, fin et naturel.
Le malheur est que quand on prononce cette vérité, on révolte la nation entière dont on parle, comme on cabre un homme de mauvais goût lorsqu’on veut le ramener.
Le mieux est donc d’attendre que le temps et l’exemple instruisent une nation qui pèche par le goût. C’est ainsi que les Espagnols commencent à réformer leur théâtre, et que les Allemands essayent d’en former un.
Il est des beautés de tous les temps et de tous les pays, mais il est aussi des beautés locales. L’éloquence doit être partout persuasive ; la douleur, touchante ; la colère, impétueuse ; la sagesse, tranquille ; mais les détails qui pourront plaire à un citoyen de Londres pourront ne faire aucun effet sur un habitant de Paris : les Anglais tireront plus heureusement leurs comparaisons, leurs métaphores de la marine, que ne feront des Parisiens, qui voient rarement des vaisseaux. Tout ce qui tiendra de près à la liberté d’un Anglais, à ses droits, à ses usages, fera plus d’impression sur lui que sur un Français.
La température du climat introduira dans un pays froid et humide un goût d’architecture, d’ameublements, de vêtements, qui sera fort bon, et qui ne pourra être reçu à Rome, en Sicile.
Théocrite et Virgile ont dû vanter l’ombrage et la fraîcheur des eaux dans leurs églogues : Thomson, dans sa description des saisons, aura dû faire des descriptions toutes contraires.
Une nation éclairée, mais peu sociable, n’aura point les mêmes ridicules qu’une nation aussi spirituelle, mais livrée à la société jusqu’à l’indiscrétion ; et ces deux peuples conséquemment n’auront pas la même espèce de comédie.
La poésie sera différente chez le peuple qui renferme les femmes, et chez celui qui leur accorde une liberté sans bornes.
Mais il sera toujours vrai de dire que Virgile a mieux peint ses tableaux que Thomson n’a point les siens, et qu’il y a eu plus de goût sur les bords du Tibre que sur ceux de la Tamise ; que les scènes naturelles du Pastor fido sont incomparablement supérieures aux bergeries de Racan ; que Racine et Molière sont des hommes divins à l’égard des auteurs des autres théâtres.
En général le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d’une beauté parmi des défauts, et d’un défaut parmi des beautés.
Le gourmet est celui qui discernera le mélange de deux vins, qui sentira ce qui domine dans un mets, tandis que les autres convives n’auront qu’un sentiment confus et égaré.
Ne se trompe-t-on pas quand on dit que c’est un malheur d’avoir le goût trop délicat, d’être trop connaisseur; qu’alors on est trop choqué des défauts, et trop insensible aux beautés ; qu’enfin on perd à être trop difficile ? N’est-il pas vrai au contraire qu’il n’y a véritablement de plaisir que pour les gens de goût ? ils voient, ils entendent, ils sentent ce qui échappe aux hommes moins sensiblement organisés, et moins exercés.
Le connaisseur en musique, en peinture, en architecture, en poésie, en médailles, etc., éprouve des sensations que le vulgaire ne soupçonne pas ; le plaisir même de découvrir une faute le flatte, et lui fait sentir les beautés plus vivement. C’est l’avantage des bonnes vues sur les mauvaises. L’homme de goût a d’autres yeux, d’autres oreilles, un autre tact que l’homme grossier. Il est choqué des draperies mesquines de Raphaël, mais il admire la noble correction de son dessin. Il a le plaisir d’apercevoir que les enfants de Laocoon n’ont nulle proportion avec la taille de leur père ; mais tout le groupe le fait frissonner, tandis que d’autres spectateurs sont tranquilles.
Le célèbre sculpteur[97], homme de lettres et de génie, qui a fait la statue colossale de Pierre Ier à Pétersbourg, critique avec raison l’attitude du Moïse de Michel-Ange, et sa petite veste serrée qui n’est pas même le costume oriental ; en même temps il s’extasie en contemplant l’air de tête.
FRANÇAISES ET ANGLAISES.
Je ne parlerai point ici de quelques auteurs anglais, qui, ayant traduit des pièces de Molière, l’ont insulté dans leurs préfaces, ni de ceux qui de deux tragédies de Racine en ont fait une, et qui l’ont encore chargée de nouveaux incidents, pour se donner le droit de censurer la noble et féconde simplicité de ce grand homme.
De tous les auteurs qui ont écrit en Angleterre sur le goût, sur l’esprit et l’imagination, et qui ont prétendu à une critique judicieuse, Addison est celui qui a le plus d’autorité : ses ouvrages sont très-utiles. On a désiré seulement qu’il n’eût pas trop souvent sacrifié son propre goût au désir de plaire à son parti, et de procurer un prompt débit aux feuilles du Spectateur, qu’il composait avec Steele.
Cependant il a souvent le courage de donner la préférence au théâtre de Paris sur celui de Londres ; il fait sentir les défauts de la scène anglaise ; et quand il écrivit son Caton, il se donna bien de garde d’imiter le style de Shakespeare. S’il avait su traiter les passions, si la chaleur de son âme eût répondu à la dignité de son style, il aurait réformé sa nation. Sa pièce, étant une affaire de parti, eut un succès prodigieux. Mais quand les factions furent éteintes, il ne resta à la tragédie de Caton que de très-beaux vers et de la froideur. Rien n’a plus contribué à l’affermissement de l’empire de Shakespeare. Le vulgaire en aucun pays ne se connaît en beaux vers ; et le vulgaire anglais aime mieux des princes qui se disent des injures, des femmes qui se roulent sur la scène, des assassinats, des exécutions criminelles, des revenants qui remplissent le théâtre en foule, des sorciers, que l’éloquence la plus noble et la plus sage.
Collier a très-bien senti les défauts du théâtre anglais ; mais étant ennemi de cet art, par une superstition barbare dont il était possédé, il déplut trop à la nation pour qu’elle daignât s’éclairer par lui : il fut haï et méprisé.
Warburton, évêque de Glocester, a commenté Shakespeare de concert avec Pope ; mais son commentaire ne roule que sur les mots. L’auteur des trois volumes des Éléments de critique censure Shakespeare quelquefois ; mais il censure beaucoup plus Racine et nos auteurs tragiques.
Le grand reproche que tous les critiques anglais nous font, c’est que tous nos héros sont des Français, des personnages de roman, des amants tels qu’on en trouve dans Clélie, dans Astrée et dans Zaïde. L’auteur des Éléments de critique reprend surtout très-sévèrement Corneille d’avoir fait parler ainsi César à Cléopâtre :
C’était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux ;
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée,
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.
Je l’ai vaincu, princesse ; et le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appas :
Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage ;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.
Le critique anglais trouve ces fadeurs ridicules et extravagantes ; il a sans doute raison : les Français sensés l’avaient dit avant lui. Nous regardons comme une règle inviolable ces préceptes de Boileau :
Qu’Achille aime autrement que Tyrcis et Philène ;
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène.
Nous savons bien que César ayant en effet aimé Cléopâtre, Corneille le devait faire parler autrement, et que surtout cet amour est très-insipide dans la tragédie de la Mort de Pompée. Nous savons que Corneille, qui a mis de l’amour dans toutes ses pièces, n’a jamais traité convenablement cette passion, excepté dans quelques scènes du Cid imitées de l’espagnol. Mais aussi toutes les nations conviennent avec nous qu’il a déployé un très-grand génie, un sens profond, une force d’esprit supérieure dans Cinna, dans plusieurs scènes des Horaces, de Pompée, de Polyeucte, dans la dernière scène de Rodogune.
Si l’amour est insipide dans presque toutes ses pièces, nous sommes les premiers à le dire ; nous convenons tous que ses héros ne sont que des raisonneurs dans ses quinze ou seize derniers ouvrages. Les vers de ces pièces sont durs, obscurs, sans harmonie, sans grâce. Mais s’il s’est élevé infiniment au-dessus de Shakespeare dans les tragédies de son bon temps, il n’est jamais tombé si bas dans les autres ; et s’il fait dire malheureusement à César qu’il vient ennoblir, par le titre de captif, le titre de vainqueur à présent effectif. César ne dit point chez lui les extravagances qu’il débite dans Shakespeare. Ses héros ne font point l’amour à Catau comme le roi Henri V ; on ne voit point chez lui de prince s’écrier comme Richard II : « Ô terre de mon royaume ! ne nourris pas mon ennemi ; mais que les araignées qui sucent ton venin et que les lourds crapauds soient sur sa route ; qu’ils attaquent ses pieds perfides, qui les foulent de ses pas usurpateurs. Ne produis que de puants chardons pour eux ; et quand ils voudront cueillir une fleur sur ton sein, ne leur présente que des serpents en embuscade. »
On ne voit point chez Corneille un héritier du trône, s’entretenir avec un général d’armée, avec ce beau naturel que Shakespeare étale dans le prince de Galles, qui fut depuis le roi Henri IV[98].
Le général demande au prince quelle heure il est. Le prince lui répond : « Tu as l’esprit si gras pour avoir bu du vin d’Espagne, pour t’être déboutonné après souper, pour avoir dormi sur un banc après dîner, que tu as oublié ce que tu devrais savoir. Que diable t’importe l’heure qu’il est, à moins que les heures ne soient des tasses de vin, que les minutes ne soient des hachis de chapons, que les cloches ne soient des langues de maquerelles ; les cadrans, des enseignes de mauvais lieux ; et le soleil lui-même, une fille de joie en taffetas couleur de feu ? »
Comment Warburton n’a-t-il pas rougi de commenter ces grossièretés infâmes ? travaillait-il pour l’honneur du théâtre et de l’Église anglicane ?
On est affligé quand on considère, surtout dans les climats froids et humides, cette foule prodigieuse d’hommes qui n’ont pas la moindre étincelle de goût, qui n’aiment aucun des beaux-arts, qui ne lisent jamais, et dont quelques-uns feuillettent tout au plus un journal une fois par mois pour être au courant, et pour se mettre en état de parler au hasard des choses dont ils ne peuvent avoir que des idées confuses.
Entrez dans une petite ville de province, rarement vous y trouverez un ou deux libraires. Il en est qui en sont entièrement privées. Les juges, les chanoines, l’évêque, le subdélégué, l’élu, le receveur du grenier à sel, le citoyen aisé, personne n’a de livres, personne n’a l’esprit cultivé ; on n’est pas plus avancé qu’au xiie siècle. Dans les capitales des provinces, dans celles même qui ont des académies, que le goût est rare !
Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que du très-petit nombre, toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises, où l’on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques, et d’une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. Toutes les places qui tiennent à la judicature, à la finance, au commerce, ferment la porte aux beaux-arts. C’est la honte de l’esprit humain que le goût, pour l’ordinaire, ne s’introduise que chez l’oisiveté opulente. J’ai connu un commis des bureaux de Versailles, né avec beaucoup d’esprit, qui disait : « Je suis bien malheureux, je n’ai pas le temps d’avoir du goût. »
Dans une ville telle que Paris, peuplée de plus de six cent mille personnes, je ne crois pas qu’il y en ait trois mille qui aient le goût des beaux-arts. Qu’on représente un chef-d’œuvre dramatique, ce qui est si rare, et qui doit l’être, on dit : Tout Paris est enchanté ; mais on en imprime trois mille exemplaires tout au plus.
Parcourez aujourd’hui l’Asie, l’Afrique, la moitié du Nord ; où verrez-vous le goût de l’éloquence, de la poésie, de la peinture, de la musique ? Presque tout l’univers est barbare.
Le goût est donc comme la philosophie : il appartient à un très-petit nombre d’âmes privilégiées.
Le grand bonheur de la France fut d’avoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût.
. . . . . . . . . . . Pauci, quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,
Dis geniti, potuere. . . . . . . . . . . . . . . .
C’est en vain qu’Ovide (Métam., I, 86) a dit que Dieu nous créa pour regarder le ciel : Erectos ad sidera tollere vultus ; les hommes sont presque tous courbés vers la terre[99].
Pourquoi une statue informe, un mauvais tableau où les figures sont estropiées, n’ont-ils jamais passé pour des chefs-d’œuvre ? Pourquoi jamais une maison chétive et sans aucune proportion n’a-t-elle été regardée comme un beau monument d’architecture ? D’où vient qu’en musique des sons aigres et discordants n’ont flatté l’oreille de personne, et que cependant de très-mauvaises tragédies barbares, écrites dans un style d’Allobroge, ont réussi, même après les scènes sublimes qu’on trouve dans Corneille, et les tragédies touchantes de Racine, et le peu de pièces bien écrites qu’on peut avoir eues depuis cet élégant poëte ? Ce n’est qu’au théâtre qu’on voit quelquefois réussir des ouvrages détestables, soit tragiques, soit comiques.
Quelle en est la raison ? C’est que l’illusion ne règne qu’au théâtre ; c’est que le succès y dépend de deux ou trois acteurs, quelquefois d’un seul, et surtout d’une cabale qui fait tous ses efforts, tandis que les gens de goût n’en font aucun. Cette cabale subsiste souvent une génération entière. Elle est d’autant plus active que son but est bien moins d’élever un auteur que d’en abaisser un autre. Il faut un siècle pour mettre aux choses leur véritable prix dans ce seul genre.
Ce sont les gens de goût seuls qui gouvernent à la longue l’empire des arts. Le Poussin fut obligé de sortir de France pour laisser la place à un mauvais peintre. Le Moine se tua de désespoir. Vanloo fut prêt d’aller exercer ailleurs ses talents. Les connaisseurs seuls les ont mis tous trois à leur place. On voit souvent en tout genre les plus mauvais ouvrages avoir un succès prodigieux. Les solécismes, les barbarismes, les sentiments les plus faux, l’ampoulé le plus ridicule, ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire causent une ivresse qui ne sent rien. Les connaisseurs seuls ramènent à la longue le public, et c’est la seule différence qui existe entre les nations les plus éclairées et les plus grossières : car le vulgaire de Paris n’a rien au-dessus d’un autre vulgaire ; mais il y a dans Paris un nombre assez considérable d’esprits cultivés pour mener la foule. Cette foule se conduit presque en un moment dans les mouvements populaires ; mais il faut plusieurs années pour fixer son goût dans les arts.
Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s’en mêler. Nous avons beaucoup plus de livres sur le gouvernement qu’il n’y a de princes sur la terre. Que Dieu me préserve ici d’enseigner les rois, et messieurs leurs ministres, et messieurs leurs valets de chambre, et messieurs leurs confesseurs, et messieurs leurs fermiers généraux ! Je n’y entends rien, je les révère tous. Il n’appartient qu’à M. Wilkes de peser dans sa balance anglaise ceux qui sont à la tête du genre humain. De plus, il serait bien étrange qu’avec trois ou quatre mille volumes sur le gouvernement ; avec Machiavel, et la Politique de l’Écriture sainte par Bossuet ; avec le Citoyen financier, le Guidon des finances, le Moyen d’enrichir un État, etc., il y eût encore quelqu’un qui ne sût pas parfaitement tous les devoirs des rois et l’art de conduire les hommes.
Le professeur Puffendorf[102] ou le baron Puffendorf, dit que le roi David, ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Seméi, son conseiller privé, ne trahit point son serment quand il ordonna (selon l’histoire juive) à son fils Salomon de faire assassiner Seméi « parce que David ne s’était engagé que pour lui seul à ne pas tuer Seméi ». Le baron, qui réprouve si hautement les restrictions mentales des jésuites, en permet une ici, à l’oint David, qui ne sera pas du goût des conseillers d’État.
Pesez les paroles de Bossuet dans sa Politique de l’Écriture sainte à monseigneur le Dauphin. « Voilà donc la royauté attachée par succession à la maison de David et de Salomon, et le trône de David est affermi à jamais[103] (quoique ce petit escabeau appelé trône ait très-peu duré). En vertu de cette loi, l’aîné devait succéder au préjudice de ses frères : c’est pourquoi Adonias, qui était l’aîné, dit à Bethsabée, mère de Salomon : Vous savez que le royaume était à moi, et tout Israël m’avait reconnu ; mais le Seigneur a transféré le royaume à mon frère Salomon. » Le droit d’Adonias était incontestable ; Bossuet le dit expressément à la fin de cet article. Le Seigneur a transféré n’est qu’une expression ordinaire, qui veut dire : j’ai perdu mon bien, on m’a enlevé mon bien. Adonias était né d’une femme légitime ; la naissance de son cadet n’était que le fruit d’un double crime.
« À moins donc, dit Bossuet, qu’il n’arrivât quelque chose d’extraordinaire, l’aîné devait succéder. » Or cet extraordinaire fut que Salomon, né d’un mariage fondé sur un double adultère et sur un meurtre, fit assassiner au pied de l’autel son frère aîné, son roi légitime, dont les droits étaient soutenus par le pontife Abiathar et par le général Joab. Après cela, avouons qu’il est plus difficile qu’on ne pense de prendre des leçons du droit des gens et du gouvernement dans l’Écriture sainte, donnée aux Juifs, et ensuite à nous, pour des intérêts plus sublimes.
« Que le salut du peuple soit la loi suprême » : telle est la maxime fondamentale des nations ; mais on fait consister le salut du peuple à égorger une partie des citoyens dans toutes les guerres civiles. Le salut d’un peuple est de tuer ses voisins et de s’emparer de leurs biens dans toutes les guerres étrangères. Il est encore difficile de trouver là un droit des gens bien salutaire, et un gouvernement bien favorable à l’art de penser et à la douceur de la société.
Il y a des figures de géométrie très-régulières et parfaites en leur genre ; l’arithmétique est parfaite beaucoup de métiers sont exercés d’une manière toujours uniforme et toujours bonne ; mais pour le gouvernement des hommes, peut-il jamais en être un bon quand tous sont fondés sur des passions qui se combattent ?
Il n’y a jamais eu de couvents de moines sans discorde : il est donc impossible qu’elle ne soit dans les royaumes. Chaque gouvernement est non-seulement comme les couvents, mais comme les ménages : il n’y en a point sans querelles ; et les querelles de peuple à peuple, de prince à prince, ont toujours été sanglantes ; celles des sujets avec leurs souverains n’ont pas quelquefois été moins funestes : comment faut-il faire ? ou risquer, ou se cacher.
Plus d’un peuple souhaite une constitution nouvelle : les Anglais voudraient changer de ministres tous les huit jours ; mais ils ne voudraient pas changer la forme de leur gouvernement.
Les Romains modernes sont tous fiers de l’église de Saint-Pierre et de leurs anciennes statues grecques ; mais le peuple voudrait être mieux nourri, mieux vêtu, dût-il être moins riche en bénédictions : les pères de famille souhaiteraient que l’Église eût moins d’or, et qu’il y eût plus de blé dans leurs greniers ; ils regrettent le temps où les apôtres allaient à pied, et où les citoyens romains voyageaient de palais en palais en litière.
On ne cesse de nous vanter les belles républiques de la Grèce : il est sûr que les Grecs aimeraient mieux le gouvernement des Périclès et des Démosthène que celui d’un bacha : mais dans leurs temps les plus florissants ils se plaignaient toujours ; la discorde, la haine, étaient au dehors entre toutes les villes, et au dedans dans chaque cité. Ils donnaient des lois aux anciens Romains qui n’en avaient pas encore ; mais les leurs étaient si mauvaises qu’ils les changèrent continuellement.
Quel gouvernement que celui où le juste Aristide était banni, Phocion mis à mort, Socrate condamné à la ciguë, après avoir été berné par Aristophane ; où l’on voit les Amphictyons livrer imbécilement la Grèce à Philippe parce que les Phocéens avaient labouré un champ qui était du domaine d’Apollon ! mais le gouvernement des monarchies voisines était pire.
Puffendorf promet d’examiner quelle est la meilleure forme de gouvernement : il vous dit[105] que « plusieurs prononcent en faveur de la monarchie, et d’autres, au contraire, se déchaînent furieusement contre les rois ; et qu’il est hors de son sujet d’examiner en détail les raisons de ces derniers ».
Si quelque lecteur malin attend ici qu’on lui en dise plus que Puffendorf, il se trompera beaucoup.
Un Suisse, un Hollandais, un noble Vénitien, un pair d’Angleterre, un cardinal, un comte de l’empire, disputaient un jour en voyage sur la préférence de leurs gouvernements ; personne ne s’entendit, chacun demeura dans son opinion sans en avoir une bien certaine ; et ils s’en retournèrent chez eux sans avoir rien conclu, chacun louant sa patrie par vanité, et s’en plaignant par sentiment.
Quelle est donc la destinée du genre humain ! presque nul grand peuple n’est gouverné par lui-même.
Partez de l’Orient pour faire le tour du monde : le Japon a fermé ses ports aux étrangers, dans la juste crainte d’une révolution affreuse.
La Chine a subi cette révolution ; elle obéit à des Tartares moitié Mantchoux, moitié Huns ; l’Inde, à des Tartares Mogols. L’Euphrate, le Nil, l’Oronte, la Grèce, l’Épire, sont encore sous le joug des Turcs. Ce n’est point une race anglaise qui règne en Angleterre : c’est une famille allemande, qui a succédé à un prince hollandais, et celui-ci à une famille écossaise, laquelle avait succédé à une famille angevine, qui avait remplacé une famille normande, qui avait chassé une famille saxonne et usurpatrice. L’Espagne obéit à une famille française, qui succéda à une race autrichienne ; cette autrichienne, à des familles qui se vantaient d’être Visigothes ; ces Visigoths avaient été chassés longtemps par des Arabes, après avoir succédé aux Romains, qui avaient chassé les Carthaginois.
La Gaule obéit à des Francs, après avoir obéi à des préfets romains.
Les mêmes bords du Danube ont appartenu aux Germains, aux Romains, aux Abares, aux Slaves, aux Bulgares, aux Huns, à vingt familles différentes, et presque toutes étrangères.
Et qu’a-t-on vu de plus étranger à Rome que tant d’empereurs nés dans des provinces barbares, et tant de papes nés dans des provinces non moins barbares ? Gouverne qui peut. Et quand on est parvenu à être le maître, on gouverne comme on peut[106].
Un voyageur racontait ce qui suit, en 1769 :
J’ai vu dans mes courses un pays assez grand et assez peuplé, dans lequel toutes les places s’achètent, non pas en secret et pour frauder la loi comme ailleurs, mais publiquement et pour obéir à la loi. On y met à l’encan le droit de juger souverainement de l’honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, comme on vend quelques arpents de terre[108]. Il y a des commissions très-importantes dans les armées qu’on ne donne qu’au plus offrant. Le principal mystère de leur religion se célèbre pour trois petits sesterces ; et si le célébrant ne trouve point ce salaire, il reste oisif comme un gagne-denier sans emploi.
Les fortunes dans ce pays ne sont point le prix de l’agriculture ; elles sont le résultat d’un jeu de hasard que plusieurs jouent en signant leurs noms, et en faisant passer ces noms de main en main. S’ils perdent, ils rentrent dans la fange dont ils sont sortis, ils disparaissent ; s’ils gagnent, ils parviennent à entrer de part dans l’administration publique ; ils marient leurs filles à des mandarins, et leurs fils deviennent aussi espèces de mandarins.
Une partie considérable des citoyens a toute sa substance assignée sur une maison qui n’a rien ; et cent personnes ont acheté chacune cent mille écus le droit de recevoir et de payer l’argent dû à ces citoyens sur cet hôtel imaginaire : droit dont ils n’usent jamais, ignorant profondément ce qui est censé passer par leurs mains.
Quelquefois on entend crier par les rues une proposition faite à quiconque a un peu d’or dans sa cassette, de s’en dessaisir pour acquérir un carré de papier admirable, qui vous fera passer sans aucun soin une vie douce et commode. Le lendemain on vous crie un ordre qui vous force à changer ce papier contre un autre qui sera bien meilleur. Le surlendemain on vous étourdit d’un nouveau papier qui annule les deux premiers. Vous êtes ruiné ; mais de bonnes têtes vous consolent, en vous assurant que dans quinze jours les colporteurs de la ville vous crieront une proposition plus engageante.
Vous voyagez dans une province de cet empire, et vous y achetez des choses nécessaires au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province, on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées, comme si vous veniez d’Afrique. Vous en demandez la raison, on ne vous répond point ; où, si l’on daigne vous parler, on vous répond que vous venez d’une province réputée étrangère, et que par conséquent il faut payer pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume.
Il y a quelque temps qu’en changeant de chevaux, et me sentant affaibli de fatigue, je demandai un verre de vin au maître de la poste. « Je ne saurais vous le donner, me dit-il ; les commis à la soif, qui sont en très-grand nombre, et tous fort sobres, me feraient payer le trop bu, ce qui me ruinerait.
— Ce n’est point trop boire, lui dis-je, que de se sustenter d’un verre de vin ; et qu’importe que ce soit vous ou moi qui ait avalé ce verre ?
— Monsieur, répliqua-t-il, nos lois sur la soif sont bien plus belles que vous ne pensez. Dès que nous avons fait la vendange, les locataires du royaume nous députent des médecins qui viennent visiter nos caves. Ils mettent à part autant de vin qu’ils jugent à propos de nous en laisser boire pour notre santé. Ils reviennent au bout de l’année ; et s’ils jugent que nous avons excédé d’une bouteille l’ordonnance, ils nous condamnent à une forte amende ; et pour peu que nous soyons récalcitrants, on nous envoie à Toulon boire de l’eau de la mer. Si je vous donnais le vin que vous me demandez, on ne manquerait pas de m’accuser d’avoir trop bu : vous voyez ce que je risquerais avec les intendants de notre santé. »
J’admirai ce régime ; mais je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir, qui m’apprit qu’il venait de perdre au delà du ruisseau le plus prochain le même procès qu’il avait gagné la veille au deçà. Je sus par lui qu’il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. Sa conversation excita ma curiosité, « Notre nation est si sage, me dit-il, qu’on n’y a rien réglé. Les lois, les coutumes, les droits des corps, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y est abandonné à la prudence de la nation. »
J’étais encore dans le pays lorsque ce peuple eut une guerre avec quelques-uns de ses voisins. On appelait cette guerre la ridicule, parce qu’il y avait beaucoup à perdre, et rien à gagner. J’allai voyager ailleurs, et je ne revins qu’à la paix. La nation, à mon retour, paraissait dans la dernière misère ; elle avait perdu son argent, ses soldats, ses flottes, son commerce. Je dis : « Son dernier jour est venu, il faut que tout passe ; voilà une nation anéantie : c’est dommage, car une grande partie de ce peuple était aimable, industrieuse, et fort gaie, après avoir été autrefois grossière, superstitieuse et barbare. »
Je fus tout étonné qu’au bout de deux ans sa capitale et ses principales villes me parurent plus opulentes que jamais ; le luxe était augmenté, et on ne respirait que le plaisir. Je ne pouvais concevoir ce prodige. Je n’en ai vu enfin la cause qu’en examinant le gouvernement de ses voisins ; j’ai conçu qu’ils étaient tout aussi mal gouvernés que cette nation, et qu’elle était plus industrieuse qu’eux tous.
Un provincial de ce pays dont je parle se plaignait un jour amèrement de toutes les vexations qu’il éprouvait. Il savait assez bien l’histoire ; on lui demanda s’il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque dans son pays, alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême ? Il secoua la tête. « Aimeriez-vous les temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l’anarchie féodale, et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? » À chaque question il était saisi d’effroi. Le gouvernement des Romains lui parut le plus intolérable de tous. « Il n’y a rien de pis, disait-il, que d’appartenir à des maîtres étrangers. » On en vint enfin aux druides. « Ah ! s’écria-t-il, je me trompais ; il est encore plus horrible d’être gouverné par des prêtres sanguinaires. » Il conclut enfin, malgré lui, que le temps où il vivait était, à tout prendre, le moins odieux.
Un aigle gouvernait les oiseaux de tout le pays d’Ornithie. Il est vrai qu’il n’avait d’autre droit que celui de son bec et de ses serres. Mais enfin, après avoir pourvu à ses repas et à ses plaisirs, il gouverna aussi bien qu’aucun autre oiseau de proie.
Dans sa vieillesse, il fut assailli par des vautours affamés qui vinrent du fond du Nord désoler toutes les provinces de l’aigle. Parut alors un chat-huant, né dans un des plus chétifs buissons de l’empire, et qu’on avait longtemps appelé lucifugax[110]. Il était rusé : il s’associa avec des chauves-souris ; et tandis que les vautours se battaient contre l’aigle, notre hibou et sa troupe entrèrent habilement en qualité de pacificateurs dans l’aire qu’on se disputait.
L’aigle et les vautours, après une assez longue guerre, s’en rapportèrent à la fin au hibou, qui avec sa physionomie grave sut en imposer aux deux partis.
Il persuada à l’aigle et aux vautours de se laisser rogner un peu les ongles et couper le petit bout du bec, pour se mieux concilier ensemble. Avant ce temps le hibou avait toujours dit aux oiseaux : « Obéissez à l’aigle ; » ensuite il avait dit : « Obéissez aux vautours. » Il dit bientôt : « Obéissez à moi seul. » Les pauvres oiseaux ne surent à qui entendre ; ils furent plumés par l’aigle, le vautour, le chat-huant et les chauves-souris. Qui habet aures audiat (Saint Matth., xi, 15).
« J’ai un grand nombre de catapultes et de balistes des anciens Romains, qui sont à la vérité vermoulues, mais qui pourraient encore servir pour la montre. J’ai beaucoup d’horloges d’eau, dont la moitié sont cassées ; des lampes sépulcrales, et le vieux modèle en cuivre d’une quinquérème ; je possède aussi des toges, des prétextes, des laticlaves en plomb ; et mes prédécesseurs ont établi une communauté de tailleurs qui font assez mal des robes d’après ces anciens monuments. À ces causes, à ce nous mouvants, ouï le rapport de notre principal antiquaire, nous ordonnons que tous ces vénérables usages soient en vigueur à jamais, et qu’un chacun ait à se chausser et à penser dans toute l’étendue de nos États comme on se chaussait et comme on pensait du temps de Cnidus Rufillus, propréteur de la province à nous dévolue par le droit de bienséance, etc. »
On représenta au chauffe-cire, qui employait son ministère à sceller cet édit, que tous les engins y spécifiés sont devenus inutiles ;
Que l’esprit et les arts se perfectionnent de jour en jour ; qu’il faut mener les hommes par les brides qu’ils ont aujourd’hui, et non par celles qu’ils avaient autrefois ;
Que personne ne monterait sur les quinquérèmes de son altesse sérénissime ;
Que ses tailleurs auraient beau faire des laticlaves, qu’on n’en achèterait pas un seul ; et qu’il était digne de sa sagesse de condescendre un peu à la manière de penser actuelle des honnêtes gens de son pays.
Le chauffe-cire promit d’en parler à un clerc, qui promit de s’en expliquer au référendaire, qui promit d’en dire un mot à son altesse sérénissime quand l’occasion pourrait s’en présenter.
C’est une chose curieuse de voir comment un gouvernement s’établit. Je ne parlerai pas ici du grand Tamerlan, ou Timur-leng, parce que je ne sais pas bien précisément quel est le mystère du gouvernement du Grand Mogol. Mais nous pouvons voir plus clair dans l’administration de l’Angleterre : et j’aime mieux examiner cette administration que celle de l’Inde, attendu qu’on dit qu’il y a des hommes en Angleterre, et point d’esclaves ; et que dans l’Inde on trouve, à ce qu’on prétend, beaucoup d’esclaves, et très-peu d’hommes.
Considérons d’abord un bâtard normand qui se met en tête d’être roi d’Angleterre. Il y avait autant de droit que saint Louis en eut depuis sur le Grand-Caire. Mais saint Louis eut le malheur de ne pas commencer par se faire adjuger juridiquement l’Égypte en cour de Rome ; et Guillaume le Bâtard ne manqua pas de rendre sa cause légitime et sacrée en obtenant du pape Alexandre II un arrêt qui assurait son bon droit, sans même avoir entendu la partie adverse, et seulement en vertu de ces paroles : « Tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux. » Son concurrent Harold, roi très-légitime, étant ainsi lié par un arrêt émané des cieux, Guillaume joignit à cette vertu du siége universel une vertu un peu plus forte, ce fut la victoire d’Hastings. Il régna donc par le droit du plus fort, ainsi qu’avaient régné Pépin et Clovis en France, les Goths et les Lombards en Italie, les Visigoths et ensuite les Arabes en Espagne, les Vandales en Afrique, et tous les rois de ce monde les uns après les autres.
Il faut avouer encore que notre bâtard avait un aussi juste titre que les Saxons et les Danois, qui en avaient possédé un aussi juste que celui des Romains. Et le titre de tous ces héros était celui des voleurs de grand chemin, ou bien, si vous voulez, celui des renards et des fouines quand ces animaux font des conquêtes dans les basses-cours.
Tous ces grands hommes étaient si parfaitement voleurs de grand chemin que, depuis Romulus jusqu’aux flibustiers, il n’est question que de dépouilles opimes, de butin, de pillage, de vaches et de bœufs volés à main armée. Dans la fable, Mercure vole les vaches d’Apollon ; et dans l’Ancien Testament, le prophète Isaïe donne le nom de voleur au fils que sa femme va mettre au monde, et qui doit être un grand type. Il l’appelle Maher-salal-has-bas, partagez vite les dépouilles. Nous avons déjà remarqué[113] que les noms de soldat et de voleur étaient souvent synonymes.
Voilà bientôt Guillaume roi de droit divin. Guillaume le Roux, qui usurpa la couronne sur son frère aîné, fut aussi roi de droit divin sans difficulté ; et ce même droit divin appartint après lui à Henri, le troisième usurpateur.
Les barons normands, qui avaient concouru à leurs dépens à l’invasion de l’Angleterre, voulaient des récompenses : il fallut bien leur en donner, les faire grands-vassaux, grands-officiers de la couronne ; ils eurent les plus belles terres. Il est clair que Guillaume aurait mieux aimé garder tout pour lui, et faire de tous ces seigneurs ses gardes et ses estafiers ; mais il aurait trop risqué. Il se vit donc obligé de partager.
À l’égard des seigneurs anglo-saxons, il n’y avait pas moyen de les tuer tous, ni même de les réduire tous à l’esclavage. On leur laissa chez eux la dignité de seigneurs châtelains. Ils relevèrent des grands-vassaux normands, qui relevaient de Guillaume.
Par là, tout était contenu dans l’équilibre, jusqu’à la première querelle.
Et le reste de la nation, que devint-il ? ce qu’étaient devenus presque tous les peuples de l’Europe, des serfs, des vilains.
Enfin, après la folie des croisades, les princes, ruinés, vendent la liberté à des serfs de glèbe, qui avaient gagné quelque argent par le travail et par le commerce ; les villes sont affranchies ; les communes ont des priviléges ; les droits des hommes renaissent de l’anarchie même.
Les barons étaient partout en dispute avec leur roi, et entre eux. La dispute devenait partout une petite guerre intestine, composée de cent guerres civiles. C’est de cet abominable et ténébreux chaos que sortit encore une faible lumière qui éclaira les communes, et qui rendit leur destinée meilleure.
Les rois d’Angleterre étant eux-mêmes grands-vassaux de France pour la Normandie, ensuite pour la Guienne et pour d’autres provinces, prirent aisément les usages des rois dont ils relevaient. Les états généraux furent longtemps composés, comme en France, des barons et des évêques.
La cour de chancellerie anglaise fut une imitation du conseil d’État, auquel le chancelier de France préside. La cour du banc du roi fut créée sur le modèle du parlement institué par Philippe le Bel. Les plaids communs étaient comme la juridiction du Châtelet. La cour de l’échiquier ressemblait à celle des généraux des finances, qui est devenue en France la cour des aides.
La maxime, que le domaine royal est inaliénable, fut encore une imitation visible du gouvernement français.
Le droit du roi d’Angleterre, de faire payer sa rançon par ses sujets, s’il était prisonnier de guerre ; celui d’exiger un subside quand il mariait sa fille aînée, et quand il faisait son fils chevalier : tout cela rappelait les anciens usages d’un royaume dont Guillaume était le premier vassal.
À peine Philippe le Bel a-t-il rappelé les communes aux états généraux, que le roi d’Angleterre Édouard en fait autant pour balancer la grande puissance des barons : car c’est sous le règne de ce prince que la convocation de la chambre des communes est bien constatée.
Nous voyons donc, jusqu’à cette époque du xive siècle, le gouvernement anglais suivre pas à pas celui de la France. Les deux Églises sont entièrement semblables ; même assujettissement à la cour de Rome ; mêmes exactions dont on se plaint, et qu’on finit toujours par payer à cette cour avide ; mêmes querelles plus ou moins fortes ; mêmes excommunications ; mêmes donations aux moines ; même chaos ; même mélange de rapines sacrées, de superstitions et de barbarie.
La France et l’Angleterre ayant donc été administrées si longtemps sur les mêmes principes, ou plutôt sans aucun principe, et seulement par des usages tout semblables, d’où vient qu’enfin ces deux gouvernements sont devenus aussi différents que ceux de Maroc et de Venise ?
N’est-ce point que, l’Angleterre étant une île, le roi n’a pas besoin d’entretenir continuellement une forte armée de terre, qui serait plutôt employée contre la nation que contre les étrangers ?
N’est-ce point qu’en général les Anglais ont dans l’esprit quelque chose de plus ferme, de plus réfléchi, de plus opiniâtre, que quelques autres peuples ?
N’est-ce point par cette raison que, s’étant toujours plaints de la cour de Rome, ils en ont entièrement secoué le joug honteux, tandis qu’un peuple plus léger l’a porté en affectant d’en rire, et en dansant avec ses chaînes ?
La situation de leur pays, qui leur a rendu la navigation nécessaire, ne leur a-t-elle pas donné aussi des mœurs plus dures ?
Cette dureté de mœurs, qui a fait de leur île le théâtre de tant de sanglantes tragédies, n’a-t-elle pas contribué aussi à leur inspirer une franchise généreuse ?
N’est-ce pas ce mélange de leurs qualités contraires qui a fait couler tant de sang royal dans les combats et sur les échafauds, et qui n’a jamais permis qu’ils employassent le poison dans leurs troubles civils, tandis qu’ailleurs, sous un gouvernement sacerdotal, le poison était une arme si commune ?
L’amour de la liberté n’est-il pas devenu leur caractère dominant, à mesure qu’ils ont été plus éclairés et plus riches ? Tous les citoyens ne peuvent être également puissants, mais ils peuvent tous être également libres ; et c’est ce que les Anglais ont obtenu enfin par leur constance.
Être libre, c’est ne dépendre que des lois. Les Anglais ont donc aimé les lois, comme les pères aiment leurs enfants parce qu’ils les ont faits, ou qu’ils ont cru les faire.
Un tel gouvernement n’a pu être établi que très-tard, parce qu’il a fallu longtemps combattre des puissances respectées : la puissance du pape, la plus terrible de toutes, puisqu’elle était fondée sur le préjugé et sur l’ignorance ; la puissance royale, toujours prête à se déborder, et qu’il fallait contenir dans ses bornes ; la puissance du baronnage, qui était une anarchie ; la puissance des évêques, qui, mêlant toujours le profane au sacré, voulurent l’emporter sur le baronnage et sur les rois.
Peu à peu la chambre des communes est devenue la digue qui arrête tous ces torrents.
La chambre des communes est véritablement la nation, puisque le roi, qui est le chef, n’agit que pour lui, et pour ce qu’on appelle sa prérogative ; puisque les pairs ne sont en parlement que pour eux ; puisque les évêques n’y sont de même que pour eux ; mais la chambre des communes y est pour le peuple, puisque chaque membre est député du peuple. Or ce peuple est au roi comme environ huit millions sont à l’unité. Il est aux pairs et aux évêques comme huit millions sont à deux cents tout au plus. Et les huit millions de citoyens libres sont représentés par la chambre basse.
De cet établissement, en comparaison duquel la république de Platon n’est qu’un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley, ou par Archimède, il est né des abus affreux, et qui font frémir la nature humaine. Les frottements inévitables de cette vaste machine l’ont presque détruite du temps de Fairfax et de Cromwell. Le fanatisme absurde s’était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant qui consume un beau bâtiment qui n’est que de bois.
Il a été rebâti de pierre du temps de Guillaume d’Orauge. La philosophie a détruit le fanatisme, qui ébranle les États les plus fermes. Il est à croire qu’une constitution qui a réglé les droits du roi, des nobles, et du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les choses humaines peuvent durer.
Il est à croire aussi que tous les États qui ne sont pas fondés sur de tels principes éprouveront des révolutions[114].
Voici à quoi la législation anglaise est enfin parvenue : à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature, dont ils sont dépouillés dans presque toutes les monarchies. Ces droits sont : liberté entière de sa personne, de ses biens ; de parler à la nation par l’organe de sa plume ; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants ; de ne pouvoir être jugé en aucun cas que suivant les termes précis de la loi ; de professer en paix quelque religion qu’on veuille, en renonçant aux emplois dont les seuls anglicans peuvent être pourvus. Cela s’appelle des prérogatives. Et en effet, c’est une très-grande et très-heureuse prérogative par-dessus tant de nations, d’être sûr en vous couchant que vous vous réveillerez le lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille ; que vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme, de vos enfants, au milieu de la nuit, pour être conduit dans un donjon ou dans un désert ; que vous aurez, en sortant du sommeil, le pouvoir de publier tout ce que vous pensez ; que si vous êtes accusé, soit pour avoir mal agi, ou mal parlé, ou mal écrit, vous ne serez jugé que suivant la loi. Cette prérogative s’étend sur tout ce qui aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa personne ; et s’il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée d’étrangers.
J’ose dire que si on assemblait le genre humain pour faire des lois, c’est ainsi qu’on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les autres pays ? N’est-ce pas demander pourquoi les cocos mûrissent aux Indes et ne réussissent point à Rome ? Vous répondez que ces cocos n’ont pas toujours mûri en Angleterre ; qu’ils n’y ont été cultivés que depuis peu de temps ; que la Suède en a élevé à son exemple pendant quelques années, et qu’ils n’ont pas réussi ; que vous pourriez faire venir de ces fruits dans d’autres provinces, par exemple en Bosnie, en Servie. Essayez donc d’en planter.
Et surtout, pauvre homme, si vous êtes bacha, effendi ou mollah, ne soyez pas assez imbécilement barbare pour resserrer les chaînes de votre nation. Songez que plus vous appesantirez le joug, plus vos enfants, qui ne seront pas tous bachas, seront esclaves. Quoi ! malheureux, pour le plaisir d’être tyran subalterne pendant quelques jours, vous exposez toute votre postérité à gémir dans les fers ! Oh, qu’il est aujourd’hui de distance entre un Anglais et un Bosniaque !
Vous savez, mon cher lecteur, qu’en Espagne, vers les côtes de Malaga, on découvrit, du temps de Philippe II, une petite peuplade, jusqu’alors inconnue, cachée au milieu des montagnes de las Alpuxarras ; vous savez que cette chaîne de rochers inaccessibles est entrecoupée de vallées délicieuses ; vous n’ignorez pas que ces vallées sont cultivées encore aujourd’hui par des descendants des Maures, qu’on a forcés pour leur bonheur à être chrétiens, ou du moins à le paraître.
Parmi ces Maures, comme je vous le disais, il y avait sous Philippe II une nation peu nombreuse qui habitait une vallée à laquelle on ne pouvait parvenir que par des cavernes. Cette vallée est entre Pitos et Portugos ; les habitants de ce séjour ignoré étaient presque inconnus des Maures mêmes ; ils parlaient une langue qui n’était ni l’espagnole, ni l’arabe, et qu’on crut être dérivée de l’ancien carthaginois.
Cette peuplade s’était peu multipliée. On a prétendu que la raison en était que les Arabes leurs voisins, et avant eux les Africains, venaient prendre les filles de ce canton.
Ce peuple chétif, mais heureux, n’avait jamais entendu parler de la religion chrétienne, ni de la juive ; connaissait médiocrement celle de Mahomet, et n’en faisait aucun cas. Il offrait de temps immémorial du lait et des fruits à une statue d’Hercule : c’était là toute sa religion. Du reste, ces hommes ignorés vivaient dans l’indolence et dans l’innocence. Un familier de l’Inquisition les découvrit enfin. Le grand inquisiteur les fit tous brûler: c’est le seul événement de leur histoire.
Les motifs sacrés de leur condamnation furent qu’ils n’avaient jamais payé d’impôt, attendu qu’on ne leur en avait jamais demandé, et qu’ils ne connaissaient point la monnaie ; qu’ils n’avaient point de Bible, vu qu’ils n’entendaient point le latin ; et que personne n’avait pris la peine de les baptiser. On les déclara sorciers et hérétiques ; ils furent tous revêtus du san-benito, et grillés en cérémonie.
Il est clair que c’est ainsi qu’il faut gouverner les hommes : rien ne contribue davantage aux douceurs de la société.
Dans les personnes, dans les ouvrages, grâce signifie non-seulement ce qui plaît, mais ce qui plaît avec attrait. C’est pourquoi les anciens avaient imaginé que la déesse de la beauté ne devait jamais paraître sans les Grâces. La beauté ne déplaît jamais ; mais elle peut être dépourvue de ce charme secret qui invite à la regarder, qui attire, qui remplit l’âme d’un sentiment doux. Les grâces dans la figure, dans le maintien, dans l’action, dans les discours, dépendent de ce mérite qui attire. Une belle personne n’aura point de grâces dans le visage si la bouche est fermée sans sourire, si les yeux sont sans douceur. Le sérieux n’est jamais gracieux ; il n’attire point ; il approche trop du sévère, qui rebute.
Un homme bien fait, dont le maintien est mal assuré ou gêné, la démarche précipitée ou pesante, les gestes lourds, n’a point de grâce, parce qu’il n’a rien de doux, de liant dans son extérieur.
La voix d’un orateur qui manquera d’inflexion et de douceur sera sans grâce.
Il en est de même dans tous les arts. La proportion, la beauté, peuvent n’être point gracieuses. On ne peut dire que les pyramides d’Égypte aient des grâces. On ne pourrait le dire du colosse de Rhodes comme de la Vénus de Cnide. Tout ce qui est uniquement dans le genre fort et vigoureux a un mérite qui n’est pas celui des grâces.
Ce serait mal connaître Michel-Ange et le Caravage que de leur attribuer les grâces de l’Albane. Le sixième livre de l’Énéide est sublime : le quatrième a plus de grâce. Quelques odes galantes d’Horace respirent les grâces, comme quelques-unes de ses épitres enseignent la raison.
Il semble qu’en général le petit, le joli en tout genre, soit plus susceptible de grâces que le grand. On louerait mal une oraison funèbre, une tragédie, un sermon, si on ne leur donnait que l’épithète de gracieux.
Ce n’est pas qu’il y ait un seul genre d’ouvrage qui puisse être bon en étant opposé aux grâces : car leur opposé est la rudesse, le sauvage, la sécheresse. L’Hercule Farnèse ne devait point avoir les grâces de l’Apollon du Belvédère et de l’Antinoüs ; mais il n’est ni rude, ni agreste. L’incendie de Troie, dans Virgile, n’est point décrit avec les grâces d’une élégie de Tibulle ; il plaît par des beautés fortes. Un ouvrage peut donc être sans grâces, sans que cet ouvrage ait le moindre désagrément. Le terrible, l’horrible, la description, la peinture d’un monstre, exigent qu’on s’éloigne de tout ce qui est gracieux, mais non pas qu’on affecte uniquement l’opposé. Car si un artiste, en quelque genre que ce soit, n’exprime que des choses affreuses, s’il ne les adoucit point par des contrastes agréables, il rebutera.
La grâce en peinture, en sculpture, consiste dans la mollesse des contours, dans une expression douce ; et la peinture a, par-dessus la sculpture, la grâce de l’union des parties, celle des figures qui s’animent l’une par l’autre, et qui se prêtent des agréments par leurs attributs et par leurs regards.
Les grâces de la diction, soit en éloquence, soit en poésie, dépendent du choix des mots, de l’harmonie des phrases, et encore plus de la délicatesse des idées et des descriptions riantes. L’abus des grâces est l’afféterie, comme l’abus du sublime est l’ampoulé : toute perfection est près d’un défaut.
Avoir de la grâce s’entend de la chose et de la personne : « Cet ajustement, cet ouvrage, cette femme, a de la grâce. » La bonne grâce appartient à la personne seulement : « Elle se présente de bonne grâce. Il a fait de bonne grâce ce qu’on attendait de lui. » Avoir des grâces. « Cette femme a des grâces dans son maintien, dans ce qu’elle dit, dans ce qu’elle fait. »
Obtenir sa grâce, c’est, par métaphore, obtenir son pardon, comme faire grâce est pardonner. On fait grâce d’une chose en s’emparant du reste. « Les commis lui prirent tous ses effets, et lui firent grâce de son argent. » Faire des grâces, répandre des grâces, est le plus bel apanage de la souveraineté : c’est faire du bien, c’est plus que justice. Avoir les bonnes grâces de quelqu’un ne se dit que par rapport à un supérieur ; avoir les bonnes grâces d’une dame, c’est être son amant favorisé. Être en grâce se dit d’un courtisan qui a été en disgrâce : on ne doit pas faire dépendre son bonheur de l’un, ni son malheur de l’autre. On appelle bonnes grâces ces demi-rideaux d’un lit qui sont aux deux côtés du chevet. Les grâces, en grec charites, terme qui signifie aimable.
Les Grâces, divinités de l’antiquité, sont une des plus belles allégories de la mythologie des Grecs. Comme cette mythologie varie toujours, tantôt par l’imagination des poëtes qui en furent les théologiens, tantôt par les usages des peuples, le nombre, les noms, les attributs des Grâces, changèrent souvent. Mais enfin on s’accorda à les fixer au nombre de trois, et à les nommer Aglaé, Thalie, Euphrosine, c’est-à-dire brillant, fleur, gaieté. Elles étaient toujours auprès de Vénus. Nul voile ne devait couvrir leurs charmes. Elles présidaient aux bienfaits, à la concorde, aux réjouissances, aux amours, à l’éloquence même ; elles étaient l’emblème sensible de tout ce qui peut rendre la vie agréable. On les peignait dansantes, et se tenant par la main : on n’entrait dans leurs temples que couronné de fleurs. Ceux qui ont condamné la mythologie fabuleuse devaient au moins avouer le mérite de ces fictions riantes, qui annoncent des vérités dont résulterait la félicité du genre humain.
Ce terme, qui signifie faveur, privilége, est employé en ce sens par les théologiens. Ils appellent grâce, une action de Dieu particulière sur les créatures pour les rendre justes et heureuses. Les uns ont admis la grâce universelle que Dieu présente à tous les hommes, quoique le genre humain, selon eux, soit livré aux flammes éternelles, à l’exception d’un très-petit nombre ; les autres n’admettent la grâce que pour les chrétiens de leur communion ; les autres enfin, que pour les élus de cette communion.
Il est évident qu’une grâce générale qui laisse l’univers dans le vice, dans l’erreur et dans le malheur éternel, n’est point une grâce, une faveur, un privilége, mais que c’est une contradiction dans les termes.
La grâce particulière est, selon les théologiens :
Ou suffisante, et cependant on y résiste : en ce cas elle ne suffit pas ; elle ressemble à un pardon donné par un roi à un criminel, qui n’en est pas moins livré au supplice ;
Ou efficace, à laquelle on ne résiste jamais, quoiqu’on y puisse résister ; et en ce cas, les justes ressemblent à des convives affamés à qui on présente des mets délicieux, dont ils mangeront sûrement, quoique en général ils soient supposés pouvoir n’en point manger ;
Ou nécessitante, à laquelle on ne peut se soustraire ; et ce n’est autre chose que l’enchaînement des décrets éternels et des événements.
On se gardera bien d’entrer ici dans le détail immense et rebattu de toutes les subtilités et de cet amas de sophismes dont on a embarrassé ces questions. L’objet de ce Dictionnaire n’est point d’être le vain écho de tant de vaines disputes.
Saint Thomas appelle la grâce une forme substantielle ; et le jésuite Bouhours la nomme un je ne sais quoi : c’est peut-être la meilleure définition qu’on en ait jamais donnée.
Si les théologiens avaient eu pour but de jeter du ridicule sur la Providence, ils ne s’y seraient pas pris autrement qu’ils ont fait : d’un côté les thomistes assurent que l’homme, en recevant la grâce efficace, n’est pas libre dans le sens composé, mais qu’il est libre dans le sens divisé ; de l’autre, les molinistes inventent la science moyenne de Dieu et le congruisme ; on imagine des grâces excitantes, des prévenantes, des concomitantes, des coopérantes.
Laissons là toutes ces mauvaises plaisanteries que les théologiens ont faites sérieusement. Laissons là tous leurs livres, et que chacun consulte le sens commun : il verra que tous les théologiens se sont trompés avec sagacité, parce qu’ils ont tous raisonné d’après un principe évidemment faux. Ils ont supposé que Dieu agit par des voies particulières. Or un Dieu éternel, sans lois générales, immuables et éternelles, est un être de raison, un fantôme, un dieu de la fable.
Pourquoi les théologiens ont-ils été forcés, dans toutes les religions où l’on se pique de raisonner, d’admettre cette grâce qu’ils ne comprennent pas ? C’est qu’ils ont voulu que le salut ne fût que pour leur secte ; et ils ont voulu encore que ce salut dans leur secte ne fût le partage que de ceux qui leur seraient soumis. Ce sont des théologiens particuliers, des chefs de parti divisés entre eux. Les docteurs musulmans ont les mêmes opinions et les mêmes disputes, parce qu’ils ont le même intérêt ; mais le théologien universel, c’est-à-dire le vrai philosophe, voit qu’il est contradictoire que la nature n’agisse pas par les voies les plus simples ; qu’il est ridicule que Dieu s’occupe à forcer un homme de lui obéir en Europe, et qu’il laisse tous les Asiatiques indociles ; qu’il lutte contre un autre homme, lequel tantôt lui cède, et tantôt brise ses armes divines ; qu’il présente à un autre un secours toujours inutile. Ainsi la grâce, considérée dans son vrai point de vue, est une absurdité. Ce prodigieux amas de livres composés sur cette matière est souvent l’effort de l’esprit, et toujours la honte de la raison.
Toute la nature, tout ce qui existe, est une grâce de Dieu ; il fait à tous les animaux la grâce de les former et de les nourrir. La grâce de faire croître un arbre de soixante et dix pieds est accordée au sapin et refusée au roseau. Il donne à l’homme la grâce de penser, de parler et de le connaître ; il m’accorde la grâce de n’entendre pas un mot de tout ce que Tournéli, Molina, Soto, etc., ont écrit sur la grâce.
Le premier qui ait parlé de la grâce efficace et gratuite, c’est sans contredit Homère. Cela pourrait étonner un bachelier de théologie qui ne connaîtrait que saint Augustin. Mais qu’il lise le troisième livre de l’Iliade[119], il verra que Pâris dit à son frère Hector : « Si les dieux vous ont donné la valeur, et s’ils m’ont donné la beauté, ne me reprochez pas les présents de la belle Vénus ; nul don des dieux n’est méprisable, il ne dépend pas des hommes de les obtenir. »
Rien n’est plus positif que ce passage. Si on veut remarquer encore que Jupiter, selon son bon plaisir, donne la victoire tantôt aux Grecs, tantôt aux Troyens, voilà une nouvelle preuve que tout se fait par la grâce d’en-haut.
Sarpédon, et ensuite Patrocle, sont des braves à qui la grâce a manqué tour à tour.
Il y a eu des philosophes qui n’ont pas été de l’avis d’Homère. Ils ont prétendu que la Providence générale ne se mêlait point immédiatement des affaires des particuliers ; qu’elle gouvernait tout par des lois universelles ; que Thersite et Achille étaient égaux devant elle ; et que ni Calchas, ni Talthybius, n’avaient jamais eu de grâce versatile ou congrue.
Selon ces philosophes, le chiendent et le chêne, la mite et l’éléphant, l’homme, les éléments et les astres, obéissent à des lois invariables, que Dieu, immuable comme elles, établit de toute éternité[120].
Ces philosophes n’auraient admis ni la grâce de santé de Saint Thomas, ni la grâce médicinale de Cajetan. Ils n’auraient pu expliquer l’extérieure, l’intérieure, la coopérante, la suffisante, la congrue, la prévenante, etc. Il leur aurait été difficile de se ranger à l’avis de ceux qui prétendent que le maître absolu des hommes donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l’autre ; qu’il ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d’être son courrier.
Ils pensent que l’éternel Demiourgos, qui a donné des lois à tant de millions de mondes gravitant les uns vers les autres, et se prêtant mutuellement la lumière qui émane d’eux, les tient tous sous l’empire de ses lois générales, et qu’il ne va point créer des vents nouveaux pour remuer des brins de paille dans un coin de ce monde.
Ils disent que si un loup trouve dans son chemin un petit chevreau pour son souper, et si un autre loup meurt de faim, Dieu ne s’est point occupé de faire au premier loup une grâce particulière.
Nous ne prenons aucun parti entre ces philosophes et Homère, ni entre les jansénistes et les molinistes. Nous félicitons ceux qui croient avoir des grâces prévenantes ; nous compatissons de tout notre cœur à ceux qui se plaignent de n’en avoir que de versatiles ; et nous n’entendons rien au congruisme.
Si un Bergamasque reçoit le samedi une grâce prévenante qui le délecte au point de faire dire une messe pour douze sous chez les carmes, célébrons son bonheur. Si le dimanche il court au cabaret abandonné de la grâce, s’il bat sa femme, s’il vole sur le grand chemin, qu’on le pende. Dieu nous fasse seulement la grâce de ne déplaire dans nos questions ni aux bacheliers de l’université de Salamanque, ni à ceux de la Sorbonne, ni à ceux de Bourges, qui tous pensent si différemment sur ces matières ardues, et sur tant d’autres ; de n’être point condamné par eux, et surtout de ne jamais lire leurs livres.
Si quelqu’un venait du fond de l’enfer nous dire de la part du diable : « Messieurs, je vous avertis que notre souverain seigneur a pris pour sa part tout le genre humain, excepté un très-petit nombre de gens qui demeurent vers le Vatican et dans ses dépendances », nous prierions tous ce député de vouloir bien nous inscrire sur la liste des privilégiés ; nous lui demanderions ce qu’il faut faire pour obtenir cette grâce.
S’il nous répondait : « Vous ne pouvez la mériter ; mon maître a fait la liste de tous les temps ; il n’a écouté que son bon plaisir ; il s’occupe continuellement à faire une infinité de pots de chambre et quelques douzaines de vases d’or. Si vous êtes pots de chambre, tant pis pour vous. »
À ces belles paroles nous renverrions l’ambassadeur à coups de fourches à son maître.
Voilà pourtant ce que nous avons osé imputer à Dieu, à l’Être éternel souverainement bon.
On a toujours reproché aux hommes d’avoir fait Dieu à leur image. On a condamné Homère d’avoir transporté tous les vices et tous les ridicules de la terre dans le ciel. Platon, qui lui fait ce juste reproche, n’a pas hésité à l’appeler blasphémateur. Et nous, cent fois plus inconséquents, plus téméraires, plus blasphémateurs que ce Grec, qui n’y entendait pas finesse, nous accusons Dieu dévotement d’une chose dont nous n’avons jamais accusé le dernier des hommes.
Le roi de Maroc Mulei-Ismael eut, dit-on, cinq cents enfants. Que diriez-vous si un marabout du mont Atlas vous racontait que le sage et bon Mulei-Ismael, donnant à dîner à toute sa famille, parla ainsi à la fin du repas :
« Je suis Mulei-Ismael, qui vous ai engendrés pour ma gloire ; car je suis fort glorieux. Je vous aime tous tendrement; j’ai soin de vous comme une poule couve ses poussins. J’ai décrété qu’un de mes cadets aurait le royaume de Tafilet, qu’un autre posséderait à jamais Maroc ; et pour mes autres chers enfants, au nombre de quatre cent quatre-vingt-dix-huit, j’ordonne qu’on en roue la moitié, et qu’on brûle l’autre ; car je suis le seigneur Mulei-Ismael. »
Vous prendriez assurément le marabout pour le plus grand fou que l’Afrique ait jamais produit.
Mais si trois ou quatre mille marabouts, entretenus grassement à vos dépens, venaient vous répéter la même nouvelle, que feriez-vous ? Ne seriez-vous pas tenté de les faire jeûner au pain et à l’eau, jusqu’à ce qu’ils fussent revenus dans leur bon sens ?
Vous m’alléguez que mon indignation est assez raisonnable contre les supralapsaires, qui croient que le roi de Maroc n’a fait ces cinq cents enfants que pour sa gloire, et qu’il a toujours eu l’intention de les faire rouer et de les faire brûler, excepté deux qui étaient destinés à régner.
Mais j’ai tort, dites-vous, contre les infralapsaires, qui avouent que la première intention de Mulei-Ismael n’était pas de faire périr ses enfants dans les supplices ; mais qu’ayant prévu qu’ils ne vaudraient rien, il a jugé à propos, en bon père de famille, de se défaire d’eux par le feu et par la roue.
Ah ! supralapsaires, infralapsaires, gratuits, suffisants, efficaciens, jansénistes, molinistes, devenez enfin hommes, et ne troublez plus la terre pour des sottises si absurdes et si abominables.
Sacrés consulteurs de Rome moderne, illustres et infaillibles théologiens, personne n’a plus de respect que moi pour vos divines décisions ; mais si Paul-Émile, Scipion, Caton, Cicéron, César, Titus, Trajan, Marc-Auréle, revenaient dans cette Rome qu’ils mirent autrefois en quelque crédit, vous m’avouerez qu’ils seraient un peu étonnés de vos décisions sur la grâce. Que diraient-ils s’ils entendaient parler de la grâce de santé, selon saint Thomas, et de la grâce médicinale, selon Cajetan ; de la grâce extérieure et intérieure, de la gratuite, de la sanctifiante, de l’actuelle, de l’habituelle, de la coopérante ; de l’efficace, qui quelquefois est sans effet ; de la suffisante, qui quelquefois ne suffit pas ; de la versatile, et de la congrue ? En bonne foi, y comprendraient-ils plus que vous et moi ?
Quel besoin auraient ces pauvres gens de vos sublimes instructions ? Il me semble que je les entends dire :
Mes révérends pères, vous êtes de terribles génies : nous pensions sottement que l’Être éternel ne se conduit jamais par les lois particulières comme les vils humains, mais par ses lois générales, éternelles comme lui. Personne n’a jamais imaginé parmi nous que Dieu fût semblable à un maître insensé qui donne un pécule à un esclave, et refuse la nourriture à l’autre ; qui ordonne à un manchot de pétrir de la farine, à un muet de lui faire la lecture, à un cul-de-jatte d’être son courrier.
Tout est grâce de la part de Dieu, il a fait au globe que nous habitons la grâce de le former ; aux arbres, la grâce de les faire croître ; aux animaux, celle de les nourrir ; mais dira-t-on que si un loup trouve dans son chemin un agneau pour son souper, et qu’un autre loup meure de faim, Dieu a fait à ce premier loup une grâce particulière ? S’est-il occupé, par une grâce prévenante, à faire croître un chêne préférablement à un autre chêne à qui la sève a manqué ? Si dans toute la nature tous les êtres sont soumis aux lois générales, comment une seule espèce d’animaux n’y serait-elle pas soumise ?
Pourquoi le maître absolu de tout aurait-il été plus occupé à diriger l’intérieur d’un seul homme qu’à conduire le reste de la nature entière ? Par quelle bizarrerie changerait-il quelque chose dans le cœur d’un Courlandais ou d’un Biscaïen, pendant qu’il ne change rien aux lois qu’il a imposées à tous les astres ?
Quelle pitié de supposer qu’il fait, défait, refait continuellement des sentiments dans nous ! et quelle audace de nous croire exceptés de tous les êtres ! Encore n’est-ce que pour ceux qui se confessent que tous ces changements sont imaginés. Un Savoyard, un Bergamasque aura le lundi la grâce de faire dire une messe pour douze sous ; le mardi, il ira au cabaret, et la grâce lui manquera ; le mercredi, il aura une grâce coopérante qui le conduira à confesse, mais il n’aura point la grâce efficace de la contrition parfaite ; le jeudi, ce sera une grâce suffisante qui ne lui suffira point, comme on l’a déjà dit. Dieu travaillera continuellement dans la tête de ce Bergamasque, tantôt avec force, tantôt faiblement, et le reste de la terre ne lui sera de rien ! il ne daignera pas se mêler de l’intérieur des Indiens et des Chinois ! S’il vous reste un grain de raison, mes révérends pères, ne trouvez-vous pas ce système prodigieusement ridicule ?
Malheureux, voyez ce chêne qui porte sa tête aux nues, et ce roseau qui rampe à ses pieds ; vous ne dites pas que la grâce efficace a été donnée au chêne, et a manqué au roseau. Levez les yeux au ciel, voyez l’éternel Demiourgos créant des millions de mondes qui gravitent tous les uns vers les autres par des lois générales et éternelles. Voyez la même lumière se réfléchir du soleil à Saturne, et de Saturne à nous ; et dans cet accord de tant d’astres emportés par un cours rapide, dans cette obéissance générale de toute la nature, osez croire, si vous pouvez, que Dieu s’occupe de donner une grâce versatile à sœur Thérèse, et une grâce concomitante à sœur Agnès.
Atome, à qui un sot atome a dit que l’Éternel a des lois particulières pour quelques atomes de ton voisinage ; qu’il donne sa grâce à celui-là, et la refuse à celui-ci ; que tel, qui n’avait pas la grâce hier, l’aura demain ; ne répète pas cette sottise. Dieu a fait l’univers, et ne va point créer des vents nouveaux pour remuer quelques brins de paille dans un coin de cet univers. Les théologiens sont comme les combattants chez Homère, qui croyaient que les dieux s’armaient tantôt contre eux, tantôt en leur faveur. Si Homère n’était pas considéré comme poëte, il le serait comme blasphémateur.
C’est Marc-Aurèle qui parle, ce n’est pas moi : car Dieu, qui vous inspire, me fait la grâce de croire tout ce que vous dites, tout ce que vous avez dit, et tout ce que vous direz.
Gracieux est un terme qui manquait à notre langue, et qu’on doit à Ménage. Bouhours, en avouant que Ménage en est l’auteur, prétend qu’il en a fait aussi l’emploi le plus juste, en disant :
Pour moi, de qui le chant n’a rien de gracieux[124].
Le mot de Ménage n’en a pas moins réussi. Il veut dire plus qu’agréable ; il indique l’envie de plaire, des manières gracieuses, un air gracieux. Boileau, dans son Ode sur Namur, semble l’avoir employé d’une façon impropre, pour signifier moins fier, abaissé, modeste :
Et désormais gracieux,
Allez à Liége, à Bruxelles,
Porter les humbles nouvelles
De Namur pris à vos yeux.
La plupart des peuples du Nord disent : Notre gracieux souverain ; apparemment qu’ils entendent bienfaisant. De gracieux on a fait disgracieux, comme de grâce on a formé disgrâce : des paroles disgracieuses, une aventure disgracieuse. On dit disgracié, et on ne dit pas gracié. On commence à se servir du mot gracieuser, qui signifie recevoir, parler obligeamment ; mais ce mot n’est pas employé par les bons écrivains dans le style noble.
Grand est un des mots le plus fréquemment employés dans le sens moral et avec le moins de circonspection. Grand homme, grand génie, grand esprit, grand capitaine, grand philosophe, grand orateur, grand poëte ; on entend par cette expression : « quiconque dans son art passe de loin les bornes ordinaires ». Mais comme il est difficile de poser ces bornes, on donne souvent le nom de grand au médiocre.
On se trompe moins dans les significations de ce terme au physique. On sait ce que c’est qu’un grand orage, un grand malheur, une grande maladie, de grands biens, une grande misère.
Quelquefois le terme gros est mis au physique pour grand, mais jamais au moral. On dit de gros biens, pour grandes richesses ; une grosse pluie, pour grande pluie ; mais non pas gros capitaine, pour grand capitaine ; gros ministre, pour grand ministre. Grand financier signifie un homme très-intelligent dans les finances de l’État ; gros financier ne veut dire qu’un homme enrichi dans la finance.
Le grand homme est plus difficile à définir que le grand artiste. Dans un art, dans une profession, celui qui a passé de loin ses rivaux, ou qui a la réputation de les avoir surpassés, est appelé grand dans son art, et semble n’avoir eu besoin que d’un seul mérite ; mais le grand homme doit réunir des mérites différents. Gonsalve, surnommé le grand capitaine, qui disait : « La toile d’honneur doit être grossièrement tissue, » n’a jamais été appelé grand homme. Il est plus aisé de nommer ceux à qui l’on doit refuser l’épithète de grand homme, que de trouver ceux à qui on doit raccorder. Il semble que cette dénomination suppose quelques grandes vertus. Tout le monde convient que Cromwell était le général le plus intrépide de son temps, le plus profond politique, le plus capable de conduire un parti, un parlement, une armée ; nul écrivain, cependant, ne lui donne le titre de grand homme, parce qu’avec de grandes qualités il n’eut aucune grande vertu.
Il paraît que ce titre n’est le partage que du petit nombre d’hommes dont les vertus, les travaux et les succès ont éclaté. Les succès sont nécessaires, parce qu’on suppose qu’un homme toujours malheureux l’a été par sa faute.
Grand tout court exprime seulement une dignité ; c’est en Espagne un nom appellatif, honorifique, distinctif, que le roi donne aux personnes qu’il veut honorer. Les grands se couvrent devant le roi, ou avant de lui parler, ou après lui avoir parlé, ou seulement en se mettant en leur rang avec les autres.
Charles-Quint confirma à seize principaux seigneurs les priviléges de la grandesse. Cet empereur, roi d’Espagne, accorda les mêmes honneurs à beaucoup d’autres. Ses successeurs en ont toujours augmenté le nombre. Les grands d’Espagne ont longtemps prétendu être traités comme les électeurs et les princes d’Italie. Ils ont à la cour de France les mêmes honneurs que les pairs.
Le titre de grand a toujours été donné en France à plusieurs premiers officiers de la couronne, comme grand-sénéchal, grand-maître, grand-chambellan, grand-écuyer, grand-échanson, grand-panetier, grand-veneur, grand-louvetier, grand-fauconnier. On leur donna ces titres par prééminence, pour les distinguer de ceux qui servaient sous eux. On ne le donna ni au connétable, ni au chancelier, ni aux maréchaux, quoique le connétable fût le premier des grands-officiers, le chancelier le second officier de l’État, et le maréchal le second officier de l’armée. La raison en est qu’ils n’avaient point de vice-gérents, de sous-connétables, de sous-maréchaux, de sous-chanceliers, mais des officiers d’une autre dénomination qui exécutaient leurs ordres ; au lieu qu’il y avait des maîtres-d’hôtel sous le grand-maître, des chambellans sous le grand-chambellan, des écuyers sous le grand-écuyer, etc.
Grand, qui signifie grand seigneur, a une signification plus étendue et plus incertaine. Nous donnons ce titre au sultan des Turcs, qui prend celui de padisha, auquel grand seigneur ne répond point. On dit un grand, en parlant d’un homme d’une naissance distinguée, revêtu de dignités ; mais il n’y a que les petits qui le disent. Un homme de quelque naissance, ou un peu illustré, ne donne ce nom à personne. Comme on appelle communément grand seigneur celui qui a de la naissance, des dignités et des richesses, la pauvreté semble ôter ce titre. On dit un pauvre gentilhomme, et non pas un pauvre grand seigneur.
Grand est autre que puissant : on peut être l’un et l’autre ; mais le puissant désigne une place importante, le grand annonce plus d’extérieur et moins de réalité ; le puissant commande, le grand a des honneurs.
On a de la grandeur dans l’esprit, dans les sentiments, dans les manières, dans la conduite. Cette expression n’est point employée pour les hommes d’un rang médiocre, mais pour ceux qui, par leur état, sont obligés à montrer de l’élévation. Il est bien vrai que l’homme le plus obscur peut avoir plus de grandeur d’âme qu’un monarque ; mais l’usage ne permet pas qu’on dise : « Ce marchand, ce fermier, s’est conduit avec grandeur » ; à moins que dans une circonstance singulière, et par opposition, on ne dise par exemple : « Le fameux négociant qui reçut Charles-Quint dans sa maison, et qui alluma un fagot de cannelle avec une obligation de cinquante mille ducats qu’il avait de ce prince, montra plus de grandeur d’âme que l’empereur. »
On donnait autrefois le titre de grandeur aux hommes constitués en dignité. Les curés, en écrivant aux évêques, les appellent encore Votre Grandeur. Ces titres, que la bassesse prodigue et que la vanité reçoit, ne sont plus guère en usage.
La hauteur est souvent prise pour la grandeur. Qui étale la grandeur montre la vanité. On s’est épuisé à écrire sur la grandeur, selon ce mot de Montaigne[126] : « Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons-nous à en mesdire. »
Grave, au sens moral, tient toujours du physique ; il exprime quelque chose de poids ; c’est pourquoi on dit : Un homme , un auteur, des maximes de poids, pour homme, auteur, maximes graves. Le grave est au sérieux ce que le plaisant est à l’enjoué ; il a un degré de plus, et ce degré est considérable : on peut être sérieux par humeur, et même faute d’idées ; on est grave, ou par bienséance, ou par l’importance des idées qui donnent de la gravité. Il y a de la différence entre être grave et être un homme grave. C’est un défaut d’être grave hors de propos ; celui qui est grave dans la société est rarement recherché. Un homme grave est celui qui s’est concilié de l’autorité, plus par sa sagesse que par son maintien.
. . . . . . Pietate gravem ac meritis si forte virum quem.
L’air décent est nécessaire partout ; mais l’air grave n’est convenable que dans les fonctions d’un ministère important, dans un conseil. Quand la gravité n’est que dans le maintien, comme il arrive très-souvent, on dit gravement des inepties : cette espèce de ridicule inspire de l’aversion. On ne pardonne pas à qui veut en imposer par cet air d’autorité et de suffisance.
Le duc de La Rochefaucauld a dit que « la gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les défauts de l’esprit[128] ». Sans examiner si cette expression, mystère du corps, est naturelle et juste, il suffit de remarquer que la réflexion est vraie pour tous ceux qui affectent de la gravité, mais non pour ceux qui ont dans l’occasion une gravité convenable à la place qu’ils tiennent, au lieu où ils sont, aux matières qu’on traite.
Un auteur grave est celui dont les opinions sont suivies dans les matières contentieuses ; on ne le dit pas d’un auteur qui a écrit sur des choses hors de doute. Il serait ridicule d’appeler Euclide, Archimède, des auteurs graves.
Il y a de la gravité dans le style. Tite-Live, de Thou, ont écrit avec gravité : on ne peut pas dire la même chose de Tacite, qui a recherché la précision, et qui laisse voir de la malignité ; encore moins du cardinal de Retz, qui met quelquefois dans ses écrits une gaieté déplacée, et qui s’écarte quelquefois des bienséances.
Le style grave évite les saillies, les plaisanteries : s’il s’élève quelquefois au sublime, si dans l’occasion il est touchant, il rentre bientôt dans cette sagesse, dans cette simplicité noble qui fait son caractère ; il a de la force, mais peu de hardiesse. Sa plus grande difficulté est de n’être point monotone.
Affaire grave, cas grave, se dit plutôt d’une cause criminelle que d’un procès civil. Maladie grave suppose du danger.
Il est bien étrange qu’une colonie grecque ayant fondé Marseille, il ne reste presque aucun vestige de la langue grecque en Provence, ni en Languedoc, ni en aucun pays de la France : car il ne faut pas compter pour grecs les termes qui ont été formés très-tard du latin, et que les Romains eux-mêmes avaient reçus des Grecs tant de siècles auparavant : nous ne les avons reçus que de la seconde main. Nous n’avons aucun droit de dire que nous avons quitté le mot de Got pour celui de Theos (Θεὸς), plutôt que pour celui de Deus, dont nous avons fait Dieu par une terminaison barbare.
Il est évident que les Gaulois ayant reçu la langue latine avec les lois romaines, et, depuis, ayant encore reçu la religion chrétienne des mêmes Romains, ils prirent d’eux tous les mots qui concernaient cette religion. Ces mêmes Gaulois ne connurent que très-tard les mots grecs qui regardent la médecine, l’anatomie, la chirurgie.
Quand on aura retranché tous ces termes originairement grecs, qui ne nous sont parvenus que par les Latins, et tous les mots d’anatomie et de médecine, connus si tard, il ne restera presque rien. N’est-il pas ridicule de faire venir abréger, de brachs plutôt que d’abbreviare ; acier, d’aki plutôt que d’acies ; acre, d’agros plutôt que d’ager ; aile, d’ili plutôt que d’ala ?
On a été jusqu’à dire qu’omelette vient d’ameilaton, parce que meli, en grec, signifie du miel, et ôon signifie un œuf. On a fait encore mieux dans le Jardin des racines grecques : on y prétend que dîner vient de deipnein, qui signifie souper.
Si on veut s’en tenir aux expressions grecques que la colonie de Marseille put introduire dans les Gaules, indépendamment des Romains, la liste en sera courte :[130] Aboyer, peut-être de bauzein.
Affre, affreux, d’afronos.
Agacer, peut-être d’anaxein.
Alali, du cri militaire des Grecs.
Babiller, peut-être de babazo.
Balle, de ballo.
Bas, de bathys.
Blesser, de l’aoriste de blapto.
Bouteille, de bouttis.
Bride, de bryter.
Brique, de brykè.
Coin, de gonia.
Colère, de cholè.
Colle, de colla.
Couper, de copto.
Cuisse, peut-être d’ischis.
Entrailles, d’entera.
Ermite, d’eremos.
Fier, de fiaros.
Gargariser, de gargarizein.
Idiot, d’idiotès.
Maraud, de miaros.
Moquer, de mokeuo.
Moustache, de mustax.
Orgueil, d’orgè.
Page, de païs.
Siffler, peut-être de siffloo.
Tuer, de thuein.
Je m’étonne qu’il reste si peu de mots d’une langue qu’on parlait à Marseille, du temps d’Auguste, dans toute sa pureté ; et je m’étonne surtout que la plupart des mots grecs conservés en Provence soient des expressions de choses inutiles, tandis que les termes qui désignaient les choses nécessaires sont absolument perdus. Nous n’en avons pas un de ceux qui exprimaient la terre, la mer, le ciel, le soleil, la lune, les fleuves, les principales parties du corps humain ; mots qui semblaient devoir se perpétuer d’âge en âge. Il faut peut-être en attribuer la cause aux Visigoths, aux Bourguignons, aux Francs, à l’horrible barbarie de tous les peuples qui dévastèrent l’empire romain, barbarie dont il reste encore tant de traces.
Bayle lui-même, en convenant que Grégoire fut le boute-feu de l’Europe[132], lui accorde le titre de grand homme. « Que l’ancienne Rome, dit-il, qui ne se piquait que de conquêtes et de la vertu militaire, ait subjugué tant d’autres peuples, cela est beau et glorieux selon le monde ; mais on n’en est pas surpris quand on y fait un peu réflexion. C’est bien un autre sujet de surprise quand on voit la nouvelle Rome, ne se piquant que du ministère apostolique, acquérir une autorité sous laquelle les plus grands monarques ont été contraints de plier. Car on peut dire qu’il n’y a presque point d’empereur qui ait tenu tête aux papes qui ne se soit enfin très-mal trouvé de sa résistance. Encore aujourd’hui, les démêlés des plus puissants princes avec la cour de Rome se terminent presque toujours à leur confusion. »
Je ne suis en rien de l’avis de Bayle. Il pourra se trouver bien des gens qui ne seront pas de mon avis ; mais le voici, et le réfutera qui voudra.
1° Ce n’est pas à la confusion des princes d’Orange et des sept Provinces-Unies que se sont terminés leurs différends avec Rome ; et Bayle, se moquant de Rome dans Amsterdam, était un assez bel exemple du contraire.
Les triomphes de la reine Élisabeth, de Gustave Vasa en Suède, des rois de Danemark, de tous les princes du nord de l’Allemagne, de la plus belle partie de l’Hélvétie, de la seule petite ville de Genève, sur la politique de la cour romaine, sont d’assez bons témoignages qu’il est aisé de lui résister en fait de religion et de gouvernement.
2° Le saccagement de Rome par les troupes de Charles-Quint ; le pape Clément VII prisonnier au château Saint-Ange ; Louis XIV obligeant le pape Alexandre VII à lui demander pardon, et érigeant dans Rome même un monument de la soumission du pape ; et de nos jours les jésuites, cette principale milice papale détruite si aisément en Espagne, en France, à Naples, à Goa, et dans le Paraguai ; tout cela prouve assez que quand les princes puissants sont mécontents de Rome, ils ne terminent point cette querelle à leur confusion : ils pourront se laisser fléchir, mais ils ne seront pas confondus.
3° Quand les papes ont marché sur la tête des rois, quand ils ont donné des couronnes avec une bulle, il me paraît qu’ils n’ont fait précisément, dans ces temps de leur grandeur, que ce que faisaient les califes successeurs de Mahomet dans le temps de leur décadence. Les uns et les autres, en qualité de prêtres, donnaient en cérémonie l’investiture des empires aux plus forts.
4° Maimbourg dit : « Ce qu’aucun pape n’avait encore jamais fait, Grégoire VII priva Henri IV de sa dignité d’empereur, et de ses royaumes de Germanie et d’Italie. »
Maimbourg se trompe. Le pape Zacharie, longtemps auparavant, avait mis une couronne sur la tête de l’Austrasien Pépin, usurpateur du royaume des Francs ; puis le pape Léon III avait déclaré le fils de ce Pépin empereur d’Occident, et privé par là l’impératrice Irène de tout cet empire ; et depuis ce temps il faut avouer qu’il n’y eut pas un clerc de l’Église romaine qui ne s’imaginât que son évêque disposait de toutes les couronnes.
On fit toujours valoir cette maxime quand on le put ; on la regarda comme une arme sacrée qui reposait dans la sacristie de Saint-Jean de Latran, et qu’on en tirait en cérémonie dans toutes les occasions. Cette prérogative est si belle, elle élève si haut la dignité d’un exorciste né à Velletri ou à Civita-Vecchia, que si Luther, Œcolampade, Jean Chauvin, et tous les prophètes des Cévennes, étaient nés dans un misérable village auprès de Rome et y avaient été tonsurés, ils auraient soutenu cette Église avec la même rage qu’ils ont déployée pour la détruire.
5° Tout dépend donc du temps, du lieu où l’on est né, et des circonstances où l’on se trouve. Grégoire VII était né dans un siècle de barbarie, d’ignorance et de superstition, et il avait affaire à un empereur jeune, débauché, sans expérience, manquant d’argent, et dont le pouvoir était contesté par tous les grands seigneurs d’Allemagne.
Il ne faut pas croire que depuis l’Austrasien Charlemagne le peuple romain ait jamais été fort aise d’obéir à des Francs ou à des Teutons ; il les haïssait autant que les anciens vrais Romains auraient haï les Cimbres, si les Cimbres avaient dominé en Italie. Les Othons n’avaient laissé dans Rome qu’une mémoire exécrable, parce qu’ils y avaient été puissants ; et depuis les Othons, on sait que l’Europe fut dans une anarchie affreuse.
Cette anarchie ne fut pas mieux réglée sous les empereurs de la maison de Franconie, La moitié de l’Allemagne était soulevée contre Henri IV ; la grande-duchesse-comtesse Mathilde, sa cousine germaine, plus puissante que lui en Italie, était son ennemie mortelle. Elle possédait, soit comme fiefs de l’empire, soit comme allodiaux, tout le duché de Toscane, le Crémonois, le Ferrarois, le Mantouan, le Parmesan, une partie de la Marche d’Ancône, Reggio, Modène, Spolette, Vérone ; elle avait des droits, c’est-à-dire des prétentions, sur les deux Bourgognes. La chancellerie impériale revendiquait ces terres, selon son usage de tout revendiquer.
Avouons que Grégoire VII aurait été un imbécile s’il n’avait pas employé le profane et le sacré pour gouverner cette princesse, et pour s’en faire un appui contre les Allemands. Il devint son directeur, et de son directeur son héritier.
Je n’examine pas s’il fut en effet son amant, ou s’il feignit de l’être, ou si ses ennemis feignirent qu’il l’était, ou si, dans des moments d’oisiveté, ce petit homme très-pétulant et très-vif abusa quelquefois de sa pénitente, qui était femme, faible et capricieuse : rien n’est plus commun dans l’ordre des choses humaines. Mais comme d’ordinaire on n’en tient point registre, comme on ne prend point de témoins pour ces petites privautés de directeurs et de dirigées, comme ce reproche n’a été fait à Grégoire que par ses ennemis, nous ne devons pas prendre ici une accusation pour une preuve : c’est bien assez que Grégoire ait prétendu à tous les biens de sa pénitente, sans assurer qu’il prétendit encore à sa personne.
6° La donation qu’il se fit faire en 1077 par la comtesse Mathilde est plus que suspecte ; et une preuve qu’il ne faut pas s’y fier, c’est que non-senlement on ne montra jamais cet acte, mais que dans un second acte on dit que le premier avait été perdu. On prétendit que la donation avait été faite dans la forteresse de Canosse ; et dans le second acte on dit qu’elle avait été faite dans Rome[133] . Cela pourrait bien confirmer l’opinion de quelques antiquaires un peu trop scrupuleux, qui prétendent que de mille chartes de ces temps-là (et ces temps sont bien longs), il y en a plus de neuf cents d’évidemment fausses.
Il y eut deux sortes d’usurpateurs dans notre Europe, et surtout en Italie, les brigands et les faussaires.
7° Bayle, en accordant à Grégoire le titre de grand homme, avoue pourtant que ce brouillon décrédita fort son héroïsme par ses prophéties. Il eut l’audace de créer un empereur ; et en cela il fit bien, puisque l’empereur Henri IV avait créé un pape. Henri le déposait, et il déposait Henri : jusque-là il n’y a rien à dire, tout est égal de part et d’autre. Mais Grégoire s’avisa de faire le prophète ; il prédit la mort de Henri IV pour l’année 1080 ; mais Henri IV fut vainqueur, et le prétendu empereur Rodolphe fut défait et tué en Thuringe par le fameux Godefroi de Bouillon, plus véritablement grand homme qu’eux tous.
Cela prouve, à mon avis, que Grégoire était encore plus enthousiaste qu’habile.
Je signe de tout mon cœur ce que dit Bayle : « Quand on s’engage à prédire l’avenir, on fait provision, sur toute chose, d’un front d’airain et d’un magasin inépuisable d’équivoques. » Mais vos ennemis se moquent de vos équivoques ; leur front est d’airain comme le vôtre, et ils vous traitent de fripon insolent et maladroit.
8° Notre grand homme finit par voir prendre la ville de Rome d’assaut en 1083 ; il fut assiégé dans le château nommé depuis Saint-Ange, par ce même empereur Henri IV qu’il avait osé déposséder. Il mourut dans la misère et dans le mépris à Salerne, sous la protection du Normand Robert Guiscard.
J’en demande pardon à Rome moderne ; mais quand je lis l’histoire des Scipion, des Caton, des Pompée, et des César, j’ai de la peine à mettre dans leur rang un moine factieux, devenu pape sous le nom de Grégoire VII.
On a donné depuis un plus beau titre à notre Grégoire ; on l’a fait saint, du moins à Rome, Ce fut le fameux cardinal Coscia qui fit cette canonisation sous le pape Benoît XIII. On imprima même un office de saint Grégoire VII, dans lequel on dit que « ce saint délivra les fidèles de la fidélité qu’ils avaient jurée à leur empereur ».
Plusieurs parlements du royaume voulurent faire brûler cette légende par les exécuteurs de leurs hautes justices ; mais le nonce Bentivoglio, qui avait pour maîtresse une actrice de l’Opéra, qu’on appelait la Constitution, et qui avait de cette actrice une fille qu’on appelait la Légende, homme d’ailleurs fort aimable et de la meilleure compagnie, obtint du ministère qu’on se contenterait de condamner la légende de Grégoire, de la supprimer, et d’en rire[134].
Tous les animaux sont perpétuellement en guerre ; chaque espèce est née pour en dévorer une autre. Il n’y a pas jusqu’aux moutons et aux colombes qui n’avalent une quantité prodigieuse d’animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce se font la guerre pour des femelles, comme Ménélas et Paris. L’air, la terre et les eaux, sont des champs de destruction.
Il semble que Dieu ayant donné la raison aux hommes, cette raison doive les avertir de ne pas s’avilir à imiter les animaux, sourtout quand la nature ne leur a donné ni armes pour tuer leurs semblables, ni instinct qui les porte à sucer leur sang.
Cependant la guerre meurtrière est tellement le partage affreux de l’homme qu’excepté deux ou trois nations il n’en est point que leurs anciennes histoires ne représentent armées les unes contre les autres. Vers le Canada homme et guerrier sont synonymes, et nous avons vu que dans notre hémisphère voleur et soldat étaient même chose[136]. Manichéens, voilà votre excuse.
Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine que la guerre traîne toujours à sa suite la peste et la famine, pour peu qu’il ait vu[137] les hôpitaux des armées d’Allemagne, et qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.
C’est sans doute un très-bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie et des peuples voisins qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les exterminer si elle pouvait.
Le peuple romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant moisson contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques. Et quelques années après, tous les Romains, étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer et sur terre. Il n’en est pas de même aujourd’hui.
Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil voient son droit évident. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis-kan, Tamerlan, Bajazet, n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non-seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
On voit à la fois[138] cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres : ce qui n’est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles.
[139]La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une âme bien née n’en a pas la volonté ; une âme tendre s’en effraye ; elle se représente un Dieu juste et vengeur. Mais la religion artificielle encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint.
On paye partout un certain nombre de harangueurs pour célébrer ces journées meurtrières ; les uns sont vêtus d’un long justaucorps noir, chargé d’un manteau écourté ; les autres ont une chemise par-dessus une robe ; quelques-uns portent deux pendants d’étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Tous parlent longtemps ; ils citent ce qui s’est fait jadis en Palestine, à propos d’un combat en Vétéravie.
Le reste de l’année, ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches seront l’objet éternel des vengeances éternelles de l’Éternel ; que Polyeucte et Athalie sont les ouvrages du démon ; qu’un homme qui fait servir sur sa table pour deux cents écus de marée un jour de carême fait immanquablement son salut, et qu’un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton va pour jamais à tous les diables.
De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, il y en a trois ou quatre, tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l’amour, qui est la seule consolation du genre humain, et la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.
Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne.
Misérables médecins des âmes, vous criez pendant cinq quarts d’heure sur quelques piqûres d’épingle, et vous ne dites rien sur la maladie qui nous déchire en mille morceaux ! Philosophes moralistes, brûlez tous vos livres. Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l’héroïsme sera ce qu’il y a de plus affreux dans la nature entière.
Que deviennent et que m’importent l’humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu’une demi-livre de plomb tirée de six cents pas me fracasse le corps, et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq ou six mille mourants, tandis que mes yeux, qui s’ouvrent pour la dernière fois, voient la ville où je suis né détruite par le fer et par la flamme, et que les derniers sons qu’entendent mes oreilles sont les cris des femmes et des enfants expirants sous des ruines, le tout pour les prétendus intérêts d’un homme que nous ne connaissons pas ?
Ce qu’il y a de pis, c’est que la guerre est un fléau inévitable. Si l’on y prend garde, tous les hommes ont adoré le dieu Mars ; Sabaoth chez les Juifs signifie le Dieu des armes ; mais Minerve chez Homère appelle Mars un dieu furieux, insensé, infernal[140].
Le célèbre Montesquieu, qui passait pour humain, a pourtant dit qu’il est juste de porter le fer et la flamme chez ses voisins, dans la crainte qu’ils ne fassent trop bien leurs affaires. Si c’est là l’esprit des lois, c’est celui des lois de Borgia et de Machiavel. Si malheureusement il a dit vrai, il faut écrire contre cette vérité, quoiqu’elle soit prouvée par les faits.
Voici ce que dit Montesquieu[141] :
« Entre les sociétés le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire, et que l’attaque est dans ce moment le seul moyen d’empêcher cette destruction. »
Comment l’attaque en pleine paix peut-elle être le seul moyen d’empêcher cette destruction ? Il faut donc que vous soyez sûr que ce voisin vous détruira s’il devient puissant. Pour en être sûr, il faut qu’il ait fait déjà les préparatifs de votre perte. En ce cas, c’est lui qui commence la guerre, ce n’est pas vous ; votre supposition est fausse et contradictoire.
S’il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c’est celle que vous proposez ; c’est d’aller tuer votre prochain, de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer : c’est-à-dire qu’il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays dans l’espérance de ruiner sans raison celui d’un autre ; cela n’est assurément ni honnête ni utile, car on n’est jamais sûr du succès, vous le savez bien.
Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui ? S’il a fait des alliances, faites-en de votre côté. Si, ayant moins de religieux, il en a plus de manufacturiers et de soldats, imitez-le dans cette sage économie. S’il exerce mieux ses matelots, exercez les vôtres ; tout cela est très-juste. Mais d’exposer votre peuple à la plus horrible misère, dans l’idée si souvent chimérique d’accabler votre cher frère le sérénissime prince limitrophe ! ce n’était pas à un président honoraire d’une compagnie pacifique à vous donner un
tel conseil.
Tout pays où la gueuserie, la mendicité est une profession, est mal gouverné. La gueuserie, ai-je dit autrefois, est une vermine qui s’attache à l’opulence ; oui, mais il faut la secouer. Il faut que l’opulence fasse travailler la pauvreté ; que les hôpitaux soient pour les maladies et la vieillesse, les ateliers pour la jeunesse saine et vigoureuse.
Voici un extrait d’un sermon qu’un prédicateur fit, il y a dix ans, pour la paroisse Saint-Leu et Saint-Gilles, qui est la paroisse des gueux et des convulsionnaires :
« Pauperes evangelizantur (saint Matth., chap. xi, 5), les pauvres sont évangélisés. »
Que veut dire évangile, gueux, mes chers frères ? il signifie bonne nouvelle. C’est donc une bonne nouvelle que je viens vous apprendre ; et quelle est-elle ? C’est que si vous êtes des fainéants, vous mourrez sur un fumier. Sachez qu’il y eut autrefois des rois fainéants, du moins on le dit ; et ils finirent par n’avoir pas un asile. Si vous travaillez, vous serez aussi heureux que les autres hommes.
Messieurs les prédicateurs de Saint-Eustache et de Saint-Roch peuvent prêcher aux riches de fort beaux sermons en style fleuri, qui procurent aux auditeurs une digestion aisée dans un doux assoupissement, et mille écus à l’orateur ; mais je parle à des gens que la faim éveille. Travaillez pour manger, vous dis-je, car l’Écriture a dit : Qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Notre confrère Job, qui fut quelque temps dans votre état, dit que l’homme est né pour le travail comme l’oiseau pour voler. Voyez cette ville immense, tout le monde est occupé : les juges se lèvent à quatre heures du matin pour vous rendre justice et pour vous envoyer aux galères, si votre fainéantise vous porte à voler maladroitement.
Le roi travaille ; il assiste tous les jours à ses conseils ; il a fait des campagnes. Vous me direz qu’il n’en est pas plus riche : d’accord, mais ce n’est pas sa faute. Les financiers savent mieux que vous et moi qu’il n’entre pas dans ses coffres la moitié de son revenu ; il a été obligé de vendre sa vaisselle pour nous défendre contre nos ennemis : nous devons l’aider à notre tour. L’Ami des hommes ne lui accorde que soixante et quinze millions par an ; un autre ami lui en donne tout d’un coup sept cent quarante. Mais de tous ces amis de Job, il n’y en a pas un qui lui avance un écu. Il faut qu’on invente mille moyens ingénieux pour prendre dans nos poches cet écu qui n’arrive dans la sienne que diminué de moitié.
Travaillez donc, mes chers frères ; agissez pour vous, car je vous avertis que si vous n’avez pas soin de vous-mêmes, personne n’en aura soin ; on vous traitera comme dans plusieurs graves remontrances on a traité le roi. On vous dira : Dieu vous assiste.
Nous irons dans nos provinces, répondez-vous ; nous serons nourris par les seigneurs des terres, par les fermiers, par les curés. Ne vous attendez pas, mes frères, à manger à leur table ; ils ont, pour la plupart, assez de peine à se nourrir eux-mêmes, malgré la Méthode de s’enrichir promptement par l’agriculture, et cent ouvrages de cette espèce qu’on imprime tous les jours à Paris pour l’usage de la campagne, que les auteurs n’ont jamais cultivée.
Je vois parmi vous des jeunes gens qui ont quelque esprit : ils disent qu’ils feront des vers, qu’ils composeront des brochures, comme Chiniac, Nonotte, Patouillet ; qu’ils travailleront pour les Nouvelles ecclésiastiques ; qu’ils feront des feuilles pour Fréron, des oraisons funèbres pour des évêques, des chansons pour l’Opéra-Comique. C’est du moins une occupation ; on ne vole pas sur le grand chemin quand on fait l’Année littéraire, on ne vole que ses créanciers. Mais faites mieux, mes chers frères en Jésus-Christ, mes chers gueux, qui risquez les galères en passant votre vie à mendier : entrez dans l’un des quatre ordres mendiants, vous serez riches et honorés.
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ On n’a du R. P. Viret que deux ouvrages, et tous deux contre Voltaire, intitulés : l’un, Réponse à la Philosophie de l’histoire, 1767, in-12 ; l’autre, le Mauvais Dîner, ou Lettres sur le Dîner du comte de Boulainvilliers, 1770, in-8o. Dans aucun d’eux il ne parle de Gargantua ; mais à l’occasion du peuple juif, il dit (page 450 de sa Réponse) : « Cette nation rend témoignage encore aujourd’hui dans toute la terre de tous les faits qui sont rapportés dans ses annales ; et jamais ni leurs voisins, ni leurs ennemis, ni aucun historien ne les a contredits. » (B.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Voltaire refusa de faire l’article Généalogie pour l’Encyclopédie, parce qu’il n’y aurait pu dire ce qu’il voulait : « J’ai de l’aversion, écrit-il à d’Alembert à ce sujet, pour la vanité des généalogies ; je n’en crois pas quatre d’avérées avant la fin du xiiie siècle, et je ne suis pas assez savant pour concilier les deux généalogies absolument différentes de notre divin Sauveur. » L’article Généalogie parut dans les Questions. (G. A.)
- ↑ Chapitre i. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre iii, v. 23. (Id.)
- ↑ Épître aux Hébreux, chapitre vii, v. 3. (Id.)
- ↑ Article 2. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre xiii. (Id.)
- ↑ Sur saint Jean, chap. viii, v. 41. (Id.)
- ↑ Contre Celse, chapitre viii. (Id.)
- ↑ Hérésie, lxxviii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre IV, chap. xv, de la Foi. (Id.)
- ↑ Matthieu, chapitre xx, v. 28. (Id.)
- ↑ Sixième catéchèse, article xiv. (Id.)
- ↑ Article xxxvii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Homélie xx, sur saint Jean, (ld.)
- ↑ Hérésie, li, no 20. (Id.)
- ↑ Page 7. (Id.)
- ↑ Chapitre xii, v. 19. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre xlii, v. 2. (Id.)
- ↑ Livre I, contre Jovinien. (Id.)
- ↑ Récognitions, livre II, art. xiv. (Id.)
- ↑ Chap. xxx, v. 18. (Note de Voltaire.)
- ↑ La signification propre de ce mot est adolescente, en état de produire, nubile, féconde, etc. C’est l’épithète ordinaire de Cérès. (K.)
- ↑ Stromates, l. VII. (Note de Voltaire.)
- ↑ Article ix. (Id.)
- ↑ Article xix. (Id.)
- ↑ Assemani, Bibliothèque orientale, tome i, page 91. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre viii de la Psalmodie. (Id.)
- ↑ Livre XX, contre Fauste, chapitre xliv, de la Nature du bien ; et ailleurs. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chapitre xvii, de la Foi. (Id.)
- ↑ Tertullien, contre Praxée, chapitre vii. (Id.)
- ↑ Formait tout l’article, en 1774, dans l’édition in-4o, et aussi dans l’édition encadrée de 1775. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Dans les Questions sur l’Encyclopédie, cet article est terminé par l’Entretien d’un jeune marié fort naïf et d’un philosophe ; c’était la conversation qu’on trouvera dans l’Homme aux quarante écus, au chapitre intitulé Mariage de l’Homme aux quarante écus. (B.)
- ↑ Voltaire avait composé pour l’Encyclopédie un article Généreux (voyez sa lettre à d’Alembert du 29 novembre 1756).
Cependant l’article Généreux ne porte pas, dans l’Encyclopédie, la signature de Voltaire ; mais il y est terminé par la note que voici : « Ce n’est là qu’une partie des idées qui étaient renfermées dans un article sur la générosité qu’on a communiqué à M. Diderot. Les bornes de cet ouvrage n’ont pas permis de faire usage de cet article en entier. »
Est-il croyable que les éditeurs de l’Encyclopédie aient rejeté un article de Voltaire pour en admettre un d’une plume anonyme ? N’est-il pas probable au contraire que, ayant tronqué l’article de Voltaire, ils n’auront pas voulu le donner sous son nom ?
Il est à remarquer que leur note sur l’article Généreux est sur un tout autre ton que celle qu’ils avaient mise en tête de l’article Éloquence, tome XVIII, page 513. Cette circonstance, je ne me le dissimule pas, peut motiver des doutes. Malgré cela, j’ai cru pouvoir admettre ici cet article. C’est la première fois qu’il paraît dans les Œuvres de Voltaire. Ce 24 avril 1829. (B.)
- ↑ Le roi de Pologne, duc de Lorraine, a donné aux magistrats de la ville de Bar dix mille écus, qui doivent être employés à acheter du blé lorsqu’il est à bas prix, pour le revendre aux pauvres à un prix médiocre lorsqu’il est monté à un certain point de cherté. Par cet arrangement, la somme augmente toujours, et bientôt on pourra la répartir sur d’autres endroits de la province. (Note de Voltaire.)
- ↑ Dans l’édition in-12 de 1765 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :
« Nous ne préviendrons point ici ce que nous disons de Moïse à son article ; nous suivrons quelques principaux traits de la Genèse l’un après l’autre.
« Au commencement, etc. »
La version actuelle est des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771 et 1774. (B.)
- ↑ 1765 : « Et ces vieux préjugés furent la seule science des Juifs. « La terre était tohu-bohu, etc. » (B.)
- ↑ Les dix derniers mots de cet alinéa ne sont pas dans l’édition de 1765, ni dans celle de 1769 ; Voltaire, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, mit : « Leurs idées empruntées des autres peuples. » La version actuelle est de 1774. (B.)
- ↑ L’édition de 1765 porte : « Fleuve d’Afrique. Au reste, le jardin d’Éden est visiblement pris des jardins d’Éden à Saana, dans l’Arabie Heureuse, fameuse dans toute l’antiquité. Les Hébreux, peuple très-récent, étaient une horde arabe. Ils se faisaient honneur de ce qu’il y avait de plus beau dans le meilleur canton de l’Arabie. Ils ont toujours employé, etc. » La version actuelle est de 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Les uns ont dit que le Guihon était l’Oxus ; les autres, que le Phison était le Gange ; d’autres, que les quatre fleuves étaient l’Irabatti, le Gange, l’Indus et le Schat-al-arab, etc. Mais on s’accorde généralement à dire que le pays d’Hévilath ou de Havila désigne l’Inde, qui, de tout temps, fut riche en or et en pierres précieuses. (G. A.)
- ↑ La fin de cette phrase ne fut ajoutée qu’en 1771. (B.)
- ↑ Les deux phrases qui terminent cet alinéa furent ajoutées, la première en 1771, la seconde en 1774. (B.)
- ↑ En 1765 il y avait : « On ne conçoit guère que la multiplication des grossesses soit une punition. » La version actuelle est de 1771.(B.)
- ↑ Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
- ↑ L’édition de 1765 porte : « Il faut renoncer au sens commun pour ne pas convenir que les Juifs. » Le texte actuel date de 1771. (B.)
- ↑ Dans l’édition de 1763 du Dictionnaire philosophique, cet alinéa se terminait ici ; et immédiatement après venait celui qui commence par : « Les dieux, Éloïm, etc. » La fin de l’alinéa fut ajoutée en 1771, et ce qui le suit, en 1774. (B.)
- ↑ Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
- ↑ Voyez l’article Déluge. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cette phrase fut ajoutée en 1771. (B.)
- ↑ Le reste de l’alinéa est une addition de 1771. (B.)
- ↑ Les quatre alinéas qui suivent sont aussi de 1771. (B.)
- ↑ Voyez sur ce passage l’article Babel. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cet alinéa ne fut ajouté qu’en 1774 (B.)
- ↑ Cet alinéa, addition de 1771, commençait alors par : « Il suffit, etc. » (B.)
- ↑ En 1765 il y avait : « Quelques célèbres Pères, etc. » La version actuelle est de 1771. (B.)
- ↑ Fin de l’article en 1765 ; l’alinéa qui suit fut ajouté en 1771, et tout le reste en 1774. (B.)
- ↑ Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer la Genèse, 1753, in-12. (B.)
- ↑ Voyez l’article Moïse. (Note de Voltaire.)
- ↑ Les deux sections de cet article ont paru dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Bouclier d’Hercule, v. 94. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cité de Dieu, livre IX, chapitre xii, page 324, traduction de Giri. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez la note, page 242.
- ↑ Il y a un article de Diderot et un du chevalier de Jaucourt.
- ↑ Page 184.
- ↑ Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
- ↑ Horat., l. II, ep. ii, 187, (Note de Voltaire.)
- ↑ Tibull., II, eleg. ii, 5. (Id.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Page 12.
- ↑ Voyez l’article Style.
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1737. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Hubner, né en 1668, professeur à Leipzig, publia la Géographie universelle, traduite en français en 1757. (G. A.)
- ↑ On porte la population de l’Europe à plus de 227,000,000. L’ordonnance du roi, du 15 mars 1827, établit la population de la France à 31,851,545 individus. (B.)
- ↑ L’édition de 1771 dit treize mille. (B.)
- ↑ M. Renouard observe qu’Hubner a voulu dire la Serre, petite rivière qui se jette dans l’Oise à la Fère. Voltaire pensait qu’il y avait faute d’éditeur : ce n’est peut-être qu’une faute d’impression. (B.)
- ↑ Voyez Yvetot.
- ↑ Pierre Lombard, dit le Maître des Sentences, était un docteur du xiie siècle ; Nicolas Petit-pied, docteur de Sorbonne, né en 1605, mort en 1747, fut un des plus ardents adversaires de la bulle Unigenitus. Voyez l’article Bulle.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. Il y a quelques variantes qu’il était inutile de relever. (B.)
- ↑ C’est au livre II, proposition 9.
- ↑ Dans la géométrie, comme dans la plupart des sciences, il est très-rare qu’une proposition isolée soit d’une utilité immédiate. Mais les théories les plus utiles dans la pratique sont formées de propositions que la curiosité seule a fait découvrir, et qui sont restées longtemps inutiles sans qu’il fût possible de soupçonner comment un jour elles cesseraient de l’être. C’est dans ce sens qu’on peut dire que dans les sciences réelles, aucune théorie, aucune recherche n’est vraiment inutile. (K.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Cette section, telle qu’elle est ici, formait tout l’article Gloire des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Dans le Dictionnaire philosophique, 1764, l’article Gloire se composait des trois alinéas qui terminent cet article. (B.)
- ↑ Ce morceau et la note de Voltaire ci-après sont de 1738. (B.)
- ↑ Il n’y a pas longtemps que les Chinois prenaient tous les Européans pour des mahométans. (Note de Voltaire.)
- ↑ Espèce d’étoffe de soie. (K.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Cette section entière, moins les trois derniers alinéas, formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ M. de Voltaire a imité et embelli cette idée dans une épître au roi de Prusse ; voyez tome X, page 319.
- ↑ Voyez le Recueil des plus beaux vers de MM. Malherbe, Racan, Maynard, Boisrobert, Monturon, Lingendes, Touvant, Motin, de L’Estoile, etc. Il y a plusieurs éditions de ce Recueil. (B.)
- ↑ Falconet.
- ↑ Scène ii du premier acte de la Vie et la Mort de Henri IV. (Note de Voltaire.)
- ↑ Fin de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771 ; le reste parut dans le Supplément, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Voyez aussi l’article États, Gouvernements.
- ↑ Les six premières sections de cet article formaient tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Puffendorf, livre IV, chapitre xi, art. 13. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre II, propos, ix. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez la note 2 de la page 284.
- ↑ Livre VII, chapitre v. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez l’article Lois. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez la note 2 de la page 284.
- ↑ Si ce voyageur avait passé dans ce pays même deux ans après, il aurait vu cette infâme coutume abolie, et quatre ans encore après il l’aurait trouvée rétablie. (Note de Voltaire.) — Note ajoutée en 1774. (B.)
- ↑ Voyez la note 2 de la page 284.
- ↑ Voyez la note, tome XVIII, page 484.
- ↑ Voyez la note 2 de la page 284.
- ↑ Voyez la note 2 de la page 284.
- ↑ Voyez dans les Mélanges, année 1769, le chapitre ier de Dieu et les Hommes.
- ↑ Dans les premières éditions des Questions sur l’Encyclopédie, cet article, qui formait la section vi de l’article Gouvernement, se terminait ainsi :
« Après avoir écrit cet article, j’ai relu le dernier article du livre XIX de l’Esprit des lois, dans lequel l’auteur fait un portrait de l’Angleterre sans la nommer. J’ai été sur le point de jeter au feu mon article ; mais j’ai considéré que s’il n’a pas les traits d’esprit, la finesse, la profondeur qu’on admire dans le président de Montesquieu, il peut encore être utile ; il est fondé sur des faits incontestables, et on conteste quelquefois les idées les plus ingénieuses. » — Dans sa Lettre sur un écrit anonyme, qui fait partie des Mélanges (année 1772), Voltaire faisant mention de ce passage, il a paru nécessaire de le reporter ici. La fin de cette section fut ajoutée en 1774. (B.)
- ↑ Les éditeurs de Kehl avaient, sous le titre de section vii, donné la neuvième des Lettres philosophiques (voyez Mélanges, année 1734). (B.)
- ↑ Ce morceau a paru, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. Il y formait la section vii. Dans les éditions précédentes l’article n’avait que six sections. (B.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757 (B.)
- ↑ Cette section ii était la première dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Vers 63-66.
- ↑ Voyez l’article Providence. (Note de Voltaire.)
- ↑ Section ii, en 1771. (B.)
- ↑ Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique en 1764. (B.)
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Églogue II (à la reine de Suède), vers 145.
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Livre III, chapitre vii.
- ↑ Encyclopédie, tome VII, 1757. (B.)
- ↑ Réflexions morales, no 265.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Dans l’édition de 1771 des Questions sur l’ Encyclopédie, ces mots n’étaient pas rangés dans un ordre alphabétique rigoureux. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
- ↑ Voyez Bayle, à l’article Grégoire.
- ↑ Voyez l’article Donations. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez tome XI, page 396, la note des éditeurs de Kehl sur la canonisation de Grégoire VII.
- ↑ Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :
« La famine, la peste et la guerre, sont les trois ingrédients les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous oblige d’avoir recours pour abréger notre vie dans l’espérance de la soutenir.
« On comprend dans la peste toutes les maladies contagieuses qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence. Mais la guerre, qui réunit tous ces dons, nous vient de l’imagination de trois ou quatre cents personnes répandues sur la surface de ce globe sous le nom de princes ou de ministres ; et c’est peut-être pour cette raison que dans plusieurs dédicaces on les appelle les images vivantes de la Divinité.
« Le plus déterminé des flatteurs, etc. »
La version actuelle date de 1771, Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie. C’est à l’occasion du texte de 1764 que Larcher appela Voltaire bête féroce dont on a tout à craindre. Voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XI.
- ↑ Voyez page 293.
- ↑ Voyez (dans les Romans) le cinquième alinéa du premier paragraphe de le Monde comme il va.
- ↑ 1764, Il se trouve à la fois, etc. (B.)
- ↑ Cet alinéa n’existait pas en 1764 ; ni même en 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie. Dans les Questions, immédiatement après l’alinéa qui finit par Chansons nouvelles, venait l’alinéa qui commence par : Que deviennent, etc. C’est dans l’édition de Kehl que furent ajoutés les six alinéas. (B.)
- ↑ Fin de l’article en 1764 ; le reste est de 1771, sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Esprit des lois, livre X, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1711. (B.)