Lettre sur un écrit anonyme/Édition Garnier

La bibliothèque libre.


Lettre sur un écrit anonyme


LETTRE
SUR UN ÉCRIT ANONYME[1].


À Ferney, 20 avril 1772.

Dans ce saint temps nous savons comme
On doit expier ses délits,
Et bien dépouiller le vieil homme[2],
Pour rajeunir en paradis.

Une bonne âme, voulant seconder mes intentions, m’a envoyé par la poste, la veille de Pâques, la deux centième brochure qu’on a brochée contre moi depuis quelques années. On m’y fait souvenir d’un de mes péchés que j’avais malheureusement oublié, tant à mon âge on a la mémoire débile ! Ce péché est la jalousie, l’envie. Je la regarde vraiment comme le huitième péché mortel. On me fait apercevoir que j’en suis très-coupable. Je n’ai plus qu’à faire pénitence et à m’amender.

1° L’on m’apprend que je suis indignement jaloux de Bernard Palissy, qui vivait sur la fin du xvie siècle. Il avança que le falun de Touraine n’est qu’un amas de coquilles, dont les lits s’amoncelèrent les uns sur les autres pendant cinquante mille siècles plus ou moins, lorsque la place où est la ville de Tours était le rivage de la mer. Ma jalouse fureur ayant fait venir une caisse de ce falun[3] dans lequel je n’ai trouvé qu’une coquille de colimaçon, j’ai pris insolemment ce falun pour une espèce de pierre calcaire friable, pulvérisée par le temps. J’ai cru y reconnaître évidemment mille parcelles d’un talc informe ; et j’ai conclu, avec un orgueil punissable, que c’est une mine qui occupe environ deux lieues et demie. J’ai hasardé cette idée criminelle avec une audace d’autant plus lâche que ce falun ne se trouve dans aucun autre pays, ni à quarante lieues de la mer, ni à vingt, ni à dix ; et que si c’était un monceau de coquilles déposé par la mer dans une prodigieuse suite de siècles, il y en aurait certainement sur d’autres côtes.

C’est avec cette espèce de marne qu’on fume les champs voisins ; et j’ai eu l’impudence de dire, moi qui suis laboureur, que des coquilles de cinquante mille siècles ne me donneraient jamais du blé. Mais j’avoue que je ne l’ai dit que par jalousie contre les Tourangeaux.

2° Cette détestable jalousie que j’ai toujours eue des succès du consul Maillet[4] m’a porté jusqu’à douter qu’il y avait des amas de coquilles sur les Hautes-Alpes. J’avoue que j’en ai fait chercher[5] pendant quatre ans, et qu’on n’y en a pas trouvé une seule. On n’en trouve pas plus, dit-on, sur les montagnes de l’Amérique ; mais ce n’est pas ma faute.

3° Je confesse que les pierres lenticulaires[6], les étoilées, les glossopètres, les cornes d’Ammon, dont mon voisinage est plein, ne m’ont jamais paru des poissons ; mais il ne m’était pas permis de le dire.

4° Cette même jalousie m’a fait douter aussi que l’Océan eût produit le mont Atlas, et que la Méditerranée eût fait naître le mont Caucase[7]. J’ai même osé soupçonner que les hommes n’ont pas été originairement des marsouins, dont la queue fourchue s’est changée visiblement en cuisses et en jambes, comme Maillet le prétend avec beaucoup de vraisemblance.

5° C’est avec une malice d’enfer qu’ayant examiné la chaux[8] dont je me sers depuis vingt ans pour bâtir, je n’y ai trouvé ni coquilles, ni oursins de mer.

6° J’avoue que la même envie diabolique m’a empêché de convenir, jusqu’à présent, que ce globe soit de verre[9]. Je crois que les gens qui l’habitent sont très-fragiles, et surtout moi. Mais pour peu qu’on veuille absolument que la terre soit de verre, comme l’était autrefois le firmament, j’y consens du meilleur de mon cœur pour le bien de la paix.

7° Cette rage, qui m’a toujours dominé, m’a égaré jusqu’au point de douter que la terre fût un soleil encroûté[10], ou qu’elle fût originairement une comète. J’ai poussé surtout ma jalousie contre l’apothicaire Arnould jusqu’à dire que ses sachets n’ont pas toujours prévenu l’apoplexie. Mais aussi, comme il ne faut pas se faire plus méchant qu’on ne l’est, je n’ai point porté la perversité jusqu’à prétendre qu’il y eût la moindre charlatanerie dans les sciences et dans les arts. J’ai toujours reconnu, grâce au ciel, qu’il n’y a de charlatan en aucun genre.

8° Il est vrai que j’ai été si horriblement jaloux de l’Esprit des lois, dans mon métier de jurisconsulte, que j’ai osé avoir quelques opinions différentes de celles qu’on trouve dans ce livre, en avouant pourtant qu’il est plein d’esprit et de grandes vues, qu’il respire l’amour des lois et de l’humanité[11]. J’ai même parlé très-durement de ses détracteurs[12]. Ce procédé est d’un malhonnête homme, il faut en convenir.

J’ai fait plus, car, dans un livre auquel plusieurs gens de lettres ont travaillé avec un grand succès[13], l’article Gouvernement anglais est de moi ; et je finis cet article par dire : « Après avoir relu celui de Montesquieu, j’ai voulu jeter au feu le mien[14] » C’est là le langage de l’envie la plus détestable.

9° Je m’accuse d’avoir osé m’élever avec une colère peu chrétienne contre certains persécuteurs d’Helvétius[15] et de plusieurs gens de lettres ; d’avoir pris le parti des opprimés contre les oppresseurs ; d’avoir seul bravé leur orgueil, leurs cabales et leur malice ; mais d’avoir en même temps, par un esprit de jalousie, manifesté une très-petite partie des opinions dans lesquelles je diffère absolument de lui, de l’avoir dit à lui-même, parce que je l’aimais et l’estimais : c’est une infamie qui ne peut s’excuser.

10° Je me souviens aussi que cette même jalousie, qui me ronge, m’a forcé autrefois[16] de prouver que les tourbillons de Descartes étaient mathématiquement impossibles ; que sa matière subtile, globuleuse, cannelée, rameuse, était une chimère ; qu’il est faux que la lumière vienne du soleil à nous dans un instant ; qu’il est faux qu’il y ait également toujours égale quantité de mouvement dans la nature ; qu’il est faux que les planètes soient des soleils ; qu’il est faux que les mines de sel et les fontaines viennent de la mer ; qu’il est faux que le chyle devienne sang dans le foie, etc., etc., etc., etc., etc., etc.

Mon indigne envie contre Descartes m’emporta jusqu’à cette bassesse. Mais je confesse que je fus entraîné dans ce crime par Aristote, qui me fit donner une pension sur la cassette d’Alexandre, seule pension dont j’aie été régulièrement payé.

11° Je dois confesser encore que Scudéri, Claveret, d’Aubignac, Boisrobert, Colletet, et autres, me firent donner beaucoup d’argent par le trésorier du cardinal de Richelieu, pour écrire contre Corneille, dont j’ai persécuté la famille. Je me suis oublié jusqu’à dire[17] que « si ce grand homme n’était pas égal à lui-même dans Attila et dans Agésilas, on ne jugeait des génies tels que lui que par leurs extrêmes beautés, et non par leurs défauts ».

12° Enfin ma plus grande faute a été de ne pouvoir supporter l’éclat de la gloire dont notre ami Fréron a ébloui l’univers. Mais ce n’est que par degrés que je me suis livré à l’envie que ce grand homme a excitée en moi. D’abord ce fut une émulation louable, si j’ose le dire ; mais enfin les serpents de l’envie me piquèrent : j’ai rendu mon maître ridicule ; j’ai goûté le plaisir infernal de rire quand son nom s’est trouvé trop souvent au bout de ma plume.

Étant ainsi convenu avec mon charitable directeur de conscience que je suis d’un naturel jaloux, bas, rampant, avide, ennemi des arts, ennemi de la tolérance, flatteur des gens en place, etc., et les péchés avoués étant à demi pardonnés, je me flatte que cet honnête homme, que je connais très-bien, sera content de ma confession sincère :

Je ne suis plus jaloux, mon crime est expié.
J’éprouve un sentiment plus doux, plus légitime ;
       L’auteur d’une lettre anonyme
       Me fait une grande pitié.

Mais, en même temps, j’avertis que voilà la première et la dernière fois que je répondrai aux lettres anonymes des polissons et des fous, et même aux lettres des personnes que je n’ai pas l’honneur de connaître : car bien que je sois très-jeune, et que je n’aie que soixante et dix-huit ans, cependant le temps est cher, et il faut tâcher de ne le pas perdre quand on veut apprendre quelque chose.

J’ajoute encore un mot, et assez sérieusement. Quoique j’aie passé à deux reprises quarante ans loin de Paris, dans une profonde retraite, je connais les cabales de la littérature et du théâtre, et même les autres cabales. Je sais combien on se passionne pour un système chimérique, pour un mauvais ouvrage prôné et oublié, pour une opinion du temps, qui s’évanouit, enfin pour les formes substantielles, les idées innées, et l’harmonie préétablie. Trois ou quatre énergumènes s’unissent pour décrier, pour injurier, pour perdre même, s’ils le peuvent, quiconque n’est pas de leur avis. J’ai vu les emportements et les artifices employés contre ceux qui n’admettaient pour mesure de la force des corps en mouvement que la masse multipliée par la vitesse. J’ai été témoin des inimitiés les plus vives et les plus cruelles entre ceux qui croyaient parvenir à une mesure exacte et uniforme de tous les méridiens, et ceux qui la croyaient impossible et inutile pour la navigation.

Doutiez-vous des miracles de saint Paris et des convulsionnaires : vous étiez un lâche flatteur de la cour, un traître, un impie, un ennemi de saint Augustin. Aviez-vous quelques scrupules sur les miracles du bienheureux Régis, jésuite ; osiez-vous examiner si un cancre avait en effet rapporté à saint Xavier son crucifix tombé au fond de la mer : on vous appelait athée dans vingt libelles.

Il a été un temps, fort court à la vérité, mais il a été, ce temps honteux et ridicule, où quelques gens de lettres ne pouvaient pas supporter un homme qui pensait que la subordination est nécessaire dans la société, qu’un garçon charcutier n’est pas égal en tout à un duc et pair, à un ministre d’État, à un prince ; et qu’enfin le mariage de l’héritier d’une couronne avec la fille du bourreau ne serait pas tout à fait sortable[18].

Lorsqu’on fit paraître le Système de la Nature[19], livre diffus, incorrect, ennuyeux, fondé sur un seul argument, et encore argument équivoque, livre stérile en bons raisonnements, et pernicieux par les conséquences, mais éblouissant dans un petit nombre de pages par la peinture, quoique usée, de nos misères ; lors, dis-je, qu’on prôna ce livre, on ne voulait pas permettre à un philosophe d’être de l’avis de Cicéron et de Platon, et on disait qu’un homme qui reconnaît un Dieu trahit la cause du genre humain. Je ne doute pas que l’auteur et trois fauteurs de ce livre ne deviennent mes implacables ennemis pour avoir dit ma pensée, et je leur déclare que je la dirai tant que je respirerai, sans craindre ni les énergumènes athées, ni les énergumènes superstitieux.

Encore une fois, je connais l’insensé méchant[20] qui, dans sa lettre anonyme, m’ose accuser de caresser les gens en place, et d’abandonner ceux qui n’y sont plus. Je lui répondrai sans détour qu’il en a menti. Il ne s’agit pas ici des petits vers qui ont formé les coraux, et de la mer qui a formé les montagnes, et de toutes ces pauvretés. Non, infâme calomniateur, non, je n’ai point oublié un homme hors de place[21] qui m’a comblé de bienfaits. J’ai témoigné publiquement la respectueuse estime, la tendre reconnaissance dont je serai pénétré pour lui jusqu’au dernier moment de ma vie. Périsse le monstre qui serait ingrat envers son bienfaiteur ! Il n’y a ni ministre ni roi qui ne doive approuver ces sentiments. Vous ne savez pas, misérable, jusqu’où j’ai poussé la fermeté de mon caractère inébranlable dans ses attachements, comme dans son mépris pour les lâches tels que vous. Non, je n’ai point caressé les gens en place, mais j’ai admiré l’abolissement de la vénalité, abus infâme contre lequel je m’étais élevé tant de fois; abus qui ne subsistait qu’en France, et qui la déshonorait.

J’ai senti le bonheur des provinces qui m’entourent, et dont les citoyens ne sont plus obligés d’aller à cent cinquante lieues payer un procureur, à trois mots par ligne, et consumer le reste de leur patrimoine à la porte d’un citoyen orgueilleux qui avait acheté dix mille écus le droit d’achever leur ruine. Je bénis le roi qui nous a délivrés du joug le plus insupportable. J’avais proposé cette réforme il y a vingt ans, je remercie la main qui l’a faite. Je suis citoyen, et vous ne parviendrez à faire regarder comme des flatteurs, ni moi, ni mes parents[22] qui servent l’État dans une place qu’ils n’ont point achetée, mais qu’ils ont méritée ; qui joignent la fermeté à la modestie, l’équité à la sensibilité, et qui méprisent vos cabales absurdes autant que vos lettres anonymes.

FIN DE LA LETTRE SUR UN ÉCRIT ANONYME.
  1. Cet écrit anonyme était intitulé Réflexions sur la jalousie, pour servir de commentaire aux derniers ouvrages de M. de Voltaire, 1772, in-8°. On écrivit à Voltaire que l’auteur des Réflexions était Diderot, mais il n’en crut rien ; voyez sa lettre à d’Alembert, du 22 avril 1772. L’auteur est Charles-Georges Leroy, né en 1723, mort en 1789, connu par son ouvrage intitulé Lettres sur les animaux, par un philosophe de Nuremberg. (B.)
  2. Paul, Éph., IV, 22 ; Coloss., III, 9.
  3. Voyez le chapitre XVI des Singularités de la nature, tome XXVII, page 150.
  4. L’auteur du Telliamed avait été consul de France en Égypte.
  5. Voyez le chapitre XII du même ouvrage, tome XXVII, page 145.
  6. Voyez tome XXVII, page 135.
  7. Voyez ibid., page 140.
  8. Voyez ibid., page 155.
  9. Voyez tome XXI, page 332.
  10. Voyez tome XXVII, page 157.
  11. Voyez tome XIV, page 107.
  12. Voyez tome XXIII, page 457.
  13. Le Dictionnaire philosophique, que Voltaire faisait passer pour être de plusieurs mains.
  14. Voyez la variante rapportée en note, tome XIX, page 296.
  15. Voyez tome XX, page 321.
  16. Voyez tome XXII, pages 512 et suivantes.
  17. Voyez tome XIV, page 57.
  18. Allusion aux partisans de J.-J. Rousseau.
  19. Voyez tome XVIII, page 369.
  20. M. G. Avenel croit que Voltaire soupçonnait plutôt le baron d’Holbach que Georges Leroy, le véritable auteur.
  21. Le duc de Choiseul ; voyez la note de la page 413.
  22. Voltaire veut parler de son neveu Mignot, qui, après avoir été conseiller-clerc au grand conseil, en 1750, puis avoir donné sa démission, sollicita de faire partie du parlement Maupeou, et y fut en effet le premier des conseillers-clercs. (B.)