Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Annales

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Éd. Garnier - Tome 17
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ANGLICANS[1]. — ANGUILLES[2].

ANNALES[3].

Que de peuples ont subsisté longtemps et subsistent encore sans annales ! Il n’y en avait dans l’Amérique entière, c’est-à-dire dans la moitié de notre globe, qu’au Mexique et au Pérou ; encore n’étaient-elles pas fort anciennes. Et des cordelettes nouées ne sont pas des livres qui puissent entrer dans de grands détails.

Les trois quarts de l’Afrique n’eurent jamais d’annales ; et encore aujourd’hui, chez les nations les plus savantes, chez celles même qui ont le plus usé et abusé de l’art d’écrire, on peut compter toujours, du moins jusqu’à présent, quatre-vingt-dix-neuf parties du genre humain sur cent qui ne savent pas ce qui s’est passé chez elles au delà de quatre générations, et qui à peine connaissent le nom d’un bisaïeul. Presque tous les habitants des bourgs et des villages sont dans ce cas : très-peu de familles ont des titres de leurs possessions. Lorsqu’il s’élève des procès sur les limites d’un champ ou d’un pré, le juge décide suivant le rapport des vieillards : le titre est la possession. Quelques grands événements se transmettent des pères aux enfants, et s’altèrent entièrement en passant de bouche en bouche ; ils n’ont point d’autres annales.

Voyez tous les villages de notre Europe si policée, si éclairée, si remplie de bibliothèques immenses, et qui semble gémir aujourd’hui sous l’amas énorme des livres. Deux hommes tout au plus par village, l’un portant l’autre, savent lire et écrire. La société n’y perd rien. Tous les travaux s’exécutent, on bâtit, on plante, on sème, on recueille, comme on faisait dans les temps les plus reculés. Le laboureur n’a pas seulement le loisir de regretter qu’on ne lui ait pas appris à consumer quelques heures de la journée dans la lecture. Cela prouve que le genre humain n’avait pas besoin de monuments historiques pour cultiver les arts véritablement nécessaires à la vie.

Il ne faut pas s’étonner que tant de peuplades manquent d’annales, mais que trois ou quatre nations en aient conservé qui remontent à cinq mille ans ou environ, après tant de révolutions qui ont bouleversé la terre. Il ne reste pas une ligne des anciennes annales égyptiennes, chaldéennes, persanes, ni de celles des Latins et des Étrusques. Les seules annales un peu antiques sont les indiennes, les chinoises, les hébraïques[4].

Nous ne pouvons appeler annales des morceaux d’histoire vagues et décousus, sans aucune date, sans suite, sans liaison, sans ordre : ce sont des énigmes proposées par l’antiquité à la postérité, qui n’y entend rien.

Nous n’osons assurer que Sanchoniathon, qui vivait, dit-on, avant le temps où l’on place Moïse[5], ait composé des annales. Il aura probablement borné ses recherches à sa cosmogonie, comme fit depuis Hésiode en Grèce. Nous ne proposons cette opinion que comme un doute, car nous n’écrivons que pour nous instruire, et non pour enseigner.

Mais ce qui mérite la plus grande attention, c’est que Sanchoniathon cite les livres de l’Égyptien Thaut, qui vivait, dit-il, huit cents ans avant lui. Or Sanchoniathon écrivait probablement dans le siècle où l’on place l’aventure de Joseph en Égypte.

Nous mettons communément l’époque de la promotion du Juif Joseph au premier ministère d’Égypte à l’an 2300 de la création.

Si les livres de Thaut furent écrits huit cents ans auparavant, ils furent donc écrits l’an 1500 de la création. Leur date était donc de cent cinquante-six ans avant le déluge. Ils auraient donc été gravés sur la pierre, et se seraient conservés dans l’inondation universelle.

Une autre difficulté, c’est que Sanchoniathon ne parle point du déluge, et qu’on n’a jamais cité aucun auteur égyptien qui en eût parlé. Mais ces difficultés s’évanouissent devant la Genèse, inspirée par l’Esprit saint.

Nous ne prétendons point nous enfoncer ici dans le chaos que quatre-vingts auteurs ont voulu débrouiller en inventant des chronologies différentes ; nous nous en tenons toujours à l’Ancien Testament. Nous demandons seulement si du temps de Thaut on écrivait en hiéroglyphes ou en caractères alphabétiques ;

Si on avait déjà quitté la pierre et la brique pour du vélin ou quelque autre matière ;

Si Thaut écrivit des annales ou seulement une cosmogonie ;

S’il y avait déjà quelques pyramides bâties du temps de Thaut ;

Si la basse Égypte était déjà habitée ;

Si on avait pratiqué des canaux pour recevoir les eaux du Nil ;

Si les Chaldéens avaient déjà enseigné les arts aux Égyptiens, et si les Chaldéens les avaient reçus des brachmanes.

Il y a des gens qui ont résolu toutes ces questions. Sur quoi un homme d’esprit et de bon sens disait un jour d’un grave docteur : « Il faut que cet homme-là soit un grand ignorant, car il répond à tout ce qu’on lui demande. »


  1. Cet article était composé de la cinquième des Lettres philosophiques. Voyez Mélanges, année 1734.
  2. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, on reproduisait sous ce mot le chapitre xx des Singularités de la nature. Voyez les Mélanges, année 1768.
  3. Questions sur l’Encyclopédie, première partie (1770). (B.)
  4. Voyez l’article Histoire. (Note de Voltaire.)
  5. On a dit (voyez l’article Adam) que si Sanchoniathon avait vécu du temps de Moïse, ou après lui, l’évêque de Césarée Eusèbe, qui cite plusieurs de ses fragments, aurait indubitablement cité ceux où il eut été fait mention de Moïse et des prodiges épouvantables qui avaient étonné la nature. Sanchoniathon n’aurait pas manqué d’en parler ; Eusèbe aurait fait valoir son témoignage, il aurait prouvé l’existence de Moïse par l’aveu authentique d’un savant contemporain, d’un homme qui écrivait dans un pays où les Juifs se signalaient tous les jours par des miracles. Eusèbe ne cite jamais Sanchoniathon sur les actions de Moïse. Donc Sanchoniathon avait écrit auparavant. On le présume, mais avec la défiance que tout homme doit avoir de son opinion, excepté quand il ose assurer que deux et deux font quatre. (Id)


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