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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Argent
Mot dont on se sert pour exprimer de l’or. Monsieur, voudriez-vous me prêter cent louis d’or ? — Monsieur, je le voudrais de tout mon cœur ; mais je n’ai point d’argent : je ne suis pas en argent comptant ; l’Italien vous dirait : « Signore, non ho di danari ; je n’ai point de deniers. »
Harpagon demande à maître Jacques[2] : « Nous feras-tu bonne chère ? — Oui, si vous me donnez bien de l’argent. »
On demande tous les jours quel est le pays de l’Europe le plus riche en argent : on entend par là quel est le peuple qui possède le plus de métaux représentatifs des objets de commerce. On demande par la même raison quel est le plus pauvre ; et alors trente nations se présentent à l’envi : le Vestphalien, le Limousin, le Basque l’habitant du Tyrol, celui du Valais, le Grison, l’Istrien, l’Écossais, et l’Irlandais du nord, le Suisse d’un petit canton, et surtout le sujet du pape.
Pour deviner qui en a davantage, on balance aujourd’hui entre la France, l’Espagne, et la Hollande, qui n’en avait point en 1600.
Autrefois, dans le xiiie, xive et xve siècle, c’était la province de la daterie[3] qui avait sans contredit le plus d’argent comptant ; aussi faisait-elle le plus grand commerce. « Combien vendez-vous cela ? » disait-on à un marchand. Il répondait : « Autant que les gens sont sots. »
Toute l’Europe envoyait alors son argent à la cour romaine qui rendait en échange des grains bénits, des agnus, des indulgences plénières ou non plénières, des dispenses, des confirmations, des exemptions, des bénédictions, et même des excommunications contre ceux qui n’étaient pas assez bien en cour de Rome, et à qui les payeurs en voulaient.
Les Vénitiens ne vendaient rien de tout cela ; mais ils faisaient le commerce de tout l’Occident par Alexandrie ; on n’avait que par eux du poivre et de la cannelle. L’argent qui n’allait pas à la daterie venait à eux, un peu aux Toscans et aux Génois. Tous les autres royaumes étaient si pauvres en argent comptant que Charles VIII fut obligé d’emprunter les pierreries de la duchesse de Savoie, et de les mettre en gage, pour aller conquérir Naples, qu’il perdit bientôt. Les Vénitiens soudoyèrent des armées plus fortes que la sienne. Un noble Vénitien avait plus d’or dans son coffre, et plus de vaisselle d’argent sur sa table, que l’empereur Maximilien surnommé Pochi danari.
Les choses changèrent quand les Portugais allèrent trafiquer aux Indes en conquérants, et que les Espagnols eurent subjugué le Mexique et le Pérou avec six ou sept cents hommes. On sait qu’alors le commerce de Venise, celui des autres villes d’Italie, tout tomba. Philippe II, maître de l’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, des Deux-Siciles, du Milanais, de quinze cents lieues de côtes dans l’Asie, et des mines d’or et d’argent dans l’Amérique, fut le seul riche, et par conséquent le seul puissant en Europe. Les espions qu’il avait gagnés en France baisaient à genoux les doublons catholiques ; et le petit nombre d’angelots et de carolus qui circulaient en France n’avaient pas un grand crédit. On prétend que l’Amérique et l’Asie lui valurent à peu près dix millions de ducats de revenu. Il eût en effet acheté l’Europe avec son argent, sans le fer de Henri IV et les flottes de la reine Élisabeth.
Le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Argent, cite l’Esprit des lois, dans lequel il est dit[4] :« J’ai ouï déplorer plusieurs fois l’aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes ; en vérité, on fit peut-être par imprudence une chose bien sage.
Nous voyons, par l’énorme puissance de Philippe, que le conseil prétendu de François Ier n’aurait pas fait une chose si sage. Mais contentons-nous de remarquer que François Ier n’était pas né quand on prétend qu’il refusa les offres de Christophe Colomb ; ce Génois aborda en Amérique en l492, et François Ier naquit en 1494, et ne parvint au trône qu’en 1515.
Comparons ici le revenu de Henri III, de Henri IV et de la reine Élisabeth, avec celui de Philippe II : le subside ordinaire d’Élisabeth n’était que de cent mille livres sterling ; et avec l’extraordinaire, il fut, année commune, d’environ quatre cent mille ; mais il fallait qu’elle employât ce surplus à se défendre de Philippe II. Sans une extrême économie elle était perdue, et l’Angleterre avec elle.
Le revenu de Henri III se montait à la vérité à trente millions de livres de son temps : cette somme était à la seule somme que Philippe II retirait des Indes, comme trois à dix ; mais il n’entrait pas le tiers de cet argent dans les coffres de Henri III, très-prodigue, très-volé, et par conséquent très-pauvre ; il se trouve que Philippe II était d’un seul article dix fois plus riche que lui.
Pour Henri IV, ce n’est pas la peine de comparer ses trésors avec ceux de Philippe II. Jusqu’à la paix de Vervins il n’avait que ce qu’il pouvait emprunter ou gagner à la pointe de son épée ; et il vécut en chevalier errant jusqu’au temps qu’il devint le premier roi de l’Europe.
L’Angleterre avait toujours été si pauvre que le roi Édouard III fut le premier qui fit battre de la monnaie d’or.
On veut savoir ce que devient l’or et l’argent qui affluent continuellement du Mexique et du Pérou en Espagne ? Il entre dans les poches des Français, des Anglais, des Hollandais, qui font le commerce de Cadix sous des noms espagnols, et qui envoient en Amérique les productions de leurs manufactures. Une grande partie de cet argent s’en va aux Indes orientales payer des épiceries, du coton, du salpêtre, du sucre candi, du thé, des toiles, des diamants et des magots.
On demande ensuite ce que deviennent tous ces trésors des Indes ; je réponds que Sha-Thamas-Kouli-kan, ou Sha-Nadir, a emporté tout celui du Grand Mogol avec ses pierreries. Vous voulez savoir où sont ces pierreries, cet or, cet argent que Sha-Nadir a emportés en Perse ? une partie a été enfouie dans la terre pendant les guerres civiles ; des brigands se sont servis de l’autre pour se faire des partis. Car, comme dit fort bien César, « avec de l’argent on a des soldats, et avec des soldats on vole de l’argent ».
Votre curiosité n’est point encore satisfaite ; vous êtes embarrassé de savoir où sont les trésors de Sésostris, de Crésus, de Cyrus, de Nabuchodonosor, et surtout de Salomon, qui avait, dit-on, vingt milliards et plus de nos livres de compte, à lui tout seul, dans sa cassette ?
Je vous dirai que tout cela s’est répandu par le monde. Soyez sûrs que du temps de Cyrus, les Gaules, la Germanie, le Danemark, la Pologne, la Russie, n’avaient pas un écu. Les choses se sont mises au niveau avec le temps, sans ce qui s’est perdu en dorure, ce qui reste enfoui à Notre-Dame de Lorette et autres lieux, et ce qui a été englouti dans l’avare mer.
Comment faisaient les Romains sous leur grand Romulus, fils de Mars et d’une religieuse, et sous le dévot Numa Pompilius ? Ils avaient un Jupiter de bois de chêne mal taillé, des huttes pour palais, une poignée de foin au bout d’un bâton pour étendard, et pas une pièce d’argent de douze sous dans leur poche. Nos cochers ont des montres d’or que les sept rois de Rome, les Camille, les Manlius, les Fabius, n’auraient pu payer.
Si par hasard la femme d’un receveur général des finances se faisait lire ce chapitre à sa toilette par le bel esprit de la maison, elle aurait un étrange mépris pour les Romains des trois premiers siècles, et ne voudrait pas laisser entrer dans son antichambre un Manlius, un Curius, un Fabius, qui viendraient à pied, et qui n’auraient pas de quoi faire sa partie de jeu.
Leur argent comptant était du cuivre. Il servait à la fois d’armes et de monnaie. On se battait et on comptait avec du cuivre. Trois ou quatre livres de cuivre de douze onces payaient un bœuf. On achetait le nécessaire au marché comme on l’achète aujourd’hui, et les hommes avaient, comme de tout temps, la nourriture, le vêtement et le couvert. Les Romains, plus pauvres que leurs voisins, les subjuguèrent, et augmentèrent toujours leur territoire dans l’espace de près de cinq cents années, avant de frapper de la monnaie d’argent.
Les soldats de Gustave-Adolphe n’avaient en Suède que de la monnaie de cuivre pour leur solde, avant qu’il fît des conquêtes hors de son pays.
Pourvu qu’on ait un gage d’échange pour les choses nécessaires à la vie, le commerce se fait toujours. Il n’importe que ce gage d’échange soit de coquilles ou de papier. L’or et l’argent à la longue n’ont prévalu partout que parce qu’ils sont plus rares.
C’est en Asie que commencèrent les premières fabriques de la monnaie de ces deux métaux, parce que l’Asie fut le berceau de tous les arts.
Il n’est point question de monnaie dans la guerre de Troie ; on y pèse l’or et l’argent, Agamemnon pouvait avoir un trésorier, mais point de cour des monnaies.
Ce qui a fait soupçonner à plusieurs savants téméraires que le Pentateuque n’avait été écrit que dans le temps où les Hébreux commencèrent à se procurer quelques monnaies de leurs voisins, c’est que dans plus d’un passage il est parlé de sicles. On y dit qu’Abraham, qui était étranger, et qui n’avait pas un pouce de terre dans le pays de Chanaan, y acheta un champ et une caverne pour enterrer sa femme, quatre cents sicles d’argent monnayé de bon aloi[5] : Quadringentos siclos argenti probatæ monetæ publicæ. Le judicieux dom Calmet évalue cette somme à quatre cent quarante-huit livres six sous neuf deniers, selon les anciens calculs imaginés assez au hasard, quand le marc d’argent était à vingt-six livres de compte le marc. Mais comme le marc d’argent est augmenté de moitié, la somme vaudrait huit cent quatre-vingt-seize livres.
Or, comme en ce temps-là il n’y avait point de monnaie marquée au coin qui répondît au mot pecunia, cela faisait une petite difficulté dont il est aisé de se tirer[6].
Une autre difficulté, c’est que dans un endroit il est dit qu’Abraham acheta ce champ en Hébron, et dans un autre en Sichem[7]. Consultez sur cela le vénérable Bède, Raban Maure, et Emmanuel Sa.
Nous pourrions parler ici des richesses que laissa David à Salomon en argent monnayé. Les uns les font monter à vingt et un, vingt-deux milliards tournois, les autres à vingt-cinq. Il n’y a point de garde du trésor royal, ni de tefterdar du Grand Turc, qui puisse supputer au juste le trésor du roi Salomon. Mais les jeunes bacheliers d’Oxford et de Sorbonne font ce compte tout courant.
Je ne parlerai point des innombrables aventures qui sont arrivées à l’argent depuis qu’il a été frappé, marqué, évalué, altéré, prodigué, resserré, volé, ayant dans toutes ses transmigrations demeuré constamment l’amour du genre humain. On l’aime au point que chez tous les princes chrétiens il y a encore une vieille loi qui subsiste, c’est de ne point laisser sortir d’or et d’argent de leurs royaumes. Cette loi suppose de deux choses l’une, ou que ces princes règnent sur des fous à lier qui se défont de leurs espèces en pays étranger pour leur plaisir, ou qu’il ne faut pas payer ses dettes à un étranger. Il est clair pourtant que personne n’est assez insensé pour donner son argent sans raison, et que, quand on doit à l’étranger, il faut payer soit en lettres de change, soit en denrées, soit en espèces sonnantes. Aussi cette loi n’est pas exécutée depuis qu’on a commencé à ouvrir les yeux, et il n’y a pas longtemps qu’ils sont ouverts.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’argent monnayé, comme sur l’augmentation injuste et ridicule des espèces, qui fait perdre tout d’un coup des sommes considérables à un État ; sur la refonte ou la remarque, avec une augmentation de valeur idéale, qui invite tous vos voisins, tous vos ennemis à remarquer votre monnaie et à gagner à vos dépens ; enfin sur vingt autres tours d’adresse inventés pour se ruiner. Plusieurs livres nouveaux sont pleins de réflexions judicieuses sur cet article. Il est plus aisé d’écrire sur l’argent que d’en avoir, et ceux qui en gagnent se moquent beaucoup de ceux qui ne savent qu’en parler.
En général, l’art du gouvernement consiste à prendre le plus d’argent qu’on peut à une grande partie des citoyens pour le donner à une autre partie.
On demande s’il est possible de ruiner radicalement un royaume dont en général la terre est fertile ; on répond que la chose n’est pas praticable, attendu que depuis la guerre de 1680 jusqu’à la fin de 1769, où nous écrivons, on a fait presque sans discontinuation tout ce qu’on a pu pour ruiner la France sans ressource, et qu’on n’a jamais pu en venir à bout. C’est un bon corps qui a eu la fièvre pendant quatre-vingts ans avec des redoublements, et qui a été entre les mains des charlatans, mais qui vivra.
Si vous voulez lire un morceau curieux et bien fait sur l’argent de différents pays, adressez-vous à l’article Monnaie, de M. le
chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie ; on ne peut en parler
plus savamment et avec plus d’impartialité. Il est beau d’approfondir un sujet qu’on méprise.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, deuxième partie, 1770. (B.)
- ↑ L’Avare, acte III, scène v.
- ↑ Chambre à la cour de Rome où l’on confère, moyennant salaire, toutes les prébendes au-dessus de 80 ducats, etc. La daterie est composée du dataire ou prodataire, du sous-dataire ; du préfet des vacances per obitum, et d’un grand nombre de réviseurs, registrateurs, écrivains, etc. (B.)
- ↑ Livre XXI, chapitre xxii.
- ↑ Genèse, chapitre xxiii, v. 16. (Note de Voltaire.)
- ↑ Ces hardis savants, qui, sur ce prétexte et sur plusieurs autres, attribuent le Pentateuque à d’autres qu’à Moïse, se fondent encore sur les témoignages de saint Théodoret, de Mazius, etc. Ils disent : Si saint Théodoret et Mazius affirment que le livre de Josué n’a pas été écrit par Josué, et n’en est pas moins admirable, ne pouvons-nous pas croire aussi que le Pentateuque est très-admirable sans être de Moïse ? Voyez sur cela le premier livre de l’Histoire critique du Vieux Testament, par le révérend P. Simon de l’Oratoire. Mais quoi qu’en aient dit tant de savants, il est clair qu’il faut s’en tenir au sentiment de la sainte Église apostolique et romaine, la seule infaillible. (Id.)
- ↑ Actes, chapitre vii, v. 10. (Id.)