Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bacchus

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Éd. Garnier - Tome 17
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BACCHUS[1].

De tous les personnages véritables ou fabuleux de l’antiquité profane, Bacchus est le plus important pour nous, je ne dis pas par la belle invention que tout l’univers, excepté les Juifs, lui attribua, mais par la prodigieuse ressemblance de son histoire fabuleuse avec les aventures véritables de Moïse.

Les anciens poëtes font naître Bacchus en Égypte ; il est exposé sur le Nil, et c’est de là qu’il est nommé Myses par le premier Orphée, ce qui veut dire en ancien égyptien sauvé des eaux, à ce que prétendent ceux qui entendaient l’ancien égyptien, qu’on n’entend plus. Il est élevé vers une montagne d’Arabie nommée Nisa, qu’on a cru être le mont Sina. On feint qu’une déesse lui ordonna d’aller détruire une nation barbare ; qu’il passa la mer Rouge à pied avec une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants. Une autre fois le fleuve Oronte suspendit ses eaux à droite et à gauche pour le laisser passer ; l’Hydaspe en fit autant. Il commanda au soleil de s’arrêter ; deux rayons lumineux lui sortaient de la tête. Il fit jaillir une fontaine de vin en frappant la terre de son thyrse ; il grava ses lois sur deux tables de marbre. Il ne lui manque que d’avoir affligé l’Égypte de dix plaies pour être la copie parfaite de Moïse.

Vossius est, je pense, le premier qui ait étendu ce parallèle. L’évêque d’Avranche Huet l’a poussé tout aussi loin ; mais il ajoute, dans sa Démonstration évangélique, que non-seulement Moïse est Bacchus, mais qu’il est encore Osiris et Typhon. Il ne s’arrête pas en si beau chemin : Moïse, selon lui, est Esculape, Amphion, Apollon, Adonis, Priape même. Il est assez plaisant que Huet, pour prouver que Moïse est Adonis, se fonde sur ce que l’un et l’autre ont gardé des moutons :

Et formosus oves ad flumina pavit Adonis.

(Virg., Eclog., x, v. 18.)

Adonis et Moïse ont gardé les moutons.

Sa preuve qu’il est Priape est qu’on peignait quelquefois Priape avec un âne, et que les Juifs passèrent chez les Gentils pour adorer un âne. Il en donne une autre preuve qui n’est pas canonique, c’est que la verge de Moïse pouvait être comparée au sceptre de Priape[2] : Sceptrum tribuitur Priapo, virga Mosi. Ces démonstrations ne sont pas celles d’Euclide.

Nous ne parlerons point ici des Bacchus plus modernes, tel que celui qui précéda de deux cents ans la guerre de Troie, et que les Grecs célébrèrent comme un fils de Jupiter enfermé dans sa cuisse.

Nous nous arrêtons à celui qui passa pour être né sur les confins de l’Égypte, et pour avoir fait tant de prodiges. Notre respect pour les livres sacrés juifs ne nous permet pas de douter que les Égyptiens, les Arabes, et ensuite les Grecs, n’aient voulu imiter l’histoire de Moïse : la difficulté consistera seulement à savoir comment ils auront pu être instruits de cette histoire incontestable.

À l’égard des Égyptiens, il est très-vraisemblable qu’ils n’ont jamais écrit les miracles de Moïse, qui les auraient couverts de honte. S’ils en avaient dit un mot, l’historien Josèphe et Philon n’auraient pas manqué de se prévaloir de ce mot. Josèphe, dans sa réponse à Apion, se fait un devoir de citer tous les auteurs d’Égypte qui ont fait mention de Moïse, et il n’en trouve aucun qui rapporte un seul de ces miracles. Aucun Juif n’a jamais cité un auteur égyptien qui ait dit un mot des dix plaies d’Égypte, du passage miraculeux de la mer Rouge, etc. Ce ne peut donc être chez les Égyptiens qu’on ait trouvé de quoi faire ce parallèle scandaleux du divin Moïse avec le profane Bacchus.

Il est de la plus grande évidence que si un seul auteur égyptien avait dit un mot des grands miracles de Moïse, toute la synagogue d’Alexandrie, toute l’Église disputante de cette fameuse ville, auraient cité ce mot, et en auraient triomphé, chacune à sa manière. Athénagore, Clément, Origène, qui disent tant de choses inutiles, auraient rapporté mille fois ce passage nécessaire : c’eût été le plus fort argument de tous les Pères. Ils ont tous gardé un profond silence ; donc ils n’avaient rien à dire. Mais aussi comment s’est-il pu faire qu’aucun Égyptien n’ait parlé des exploits d’un homme qui fit tuer tous les aînés des familles d’Égypte, qui ensanglanta le Nil, et qui noya dans la mer le roi et toute l’armée, etc., etc., etc. ?

Tous nos historiens avouent qu’un Clodivic, un Sicambre, subjugua la Gaule avec une poignée de barbares ; les Anglais sont les premiers à dire que les Saxons, les Danois et les Normands, vinrent tour à tour exterminer une partie de leur nation. S’ils ne l’avaient pas avoué, l’Europe entière le crierait. L’univers devait crier de même aux prodiges épouvantables de Moïse, de Josué, de Gédéon, de Samson, et de tant de prophètes : l’univers s’est tu cependant. Ô profondeur ! D’un côté, il est palpable que tout cela est vrai, puisque tout cela se trouve dans la sainte Écriture approuvée par l’Église ; de l’autre, il est incontestable qu’aucun peuple n’en a jamais parlé. Adorons la Providence, et soumettons-nous.

Les Arabes, qui ont toujours aimé le merveilleux, sont probablement les premiers auteurs des fables inventées sur Bacchus, adoptées bientôt et embellies par les Grecs. Mais comment les Arabes et les Grecs auraient-ils puisé chez les Juifs ? On sait que les Hébreux ne communiquèrent leurs livres à personne jusqu’au temps des Ptolémées ; ils regardaient cette communication comme un sacrilège, et Josèphe même, pour justifier cette obstination à cacher le Pentateuque au reste de la terre, dit, comme on l’a déjà remarqué[3], que Dieu avait puni tous les étrangers qui avaient osé parler des histoires juives. Si on l’en croit, l’historien Théopompe, ayant eu seulement dessein de faire mention d’eux dans son ouvrage, devint fou pendant trente jours ; et le poëte tragique Théodecte devint aveugle pour avoir fait prononcer le nom des Juifs dans une de ses tragédies. Voilà les excuses que Flavius Josèphe donne dans sa réponse à Apion de ce que l’histoire juive a été si longtemps inconnue.

Ces livres étaient d’une si prodigieuse rareté qu’on n’en trouva qu’un seul exemplaire sous le roi Josias ; et cet exemplaire encore avait été longtemps oublié dans le fond d’un coffre, au rapport de Saphan, scribe du pontife Helcias, qui le porta au roi.

Cette aventure arriva, selon le quatrième livre des Rois, six cent vingt-quatre ans avant notre ère vulgaire, quatre cents ans après Homère, et dans les temps les plus florissants de la Grèce. Les Grecs savaient alors à peine qu’il y eût des Hébreux au monde. La captivité des Juifs à Babylone augmenta encore leur ignorance de leurs propres livres. Il fallut qu’Esdras les restaurât au bout de soixante et dix ans, et il y avait déjà plus de cinq cents ans que la fable de Bacchus courait toute la Grèce.

Si les Grecs avaient puisé leurs fables dans l’histoire juive, ils y auraient pris des faits plus intéressants pour le genre humain. Les aventures d’Abraham, celles de Noé, de Mathusalem, de Seth, d’Énoch, de Caïn, d’Ève, de son funeste serpent, de l’arbre de la science, tous ces noms leur ont été de tout temps inconnus ; et ils n’eurent une faible connaissance du peuple juif que longtemps après la révolution que fit Alexandre en Asie et en Europe. L’historien Josèphe l’avoue en termes formels. Voici comme il s’exprime dès le commencement de sa réponse à Apion, qui (par parenthèse) était mort quand il lui répondit, car Apion mourut sous l’empereur Claude, et Josèphe écrivit sous Vespasien :

[4] « Comme le pays que nous habitons est éloigné de la mer, nous ne nous appliquons point au commerce, et n’avons point de communication avec les autres nations. Nous nous contentons de cultiver nos terres, qui sont très-fertiles, et travaillons principalement à bien élever nos enfants, parce que rien ne nous paraît si nécessaire que de les instruire dans la connaissance de nos saintes lois, et dans une véritable piété qui leur inspire le désir de les observer. Ces raisons, ajoutées à ce que j’ai dit, et à cette manière de vie qui nous est particulière, font voir que, dans les siècles passés, nous n’avons point eu de communication avec les Grecs, comme ont eu les Égyptiens et les Phéniciens... Y a-t-il donc sujet de s’étonner que notre nation n’étant point voisine de la mer, n’affectant point de rien écrire, et vivant en la manière que je l’ai dit, elle ait été peu connue ? »

Après un aveu aussi authentique du Juif le plus entêté de l’honneur de sa nation qui ait jamais écrit, on voit assez qu’il est impossible que les anciens Grecs eussent pris la fable de Bacchus dans les livres sacrés des Hébreux, ni même aucune autre fable, comme le sacrifice d’Iphigénie, celui du fils d’Idoménée, les travaux d’Hercule, l’aventure d’Eurydice, etc. : la quantité d’anciens récits qui se ressemblent est prodigieuse. Comment les Grecs ont-ils mis en fables ce que les Hébreux ont mis en histoire ? serait-ce par le don de l’invention ? serait-ce par la facilité de l’imitation ? serait-ce parce que les beaux esprits se rencontrent ? Enfin, Dieu l’a permis ; cela doit suffire. Qu’importe que les Arabes et les Grecs aient dit les mêmes choses que les Juifs ? Ne lisons l’Ancien Testament que pour nous préparer au Nouveau, et ne cherchons dans l’un et dans l’autre que des leçons de bienfaisance, de modération, d’indulgence, et d’une véritable charité.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. Voyez aussi sur Bacchus, tome XI, page 79.
  2. Démonstration évangélique, pages 79, 87 et 110. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez tome XI, page 144 ; ci-dessus l’article Apocryphes, et dans les Mélanges, année 1769, le chapitre xiv de Dieu et les Hommes.
  4. Réponse de Josèphe. Traduction d’Arnaud d’Andilly, ch. v. (Note de Voltaire.)


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