Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bouffon, burlesque

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Éd. Garnier - Tome 18
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BOUFFON, BURLESQUE[1].

Bas comique.

Il était bien subtil ce scoliaste qui a dit le premier que l’origine de bouffon est due à un petit sacrificateur d’Athènes, nommé Bupho, qui, lassé de son métier, s’enfuit, et qu’on ne revit plus. L’aréopage, ne pouvant le punir, fit le procès à la hache de ce prêtre. Cette farce, dit-on, qu’on jouait tous les ans dans le temple de Jupiter, s’appela boufonnerie. Cette historiette ne paraît pas d’un grand poids. Bouffon n’était pas un nom propre ; bouphonos signifie immolateur de bœufs. Jamais plaisanterie chez les Grecs ne fut appelée bouphonia. Cette cérémonie, toute frivole qu’elle paraît, peut avoir une origine sage, humaine, digne des vrais Athéniens.

Une fois l’année, le sacrificateur subalterne, ou plutôt le boucher sacré, prêt à immoler un bœuf, s’enfuyait comme saisi d’horreur, pour faire souvenir les hommes que, dans des temps plus sages et plus heureux, on ne présentait aux dieux que des fleurs et des fruits, et que la barbarie d’immoler des animaux innocents et utiles ne s’introduisit que lorsqu’il y eut des prêtres qui voulurent s’engraisser de ce sang, et vivre aux dépens des peuples. Cette idée n’a rien de bouffon.

Ce mot de bouffon est reçu depuis longtemps chez les Italiens et chez les Espagnols; il signifiait mimus, scurra, joculator ; mime, farceur, jongleur. Ménage, après Saumaise, le dérive de bocca infiata, boursouflé ; et en effet on veut dans un bouffon un visage rond et la joue rebondie. Les Italiens disent buffone magro, maigre bouffon, pour exprimer un mauvais plaisant qui ne vous fait pas rire.

Bouffon, bouffonnerie, appartiennent au bas comique, à la Foire, à Gilles, à tout ce qui peut amuser la populace. C’est par là que les tragédies ont commencé, à la honte de l’esprit humain. Thespis fut un bouffon avant que Sophocle fût un grand homme.

Aux XVIe et XVIIe siècles, les tragédies espagnoles et anglaises furent toutes avilies par des bouffonneries dégoûtantes[2].

Les cours furent encore plus déshonorées par les bouffons que le théâtre. La rouille de la barbarie était si forte que les hommes ne savaient pas goûter des plaisirs honnêtes.

Boileau (Art poétique, ch. III, 393-400) a dit de Molière :

C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eut remporté le prix
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe[3],
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Mais il faut considérer que Raphael a daigné peindre des grotesques. Molière ne serait point descendu si bas s’il n’eût eu pour spectateurs que des Louis XIV, des Condé, des Turenne, des ducs de La Rochefoucauld, des Montausier, des Beauvilliers, des dames de Montespan et de Thiange ; mais il travaillait aussi pour le peuple de Paris, qui n’était pas encore décrassé ; le bourgeois aimait la grosse farce, et la payait[4]. Les Jodelets de Scarron étaient à la mode. On est obligé de se mettre au niveau de son siècle avant d’être supérieur à son siècle ; et, après tout, on aime quelquefois à rire. Qu’est-ce que la Batrachomyomachie attribuée à Homère, sinon une bouffonnerie, un poëme burlesque ?

Ces ouvrages ne donnent point de réputation, et ils peuvent avilir celle dont on jouit.

Le bouffon n’est pas toujours dans le style burlesque. Le Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, ne sont point dans le style des Jodelets de Scarron, Molière ne va pas rechercher des termes d’argot comme Scarron, ses personnages les plus bas n’affectent point des plaisanteries de Gilles ; la bouffonnerie est dans la chose, et non dans l’expression. Le style burlesque est celui de Don Japhet d’Arménie.

Du bon père Noé j’ai l’honheur de descendre,
Noé qui sur les eaux fit flotter sa maison,
Quand tout le genre humain but plus que de raison.
Vous voyez qu’il n’est rien de plus net que ma race,
Et qu’un cristal auprès paraîtrait plein de crasse.

(Acte I, scène ii.)

Pour dire qu’il veut se promener, il dit qu’il va exercer sa vertu caminante. Pour faire entendre qu’on ne pourra lui parler, il dit :

Tous aurez avec moi disette de loquelle.

(Acte I, scène ii.)

C’est presque partout le jargon des gueux, le langage des halles ; même il est inventeur dans ce langage.

Tu m’as tout compissé, pisseuse abominable.

(Acte IV, scène xii.)

Enfin la grossièreté de sa bassesse est poussée jusqu’à chanter sur le théâtre :

Amour nabot,
Qui du jabot
De don Japhet
As fait
Une ardente fournaise...
Et dans mon pis
As mis
Une essence de braise.

(Acte IV, scène v.)

Et ce sont ces plates infamies qu’on a jouées pendant plus d’un siècle alternativement avec le Misanthrope, ainsi qu’on voit passer dans une rue indifféremment un magistrat et un chiffonnier. Le Virgile travesti est à peu près dans ce goût ; mais rien n’est plus abominable que sa Mazarinade :

Mais mon Jules n’est pas César ;
C’est un caprice du hasard,
Qui naquit garçon et fut garce,
Qui n’était né que pour la farce....
Tous tes desseins prennent un rat
Dans la moindre affaire d’État.
Singe du prélat de Sorbonne,
Ma foi, tu nous la bailles bonne :
Tu n’es à ce cardinal duc
Comparable qu’en aqueduc.
Illustre en ta partie honteuse,
Ta seule braguette est fameuse.

 

Va rendre compte au Vatican
De tes meubles mis à l’encan....
D’être cause que tout se perde,
De tes caleçons pleins de merde.

Ces saletés font vomir et le reste est si exécrable qu’on n’ose le copier. Cet homme était digne du temps de la Fronde. Rien n’est peut-être plus extraordinaire que l’espèce de considération qu’il eut pendant sa vie, si ce n’est ce qui arriva dans sa maison après sa mort[5].

On commença par donner d’abord le nom de poème burlesque au Lutrin de Boileau ; mais le sujet seul était burlesque ; le style fut agréable et fin, quelquefois même héroïque.

Les Italiens avaient une autre sorte de burlesque qui était bien supérieur au nôtre : c’est celui de l’Arétin, de l’archevêque La Casa, du Berni, du Mauro, du Dolce. La décence y est souvent sacrifiée à la plaisanterie ; mais les mots déshonnêtes en sont communément bannis. Le Capitolo del forno de l’archevêque La Casa roule à la vérité sur un sujet qui fait enfermer à Bicêtre les abbés Desfontaines, et qui mène en Grève les Duchaufour[6] ; cependant il n’y a pas un mot qui offense les oreilles chastes : il faut deviner.

Trois ou quatre Anglais ont excellé dans ce genre : Butler, dans son Hudibras, qui est la guerre civile excitée par les puritains tournée en ridicule ; le docteur Garth, dans la Querelle des apothicaires et des médecins ; Prior, dans son Histoire de l’âme, où il se moque fort plaisamment de son sujet ; Philippe, dans sa pièce du Brillant Schelling.

Hudibras est autant au-dessus de Scarron qu’un homme de bonne compagnie est au-dessus d’un chansonnier des cabarets de la Courtille. Le héros d’Hudibras était un personnage très-réel qui avait été capitaine dans les armées de Fairfax et de Cromwell : il s’appelait le chevalier Samuel Luke[7].

Le poème de Garth sur les médecins et les apothicaires est moins dans le style burlesque que dans celui du Lutrin de Boileau : on y trouve beaucoup plus d’imagination, de variété, de naïveté, etc., que dans le Lutrin ; et, ce qui est étonnant, c’est qu’une profonde érudition y est embellie par la finesse et par les grâces. Il commence à peu près ainsi :

Muse, raconte-moi les débats salutaires
Des médecins de Londre et des apothicaires.
Contre le genre humain si longtemps réunis,
Quel dieu pour nous sauver les rendit ennemis ?
Comment laissèrent-ils respirer leurs malades,
Pour frapper à grands coups sur leurs chers camarades ?
Comment changèrent-ils leur coiffure en armet,
La seringue en canon, la pilule en boulet ?
Ils connurent la gloire ; acharnés l’un sur l’autre,
Ils prodiguaient leur vie, et nous laissaient la nôtre.

Prior, que nous avons vu plénipotentiaire en France avant la paix d’Utrecht, se fit médiateur entre les philosophes qui disputent sur l’âme. Son poème est dans le style d’Hudibras, qu’on appelle doggerel rhymes : c’est le stilo Bernesco des Italiens.

La grande question est d’abord de savoir si l’âme est toute en en tout, ou si elle est logée derrière le nez et les deux yeux sans sortir de sa niche. Suivant ce dernier système, Prior la compare au pape qui reste toujours à Rome, d’où il envoie ses nonces et ses espions pour savoir ce qui se passe dans la chrétienté.

Prior, après s’être moqué de plusieurs systèmes, propose le sien. Il remarque que l’animal à deux pieds, nouveau-né, remue les pieds tant qu’il peut quand on a la bêtise de l’emmaillotter ; et il juge de là que l’âme entre chez lui par les pieds ; que vers les quinze ans elle a monté au milieu du corps ; qu’elle va ensuite au cœur, puis à la tête, et qu’elle en sort à pieds joints quand l’animal finit sa vie.

A la fin de ce poëme singulier, rempli de vers ingénieux et d’idées aussi fines que plaisantes, on voit ce vers charmant de Fontenelle :

Il est des hochets pour tout âge.

Prior prie la fortune de lui donner des hochets pour sa vieillesse :

Give us playthings for our old age.

Et il est bien certain que Fontenelle n’a pas pris ce vers de Prior, ni Prior de Fontenelle : l’ouvrage de Prior est antérieur de vingt ans, et Fontenelle n’entendait pas l’anglais.

Le poëme est terminé par cette conclusion :

Je n’aurai point la fantaisie
D’imiter ce pauvre Caton,
Qui meurt dans notre tragédie
Pour une page de Platon.
Car, entre nous, Platon m’ennuie.
La tristesse est une folie :
Être gai, c’est avoir raison.
Çà, qu’on m’ôte mon Cicéron,
D’Aristote la rapsodie,
De René la philosophie ;
Et qu’on m’apporte mon flacon.

Distinguons bien dans tous ces poèmes le plaisant, le léger, le naturel, le familier, du grotesque, du bouffon, du bas, et surtout du forcé. Ces nuances sont démêlées par les connaisseurs, qui seuls à la longue font le destin des ouvrages.

La Fontaine a bien voulu quelquefois descendre au style burlesque.

Autrefois carpillon fretin
Eut beau prêcher, il eut beau dire,
On le mit dans la poêle à frire.

(Fable X du livre IX.)

Il appelle les louveteaux, messieurs les louvats. Phèdre ne se sert jamais de ce style dans ses fables ; mais aussi il n’a pas la grâce et la naïve mollesse de La Fontaine, quoiqu’il ait plus de précision et de pureté.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B).
  2. Voyez Art dramatique. (Note de Voltaire.)
  3. Il n’existe aucune édition de Boileau qui ne porte s’enveloppe ; mais M. P. Lami croit que c’est une faute d’impression qui, de la première édition, a passé dans toutes les autres. Il propose de lire : l’enveloppe. Voyez ses Observations sur la tragédie romantique, 1824, in-8o, page 16. (B.)

    — Le fait avéré que Molière remplissait le rôle de Scapin dans sa pièce et non celui de Géronte donne tort à la proposition de P. Lami. Voyez Œuvres complètes de Molière, nouvelle édition, par M. Louis Moland, Paris, Garnier frères, tome VI, page 416.

  4. « Pour défendre Molière du reproche que lui adresse Boileau, dit M. Bazin, on a souvent allégué la nécessité où il était de plaire aux plus humbles spectateurs par des farces ; et l’on a oublié que, sauf les Fourberies de Scapin et le Médecin malgré lui, toutes ses pièces bouffonnes ont été faites pour la cour, tandis que toutes ses comédies sérieuses ont été offertes d’abord au public : ce qui déplace entièrement le blâme et l’excuse. »
  5. Allusion à la fortune de sa veuve, qui devint la femme de Louis XIV.
  6. Ou plutôt Deschauffours.
  7. En donnant cet article dans les Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire reproduisait ici sa traduction en vers du commencement d’Hudibras, qui fait partie de la xxiie des Lettres philosophiques ; voyez Mélanges, année 1734.


Bouc

Bouffon, burlesque

Boulevert,
ou boulevart