Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Conseiller ou juge

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Éd. Garnier - Tome 18
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CONSEILLER ou JUGE[1].

Bartolomé.

Quoi ! il n’y a que deux ans que vous étiez au collége, et vous

voilà déjà conseiller de la cour de Naples ?
Géronimo.

Oui, c’est un arrangement de famille : il m’en a peu coûté.

Bartolomé.

Vous êtes donc devenu bien savant depuis que je ne vous ai vu ?

Géronimo.

Je me suis quelquefois fait inscrire dans l’école de droit, où l’on m’apprenait que le droit naturel est commun aux hommes et aux bêtes, et que le droit des gens n’est que pour les gens. On me parlait de l’édit du préteur, et il n’y a plus de préteur ; des fonctions des édiles, et il n’y a plus d’édiles ; du pouvoir des maîtres sur les esclaves, et il n’y a plus d’esclaves. Je ne sais presque rien des lois de Naples, et me voilà juge.

Bartolomé.

Ne tremblez-vous pas d’être chargé de décider du sort des familles, et ne rougissez-vous pas d’être si ignorant ?

Géronimo.

Si j’étais savant, je rougirais peut-être davantage. J’entends dire aux savants que presque toutes les lois se contredisent ; que ce qui est juste à Gaiette[2] est injuste à Otrante ; que dans la même juridiction on perd à la seconde chambre le même procès qu’on gagne à la troisième. J’ai toujours dans l’esprit ce beau discours d’un avocat vénitien : « Illustrissimi signori, l’anno passato avete giudicato così ; e questo anno nella medesima lite avete giudicato tutto il contrario : e sempre ben[3]. »

Le peu que j’ai lu de nos lois m’a paru souvent très-embrouillé. Je crois que si je les étudiais pendant quarante ans, je serais embarrassé pendant quarante ans : cependant je les étudie ; mais je pense qu’avec du bon sens et de l’équité on peut être un très-bon magistrat, sans être profondément savant. Je ne connais point de meilleur juge que Sancho Pança : cependant il ne savait pas un mot du code de l’île de Barataria. Je ne chercherai point à accorder ensemble Cujas et Camille Descurtis[4] : ils ne sont point mes législateurs. Je ne connais de lois que celles qui ont la sanction du souverain. Quand elles seront claires, je les suivrai à la lettre ; quand elles seront obscures, je suivrai les lumières de ma raison, qui sont celles de ma conscience.
Bartolomé.

Vous me donnez envie d’être ignorant, tant vous raisonnez bien. Mais comment vous tirerez-vous des affaires d’État, de finance, de commerce ?

Géronimo.

Dieu merci ! nous ne nous en mêlons guère à Naples. Une fois, le marquis de Carpi, notre vice-roi, voulut nous consulter sur les monnaies : nous parlâmes de l’æs grave des Romains, et les banquiers se moquèrent de nous. On nous assembla dans un temps de disette pour régler le prix du blé : nous fûmes assemblés six semaines, et on mourait de faim. On consulta enfin deux forts laboureurs et deux bons marchands de blé, et il y eut dès le lendemain plus de pain au marché qu’on n’en voulait.

Chacun doit se mêler de son métier ; le mien est de juger les contestations, et non pas d’en faire naître : mon fardeau est assez grand.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Gaëte, en italien Gajetta.
  3. Ces mots ont déjà été cités et traduits dans un fragment d’une lettre de Voltaire, qui fait partie de l’Avertissement mis par les éditeurs de Kehl à la tragédie d’Adélaïde du Guesclin (tome II du Théâtre).
  4. Camille Descurtis ou de Curte, jurisconsulte vénitien.
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