Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Dispute

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Éd. Garnier - Tome 18
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DISPUTE[1].

On a toujours disputé, et sur tous les sujets : Mundum tradidit disputationi eorum[2]. Il y a eu de violentes querelles pour savoir si le tout est plus grand que sa partie ; si un corps peut être en plusieurs endroits à la fois ; si la matière est toujours impénétrable ; si la blancheur de la neige peut subsister sans neige ; si la douceur du sucre peut se faire sentir sans sucre ; si on peut penser sans tête.

Je ne fais aucun doute que dès qu’un janséniste aura fait un livre pour démontrer que deux et un font trois, il ne se trouve un moliniste qui démontre que deux et un font cinq.

Nous avons cru instruire le lecteur et lui plaire en mettant sous ses yeux cette pièce de vers sur les disputes. Elle est fort connue de tous les gens de goût de Paris ; mais elle ne l’est point des savants qui disputent encore sur la prédestination gratuite et sur la grâce concomitante, et sur la question si la mer a produit les montagnes.

Lisez les vers suivants sur les disputes : voilà comme on en faisait dans le bon temps.

DISCOURS EN VERS SUR LES DISPUTES,

par de Rulhières.

Vingt têtes, vingt avis ; nouvel an, nouveau goût ;
Autre ville, autres mœurs ; tout change, ou détruit tout.
Examine pour toi ce que ton voisin pense :
Le plus beau droit de l’homme est cette indépendance ;
Mais ne dispute point ; les desseins éternels,
Cachés au sein de Dieu, sont trop loin des mortels.
Le peu que nous savons d’une façon certaine,
Frivole comme nous, ne vaut pas tant de peine.
Le monde est plein d’erreurs ; mais de là je conclus
Que prêcher la raison n’est qu’une erreur de plus.

En parcourant au loin la planète où nous sommes,
Que verrons-nous ? Les torts et les travers des hommes.
Ici c’est un synode, et là c’est un divan ;
Nous verrons le mufti, le derviche, l’iman,
Le bonze, le lama, le talapoin, le pope,
Les antiques rabbins, et les abbés d’Europe,
Nos moines, nos prélats, nos docteurs agrégés :
Êtes-vous disputeurs, mes amis ? Voyagez.

Qu’un jeune ambitieux ait ravagé la terre ;
Qu’un regard de Vénus ait allumé la guerre ;
Qu’à Paris, au Palais, l’honnête citoyen
Plaide pendant vingt ans pour un mur mitoyen ;
Qu’au fond d’un diocèse un vieux prêtre gémisse
Quand un abbé de cour enlève un bénéfice ;
Et que, dans le parterre, un poëte envieux
Ait, en battant des mains, un feu noir dans les yeux ;
Tel est le cœur humain ; mais l’ardeur insensée
D’asservir ses voisins à sa propre pensée,
Comment la concevoir ? Pourquoi, par quel moyen
Veux-tu que ton esprit soit la règle du mien ?

Je hais surtout, je hais tout causeur incommode,
Tous ces demi-savants gouvernés par la mode.
Ces gens qui, pleins de feu, peut-être pleins d’esprit,
Soutiendront contre vous ce que vous aurez dit ;
Un peu musiciens, philosophes, poëtes,
Et grands hommes d’État formés par les gazettes ;
Sachant tout, lisant tout, prompts à parler de tout
Et qui contrediraient Voltaire sur le goût,

Montesquieu sur les lois, de Brogli sur la guerre,
Ou la jeune d’Egmont sur le talent de plaire.

Voyez-les s’emporter sur les moindres sujets,
Sans cesse répliquant, sans répondre jamais :
« Je ne céderais pas au prix d’une couronne...
Je sens... le sentiment ne consulte personne...
Et le roi serait là... je verrais là le feu...
Messieurs, la vérité mise une fois en jeu.
Doit-il nous importer de plaire ou de déplaire ?... »

C’est bien dit ; mais pourquoi cette rigueur[3] austère ?
Hélas ! c’est pour juger de quelques nouveaux airs,
Ou des deux Poinsinet lequel fait mieux des vers.

Auriez-vous par hasard connu feu monsieur d’Aube[4],
Qu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ?
Contiez-vous un combat de votre régiment,
Il savait mieux que vous, où, contre qui, comment.
Vous seul en auriez eu toute la renommée.
N’importe, il vous citait ses lettres de l’armée ;
Et, Richelieu présent, il aurait raconté
Ou Gênes défendue, ou Mahon emporté.
D’ailleurs homme de sens, d’esprit et de mérite ;
Mais son meilleur ami redoutait sa visite.
L’un, bientôt rebuté d’une vaine clameur,
Gardait en l’écoutant un silence d’humeur.
J’en ai vu, dans le feu d’une dispute aigrie,
Prêts à l’injurier, le quitter de furie ;
Et, rejetant la porte à son double battant,
Ouvrir à leur colère un champ libre en sortant.
Ses neveux, qu’à sa suite attachait l’espérance.
Avaient vu dérouter toute leur complaisance.
Un voisin asthmatique, en l’embrassant un soir,
Lui dit : « Mon médecin me défend de vous voir. »
Et parmi cent vertus cette unique faiblesse
Dans un triste abandon réduisit sa vieillesse.
Au sortir d’un sermon la fièvre le saisit.
Las d’avoir écouté sans avoir contredit ;

Et, tout près d’expirer, gardant son caractère,
Il faisait disputer le prêtre et le notaire.

Que la bonté divine, arbitre de son sort,
Lui donne le repos que nous rendit sa mort.
Si du moins il s’est tu devant ce grand arbitre !

Un jeune bachelier, bientôt docteur en titre,
Doit, suivant une affiche, un tel jour, en tel lieu,
Répondre à tout venant sur l’essence de Dieu.
Venez-y, venez voir, comme sur un théâtre.
Une dispute en règle, un choc opiniâtre,
L’enthymème serré, les dilemmes pressants.
Poignards à double lame, et frappant en deux sens ;
Et le grand syllogisme en forme régulière,
Et le sophisme vain de sa fausse lumière ;
Des moines échauffés, vrai fléau des docteurs,
De pauvres Hibernois, complaisants disputeurs,
Qui, fuyant leur pays pour les saintes promesses,
Viennent vivre à Paris d’arguments et de messes ;
Et l’honnête public qui, même écoutant bien,
A la saine raison de n’y comprendre rien.
Voilà donc les leçons qu’on prend dans vos écoles !

Mais tous les arguments sont-ils faux ou frivoles ?
Socrate disputait jusque dans les festins,
Et tout nu quelquefois argumentait aux bains.
Était-ce dans un sage une folle manie ?
La contrariété fait sortir le génie.
La veine d’un caillou recèle un feu qui dort ;
Image de ces gens, froids au premier abord.
Et qui dans la dispute, à chaque repartie,
Sont pleins d’une chaleur qu’on n’avait point sentie.
C’est un bien, j’y consens. Quant au mal, le voici :
Plus on a disputé, moins on s’est éclairci.
On ne redresse point l’esprit faux ni l’œil louche.
Ce mot j’ai tort, ce mot nous déchire la bouche.
Nos cris et nos efforts ne frappent que le vent.
Chacun dans son avis demeure comme avant.
C’est mêler seulement aux opinions vaines
Le tumulte insensé des passions humaines.
Le vrai peut quelquefois n’être point de saison ;
Et c’est un très-grand tort que d’avoir trop raison.

Autrefois la Justice et la Vérité nues
Chez les premiers humains furent longtemps connues ;

Elles régnaient en sœurs ; mais on sait que depuis
L’une a fui dans le ciel et l’autre dans un puits.
La vaine Opinion règne sur tous les âges ;
Son temple est dans les airs porté sur les nuages ;
Une foule de dieux, de démons, de lutins,
Sont au pied de son trône ; et, tenant dans leurs mains
Mille riens enfantés par un pouvoir magique,
Nous les montrent de loin sous des verres d’optique.
Autour d’eux, nos vertus, nos biens, nos maux divers,
En bulles de savon sont épars dans les airs ;
Et le souffle des vents y promène sans cesse
De climats en climats le temple et la déesse.
Elle fuit et revient. Elle place un mortel
Hier sur un bûcher, demain sur un autel.
Le jeune Antinoüs eut autrefois des prêtres.
Nous rions maintenant des mœurs de nos ancêtres ;
Et qui rit de nos mœurs ne fait que prévenir
Ce qu’en doivent penser les siècles à venir.
Une beauté frappante et dont l’éclat étonne,
Les Français la peindront sous les traits de Brionne,
Sans croire qu’autrefois un petit front serré,
Un front à cheveux d’or fut souvent adoré.
Ainsi l’Opinion, changeante et vagabonde,
Soumet la Beauté même, autre reine du monde ;
Ainsi, dans l’univers, ses magiques effets
Des grands événements sont les ressorts secrets.
Comment donc espérer qu’un jour, aux pieds d’un sage,
Nous la voyions tomber du haut de son nuage,
Et que la Vérité, se montrant aussitôt,
Vienne au bord de son puits voir ce qu’on fait en haut ?

Il est pour les savants, et pour les sages même,
Une autre illusion : cet esprit de système,
Qui bâtit, en rêvant, des mondes enchantés,
Et fonde mille erreurs sur quelques vérités.
C’est par lui qu’égarés après de vaines ombres,
L’inventeur du calcul chercha Dieu dans les nombres,
L’auteur du mécanisme attacha follement
La liberté de l’homme aux lois du mouvement.
L’un d’un soleil éteint veut composer la terre ;
La terre, dit un autre, est un globe de verre[5].
De là ces différends soutenus à grands cris ;
Et, sur un tas poudreux d’inutiles écrits,
La dispute s’assied dans l’asile du sage.

La contrariété tient souvent au langage ;
On peut s’entendre moins, formant un même son,
Que si l’un parlait basque, et l’autre bas-breton.
C’est là, qui le croirait ? un fléau redoutable ;
Et la pâle famine, et la peste effroyable.
N’égalent point les maux et les troubles divers
Que les malentendus sèment dans l’univers.

Peindrai-je des dévots les discordes funestes,
Les saints emportements de ces âmes célestes,
Le fanatisme au meurtre excitant les humains,
Des poisons, des poignards, des flambeaux dans les mains ;
Nos villages déserts, nos villes embrasées,
Sous nos foyers détruits nos mères écrasées ;
Dans nos temples sanglants abandonnés du ciel,
Les ministres rivaux égorgés sur l’autel ;
Tous les crimes unis, meurtre, inceste, pillage,
Les fureurs du plaisir se mêlant au carnage ;
Sur des corps expirants, d’infâmes ravisseurs
Dans leurs embrassements reconnaissant leurs sœurs :
L’étranger dévorant le sein de ma patrie.
Et sous la piété déguisant sa furie ;
Les pères conduisant leurs enfants aux bourreaux.
Et les vaincus toujours traînés aux échafauds ?...
Dieu puissant ! permettez que ces temps déplorables
Un jour par nos neveux soient mis au rang des fables.

Mais je vois s’avancer un fâcheux disputeur ;
Son air d’humilité couvre mal sa hauteur ;
Et son austérité, pleine de l’Évangile,
Paraît offrir à Dieu le venin qu’il distille.
« Monsieur, tout ceci cache un dangereux poison :
Personne, selon vous, n’a ni tort ni raison ;
Et sur la vérité n’ayant point de mesure,
Il faut suivre pour loi l’instinct de la nature !

— Monsieur, je n’ai pas dit un mot de tout cela...
— Oh ! quoique vous ayez déguisé ce sens-là,
En vous interprétant la chose devient claire...

— Mais en termes précis j’ai dit tout le contraire.
Cherchons la vérité, mais d’un commun accord :
Qui discute a raison, et qui dispute a tort.

Voilà ce que j’ai dit : et d’ailleurs, qu’à la guerre,
À la ville, à la cour, souvent il faut se taire...
— Mon cher monsieur, ceci cache toujours deux sens ;

Je distingue... — Monsieur, distinguez, j’y consens.
J’ai dit mon sentiment, je vous laisse les vôtres,
En demandant pour moi ce que j’accorde aux autres.
— Mon fils, nous vous avons défendu de penser ;
Et pour vous convertir je cours vous dénoncer. »

Heureux ! ô trop heureux qui, loin des fanatiques,
Des causeurs importuns, et des jaloux critiques,
En paix sur l’Hélicon pourrait cueillir des fleurs !
Tels on voit dans les champs de sages laboureurs,
D’une ruche irritée évitant les blessures,
En dérober le miel à l’abri des piqûres[6].



  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Ecclésiaste, chapitre iii, v. 11. (Note de Voltaire.)
  3. Dans quelques éditions, au lieu de rigueur, on lit raideur ; dans d’autres, morale.
  4. Oui, je l’ai connu ; il était précisément tel que le dépeint M. de Rulhières, auteur de cette épître. Ce fut sa rage de disputer contre tout venant sur les plus petites choses qui lui fit ôter l’intendance dont il était revêtu. (Note de Voltaire.)
  5. C’est une des rêveries de M. de Buffon. (Note de Voltaire.)
  6. L’insertion de cette pièce de vers dans le Dictionnaire philosophique fit la réputation de Claude-Carloman de Rulhières, qui, ayant suivi le baron de Breteuil à Saint-Pétersbourg, a laissé, sur la Pologne et la Russie, plusieurs ouvrages qui devraient toujours être consultés par ceux qui étudient l’histoire des opprimés et de leurs oppresseurs. (E. B.)


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