Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Enthousiasme

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Éd. Garnier - Tome 18
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ENTHOUSIASME[1].

Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure[2]. Les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu’on éprouve dans les nerfs, la dilatation et le resserrement des intestins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau quand on est vivement affecté ?

Ou bien donna-t-on d’abord le nom d’enthousiasme, de trouble des entrailles, aux contorsions de cette Pythie, qui sur le trépied de Delphes recevait l’esprit d’Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps ?

Qu’entendons-nous par enthousiasme ? que de nuances dans nos affections ! Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine.

Un géomètre assiste à une tragédie touchante ; il remarque seulement qu’elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému, et ne remarque rien ; une femme pleure ; un autre jeune homme est si transporté que, pour son malheur, il va faire aussi une tragédie : il a pris la maladie de l’enthousiasme.

Le centurion ou le tribun militaire, qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d’Alexandre.

Ovide ne parlait d’amour qu’avec esprit. Sapho exprimait l’enthousiasme de cette passion ; et s’il est vrai qu’elle lui coûta la vie, c’est que l’enthousiasme chez elle devint démence.

L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’enthousiasme ; il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes. Un homme passionné qui parle avec action a, dans ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, un poison subtil qui est lancé comme un trait dans les gens de sa faction. C’est par cette raison que la reine Élisabeth défendit qu’on prêchât de six mois en Angleterre sans une permission signée de sa main, pour conserver la paix dans son royaume.

Saint Ignace ayant la tête un peu échauffée lit la vie des Pères du désert, après avoir lu des romans. Le voilà saisi d’un double enthousiasme ; il devient chevalier de la vierge Marie, il fait la veille des armes, il veut se battre pour sa dame ; il a des visions ; la Vierge lui apparaît, et lui recommande son fils : elle lui dit que sa société ne doit porter d’autre nom que celui de Jésus.

Ignace communique son enthousiasme à un autre Espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes, dont il n’entend point la langue ; de là au Japon, sans qu’il puisse parler japonais ; n’importe, son enthousiasme passe dans l’imagination de quelques jeunes jésuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux- ci, après la mort de Xavier, ne doutent pas qu’il n’ait fait plus de miracles que les apôtres, et qu’il n’ait ressuscité sept ou huit morts pour le moins. Enfin l’enthousiasme devient si épidémique qu’ils forment au Japon ce qu’ils appellent une chrétienté. Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés : l’enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré, qui est le fanatisme ; et ce fanatisme est devenu rage.

Le jeune fakir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières s’échauffe par degrés jusqu’à croire que s’il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l’Être suprême lui aura beaucoup d’obligation. Il s’endort l’imagination toute pleine de Brama, et il ne manque pas de le voir en songe. Quelquefois même, dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux ; il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, et cette maladie devient souvent incurable.

La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’enthousiasme ; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.

L’enthousiasme est précisément comme le vin : il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses, qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité : c’est ce qui arrive dans les grands mouvements d’éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L’enthousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes.

Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art : c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, et c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

Comment le raisonnement peut-il gouverner l’enthousiasme ? c’est qu’un poëte dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions ; alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit : c’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière ; mais la carrière est régulièrement tracée.

L’enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment ; quelquefois même il se fait place jusque dans l’églogue, témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile (vers 58 et suivants) :

Jam mihi per rupes videor lucosque sonantes
Ire ; libet partho torquere cydonia cornu
Spicula : tanquam hæc sint nostri medicina furoris,
Aut deus ille malis hominum mitescere discat !

Le style des épîtres, des satires , réprouve l’enthousiasme : aussi n’en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope.

Nos odes, dit-on, sont de véritables chants d’enthousiasme : mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont

souvent moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. Jetez les yeux sur la plupart des stances de la belle Ode à la Fortune, de Jean-Baptiste Rousseau :

Vous chez qui la guerrière audace
Tient lieu de toutes les vertus,
Concevez Socrate à la place
Du fier meurtrier de Clitus :
Vous verrez un roi respectable,
Humain, généreux, équitable,
Un roi digne de vos autels ;
Mais, à la place de Socrate.
Le fameux vainqueur de l’Euphrate
Sera le dernier des mortels.

Ce couplet est une courte dissertation sur le mérite personnel d’Alexandre et de Socrate : c’est un sentiment particulier, un paradoxe. Il n’est point vrai qu’Alexandre sera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui subjugua l’Asie, qui pleura Darius, qui punit ses meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonyme, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en si peu de temps, ne sera jamais le dernier des mortels.

Tel qu’on nous vante dans l’histoire
Doit peut-être toute sa gloire
À la honte de son rival :
L’inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d’Annibal.

Voilà encore une réflexion philosophique sans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très-faux que les fautes de Varron aient fait tout le succès d’Annibal : la ruine de Sagonte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l’Africain, les avantages remportés sur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trasimène, et tant de savantes marches, n’ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par sa faute. Des faits si défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une histoire ?

De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme qui ne s’affaiblit jamais, et qui ne tombe ni dans le faux ni dans l’ampoulé, est le Timothée, ou la fête d’Alexandre, par Dryden : elle est encore regardée en Angleterre comme un chef-d’œuvre inimitable, dont Pope n’a pu approcher quand il a voulu s’exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée ; et si on avait eu un musicien digne du poëte, ce serait le chef-d’œuvre de la poésie lyrique.

Ce qui est toujours fort à craindre dans l’enthousiasme, c’est de se livrer à l’ampoulé, au gigantesque, au galimatias. En voici un grand exemple dans l’ode sur la naissance d’un prince du sang royal :

Où suis-je ? quel nouveau miracle
Tient encor mes sens enchantés ?
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore :
L’univers se reforme encore
Dans les abîmes du chaos ;
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.

(J.-B. Rousseau, Ode sur la naissance du duc de Bretagne

Nous prendrons cette occasion pour dire qu’il y a peu d’enthousiasme dans l’Ode sur la prise de Namur.

Le hasard m’a fait tomber entre les mains une critique[3] très-injuste du poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert, et de la traduction des Géorgiques, de Virgile, par M. Delille. L’auteur, acharné à décrier tout ce qui est louable dans les auteurs vivants, et à louer ce qui est condamnable dans les morts, veut faire admirer cette strophe :

Je vois monter nos cohortes
La flamme et le fer en main.
Et sur les monceaux de piques,
De corps morts, de rocs, de briques,
S’ouvrir un large chemin.

(Boileau, Ode sur la prise de Namur.)

Il ne s’aperçoit pas que les termes de piques et de brigues font un effet très-désagréable ; que ce n’est point un grand effort de monter sur des briques, que l’image de briques est très-faible après celle des morts ; qu’on ne monte point sur des monceaux de piques, et que jamais on n’a entassé de piques pour aller à l’assaut ; qu’on ne s’ouvre point un large chemin sur des rocs ; qu’il fallait dire : « Je vois nos cohortes s’ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brisées, et sur des morts entassés ; » alors il y aurait eu de la gradation, de la vérité, et une image terrible.

Le critique n’a été guidé que par son mauvais goût, et par la rage de l’envie qui dévore tant de petits auteurs subalternes. Il faut, pour s’ériger en critique, être un Quintilien, un Rollin ; il ne faut pas avoir l’insolence de dire cela est bon, ceci est mauvais, sans en apporter des preuves convaincantes. Ce ne serait plus ressembler à Rollin dans son Traité des études : ce serait ressembler à Fréron, et être par conséquent très-méprisable.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. M. Pierron (Voltaire et ses Maîtres, page 322), fait remarquer que cette étymologie n’est pas exacte. Ἔνθεος est celui qui a un Dieu en lui. Ἔνθεος a fait ένθουσιἁζῶ, et ένθουσιασμὸς est le substantif de ce verbe.
  3. C’est le volume de J.-M.-B. Clément, intitulé Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Géorgiques de Virgile, et les poëmes des Saisons, de la Déclamation, et de la Peinture ; 1771, petit in-8o.


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