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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Eucharistie

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Éd. Garnier - Tome 19
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EUCHARISTIE[1].

Dans cette question délicate, nous ne parlerons point en théologiens. Soumis de cœur et d’esprit à la religion dans laquelle nous sommes nés, aux lois sous lesquelles nous vivons, nous n’agiterons point la controverse : elle est trop ennemie de toutes les religions, qu’elle se vante de soutenir ; de toutes les lois, qu’elle feint d’expliquer ; et surtout de la concorde, qu’elle a bannie de la terre dans tous les temps.

Une moitié de l’Europe anathématise l’autre au sujet de l’eucharistie, et le sang a coulé des rivages de la mer Baltique au pied des Pyrénées, pendant près de deux cents ans, pour un mot qui signifie douce charité.

Vingt nations, dans cette partie du monde, ont en horreur le système de la transsubstantiation catholique. Elles crient que ce dogme est le dernier effort de la folie humaine. Elles attestent ce fameux passage de Cicéron, qui dit[2] que les hommes ayant épuisé toutes les épouvantables démences dont ils sont capables, ne se sont point encore avisés de manger le dieu qu’ils adorent. Elles disent que presque toutes les opinions populaires étant fondées sur des équivoques, sur l’abus des mots, les catholiques romains n’ont fondé leur système de l’eucharistie et de la transsubstantiation que sur une équivoque ; qu’ils ont pris au propre ce qui n’a pu être dit qu’au figuré, et que la terre, depuis seize cents ans, a été ensanglantée pour des logomachies, pour des malentendus.


Leurs prédicateurs dans les chaires, leurs savants dans leurs livres, les peuples dans leurs discours, repètent sans cesse que Jésus-Christ ne prit point son corps avec ses deux mains pour le faire manger à ses apôtres ; qu’un corps ne peut être en cent mille endroits à la fois, dans du pain et dans un calice ; que du pain qu’on rend en excréments, et du vin qu’on rend en urine, ne peuvent être le Dieu formateur de l’univers ; que ce dogme peut exposer la religion chrétienne à la dérision des plus simples, au mépris et à l’exécration du reste du genre humain.

C’est là ce que disent les Tillotson, les Smalridge, les Turretin, les Claude, les Daillé, les Amyrault, les Mestrezat, les Dumoulin, les Blondel, et la foule innombrable des réformateurs du xvie siècle ; tandis que le mahométan, paisible maître de l’Afrique, de la plus belle partie de l’Europe et de l’Asie, rit avec dédain de nos disputes, et que le reste de la terre les ignore.

Encore une fois, je ne controverse point ; je crois d’une foi vive tout ce que la religion catholique apostolique enseigne sur l’eucharistie, sans y comprendre un seul mot.

Voici mon seul objet. Il s’agit de mettre aux crimes le plus grand frein possible. Les stoïciens disaient qu’ils portaient Dieu dans leur cœur ; ce sont les expressions de Marc-Aurèle et d’Épictète, les plus vertueux de tous les hommes, et qui étaient, si on ose le dire, des dieux sur la terre. Ils entendaient par ces mots : « Je porte Dieu dans moi, » la partie de l’âme divine, universelle, qui anime toutes les intelligences.

La religion catholique va plus loin ; elle dit aux hommes : Vous aurez physiquement dans vous ce que les stoïciens avaient métaphysiquement. Ne vous informez pas de ce que je vous donne à manger et à boire, ou à manger simplement. Croyez seulement que c’est Dieu que je vous donne ; il est dans votre estomac. Votre cœur le souillera-t-il par des injustices, par des turpitudes ? Voilà donc des hommes qui reçoivent Dieu dans eux, au milieu d’une cérémonie auguste, à la lueur de cent cierges, après une musique qui a enchanté leurs sens, au pied d’un autel brillant d’or. L’imagination est subjuguée, l’âme est saisie et attendrie. On respire à peine, on est détaché de tout lien terrestre, on est uni avec Dieu, il est dans notre chair et dans notre sang. Qui osera, qui pourra commettre après cela une seule faute, en recevoir seulement la pensée ? Il était impossible, sans doute, d’imaginer un mystère qui retînt plus fortement les hommes dans la vertu.

Cependant Louis XI, en recevant Dieu dans lui, empoisonne son frère ; l’archevêque de Florence, en faisant Dieu, et les Pazzi, en recevant Dieu, assassinent les Médicis dans la cathédrale. Le pape Alexandre VI, au sortir du lit de sa fille bâtarde, donne Dieu à son bâtard César Borgia ; et tous deux font périr par la corde, par le poison, par le fer, quiconque possède deux arpents de terre à leur bienséance.

Jules II fait et mange Dieu ; mais, la cuirasse sur le dos et le casque en tête, il se souille de sang et de carnage. Léon X tient Dieu dans son estomac, ses maîtresses dans ses bras, et l’argent extorqué par les indulgences dans ses coffres et dans ceux de sa sœur.

Troll, archevêque d’Upsal, fait égorger sous ses yeux les sénateurs de Suède, une bulle du pape à la main. Van Galen, évêque de Munster, fait la guerre à tous ses voisins, et devient fameux par ses rapines.

L’abbé N...[3] est plein de Dieu, ne parle que de Dieu, donne à Dieu toutes les femmes, ou imbéciles, ou folles, qu’il peut diriger, et vole l’argent de ses pénitents.

Que conclure de ces contradictions ? que tous ces gens-là n’ont pas cru véritablement en Dieu ; qu’ils ont encore moins cru qu’ils eussent mangé le corps de Dieu et bu son sang ; qu’ils n’ont jamais imaginé avoir Dieu dans leur estomac ; que s’ils l’avaient cru fermement, ils n’auraient jamais commis aucun de ces crimes réfléchis ; qu’en un mot, le remède le plus fort contre les atrocités des hommes a été le plus inefficace. Plus l’idée en était sublime, plus elle a été rejetée en secret par la malice humaine.

Non-seulement tous nos grands criminels qui ont gouverné, et ceux qui ont voulu extorquer une petite part au gouvernement, en sous-ordre, n’ont pas cru qu’ils recevaient Dieu dans leurs entrailles, mais ils n’ont pas cru réellement en Dieu ; du moins ils en ont entièrement effacé l’idée de leur tête. Leur mépris pour le sacrement qu’ils faisaient et qu’ils conféraient a été porté jusqu’au mépris de Dieu même. Quelle est donc la ressource qui nous reste contre la déprédation, l’insolence, la violence, la calomnie, la persécution ? De bien persuader l’existence de Dieu au puissant qui opprime le faible. Il ne rira pas du moins de cette opinion ; et s’il n’a pas cru que Dieu fût dans son estomac, il pourra croire que Dieu est dans toute la nature. Un mystère incompréhensible l’a rebuté : pourra-t-il dire que l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur est un mystère incompréhensible ? Enfin, s’il ne s’est pas soumis à la voix d’un évêque catholique qui lui a dit : Voilà Dieu, qu’un homme consacré par moi a mis dans ta bouche, résistera-t-il à la voix de tous les astres et de tous les êtres animés qui lui crient : C’est Dieu qui nous a formés ?


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. Voyez la Divination de Cicéron. (Note de Voltaire.) — Voyez, tome XI, la note de la page 67.
  3. Cette lettre N est employée ici d’une manière absolue, et non comme initiale de nom. Les derniers mots de l’alinéa portent à penser que Voltaire a voulu parler de Fantin, dont il a déjà été question au mot Dieu, Dieux, section v, tome XVIII, page 378.


Éternité

Eucharistie

Euphémie