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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Fleuves

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Éd. Garnier - Tome 19
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FLEUVES[1].
 

Ils ne vont pas à la mer avec autant de rapidité que les hommes vont à l’erreur. Il n’y a pas longtemps qu’on a reconnu que tous les fleuves sont produits par les neiges éternelles qui couvrent les cimes des hautes montagnes, ces neiges par les pluies, ces pluies par les vapeurs de la terre et des mers, et qu’ainsi tout est lié dans la nature.

J’ai vu dans mon enfance soutenir des thèses où l’on prouvait que tous les fleuves et toutes les fontaines venaient de la mer. C’était le sentiment de toute l’antiquité. Ces fleuves passaient dans de grandes cavernes, et de là se distribuaient dans toutes les parties du monde.

Lorsque Aristée va pleurer la perte de ses abeilles chez Cyrène, sa mère, déesse de la petite rivière Énipée en Thessalie, la rivière se sépare d’abord et forme deux montagnes d’eau à droite et à gauche pour le recevoir selon l’ancien usage ; après quoi il voit ces belles et longues grottes par lesquelles passent tous les fleuves de la terre : le Pô, qui descend du mont Viso en Piémont, et qui traverse l’Italie ; le Teveron, qui vient de l’Apennin ; le Phase, qui tombe du Caucase dans la mer Noire, etc.

Virgile adoptait là une étrange physique : elle ne devait au moins être permise qu’aux poëtes.

Ces idées furent toujours si accréditées que le Tasse, quinze cents ans après, imita entièrement Virgile dans son quatorzième chant, en imitant bien plus heureusement l’Arioste. Un vieux magicien chrétien mène sous terre les deux chevaliers qui doivent ramener Renaud d’entre les bras d’Armide, comme Mélisse avait arraché Roger aux caresses d’Alcine. Ce bon vieillard fait descendre Renaud dans sa grotte, d’où partent tous les fleuves qui arrosent notre terre : c’est dommage que les fleuves de l’Amérique ne s’y trouvent pas ; mais puisque le Nil, le Danube, la Seine, le Jourdain, le Volga, ont leur source dans cette caverne, cela suffit. Ce qu’il y a de plus conforme encore à la physique des anciens, c’est que cette caverne est au centre de la terre. C’était là que Maupertuis voulait aller faire un tour.

Après avoir avoué que les rivières viennent des montagnes, et que les unes et les autres sont des pièces essentielles à la grande machine, gardons-nous des systèmes qu’on fait journellement.

Quand Maillet imagina que la mer avait formé les montagnes[2], il devait dédier son livre à Cyrano de Bergerac. Quand on a dit que les grandes chaînes de ces montagnes s’étendent d’orient en occident, et que la plus grande partie des fleuves court toujours aussi à l’occident, on a plus consulté l’esprit systématique que la nature.

À l’égard des montagnes, débarquez au cap de Bonne-Espérance, vous trouvez une chaîne de montagnes qui règne du midi au nord jusqu’au Monomotapa. Peu de gens se sont donné le plaisir de voir ce pays, et de voyager sous la ligne en Afrique. Mais Calpé et Abila regardent directement le nord et le midi. De Gibraltar au fleuve de la Guadiana, en tirant droit au nord, ce sont des montagnes contiguës. La Nouvelle-Castille et la Vieille en sont couvertes, toutes les directions sont du sud au nord, comme celles des montagnes de toute l’Amérique. Pour les fleuves, ils coulent en tout sens, selon la disposition des terrains.

Le Guadalquivir va droit au sud depuis Villanueva jusqu’à San-Lucar ; la Guadiana de même depuis Badajoz. Toutes les rivières dans le golfe de Venise, excepté le Pô, se jettent dans la mer vers le midi. C’est la direction du Rhône, de Lyon à son embouchure. Celle de la Seine est au nord-nord-ouest. Le Rhin depuis Bâle court droit au septentrion ; la Meuse de même, depuis sa source jusqu’aux terres inondées ; l’Escaut de même.

Pourquoi donc chercher à se tromper, pour avoir le plaisir de faire des systèmes, et de tromper quelques ignorants ? Qu’en reviendra-t-il quand on aura fait accroire à quelques gens, bientôt détrompés, que tous les fleuves et toutes les montagnes sont dirigés de l’orient à l’occident, ou de l’occident à l’orient ; que tous les monts sont couverts d’huîtres (ce qui n’est assurément pas vrai) ; qu’on a trouvé des ancres de vaisseau sur la cime des montagnes de la Suisse; que ces montagnes ont été formées par les courants de l’Océan ; que les pierres à chaux ne sont autre chose que des coquilles[3] ? Quoi ! faut-il traiter aujourd’hui la physique comme les anciens traitaient l’histoire ?

Pour revenir aux fleuves, aux rivières, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de prévenir les inondations ; c’est de faire des rivières nouvelles, c’est-à-dire des canaux, autant que l’entreprise est praticable. C’est un des plus grands services qu’on puisse rendre à une nation. Les canaux de l’Égypte étaient aussi nécessaires que les pyramides étaient inutiles.

Quant à la quantité d’eau que les lits des fleuves portent, et à tout ce qui regarde le calcul, lisez l’article Fleuve de M. d’Alembert ; il est, comme tout ce qu’il a fait, clair, précis, vrai, écrit du style propre au sujet : il n’emprunte point le style du Télémaque pour parler de physique.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. Voyez le chapitre xi Des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
  3. Voyez le traité Des Singularités de la nature (dans les Mélanges, année 1768).


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