Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Foi ou foy

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Éd. Garnier - Tome 19
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FOI ou FOY[1].

 
SECTION PREMIÈRE.

Qu’est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? non ; il m’est évident qu’il y a un Être nécessaire, éternel, suprême, intelligent : ce n’est pas là de la foi, c’est de la raison. Je n’ai aucun mérite à penser que cet Être éternel, infini, que je connais comme la vertu, la Bonté même, veut que je sois bon et vertueux. La foi consiste à croire, non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. Les Asiatiques ne peuvent croire que par la foi le voyage de Mahomet dans les sept planètes, les incarnations du dieu Fo, de Vistnou, de Xaca, de Brama, de Sammonocodom, etc., etc., etc. Ils soumettent leur entendement, ils tremblent d’examiner, ils ne veulent être ni empalés, ni brûlés ; ils disent : Je crois.

Nous sommes bien éloignés de faire ici la moindre allusion à la foi catholique. Non-seulement nous la vénérons, mais nous l’avons : nous ne parlerons que de la foi mensongère des autres nations du monde, de cette foi qui n’est pas foi, et qui ne consiste qu’en paroles.

Il y a foi pour les choses étonnantes, et foi pour les choses contradictoires et impossibles.

Vistnou s’est incarné cinq cents fois : cela est fort étonnant, mais enfin cela n’est pas physiquement impossible, car si Vistnou a une âme, il peut avoir mis son âme dans cinq cents corps pour se réjouir. L’Indien, à la vérité, n’a pas une foi bien vive ; il n’est pas intimement persuadé de ces métamorphoses ; mais enfin il dira à son bonze : « J’ai la foi ; vous voulez que Vistnou ait passé par cinq cents incarnations, cela vous vaut cinq cents roupies de rente ; à la bonne heure ; vous irez crier contre moi, vous me dénoncerez, vous ruinerez mon commerce si je n’ai pas la foi. Eh bien ! j’ai la foi, et voilà de plus dix roupies que je vous donne. » L’Indien peut jurer à ce bonze qu’il croit, sans faire un faux serment : car, après tout, il ne lui est pas démontré que Vistnou n’est pas venu cinq cents fois dans les Indes.

Mais si le bonze exige de lui qu’il croie une chose contradictoire, impossible, que deux et deux font cinq, que le même corps peut être en mille endroits différents, qu’être et n’être pas c’est précisément la même chose : alors, si l’Indien dit qu’il a la foi, il a menti ; et s’il jure qu’il croit, il fait un parjure.

Il dit donc au bonze : « Mon révérend père, je ne peux vous assurer que je crois ces absurdités-là, quand elles vous vaudraient dix mille roupies de rente au lieu de cinq cents.

— Mon fils, répond le bonze, donnez vingt roupies, et Dieu vous fera la grâce de croire tout ce que vous ne croyez point.

— Comment voulez-vous, répond l’Indien, que Dieu opère sur moi ce qu’il ne peut opérer sur lui-même ? Il est impossible que Dieu fasse ou croie les contradictoires. Je veux bien vous dire, pour vous faire plaisir, que je crois ce qui est obscur ; mais je ne peux vous dire que je crois l’impossible. Dieu veut que nous soyons vertueux, et non pas que nous soyons absurdes. Je vous ai donné dix roupies, en voilà encore vingt ; croyez à trente roupies, soyez homme de bien si vous pouvez, et ne me rompez plus la tête[2]. »

Il n’en est pas ainsi des chrétiens : la foi qu’ils ont pour des choses qu’ils n’entendent pas est fondée sur ce qu’ils entendent ; ils ont des motifs de crédibilité. Jésus-Christ a fait des miracles dans la Galilée : donc nous devons croire tout ce qu’il a dit. Pour savoir ce qu’il a dit, il faut consulter l’Église. L’Église a prononcé que les livres qui nous annoncent Jésus-Christ sont authentiques : il faut donc croire ces livres. Ces livres nous disent que qui n’écoute pas l’Église doit être regardé comme un publicain ou comme un païen : donc nous devons écouter l’Église pour n’être pas honnis comme des fermiers généraux ; donc nous devons lui soumettre notre raison, non par crédulité enfantine ou aveugle, mais par une croyance docile que la raison même autorise. Telle est la foi chrétienne, et surtout la foi romaine, qui est la foi par excellence[3]. La foi luthérienne, calviniste, anglicane, est une méchante foi.


SECTION II

La foi divine, sur laquelle on a tant écrit, n’est évidemment qu’une incrédulité soumise : car il n’y a certainement en nous que la faculté de l’entendement qui puisse croire, et les objets de la foi ne sont point les objets de l’entendement. On ne peut croire que ce qui paraît vrai ; rien ne peut paraître vrai que par l’une de ces trois manières, ou par l’intuition, le sentiment : j’existe, je vois le soleil ; ou par des probabilités accumulées qui tiennent lieu de certitude : il y a une ville nommée Constantinople ; ou par voie de démonstration : les triangles ayant même base et même hauteur sont égaux.

La foi, n’étant rien de tout cela, ne peut donc pas plus être une croyance, une persuasion, qu’elle ne peut être jaune ou rouge. Elle ne peut donc être qu’un anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des choses incompréhensibles. Ainsi, en parlant philosophiquement, personne ne croit la Trinité, personne ne croit que le même corps puisse être en mille endroits à la fois ; et celui qui dit : Je crois ces mystères, s’il réfléchit sur sa pensée, verra, à n’en pouvoir douter, que ces mots veulent dire : Je respecte ces mystères ; je me soumets à ceux qui me les annoncent ; car ils conviennent avec moi que ma raison ni la leur ne les croit pas ; or il est clair que quand ma raison n’est pas persuadée, je ne le suis pas : ma raison et moi ne peuvent être deux êtres différents. Il est absolument contradictoire que le moi trouve vrai ce que l’entendement de moi trouve faux. La foi n’est donc qu’une incrédulité soumise.

Mais pourquoi cette soumission dans la révolte invincible de mon entendement ? on le sait assez : c’est parce qu’on a persuadé à mon entendement que les mystères de ma foi sont proposés par Dieu même. Alors tout ce que je puis faire, en qualité d’être raisonnable, c’est de me taire et d’adorer. C’est ce que les théologiens appellent foi externe, et cette foi externe n’est et ne peut être que le respect pour des choses incompréhensibles, en vertu de la confiance qu’on a dans ceux qui les enseignent.

Si Dieu lui-même me disait : La pensée est couleur d’olive, un nombre carré est amer ; je n’entendrais certainement rien du tout à ces paroles ; je ne pourrais les adopter, ni comme vraies, ni comme fausses. Mais je les répéterai s’il me l’ordonne, je les ferai répéter au péril de ma vie. Voilà la foi, ce n’est que l’obéissance.

Pour fonder cette obéissance, il ne s’agit donc que d’examiner les livres qui la demandent ; notre entendement doit donc examiner les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament comme il discute Plutarque et Tite-Live ; et s’il voit dans ces livres des preuves incontestables, des preuves au-dessus de toute objection, sensibles à toutes sortes d’esprits, et reçues de toute la terre, que Dieu lui-même est l’auteur de ces ouvrages, alors il doit captiver son entendement sous le joug de la foi.


SECTION III.

« Nous avons longtemps balancé si nous imprimerions cet article Foi, que nous avions trouvé dans un vieux livre. Notre respect pour la chaire de saint Pierre nous retenait. Mais des hommes pieux nous ayant convaincus que le pape Alexandre VI n’avait rien de commun avec saint Pierre, nous nous sommes enfin déterminés à remettre en lumière ce petit morceau, sans scrupule. »

Un jour le prince Pic de La Mirandole rencontra le pape Alexandre VI chez la courtisane Émilia, pendant que Lucrèce, fille du saint-père, était en couche, et qu’on ne savait pas dans Rome si l’enfant était du pape ou de son fils le duc de Valentinois, ou du mari de Lucrèce, Alphonse d’Aragon, qui passait pour impuissant. La conversation fut d’abord fort enjouée. Le cardinal Bembo en rapporte une partie. « Petit Pic, dit le pape, qui crois-tu le père de mon petit-fils ? — Je crois que c’est votre gendre, répondit Pic. — Eh ! comment peux-tu croire cette sottise ? — Je la crois par la foi. — Mais ne sais-tu pas bien qu’un impuissant ne fait point d’enfants ? — La foi consiste, repartit Pic, à croire les choses parce qu’elles sont impossibles ; et de plus, l’honneur de votre maison exige que le fils de Lucrèce ne passe point pour être le fruit d’un inceste. Vous me faites croire des mystères plus incompréhensibles. Ne faut-il pas que je sois convaincu qu’un serpent a parlé, que depuis ce temps tous les hommes furent damnés, que l’ânesse de Balaam parla aussi fort éloquemment, et que les murs de Jéricho tombèrent au son des trompettes ? » Pic enfila tout de suite une kyrielle de toutes les choses admirables qu’il croyait. Alexandre tomba sur son sopha à force de rire. « Je crois tout cela comme vous, disait-il, car je sens bien que je ne peux être sauvé que par la foi, et que je ne le serai point par mes œuvres. — Ah ! saint-père, dit Pic, vous n’avez besoin ni d’œuvres ni de foi : cela est bon pour les pauvres profanes comme nous ; mais vous qui êtes vice-Dieu, vous pouvez croire et faire tout ce qu’il vous plaira. Vous avez les clefs du ciel, et sans doute saint Pierre ne vous fermera pas la porte au nez. Mais pour moi, je vous avoue que j’aurais besoin d’une puissante protection, si, n’étant qu’un pauvre prince, j’avais couché avec ma fille, et si je m’étais servi du stylet et de la cantarella aussi souvent que Votre Sainteté. » Alexandre VI entendait raillerie. « Parlons sérieusement, dit-il au prince de La Mirandole. Dites-moi quel mérite on peut avoir à dire à Dieu qu’on est persuadé de choses dont en effet on ne peut être persuadé ? Quel plaisir cela peut-il faire à Dieu ? Entre nous, dire qu’on croit ce qu’il est impossible de croire, c’est mentir. »

Pic de La Mirandole fit un grand signe de croix. « Eh ! Dieu paternel, s’écria-t-il, que Votre Sainteté me pardonne, vous n’êtes pas chrétien. — Non, sur ma foi, dit le pape. — Je m’en doutais, dit Pic de La Mirandole. »


  1. L’article Foy, qui parut pour la première fois dans une édition de 1765 du Dictionnaire philosophique, se composait alors de la majeure partie de cette première section. En le reproduisant, en 1771, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, l’auteur y ajouta le second alinéa et une grande partie du dernier. (B.)
  2. Fin de l’article en 1765. (B.)
  3. Fin de l’article en 1771. La dernière phrase est de 1774. (B.)


Flibustiers

Foi ou foy

Foible