Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Folie

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Éd. Garnier - Tome 19
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FOLIE[1].

Qu’est-ce que la folie ? c’est d’avoir des pensées incohérentes et la conduite de même. Le plus sage des hommes veut-il connaître la folie ? qu’il réfléchisse sur la marche de ses idées pendant ses rêves. S’il a une digestion laborieuse dans la nuit, mille idées incohérentes l’agitent ; il semble que la nature nous punisse d’avoir pris trop d’aliments, ou d’en avoir fait un mauvais choix, en nous donnant des pensées : car on ne pense guère en dormant que dans une mauvaise digestion. Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère.

La folie pendant la veille est de même une maladie qui empêche un homme nécessairement de penser et d’agir comme les autres. Ne pouvant gérer son bien, on l’interdit ; ne pouvant avoir des idées convenables à la société, on l’en exclut ; s’il est dangereux, on l’enferme ; s’il est furieux, on le lie. Quelquefois on le guérit par les bains, par la saignée, par le régime.

Cet homme n’est point privé d’idées ; il en a comme tous les autres hommes pendant la veille, et souvent quand il dort. On peut demander comment son âme spirituelle, immortelle, logée dans son cerveau, recevant toutes les idées par les sens très-nettes et très-distinctes, n’en porte cependant jamais un jugement sain. Elle voit les objets comme l’âme d’Aristote et de Platon, de Locke et de Newton, les voyait ; elle entend les mêmes sons, elle a le même sens du toucher : comment donc, recevant les perceptions que les plus sages éprouvent, en fait-elle un assemblage extravagant sans pouvoir s’en dispenser ?

Si cette substance simple et éternelle a pour ses actions les mêmes instruments qu’ont les âmes des cerveaux les plus sages, elle doit raisonner comme eux. Qui peut l’en empêcher ? Je conçois bien à toute force que si mon fou voit du rouge, et les sages du bleu ; si, quand les sages entendent de la musique, mon fou entend le braiement d’un âne ; si, quand ils sont au sermon, mon fou croit être à la comédie ; si, quand ils entendent oui, il entend non : alors son âme doit penser au rebours des autres. Mais mon fou a les mêmes perceptions qu’eux : il n’y a nulle raison apparente pour laquelle son âme, ayant reçu par ses sens tous ses outils, ne peut en faire d’usage. Elle est pure, dit-on ; elle n’est sujette par elle-même à aucune infirmité ; la voilà pourvue de tous les secours nécessaires : quelque chose qui se passe dans son corps, rien ne peut changer son essence ; cependant on la mène dans son étui aux petites-maisons.

Cette réflexion peut faire soupçonner que la faculté de penser, donnée de Dieu à l’homme, est sujette au dérangement comme les autres sens. Un fou est un malade dont le cerveau pâtit, comme le goutteux est un malade qui souffre aux pieds et aux mains ; il pensait par le cerveau, comme il marchait avec les pieds, sans rien connaître ni de son pouvoir incompréhensible de marcher, ni de son pouvoir non moins incompréhensible de penser. On a la goutte au cerveau comme aux pieds. Enfin après mille raisonnements, il n’y a peut-être que la foi seule qui puisse nous convaincre qu’une substance simple et immatérielle puisse être malade.

Les doctes ou les docteurs diront au fou : « Mon ami, quoique tu aies perdu le sens commun, ton âme est aussi spirituelle, aussi pure, aussi immortelle que la nôtre ; mais notre âme est bien logée, et la tienne l’est mal ; les fenêtres de la maison sont bouchées pour elle : l’air lui manque, elle étouffe. » Le fou, dans ses bons moments, leur répondrait : « Mes amis, vous supposez à votre ordinaire ce qui est en question. Mes fenêtres sont aussi bien ouvertes que les vôtres, puisque je vois les mêmes objets, et que j’entends les mêmes paroles : il faut donc nécessairement que mon âme fasse un mauvais usage de ses sens, ou que mon âme ne soit elle-même qu’un sens vicié, une qualité dépravée. En un mot, ou mon âme est folle par elle-même, ou je n’ai point d’âme. »

Un des docteurs pourra répondre : « Mon confrère, Dieu a créé peut-être des âmes folles, comme il a créé des âmes sages. » Le fou répliquera : « Si je croyais ce que vous me dites, je serais encore plus fou que je ne le suis. De grâce, vous qui en savez tant, dites-moi pourquoi je suis fou. »

Si les docteurs ont encore un peu de sens, ils lui répondront : « Je n’en sais rien. » Ils ne comprendront pas pourquoi une cervelle a des idées incohérentes ; ils ne comprendront pas mieux pourquoi une autre cervelle a des idées régulières et suivies. Ils se croiront sages, et ils seront aussi fous que lui[2].

Si le fou a un bon moment, il leur dira : « Pauvres mortels qui ne pouvez ni connaître la cause de mon mal, ni le guérir, tremblez de devenir entièrement semblables à moi, et même de me surpasser. Vous n’êtes pas de meilleure maison que le roi de France Charles VI, le roi d’Angleterre Henri VI, et l’empereur Venceslas, qui perdirent la faculté de raisonner dans le même siècle. Vous n’avez pas plus d’esprit que Blaise Pascal, Jacques Abbadie, et Jonathan Swift, qui sont tous trois morts fous. Du moins le dernier fonda pour nous un hôpital : voulez-vous que j’aille vous y retenir une place ? »

N. B. Je suis fâché pour Hippocrate qu’il ait prescrit le sang d’ânon pour la folie, et encore plus fâché que le Manuel des dames[3] dise qu’on guérit la folie en prenant la gale. Voilà de plaisantes recettes : elles paraissent inventées par les malades.


FONTE[4].

Il n’y a point d’ancienne fable, de vieille absurdité que quelque imbécile ne renouvelle, et même avec une hauteur de maître,


  1. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article commençait ainsi :

    « Il n’est pas question de renouveler le livre d’Érasme, qui ne serait aujourd’hui qu’un lieu commun assez insipide.

    « Nous appelons folie cette maladie des organes du cerveau qui empêche, etc. »

    La version actuelle date des Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1171. (B.)

  2. Fin de l’article en 1764 ; ce qui suit fut ajouté en 1771, dans la sixième partie des Questions sur l’Encyclopédie, où Voltaire reproduisait son article. (B.)
  3. Le Manuel des dames de charité a pour auteur Arnault de Nobleville, mort en 1778 ; la première édition est d’Orléans, 1747, in-12.
  4. Une petite brochure de cinquante-six pages sans frontispice, sans date (mais qui doit être de 1770 ; voyez la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 19 auguste 1770), et portant en tête de la première page ces mots : DIEU, réponse au Système de la nature (article dont une partie forme aujourd’hui la cinquième section de l’article Dieu), contient aussi quelques autres morceaux dont l’un est intitulé Fonte : Art de faire en fonte des figures considérables d’or ou de bronze ; réponse à un homme qui est d’un autre métier : article tiré des Questions sur l’Encyclopédie, tome IV. Ce n’est que dans le tome VI des Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, que parut l’article Fonte. Il était conforme au texte actuel. Mais dans la brochure de cinquante-six pages dont j’ai parlé, il commençait ainsi :

    « On a prétendu depuis peu que rien n’est plus aisé que de jeter en fonte, en trois jours, une statue qui puisse être aisément aperçue de deux ou trois millions d’hommes. Les savants qui ont donné au public cette nouvelle méthode d’ériger de grands monuments sont peut-être ignorants en fait de fonderie.

    « On peut être un galant homme, très-bien intentionné pour la patrie, et ne pas savoir un mot de la manière dont on s’y est pris pour jeter en fonte la statue équestre du grand Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Louis XV.

    « Un ancien professeur du collége du Plessis a écrit contre nous et contre les sculpteurs anciens et modernes, faute d’avoir consulté les ateliers. Il oppose l’autorité des commentateurs à celle de nos artistes. Ce n’est pas ainsi que les arts se traitent.

    « Il ne s’agit ici que d’une affaire de fondeur. Il ne faut pas consulter Artapan, Bérose, Manethon, pour savoir comment on fait de grosses cloches ou une statue qui puisse être vue de toute l’armée de Xerxès en marche.

    « Voici comme on fond une statue d’environ trois pieds seulement :

    1° On fait un modèle, etc. »

    On voit que cet article Fonte est une réponse au passage des Lettres de quelques Juifs, dont l’auteur est l’abbé Guenée. (B.)


Foible

Folie

Fonte