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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Génies
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La doctrine des génies, l’astrologie judiciaire, et la magie, ont rempli toute la terre. Remontez jusqu’à l’ancien Zoroastre, vous trouvez les génies établis. Toute l’antiquité est pleine d’astrologues et de magiciens. Ces idées étaient donc bien naturelles. Nous nous moquons aujourd’hui de tant de peuples chez qui elles ont prévalu ; si nous étions à leur place, si nous commencions comme eux à cultiver les sciences, nous en ferions tout autant. Imaginons-nous que nous sommes des gens d’esprit qui commençons à raisonner sur notre être, et à observer les astres : la terre est sans doute immobile au milieu du monde ; le soleil et les planètes ne tournent que pour elle, et les étoiles ne sont faites que pour nous ; l’homme est donc le grand objet de toute la nature. Que faire de tous ces globes uniquement destinés à notre usage, et de l’immensité du ciel ? Il est tout vraisemblable que l’espace et les globes sont peuplés de substances ; et puisque nous sommes les favoris de la nature, placés au centre du monde, et que tout est fait pour l’homme, ces substances sont évidemment destinées à veiller sur l’homme.
Le premier qui aura cru au moins la chose possible aura bientôt trouvé des disciples persuadés que la chose existe. On a donc commencé par dire : Il peut exister des génies ; et personne n’a dû affirmer le contraire ; car où est l’impossibilité que les airs et les planètes soient peuplés ? On a dit ensuite : Il y a des génies ; et certainement personne ne pouvait prouver qu’il n’y en a point. Bientôt après, quelques sages virent ces génies, et on n’était pas en droit de leur dire : Vous ne les avez point vus ; ils étaient apparus à des hommes trop considérables, trop dignes de foi. L’un avait vu le génie de l’empire, ou de sa ville, l’autre celui de Mars et de Saturne ; les génies des quatre éléments s’étaient manifestés à plusieurs philosophes ; plus d’un sage avait vu son propre génie : tout cela d’abord en songe ; mais les songes étaient les symboles de la vérité.
On savait positivement comment ces génies étaient faits. Pour venir sur notre globe, il fallait bien qu’ils eussent des ailes ; ils en avaient donc. Nous ne connaissons que des corps ; ils avaient donc des corps, mais des corps plus beaux que les nôtres, puisque c’étaient des génies, et plus légers, puisqu’ils venaient de si loin. Les sages qui avaient le privilége de converser avec des génies inspiraient aux autres l’espérance de jouir du même bonheur. Un sceptique aurait-il été bien reçu à leur dire : Je n’ai point vu de génies, donc il n’y en a point ? On lui aurait répondu : Vous raisonnez fort mal ; il ne suit point du tout de ce qu’une chose ne vous est pas connue qu’elle n’existe point ; il n’y a nulle contradiction dans la doctrine qui enseigne la nature de ces puissances aériennes, nulle impossibilité qu’elles nous rendent visite ; elles se sont montrées à nos sages, elles se manifesteront à nous ; vous n’êtes pas digne de voir des génies.
Tout est mêlé de bien et de mal sur la terre ; il y a donc incontestablement de bons et de mauvais génies. Les Perses eurent leurs péris et leurs dives ; les Grecs, leurs daimons et cacodaimons ; les Latins, bonos et malos genios. Le bon génie devait être blanc, le mauvais devait être noir, excepté chez les nègres, où c’est essentiellement tout le contraire. Platon admit sans difficulté un bon et un mauvais génie pour chaque mortel. Le mauvais génie de Brutus lui apparut, et lui annonça la mort avant la bataille de Philippes : de graves historiens ne l’ont-ils pas dit ? et Plutarque aurait-il été assez malavisé pour assurer ce fait s’il n’avait été bien vrai ?
Considérez encore quelle source de fêtes, de divertissements, de bons contes, de bons mots, venait de la créance des génies.
[2]Scit genius, natale comes qui temperat astrum.
[3]Ipse suos genius adsit visurus honores,
Cui decorent sanctas mollia serta comas.
Il y avait des génies mâles et des génies femelles. Les génies des dames s’appelaient chez les Romains des petites Junons. On avait encore le plaisir de voir croître son génie. Dans l’enfance, c’était une espèce de Cupidon avec des ailes ; dans la vieillesse de l’homme qu’il protégeait, il portait une longue barbe : quelquefois c’était un serpent. On conserve à Rome un marbre où l’on voit un beau serpent sous un palmier, auquel sont appendues deux couronnes : et l’inscription porte : « Au génie des Augustes » : c’était l’emblème de l’immortalité.
Quelle preuve démonstrative avons-nous aujourd’hui que les génies universellement admis par tant de nations éclairées ne sont que des fantômes de l’imagination ? Tout ce qu’on peut dire se réduit à ceci : Je n’ai jamais vu de génie ; aucun homme de ma connaissance n’en a vu ; Brutus n’a point laissé par écrit que son génie lui fût apparu avant la bataille ; ni Newton, ni Locke, ni même Descartes qui se livrait à son imagination, ni aucun roi, ni aucun ministre d’État, n’ont jamais été soupçonnés d’avoir parlé à leur génie : je ne crois donc pas une chose dont il n’y a pas la moindre preuve. Cette chose n’est pas impossible, je l’avoue ; mais la possibilité n’est pas une preuve de la réalité. Il est possible qu’il y ait des satyres, avec de petites queues retroussées et des pieds de chèvre ; cependant j’attendrai que j’en aie vu plusieurs pour y croire : car si je n’en avais vu qu’un, je n’y croirais pas.
- ↑ Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
- ↑ Horat., l. II, ep. ii, 187, (Note de Voltaire.)
- ↑ Tibull., II, eleg. ii, 5. (Id.)