Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Historiographe

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Éd. Garnier - Tome 19
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HISTORIOGRAPHE[1].

Titre fort différent de celui d’historien. On appelle communément en France historiographe l’homme de lettres pensionné, et, comme on disait autrefois, appointé pour écrire l’histoire. Alain Chartier fut historiographe de Charles VII. Il dit qu’il interrogea les domestiques de ce prince, et leur fit prêter serment, selon le devoir de sa charge, pour savoir d’eux si Charles avait eu en effet Agnès Sorel pour maîtresse. Il conclut qu’il ne se passa jamais rien de libre entre ces amants, et que tout se réduisit à quelques caresses honnêtes dont ces domestiques avaient été les témoins innocents. Cependant il est constant, non par les historiographes, mais par les historiens appuyés sur les titres de famille, que Charles VII eut d’Agnès Sorel trois filles, dont l’aînée, mariée à un Brezé, fut poignardée par son mari. Depuis ce temps il y eut souvent des historiographes de France en titre, et l’usage fut de leur donner des brevets de conseillers d’État avec les provisions de leur charge. Ils étaient commensaux de la maison du roi. Matthieu eut ces priviléges sous Henri IV, et n’en écrivit pas mieux l’histoire.

À Venise, c’est toujours un noble du sénat qui a ce titre et cette fonction ; et le célèbre Nani les a remplis avec une approbation générale. Il est bien difficile que l’historiographe d’un prince ne soit pas un menteur ; celui d’une république flatte moins, mais il ne dit pas toutes les vérités. À la Chine, les historiographes sont chargés de recueillir tous les événements et tous les titres originaux sous une dynastie. Ils jettent les feuilles numérotées dans une vaste salle, par un orifice semblable à la gueule du lion dans laquelle on jette à Venise les avis secrets qu’on veut donner ; lorsque la dynastie est éteinte, on ouvre la salle et on rédige les matériaux, dont on compose une histoire authentique. Le Journal général de l’empire sert aussi à former le corps d’histoire ; ce journal est supérieur à nos gazettes, en ce qu’il est fait sous les yeux des mandarins de chaque province, revu par un tribunal suprême, et que chaque pièce porte avec elle une authenticité qui fait foi dans les matières contentieuses.

Chaque souverain choisit son historiographe. Vittorio Siri le fut. Pellisson fut choisi d’abord par Louis XIV pour écrire les événements de son règne, et il s’acquitta de cet emploi avec éloquence dans l’Histoire de la Franche-Comté. Racine, le plus élégant des poëtes, et Boileau, le plus correct, furent ensuite substitués à Pellisson. Quelques curieux ont recueilli quelques mémoires du passage du Rhin écrits par Racine. On ne peut juger par ces mémoires si Louis XIV passa le Rhin ou non avec les troupes qui traversèrent ce fleuve à la nage. Cet exemple démontre assez combien il est rare qu’un historiographe ose dire la vérité. Aussi plusieurs qui ont eu ce titre se sont bien donné de garde d’écrire l’histoire : ils ont fait comme Amyot, qui disait qu’il était trop attaché à ses maîtres pour écrire leur vie. Le P. Daniel eut la patente d’historiographe après avoir donné son Histoire de France ; il n’eut qu’une pension de 600 livres, regardée seulement comme un honoraire convenable à un religieux[2].

Il est très-difficile d’assigner aux sciences et aux arts, aux travaux littéraires, leurs véritables bornes. Peut-être le propre d’un historiographe est de rassembler les matériaux, et on est historien quand on les met en œuvre. Le premier peut tout amasser, le second choisir et arranger. L’historiographe tient plus de l’annaliste simple, et l’historien semble avoir un champ plus libre pour l’éloquence.

Ce n’est pas la peine de dire ici que l’un et l’autre doivent également dire la vérité ; mais on peut examiner cette grande loi de Cicéron, ne quid veri tacere non audeat, qu’il faut oser ne taire aucune vérité. Cette règle est au nombre des lois qui ont besoin d’être commentées. Je suppose un prince qui confie à son historiographe un secret important auquel l’honneur de ce prince est attaché, ou que même le bien de l’État exige que ce secret ne soit jamais révélé ; l’historiographe ou l’historien doit-il manquer de foi à son prince ? doit-il trahir sa patrie pour obéir à Cicéron ? La curiosité du public semble l’exiger : l’honneur, le devoir, le défendent. Peut-être en ce cas faut-il renoncer à écrire l’histoire.

Une vérité déshonore une famille, l’historiographe ou l’historien doit-il l’apprendre au public ? non, sans doute ; il n’est point chargé de révéler la honte des particuliers, et l’histoire n’est point une satire.

Mais si cette vérité scandaleuse tient aux événements publics, si elle entre dans les intérêts de l’État, si elle a produit des maux dont il importe de savoir la cause, c’est alors que la maxime de Cicéron doit être observée ; car cette loi est comme toutes les autres lois, qui doivent être ou exécutées, ou tempérées, ou négligées, selon les convenances.

Gardons-nous de ce respect humain, quand il s’agit des fautes publiques reconnues, des prévarications, des injustices que le malheur des temps a arrachées à des corps respectables ; on ne saurait trop les mettre au jour : ce sont des phares qui avertissent ces corps toujours subsistants de ne plus se briser aux mêmes écueils. Si un parlement d’Angleterre a condamné un homme de bien au supplice, si une assemblée de théologiens a demandé le sang d’un infortuné qui ne pensait pas comme eux, il est du devoir d’un historien d’inspirer de l’horreur à tous les siècles pour ces assassinats juridiques. On a dû toujours faire rougir les Athéniens de la mort de Socrate.

Heureusement même un peuple entier trouve toujours bon qu’on lui remette devant les yeux les crimes de ses pères ; on aime à les condamner, on croit valoir mieux qu’eux. L’historiographe ou l’historien les encourage dans ces sentiments ; et en retraçant les guerres de la Fronde et celles de la religion, ils empêchent qu’il n’y en ait encore.


  1. On voit par la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 29 décembre 1757, qu’on lui avait demandé l’article Historiographe pour l’Encyclopédie. Cependant ce morceau n’est pas dans l’Encyclopédie. Il a toutefois été imprimé, en 1765, dans le tome II des Nouveaux Mélanges. (B.)
  2. Voltaire fut aussi nommé historiographe, et c’est à ce titre qu’il écrivit l’Histoire du siècle de Louis XV. S’étant retiré à la cour de Berlin, il fut remplacé dans cette charge par Duclos. Sous le Directoire, une pareille fonction existait encore. Xavier Audoin, ancien secrétaire du ministre de la guerre Pache, fut chargé, comme historiographe de la République, d’écrire l’histoire de la campagne d’Italie. (G. A.)
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