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Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Impuissance

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Éd. Garnier - Tome 19
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IMPUISSANCE[1].

Je commence par cette question en faveur des pauvres impuissants, frigidi et maleficiati, comme disent les Décrétales : Y a-t-il un médecin, une matrone experte qui puisse assurer qu’un jeune homme bien conformé, qui ne fait point d’enfants à sa femme, ne lui en pourra pas faire un jour ? La nature le sait, mais certainement les hommes n’en savent rien. Si donc il est impossible de décider que le mariage ne sera pas consommé, pourquoi le dissoudre ?

On attendait deux ans chez les Romains. Justinien, dans ses Novelles[2], veut qu’on attende trois ans. Mais si on accorde trois ans à la nature pour se guérir, pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, ou même vingt ?

On a connu des femmes qui ont reçu dix années entières les embrassements de leurs maris sans aucune sensibilité, et qui ensuite ont éprouvé les stimulations les plus violentes. Il peut se trouver des mâles dans ce cas ; il y en a eu quelques exemples.

La nature n’est en aucune de ses opérations si bizarre que dans la copulation de l’espèce humaine ; elle est beaucoup plus uniforme dans celle des autres animaux.

C’est chez l’homme seul que le physique est dirigé et corrompu par le moral ; la variété et la singularité de ses appétits et de ses dégoûts est prodigieuse. On a vu un homme qui tombait en défaillance à la vue de ce qui donne des désirs aux autres. Il est encore dans Paris quelques personnes témoins de ce phénomène.

Un prince, héritier d’une grande monarchie, n’aimait que les pieds. On a dit qu’en Espagne ce goût avait été assez commun. Les femmes, par le soin de les cacher, avaient tourné vers eux l’imagination de plusieurs hommes.

Cette imagination passive a produit des singularités dont le détail est à peine compréhensible. Souvent une femme, par son incomplaisance, repousse le goût de son mari et déroute la nature. Tel homme qui serait un Hercule avec des facilités devient un eunuque par des rebuts. C’est à la femme seule qu’il faut alors s’en prendre. Elle n’est pas en droit d’accuser son mari d’une impuissance dont elle est cause. Son mari peut lui dire : Si vous m’aimez, vous devez me faire les caresses dont j’ai besoin pour perpétuer ma race ; si vous ne m’aimez pas, pourquoi m’avez-vous épousé ?

Ceux qu’on appelait les maléficiés étaient souvent réputés ensorcelés. Ces charmes étaient fort anciens. Il y en avait pour ôter aux hommes leur virilité ; il en était de contraires pour la leur rendre. Dans Pétrone, Chrysis croit que Polyenos, qui n’a pu jouir de Circé, a succombé sous les enchantements des magiciennes appelées Manicæ et une vieille veut le guérir par d’autres sortiléges.

Cette illusion se perpétua longtemps parmi nous ; on exorcisa au lieu de désenchanter ; et quand l’exorcisme ne réussissait pas, on démariait.

Il s’éleva une grande question dans le droit canon sur les maléficiés. Un homme que les sortiléges empêchaient de consommer le mariage avec sa femme en épousait une autre et devenait père. Pouvait-il, s’il perdait cette seconde femme, répouser la première ? La négative l’emporta suivant tous les grands canonistes, Alexandre de Nevo, André Albéric, Turrecremata, Soto, Ricard, Henriquez, Piozella, et cinquante autres.

On admire avec quelle sagacité les canonistes, et surtout des religieux de mœurs irréprochables, ont fouillé dans les mystères de la jouissance. Il n’y a point de singularité qu’ils n’aient devinée. Ils ont discuté tous les cas où un homme pouvait être impuissant dans une situation, et opérer dans une autre. Ils ont recherché tout ce que l’imagination pouvait inventer pour favoriser la nature ; et, dans l’intention d’éclaircir ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ils ont révélé de bonne foi ce qui devait être caché dans le secret des nuits. On a pu dire d’eux : Nox nocti indicat scientiam[3].

Sanchez surtout a recueilli et mis au grand jour tous ces cas de conscience, que la femme la plus hardie ne confierait qu’en rougissant à la matrone la plus discrète. Il recherche attentivement :

« Utrum liceat extra vas naturale semen emittere. — De altera fœmina cogitare in coitu cum sua uxore. — Seminare consulto separatim. — Congredi cum uxore sine spe seminandi. — Impotentiæ tactibus et illecebris opitulari. — Se retrahere quando mulier seminavit. — Virgam alibi intromittere dum in vase debito semen effundat, etc. »

Chacune de ces questions en amène d’autres ; et enfin Sanchez va jusqu’à discuter : « Utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto. »

Ces étonnantes recherches n’ont jamais été faites dans aucun lieu du monde que par nos théologiens ; et les causes d’impuissance n’ont commencé que du temps de Théodose. Ce n’est que dans la religion chrétienne que les tribunaux ont retenti de ces querelles entre les femmes hardies et les maris honteux.

Il n’est parlé de divorce dans l’Évangile que pour cause d’adultère. La loi juive permettait au mari de renvoyer celle de ses femmes qui lui déplaisait, sans spécifier la cause[4]. « Si elle ne trouve pas grâce devant ses yeux, cela suffit. » C’est la loi du plus fort ; c’est le genre humain dans sa pure et barbare nature. Mais d’impuissance, il n’en est jamais question[5] dans les lois juives. Il semble, dit un casuiste, que Dieu ne pouvait permettre qu’il y eût des impuissants chez un peuple sacré qui devait se multiplier comme les sables de la mer, à qui Dieu avait promis par serment de lui donner le pays immense qui est entre le Nil et l’Euphrate, et à qui ses prophètes faisaient espérer qu’il dominerait un jour sur toute la terre. Il était nécessaire, pour remplir ces promesses divines, que tout digne Juif fût occupé sans relâche au grand œuvre de la propagation. Il y a certainement de la malédiction dans l’impuissance ; le temps n’était pas encore venu de se faire eunuque pour le royaume des cieux.

Le mariage ayant été dans la suite des temps élevé à la dignité de sacrement, de mystère, les ecclésiastiques devinrent insensiblement les juges de tout ce qui se passait entre mari et femme, et même de tout ce qui ne s’y passait pas.

Les femmes eurent la liberté de présenter requête pour être embesognées : c’était le mot dont elles se servaient dans notre gantois, car d’ailleurs on instruisait les causes en latin. Des clercs plaidaient ; des prêtres jugeaient. Mais de quoi jugeaient-ils ? des objets qu’ils devaient ignorer ; et les femmes portaient des plaintes qu’elles ne devaient pas proférer.

Ces procès roulaient toujours sur ces deux objets : sorciers qui empêchaient un homme de consommer son mariage ; femmes qui voulaient se remarier.

Ce qui semble très-extraordinaire, c’est que tous les canonistes conviennent qu’un mari à qui on a jeté un sort pour le rendre impuissant[6] ne peut en conscience détruire ce sort, ni même prier le magicien de le détruire. Il fallait absolument, du temps des sorciers, exorciser. Ce sont des chirurgiens qui, ayant été reçus à Saint-Côme, ont le privilége exclusif de vous mettre un emplâtre, et vous déclarent que vous mourrez si vous êtes guéri par la main qui vous a blessé. Il eût mieux valu d’abord se bien assurer si un sorcier peut ôter et rendre la virilité à un homme. On pouvait encore faire une autre observation. Il s’est trouvé beaucoup d’imaginations faibles qui redoutaient plus un sorcier qu’ils n’espéraient en un exorciste. Le sorcier leur avait noué l’aiguillette, et l’eau bénite ne la dénouait pas. Le diable en imposait plus que l’exorcisme ne rassurait.

Dans les cas d’impuissance dont le diable ne se mêlait pas, les juges ecclésiastiques n’étaient pas moins embarrassés. Nous avons dans les Décrétales le titre fameux de frigidis et maleficiatis, qui est fort curieux, mais qui n’éclaircit pas tout.

Le premier cas discuté par Brocardié ne laisse aucune difficulté ; les deux parties conviennent qu’il y en a une impuissante : le divorce est prononcé.

Le pape Alexandre III décide une question plus délicate[7]. Une femme mariée tombe malade, « Instrumentum ejus impedi tum est. » Sa maladie est naturelle, les médecins ne peuvent la soulager : « Nous donnons à son mari la liberté d’en prendre une autre. » Cette décrétale paraît d’un juge plus occupé de la nécessité de la population que de l’indissolubilité du sacrement. Comment cette loi papale est-elle si peu connue ? comment tous les maris ne la savent-ils point par cœur ?

La décrétale d’Innocent III n’ordonne des visites de matrone qu’à l’égard de la femme que son mari a déclaré en justice être trop étroite pour le recevoir. C’est peut-être pour cette raison que la loi n’est pas en vigueur.

Honorius III ordonne qu’une femme qui se plaindra de l’impuissance du mari demeurera huit ans avec lui jusqu’à divorce.

On n’y fit pas tant de façon pour déclarer le roi de Castille Henri IV impuissant, dans le temps qu’il était entouré de maîtresses, et qu’il avait de sa femme une fille héritière de son royaume. Mais ce fut l’archevêque de Tolède qui prononça cet arrêt : le pape ne s’en mêla pas.

On ne traita pas moins mal Alfonse, roi de Portugal, au milieu du xviie siècle. Ce prince n’était connu que par sa férocité, ses débauches, et sa force de corps prodigieuse. L’excès de ses fureurs révolta la nation. La reine sa femme, princesse de Nemours, qui voulait le détrôner et épouser l’infant don Pedro son frère, sentit combien il serait difficile d’épouser les deux frères l’un après l’autre, après avoir couché publiquement avec l’aîné. L’exemple de Henri VIII d’Angleterre l’intimidait ; elle prit le parti de faire déclarer son mari impuissant par le chapitre de la cathédrale de Lisbonne, en 1667 ; après quoi elle épousa au plus vite son beau-frère, avant même d’obtenir une dispense du pape.

La plus grande épreuve à laquelle on ait mis les gens accusés d’impuissance a été le congrès. Le président Bouhier prétend que ce combat en champ clos fut imaginé, en France, au xive siècle. Il est sûr qu’il n’a jamais été connu qu’en France.

Cette épreuve, dont on a fait tant de bruit, n’était point ce qu’on imagine. On se persuade que les deux époux procédaient, s’ils pouvaient, au devoir matrimonial sous les yeux des médecins, chirurgiens et sages-femmes ; mais non, ils étaient dans leur lit à l’ordinaire, les rideaux fermés ; les inspecteurs, retirés dans un cabinet voisin, n’étaient appelés qu’après la victoire ou la défaite du mari. Ainsi ce n’était au fond qu’une visite de la femme dans le moment le plus propre à juger l’état de la question. Il est vrai qu’un mari vigoureux pouvait combattre et vaincre en présence de témoins ; mais peu avaient ce courage.

Si le mari en sortait à son honneur, il est clair que sa virilité était démontrée ; s’il ne réussissait pas, il est évident que rien n’était décidé, puisqu’il pouvait gagner un second combat ; que, s’il le perdait, il pouvait en gagner un troisième, et enfin un centième.

On connaît le fameux procès du marquis de Langeais, jugé en 1659 (par appel à la chambre de l’édit, parce que lui et sa femme, Marie de Saint-Simon, étaient de la religion protestante) ; il demanda le congrès. Les impertinences rebutantes de sa femme le firent succomber. Il présenta un second cartel. Les juges, fatigués des cris des superstitieux, des plaintes des prudes, et des railleries des plaisants, refusèrent la seconde tentative, qui pourtant était de droit naturel : puisqu’on avait ordonné un conflit, on ne pouvait légitimement, ce semble, en refuser un autre.

La chambre déclara le marquis impuissant et son mariage nul, lui défendit de se marier jamais, et permit à sa femme de prendre un autre époux.

La chambre pouvait-elle empêcher un homme qui n’avait pu être excité à la jouissance par une femme d’y être excité par une autre ? Il vaudrait autant défendre à un convive qui n’aurait pu manger d’une perdrix grise d’essayer d’une perdrix rouge. Il se maria, malgré cet arrêt, avec Diane de Navailles, et lui fit sept enfants.

Sa première femme étant morte, le marquis se pourvut en requête civile à la grand’chambre contre l’arrêt qui l’avait déclaré impuissant, et qui l’avait condamné aux dépens. La grand’chambre, sentant le ridicule de tout ce procès et celui de son arrêt de 1659, confirma le nouveau mariage qu’il avait contracté avec Diane de Navailles malgré la cour, le déclara très-puissant, refusa les dépens, mais abolit le congrès[8].

Il ne resta donc, pour juger de l’impuissance des maris, que l’ancienne cérémonie de la visite des experts, épreuve fautive à tous égards, car une femme peut avoir été déflorée sans qu’il y paraisse ; et elle peut avoir sa virginité avec les prétendues marques de la défloration. Les jurisconsultes ont jugé pendant quatorze cents ans des pucelages, comme ils ont jugé des sortiléges et de tant d’autres cas, sans y rien connaître.

Le président Bouhier publia l’apologie du congrès quand il fut hors d’usage ; il soutint que les juges n’avaient eu le tort de l’abolir que parce qu’ils avaient eu le tort de le refuser pour la seconde fois au marquis de Langeais.

Mais si ce congrès peut manquer son effet, si l’inspection des parties génitales de l’homme et de la femme peut ne rien prouver du tout, à quel témoignage s’en rapporter dans la plupart des procès d’impuissance ? Ne pourrait-on pas répondre : À aucun ? Ne pourrait-on pas, comme dans Athènes, remettre la cause à cent ans ? Ces procès ne sont que honteux pour les femmes, ridicules pour les maris, et indignes des juges. Le mieux serait de ne les pas souffrir. Mais voilà un mariage qui ne donnera pas de lignée. Le grand malheur ! tandis que vous avez dans l’Europe trois cent mille moines et quatre-vingt mille nonnes qui étouffent leur postérité.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  2. Collat. IV, titre i, novelle xxii, chapitre iv. (Note de Voltaire.)
  3. Psalm. xviii, 3.
  4. Deuter., chapitre xxiv, v. 1. (Note de Voltaire.)
  5. La fin de cet alinéa n’est pas dans 1771 ; elle fut ajoutée en 1774. (B.)
  6. Voyez Pontas, Empêchement de l’impuissance. (Note de Voltaire.)
  7. Décrétales, livre IV, titre xv. (Id.)
  8. Le congrès, qui avait été introduit dans les officialités vers le milieu du xvie siècle, fut aboli le 18 février 1667. (G. A.)


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